Hommage prononcé à l’occasion du décès de Michel Droit, en l’église Saint-Honoré d’Eylau

Le 27 juin 2000

Maurice DRUON

Hommage à M. Michel Droit*

prononcé par M. Maurice Druon
Secrétaire perpétuel honoraire

En l’église Saint-Honoré-d’Eylau le 27 juin 2000

 

Dans l’univers intérieur de Michel, il y avait d’abord Dieu. Sa foi était totale, solide et sans fissure. Il était un fidèle, à tous les sens du terme, mais d’abord au sens religieux, comme vient de le rappeler en de meilleurs termes le Père Paul-Dominique qui, par son oncle le Révérend Père Carré qui est en ce moment même en prière avec nous, appartient à notre paroisse académique.

Michel admettait mal que la religion qu’il avait apprise en son enfance pût changer en rien, fût-ce dans les formes.

À cette sphère religieuse se rattachait – religare – sa mère, qui lui avait enseigné à croire et à prier, et puis son foyer, sa femme, ses enfants, la vie reçue, la vie transmise. Comme on fait sa prière quotidienne, il n’était pas de jour qu’il n’ait pensé à sa mère et qu’il n’ait eu besoin d’entendre, par un fil lointain, la voix de son fils Éric et de sa fille Corinne.

Nous nous inclinons devant leur chagrin ; nous nous inclinons devant la dignité, la discrétion, le dévouement que montra Janine dans les épreuves rencontrées et particulièrement celles de la fin. Trois ans de mise au tombeau, c’est long.

En second lieu, il y avait la France. Michel était patriote, héréditairement, congénitalement. On naît patriote comme on naît blond ou brun. C’est une disposition naturelle qui s’épanouit plus ou moins selon le milieu dans lequel on est élevé. La France, Michel l’avait héritée de son trisaïeul Arnould Droit, soldat de la Grande Armée, blessé devant Ulm en 1805. Il l’avait reçue, la France, de son père qu’il chérissait, Jean Droit, admirable fantassin des tranchées, parti caporal en 1914 pour finir capitaine en 1918, peintre qui consacra son talent à illustrer l’héroïsme patient de ses compagnons d’armes, et qui aurait pu être un personnage de Maurice Genevoix. Sa mère était, elle aussi, une Française exemplaire, décorée pour son courage et sa vaillance d’infirmière aux armées.

Michel avait appris la France en grandissant devant le donjon de Vincennes, ce symbole des gloires royales. Il avait été ébloui par l’Exposition coloniale de 1930 – il avait sept ans – où la France exhibait pour une dernière fois sa puissance impériale.

Michel ne supporterait plus jamais ce qui pourrait blesser, diminuer, humilier la France. Il aurait des occasions de souffrir. Mais il aurait aussi toutes les raisons de devenir un des féaux de De Gaulle.

Il l’était déjà, quand il fit partie des étudiants qui portèrent, le 11 novembre 1940, une gerbe en forme de croix de Lorraine sur la tombe du Soldat inconnu. La troupe allemande tira sur ces adolescents. Mais le monde apprit, par la radio de Londres, que la résistance intérieure existait et venait pour la première fois de se manifester.

Radio, mot magique parce que moyen tragique de ces années noires. Michel, dans la clandestinité, fut le benjamin de cette poignée de journalistes qui prépara la radio de la Libération. Il lui revint, à vingt et un ans, d’être celui qui fit vivre à la France, par la radio, la bouleversante, la sublime descente des Champs-Élysées, le 26 août 1944, dans les larmes de joie de la liberté retrouvée.

De cette journée-là, Michel conservait une grande photographie où de Gaulle avait écrit : « À Michel Droit en souvenir du seul jour qui en valut vraiment la peine. »

Après quoi, il s’engagea dans la Première Armée française du général de Lattre, pour être frappé de deux balles, en avril 1945, quinze jours avant la capitulation du IIIe Reich, et à quelques lieues de l’endroit où son aïeul Arnould avait été blessé, cent quarante ans plus tôt. Il était l’un des rares d’entre nous à porter la médaille militaire si rarement attribuée pour conduite au feu.

Sa troisième rencontre avec l’Histoire fut ce soir de 1965 où, au cours d’une campagne présidentielle indécise, la première dont l’issue dépendant du suffrage universel, le général de Gaulle le choisit pour interlocuteur, alors que toute la France se tenait devant les écrans de télévision. Le libérateur du territoire, le restaurateur de nos institutions, avait consenti à descendre de son socle ; la statue du Commandeur s’était animée, et avait parlé cœur à cœur avec tous les Français, à travers un seul d’entre eux ; mais il fallait que ce fût ce Français-là, Michel Droit.

Ce qui, enfin, donnait sens à sa vie était, pour Michel, l’aventure ; mais pas l’aventure gratuite, l’aventure pour être communiquée, racontée aux autres. Il avait ce goût de l’exceptionnel et du bout du monde qui fait le grand reporter. Son modèle était Joseph Kessel pour lequel il éprouvait une sorte de vénération, et qui lui vouait une vraie affection, comme lui combattant, comme lui coureur de brousses et de déserts, pêcheur de héros purs, de chefs de bandes et de mauvais garçons. Ce fut d’ailleurs au grand « Jef » qu’il succéda à l’Académie. Il l’avait bien mérité ; une médaille militaire en remplaçait une autre.

Journaliste, Michel le fut de toutes les manières, et avec talent, à la radio, à la télévision, dans la presse. Journaliste d’actualité, journaliste politique, journaliste littéraire : il faut beaucoup d’énergie pour mettre de la passion à ce que chaque jour apporte de nouveau, et pas mal d’humilité pour écrire ce que chaque lendemain effacera.

La compensation de cette fugacité, le journaliste la trouve dans le livre composé, l’ouvrage, dont nous espérons qu’il durera un peu. Trente et un volumes forment l’œuvre publiée de Michel Droit, qui sont tous, peu ou prou, de témoignage : biographies, portraits, essais, récits, pamphlets, mémoires, et jusque même ses romans, où il a versé des morceaux de sa vie, comme Le Retour qui obtint le grand prix du Roman de l’Académie, avec le soutien de Jacques de Lacretelle qui était bon juge, ou encore Les Compagnons de la Forêt-Noire ou La Mort du Connétable.

Michel avait l’âme disposée à l’admiration. Le besoin d’admirer est peu partagé en nos temps sartriens où l’on est plutôt porté à critiquer, contester, décrier, mépriser, rabaisser. Mais cette disposition rapproche ceux qui la possèdent, et crée les amitiés définitives. L’admiration est une communion dans la ferveur.

Il aimait et révérait l’Académie parce qu’elle est une grande image de la France, parce qu’elle a compté en son sein la plupart de nos gloires nationales, parce qu’elle est une façade qui se voit de loin dans l’univers. L’un de ses plus grands bonheurs avait été d’y entrer ; il lui était dévoué, il la servait avec empressement ; il était volontaire pour les tâches souvent peu exaltantes qui lui incombent, mais qui doivent être accomplies.

Droit comme son nom, d’allure et de caractère, les mots d’honneur et de loyauté le définissaient. Il apportait autant de courage moral à défendre les causes et les hommes qui lui étaient chers qu’il avait apporté de courage physique à défendre son pays. Il connaissait les risques, mais ne les soupesait pas. Je ne peux oublier, et veux le lui dire ici, qu’il fut toujours à mes côtés quand je fus attaqué.

Peut-être était-il, en sa personne et par les vertus qui lui étaient naturelles, un reproche pour beaucoup qui ne lui ressemblaient pas, et qui le lui firent payer cher ; les ennemis ne lui manquaient pas.

Jeudi dernier, deux heures à peine après que nous avons appris qu’il était passé dans l’autre royaume, notre Directeur en exercice, Bertrand Poirot-Delpech a rendu à Michel l’hommage rituel que nous rendons à nos pairs quand ils disparaissent. Il l’a fait avec une émotion qui traduisait bien la nôtre, une émotion inspirée par l’amitié qui s’était nouée entre eux deux, une de ces amitiés improbables qui sont une des grâces de la vie de notre Maison.

Avec délicatesse, il a évoqué les traverses et les drames que connut Michel en ses dernières années, et que nous ne pouvons pas ne pas avoir à l’esprit.

« Le passage, nous a-t-il dit, au premier Conseil Supérieur de l’Audio-visuel, où il avait sa place, mais où, peut-être, il n’aurait pas fallu siéger ès qualité, lui a coûté certaines avanies réservées aux missions impossibles – sa spécialité. Une méprise dans l’exercice d’un sport qui le captivait l’a affecté dans ce qu’il avait de plus précieux – un honneur qu’il avait payé cher le droit de tenir pour hors d’atteinte.

Vint enfin le cataclysme neurologique dont l’extension actuelle ressemble fort à une punition infligée à l’humanité pour avoir allongé, trop vite, son espérance de vie. Michel Droit allait rejoindre la cohorte des morts en sursis qui nous obsèdent tous, ces revenants avant d’être partis

Oublions, voulez-vous, nos dernières visions d’égarement fantomatique, pour ne retenir que l’engagé des jeunes années versant son sang dans l’Allemagne bientôt vaincue, l’académicien corseté dans un garde-à-vous de toute l’âme, dont l’époque ne savait plus apprécier la noblesse ; et imitons un instant, en signe de tristesse fière, d’hommage au soldat valeureux, au serviteur des Lettres, et à l’ami, un silence qui va nous peiner longtemps. »

Michel, que te disait Bertrand en parlant pour nous tous ? Qu’il est certains êtres à qui la mort rend leur jeunesse. Tu es de ceux-là. Soudain s’effacent les rides du visage, les atteintes du corps et de l’esprit ; et ceux que nous avons aimés reparaissent à notre pensée dans la plénitude de leur force, de leur ardeur et de leur espérance. C’est du Michel Droit, jeune, et qui le fut longtemps, que nous garderons l’image, autant que Dieu voudra nous conserver notre mémoire.

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* décédé le 22 juin 2000.