Le centenaire de Jean Giraudoux. Discours du Secrétaire perpétuel

Le 16 décembre 1982

Jean MISTLER

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
tenue le jeudi 16 décembre 1982

Le Centenaire de Jean Giraudoux

PAR

M. Jean MISTLER
Secrétaire perpétuel

 

 

L’an passé, sous cette Coupole, j’ai rendu hommage à un grand écrivain français, Valery Larbaud, que l’Académie avait ignoré de son vivant. En célébrant cette année le centenaire de Jean Giraudoux, je n’aurai point à plaider pour notre Compagnie ! Coupable trop souvent d’avoir négligé les grands hommes, elle n’a aucun reproche à se faire au sujet de Giraudoux : il est mort en 1944, et, de 1938 à la fin de la guerre, notre Compagnie avait suspendu ses élections si bien que quatorze fauteuils étaient vacants, mais, s’il avait vécu plus longtemps, l’Académie l’aurait sûrement élu. Quant à moi, je n’avais pas attendu pour lui rendre hommage : en 1929 déjà, il y a plus d’un demi-siècle, je lui consacrais une conférence à l’Université des Annales, tribune disparue, hélas ! et non remplacée, devant un public qui, jusque-là, avait entendu parler plutôt d’écrivains oubliés aujourd’hui, mais considérés alors comme des valeurs sûres. N’allez pas cependant me prendre pour un de ces vétérans qui ressassent leurs anciennes campagnes ! Dans un monde où tout se transforme bien plus vite qu’il y a cinquante ans, il n’est pas interdit de penser que le changement reste à la surface : si Giraudoux publiait aujourd’hui son premier roman, ou s’il faisait jouer sa première pièce, ces œuvres apparaîtraient sans doute aussi neuves, aussi originales que ses Provinciales avant la guerre de 1914, ou la Guerre de Troie en 1935.

À propos de Larbaud, j’avais évoqué ici cette province du Limousin à laquelle deux grands écrivains, Giraudoux et lui, ont conféré ses lettres de noblesse littéraire. Larbaud était né à Vichy, et Giraudoux à Bellac, une de nos plus petites sous-préfectures, avec ses quatre mille habitants. Dans nos conversations, il est revenu dix fois sur cette idée que Bellac était le centre de la France, et, si nous lui demandions de préciser davantage, il répondait que ce point géométrique était marqué par la Pierre de Bruère-Allichamps, un village du Cher, sur la route de Bourges à Saint-Amand. Cette pierre, célèbre dans la région, est une borne milliaire, érigée jadis par les Romains sur une des voies stratégiques dont ils sillonnèrent la Gaule. Transformée plus tard en sarcophage par les Chrétiens, elle resta enterrée pendant huit ou neuf siècles au cimetière. Bruère, où on la retrouva. Et Giraudoux insistait sur cette idée que le Limousin, à distance à peu près égale de l’Océan, des Vosges, des Alpes et des Pyrénées, son terroir natal, sans patois, ni dialecte, ni accent, et qui, depuis le temps où Charles VII n’était plus que le roi de Bourges, jusqu’à 1940, avait été préservé de toutes les invasions, n’était pas seulement le centre géométrique de notre pays, mais le cœur vivant de la France.

Il simplifiait un peu en réduisant sa généalogie à ses éléments paysans. Du côté de sa mère, il disait vrai, car son grand-père maternel exerçait le métier essentiellement rural de vétérinaire, mais, dans l’autre lignée, on trouvait des fonctionnaires, comme son père, d’abord conducteur des Ponts et Chaussées à Bellac, puis percepteur dans diverses bourgades, telles que Bessines ou Cérilly, ce Cérilly où Charles-Louis Philippe était né, dans l’échoppe de sabotier paternelle.

Toute l’enfance de Giraudoux s’est écoulée dans ce pays très fermé, où l’on ne trouve pas les vues immenses de mon Lauragais natal, mais où les lointains se teignent d’un bleu de rêve : « le bleu des faïences de Nevers », écrivait Larbaud. C’est une province plus secrète que le Languedoc ou la Provence, ce terroir où les eaux claires du Vincou et du Nahon courent sur les granits, et où le petit Giraudoux, le soir, voyait les truites sauter dans la Creuse ; tandis que les vitres du château de Gargilesse étaient incendiées par le soleil couchant...

Il avait gardé dans sa sensibilité profonde l’empreinte de ce Limousin rural. Il savait que les villages sont des familles, élargies par les métiers, et qu’ensuite, au-dessus des communes et de leurs mairies, les cadres de l’administration ont créé les cantons et les arrondissements.

Un des principaux griefs de Giraudoux contre Raymond Poincaré, c’était que son décret du 10 septembre 1926, en supprimant une soixantaine de sous-préfectures, avait non seulement condamné à mort les soixante cèdres de leurs soixante jardins, mais détruit une des structures essentielles de la province française.

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Après l’école primaire, où s’étaient gravés en lui, vers sa dixième année, les images et le texte de l’admirable Tour de France de deux enfants, Giraudoux avait fait de bonnes études secondaires comme interne au Lycée de Châteauroux. « Châteauroux, ville la plus laide de France », devait-il s’écrier plus tard, au risque de soulever contre lui toute la population du chef-lieu de l’Indre, depuis le préfet et le trésorier-payeur général, jusqu’au président du Tribunal et au proviseur du Lycée. Dans ce lycée, qui porte aujourd’hui son nom, Giraudoux fut boursier, c’est-à-dire exposé au mépris des fils de riches commerçants, prompts à souligner tous les détails marquant l’inégalité des fortunes : les chaussures fatiguées, les tabliers reprisés, la grosseur inégale des cierges pour la première communion et la différence entre les images que les parents enrichis faisaient graver à cette occasion en taille-douce, tandis que ceux de Giraudoux se contentaient de la typographie, trois fois moins chère ! Tout cela, Giraudoux ne l’a jamais oublié et nous en retrouvons la trace dans ses livres.

Les inspecteurs généraux assuraient la liaison entre les lycées de province et Paris. Leurs tournées étaient destinées à noter les professeurs, mais également à recruter des élèves préparant les grandes écoles, dans les khâgnes et les taupes, et ils amorçaient le renouvellement de l’Université en dirigeant vers Normale les meilleurs éléments des classes secondaires de province.

Après son baccalauréat, Giraudoux, bénéficiant d’une bourse d’honneur, alla donc faire sa première supérieure au Lycée Lakanal, à Sceaux. En 1902, il échouait au Concours de la rue d’Ulm, mais il était reçu l’année suivante et il entrait à l’École en 1903, treizième sur vingt-sept, dans une promotion où son nom seul devait devenir illustre, mais où six de ses camarades allaient être tués à l’ennemi, selon la formule, si belle dans sa simplicité, qui revient si souvent à chaque page de notre annuaire...

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Au Quartier Latin, Giraudoux fréquenta les Deux Magots, le Flore, le d’Harcourt et, vingt ans plus tard, il lui arrivait souvent d’aller y prendre un second petit déjeuner, sans le dire à sa femme, mais alors, il manquait rarement de faire observer que le café au lait de Suzanne était bien supérieur à celui que nous étions en train de boire...

À Normale, commençait un nouveau travail : la préparation à l’agrégation. Les littéraires pouvaient choisir dans tout un éventail de concours : d’abord les deux agrégations les plus recherchées, les lettres classiques ou la philosophie — ensuite, légèrement en retrait, l’histoire ou les langues vivantes, enfin, en dernière ligne, la grammaire, moins estimée parce qu’elle conduisait à enseigner les rudiments à de jeunes enfants.

Pourquoi Giraudoux abandonna-t-il, comme il l’a écrit, « la section classique pour tomber dans le germain » ? Certainement pas pour s’éloigner du grec. En effet, sa culture et sa sensibilité étaient plus proches d’Athènes que de Rome, et il citait Homère ou Hérodote de préférence à Virgile ou à Tite Live. Je suis tenté tout simplement de croire que son choix fut dicté par le désir des voyages : à cette époque, en effet, les candidats aux agrégations de langues vivantes restaient à l’École, au lieu de trois années, quatre, dont une occupée par un séjour à l’étranger.

C’est ainsi que Jean Giraudoux, de mai 1905 à avril 1906, passa douze mois à Munich.

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Pendant cet été-là, il donna des répétitions d’allemand à Paul Morand, son cadet de sept ans, qui devait rester son meilleur ami, et dont le père, Eugène Morand, fonctionnaire des Beaux-Arts, était conservateur du Dépôt des marbres : véritable sinécure que ce potager de navets, comme disait son fils, où s’entassaient, derrière le Ministère de la Guerre, des statues commandées ou achetées par l’État, mais dont n’avaient point voulu les sous-préfectures ou les mairies ! Quand Giraudoux faisait sa khâgne à Lakanal, son correspondant était Eugène Morand. Celui-ci avait fait jouer une ou deux pièces : assez répandu dans le monde des théâtres, il avait un peu dégrossi le jeune provincial, mais sans en faire un boulevardier.

À l’époque du séjour à Munich de Giraudoux, le roi de Bavière s’appelait Otto II, frère de Louis II, et aussi fou que lui, mais le prince régent était toujours le vieux Luitpold, doyen de tous les souverains d’Europe.

À Munich. ville des brasseries géantes, des chopes d’un litre de bière écumante et des jarrets de porc accompagnés d’énormes portions de choucroute, mais aussi ville aux admirables musées pleins de chefs-d’œuvre flamands, hollandais et allemands, Giraudoux prit contact avec une civilisation qui n’était pas encore en ruine. Il suivit quelques cours à l’Université. Je ne sais pas qui orienta ses recherches en vue du Diplôme d’études supérieures vers la personnalité ambiguë du comte Auguste de Platen, le poète d’Ansbach, dont l’œuvre, dans sa froideur néo-classique, est moins curieuse que son énorme Journal, mais je pense que Giraudoux, qui ne pouvait pas supporter Gide et Corydon, n’eut besoin de personne pour se détourner assez vite de Platen...

Et la musique ? demandera-t-on. Elle est partout à Munich, et si, de toute évidence, il en entendit beaucoup, il ne parlait guère ni des symphonies romantiques, ni des drames de Wagner. Il chantait, d’une voix juste et point désagréable, des phrases d’opéras ou d’opéras-comiques, mais les airs qu’il répétait le plus souvent n’étaient ni le Récit du Graal ni le Chant de concours de Walther, par contre, je l’ai bien entendu vingt fois fredonner l’air d’Ondine :

Vater, Mutter, Schwester, Bruder...
Père, mère, sœur et frère,
Mes parents ont disparu,
Je suis seule sur la Terre...

et, plus fréquemment encore :

Halte-là Halte-là ! Halte-là !
Die Demoiselles von Saint-Cyr sind da !

(Halte-là ! Les Demoiselles de Saint-Cyr sont là ! )

donc, deux airs tirés des opéras-comiques, presque des opérettes, de Lortzing, joués à cette époque en Allemagne aussi souvent que chez nous les Noces de Jeannette ou les Cloches de Corneville. Il y joignait le grand air du Postillon de Longjumeau, mais dans sa traduction allemande, et tout cela nous renseigne sur le répertoire des théâtres munichois, au début du siècle qui commençait, autant que sur les goûts de Giraudoux, et nous autorise à penser que la musique était pour lui un divertissement plutôt qu’un élément profond de sa sensibilité.

On ne saurait guère, dans les pages qu’il a consacrées à son séjour dans la capitale bavaroise, retrouver une trace précise de faits contemporains. Que penser de ses descriptions du Carnaval ? De sa Visite chez le Prince ? Il n’a, bien entendu, fréquenté ni la Cour, ni la haute aristocratie, mais il a été reçu dans la bonne société, et il fut l’ami de Franz von Hoesslin, un jeune musicien qui devait faire une belle carrière de chef d’orchestre et diriger plusieurs fois à Bayreuth.

À la fin de sa quatrième année d’École, il échoua à l’agrégation d’allemand et ne s’y représenta jamais. Une bourse, offerte fort à propos par l’Université de Harvard, lui permit alors de passer un an aux États-Unis, puis il bifurqua vers les Affaires étrangères, probablement sous l’influence d’Eugène Morand, mais il subit encore un échec au Concours des attachés d’ambassade, et, sans doute par dépit, il se présenta en 1910 au très modeste concours des consulats, le « Petit concours », auquel, évidemment, il fut reçu.

Dans ses Souvenirs de deux existences, on trouve une phrase bien curieuse. La voici :

« Philippe Berthelot m’a fait appeler. Il est directeur du cabinet du ministre. Il s’enquiert de mon travail et de mes goûts. En le quittant, il m’explique d’où vient son intérêt pour moi.

Dimanche dernier, j’ai vu Paul Claudel rire en lisant le Mercure de France. Je lui ai demandé pourquoi. Il lisait une phrase d’une de vos nouvelles : « Un cheval passa. Les poules suivirent, remplies d’espoir... »

Voilà à quoi je devrai peut-être ma carrière. »

Jamais Giraudoux n’a occupé aucun poste à l’étranger. Mais en 1914, le vice-consul fantaisiste, le fonctionnaire amateur, se transforma soudain en un fantassin singulièrement présent, en un sous-lieutenant exemplaire, et, dans la folle aventure des Dardanelles, Giraudoux se comporta en héros. Il ne parlait jamais de ses blessures et de ses citations, mais d’autres en parlaient pour lui.

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En 1921, Giraudoux était chef du Service des Œuvres françaises à l’étranger. C’est à ce moment que j’ai fait sa connaissance, lorsqu’il m’envoya à Budapest, et je le voyais chaque été à mes vacances.

Les Œuvres étaient un euphémisme pour propagande. Ce service fut d’abord installé rue François Ier, sous la direction d’un universitaire, l’historien Albert Milhaud, dans une maison louée à deux vieilles demoiselles, Les dossiers, débordant des placards, s’entassaient dans les baignoires, ce qui était évidemment plus commode pour s’en débarrasser que pour les consulter...

Le service était divisé en trois sections. La première était celle des Écoles, dirigée par Jean Marx, ancien élève des Chartes et de l’École de Rome. Elle s’occupait de l’enseignement du français hors de France, c’est-à-dire des lecteurs et des chargés de cours dans les Universités, de l’administration des lycées français à l’étranger, enfin de l’aide à l’enseignement libre, très important dans les pays du Levant.

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La deuxième était la section littéraire et artistique : Paul Morand fut son chef jusqu’en 1924, date où je lui succédai jusqu’en 1928. Elle s’occupait des expositions de peinture, des conférences et des tournées théâtrales à l’étranger, ainsi que des envois de livres aux bibliothèques.

Enfin, la troisième, les Œuvres diverses, dirigée par Yves Chataigneau, qui devait finir sa carrière comme ambassadeur à Moscou, avait dans ses attributions le cinéma, le tourisme, les sociétés de bienfaisance, etc.

Le Service des Œuvres, transféré au quai d’Orsay, était dispersé à tous les étages du Ministère. Autour du bureau des Écoles, on voyait beaucoup de soutanes et de cornettes, et c’est pour cette raison que Briand appelait le Service des Œuvres à l’étranger « les bonnes œuvres ».

Sur le même palier que le bureau de Jean Marx, se trouvait celui de Louis Canet, conseiller chargé des Affaires religieuses. Giraudoux l’a mis en scène dans plusieurs de ses livres, notamment dans Bella, sous le nom de Gilbertain.

Il a écrit : « Deux directeurs seulement avaient à la fois du génie dans la direction et de la compétence. Gilbertain était l’un. L’autre était le comte de Vitranolles, directeur des Haras. Devant les âmes et les chevaux, le régime démocratique avait douté de soi et délégué son omnipotence à des sages et à des experts. » L’antithèse est drôle, mais ne répond à aucune réalité.

Par contre, elle est tout à fait exacte, la phrase où Giraudoux écrit : « On n’attrapait pas Gilbertain, on le dénichait ! ». Lorsqu’on entrait dans le bureau de Louis Canet, on le trouvait, le plus souvent, perché en haut d’une armoire ou blotti à l’étage supérieur d’un placard. Si un visiteur étranger survenait, il descendait rapidement, et, alors, sans avoir besoin de consulter ses dossiers, il discutait avec une précision parfaite l’affaire dont son visiteur était venu l’entretenir.

Un jour, Giraudoux découvrit dans un tiroir chez Canet des jouets d’enfants : toupies, trompettes et mirlitons destinés à je ne sais quel arbre de Noël de Syrie ou du Liban. Il emboucha une trompette et en tira des sons discordants. Canet, qui était en train de téléphoner au nonce du Pape, essayait en vain de couvrir son combiné avec la main, il s’excusa auprès de son interlocuteur :

— Ah 1 Monseigneur, ce bruit est bien désagréable, pardonnez-moi, je vous prie, c’est la relève de la Garde dans la cour du Ministère, ils ne sont qu’une dizaine, mais ils font du bruit comme quarante !

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Les souvenirs du Ministère des Affaires étrangères se retrouvent à chaque page dans l’œuvre de Jean Giraudoux, mais surtout dans le cycle de Bella. Bien entendu, tout est transposé, et si Bella est un roman à clef, il ne faut point l’interpréter comme un document sur la vie politique de notre IIIe République.

Le conflit qui, dans ce livre, oppose Berthelot, sous le nom de Dubardeau, à Poincaré, sous celui de Rebendart, est stylisé au point de devenir symbolique.

Dans la période qui s’étendit du Traité de Versailles jusqu’aux années trente, la politique française oscilla entre deux tendances, l’une représentée par Poincaré, s’attachant à l’exécution stricte des clauses du Traité, l’autre, celle d’Aristide Briand, qui considérait Versailles comme un instrument de paix et admettait par conséquent qu’il pût s’adapter dans une certaine mesure aux circonstances.

On m’a raconté jadis un incident qui se produisit à la Chambre des Députés, vers l’automne de 1918, quand notre victoire se dessinait. Aristide Briand, à la tribune, avait dit : « Lorsque nous ferons la paix avec l’Allemagne, il faudra... » Se dressant à l’extrême-droite, un député l’interrompit :

— Faire la paix avec ces gens-là, cria-t-il, jamais ! Alors, Briand, de sa voix la plus persuasive, questionna :

— Mais avec qui voulez-vous la faire, mon cher Collègue ?

Les deux familles, Poincaré et Berthelot, dont Giraudoux a stylisé l’opposition, comme Shakespeare l’avait fait pour les Montaigu et les Capulet à Vérone, étaient en réalité deux dynasties de grands bourgeois opposées par leurs tendances politiques, mais rapprochées par bien des affinités intellectuelles. Philippe Berthelot, du reste, avait été le collaborateur de Poincaré avant d’être celui de Briand.

Très curieusement, dans l’esprit de Giraudoux, le conflit entre la diplomatie traditionnelle et l’évolution du monde a pris une forme aiguë. Autour de la Société des Nations, on a pu penser à certains moments, et Briand l’a cru, qu’une nouvelle politique allait naître. Mais la grande erreur de Genève fut de s’imaginer que, sans aucun moyen d’exécution, le droit international pourrait tout régler dans le monde, comme le droit civil dans chaque État. Giraudoux avait horreur des prétentions des professeurs de droit. Dans la Guerre de Troie, il caricature le juriste Busiris et il nomme plusieurs villes qui ont gagné leurs grands procès internationaux, mais qui, faute d’une puissance suffisante, ont été vaincues et n’existent plus.

C’est ainsi qu’il cite l’exemple de Magnésie, riche et grande cité, qui, sûre de son bon droit, a déclaré la guerre à ses voisins :

Qu’est-il arrivé ? demande Hector au juriste Busiris.

Celui-ci répond : — Elle a perdu la guerre et il ne subsiste plus une pierre de ses murs. Mais, ajoute-t-il, le texte de mon paragraphe subsiste.

Ce qui, pour un juriste, est évidemment l’essentiel !

Mais si Giraudoux écrit dans son bureau du Ministère avec une connaissance profonde de tout le folklore diplomatique, il mêle parfois à cette expérience une certaine passion partisane, au détriment de l’exactitude. Lorsqu’il parle, par exemple, des synthèses politiques de Philippe Berthelot, pour les comparer aux synthèses chimiques de son oncle Marcelin, cette assimilation est fort discutable. En effet, le Traité de Versailles, loin d’être une synthèse, a détruit l’Autriche-Hongrie et transformé l’Europe Centrale en une poussière d’États, où la guerre de 39 a éclaté comme un coup de grisou dans une mine.

Notons d’ailleurs que, lorsque parut Bella, le conflit Poincaré-Briand s’achevait avec le cabinet d’Union nationale présidé par Poincaré, et qui réunissait Aristide Briand et Edouard Herriot...

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Mais permettez-moi d’égrener encore quelques souvenirs. En octobre 1924, quand je suis entré au Quai d’Orsay comme chef de section aux Œuvres, Giraudoux était passé à la direction du Service de presse, mais le bureau où je succédais à Paul Morand était enclavé dans les locaux de la presse et je voyais Giraudoux chaque jour. Souvent, il entrait dans ce bureau, où j’ai passé quatre ans : un étroit couloir long de huit mètres sur deux de largeur, au rez-de-chaussée sur la cour du Ministère. Près de la porte, était scellé dans la muraille un gros anneau de fer pour attacher les chevaux des visiteurs ! Parfois, Jules Cambon, qu’on appelait le grand Cambon, venait renouveler sa provision de papier à lettres à en-tête du Ministère : — Vous permettez, mon cher Collègue ? me disait-il. Comment, à vingt-sept ans, n’eussé-je pas été flatté ?

Je partageais ce bureau avec un consul, mon collaborateur Gaston Soupey. Il avait accroché au mur du fond un immense tableau hérité d’une tante, et qu’il aurait bien voulu vendre. C’était une Vache de Constant Troyon, imitation évidente du Taureau de Paul Potter qui est au Musée de La Haye, et Giraudoux conseillait à Soupey :

— Prenez une longe et emmenez-la donc au marché, cette bête Ici, vous ne la vendrez jamais !

Le bureau de Giraudoux se trouvait à deux portes du mien. Derrière sa table, était une peinture d’Irène Lagut, une jeune fille rose et bleue. Un journaliste avait ajouté une étiquette : « La presse », et Giraudoux avait précisé : « avant l’information ».

Ce Service de presse se présente à ma mémoire comme un cimetière d’amis. Le sous-chef, Pierre Bressy, n’avait pas son pareil pour excuser, de manière variée, mais toujours vraisemblable, les absences de Giraudoux. Il y avait là Henri de Péréra, normalien de la promotion 1901 et directeur de la Revue hebdomadaire. Il l’administrait avec autant d’économie que d’intelligence, et, quand nous lui remettions un article, nous nous posions la question : « Paiera, ou Péréra pas ? ». Enfin, Pierre de la Blanchetai, neveu de Paul-Jean Toulet, qui était fier de son profil à la Henri IV, mais était aussi joueur que le Béarnais était coureur ! Lecteur assidu de l’Action française, il croyait que Painlevé s’appelait réellement Paul Prudent, et, un jour, il envoya au Ministère de la Guerre une lettre portant sur l’enveloppe ce double prénom. Cela fit une belle musique !

Nous déjeunions presque chaque jour chez Michaud, un vieux restaurant d’habitués, au coin de la rue des Saints-Pères et de la rue Jacob. Michaud s’était retiré depuis longtemps et son successeur, un Breton nommé Raulo, avait ajouté simplement quelques Sancerre et quelques muscadets à la riche carte des Côtes du Rhône qu’entretenait son prédécesseur...

Souvent, Giraudoux invitait là un secrétaire d’ambassade de passage à Paris ou un consul débarqué le matin même du Vénézuéla ou de Hong-Kong : ainsi, il se tenait au courant de toutes les anecdotes de la Carrière, où les originaux ne sont point rares, par exemple le consul Serre, qui racontait en détail dans une dépêche ses chasses aux papillons, et, dans une autre, se plaignait qu’un général français, de passage au Brésil, « ne lui avait pas serré la main », et il joignait en annexe le nom de tous les personnages connus « qui l’avaient serrée, notamment M. Doumergue, trois fois... »

Nous nous promenions souvent dans Paris et je n’ai pas oublié ce vieux chapeau noir qui resta longtemps accroché dans les branches d’un arbre sur le Quai d’Orsay et qui devait reparaître, transformé en bas de femme ou en chaussette, dans Bella et dans Souvenirs de deux existences. Rentré dans son bureau, Giraudoux écrivait, entre deux visites de journalistes étrangers, très vite et sans ratures, sur de grandes feuilles de papier ministre, utilisant comme sous-main le grand Atlas géographique de Vivien de Saint-Martin. Si un visiteur arrivait, il posait son gros stylo Parker au bout de la ligne qu’il venait de tracer, comme le laboureur arrête sa charrue au bord du sillon. Ainsi sont nés une douzaine de volumes de romans et de pièces de théâtre, toujours sans plan, et parfois sans autre sujet que sa fantaisie, aussi ouverte sur le vaste monde que la pensée de Proust était concentrée sur le monde intérieur.

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Sans abandonner le roman, il s’adonnait de plus en plus à la scène : l’amitié de Louis Jouvet, son cadet de cinq ans, fit de lui en quelque sorte le seigneur poète, comme on disait jadis, de la troupe. Il aimait la vie des coulisses et ne détestait point les comédiennes, mêmes débutantes. Le fait d’écrire à plusieurs voix répondait très exactement à la complexité de sa pensée. Bien souvent, comme tous les grands créateurs, il a pris ses sujets dans la tradition littéraire. En donnant à son Amphitryon le numéro 38, il a sans doute voulu marquer que les sujets sont à tout le monde. Ses personnages, déjà stylisés dans ses romans, deviendraient vite dans son théâtre des idées ou des symboles si la fantaisie et l’originalité de son esprit ne leur gardaient le pittoresque et le mouvement de la vie.

Parfois, en traitant des sujets antiques, il passe tout près de la parodie. Jules Lemaître lui avait ouvert la voie dans En marge des vieux livres et, davantage encore, Meilhac et Halévy, les librettistes d’Offenbach. Mais s’il nous fait sourire avec des anachronismes volontaires, il s’élève sans effort dans la Guerre de Troie n’aura pas lieu, aux antipodes du théâtre de 1900. Beaucoup plus intelligent que Bernstein avec ses banquiers et ses agents de change, que François de Curel, avec ses hobereaux chasseurs de sangliers ou qu’Henri Bataille avec ses demi-mondaines sur le retour, Giraudoux s’est mesuré avec les grands créateurs de l’Antiquité, du XVIIe siècle anglais, du romantisme allemand. Certes, il n’a pas enfanté de monstres inoubliables comme Hamlet ou Lady Macbeth, mais le climat de ses pièces est souvent très voisin des tragi-comédies de Shakespeare, le Songe d’une nuit d’été ou la Tempête.

Je ne crois pas qu’il existe dans le théâtre français une scène plus belle que le dialogue entre Ulysse et Hector à la fin de la Guerre de Troie. C’est Ulysse qui parle et toute la sagesse désabusée du monde s’exprime par sa bouche : « Vous êtes jeune, Hector, à la veille de toute guerre, il est courant que deux chefs des peuples en conflit se rencontrent seuls dans quelque innocent village, sur la terrasse au bord d’un lac, dans l’angle d’un jardin... Ils sont pacifiques, modestes, loyaux. Et ils s’étudient. Ils se regardent. Et, tiédis par le soleil, attendris par un vin clairet, ils ne trouvent dans le visage d’en face aucun trait qui justifie la haine, aucun trait qui n’appelle pas l’amour humain... Et ils se quittent en se serrant les mains, en se sentant des frères. Et ils se retournent de leur calèche pour se sourire... Et le lendemain pourtant, éclate la guerre. Ainsi nous sommes tous deux maintenant. Nos peuples, autour de l’entretien, se taisent et s’écartent, mais ce n’est pas qu’ils attendent de nous une victoire sur l’inéluctable. C’est seulement qu’ils nous ont donné pleins pouvoirs, qu’ils nous ont isolés pour que nous goûtions mieux, au-dessus de la catastrophe, notre fraternité d’ennemis. Goûtons-la. C’est un plat de riches. Savourons-la... Mais c’est tout, le privilège des grands, c’est de voir les catastrophes d’une terrasse. »

Le chef grec et le chef troyen, Ulysse et Hector, hommes d’expérience, voudraient éviter la guerre. Elle éclate cependant, sur un incident stupide, provoqué par Ajax, le soudard brutal, qui embrasse Andromaque sous les yeux de son mari.

Dans cette terrasse au bord d’un lac, comment ne pas reconnaître Genève ou Locarno, et, dans cet entretien, ceux de Briand et de Stresemann et leurs efforts pour la paix ?

Giraudoux est mort le 31 janvier 1944, au plus profond de la nuit qui pesait sur l’Europe. Il n’avait que soixante-deux ans, pas même l’âge de la retraite, à laquelle il pensait souvent, comme tout bon fonctionnaire. Et Briand, comme Stresemann, étaient morts avant lui.

Depuis, l’univers a subi une transformation si rapide qu’on a voulu y voir, par analogie avec les lois de la pesanteur, une accélération de l’histoire. Tout, dans le monde, s’est toujours écoulé comme l’eau qui fuit, mais le panta rhei d’Héraclite semble de plus en plus vrai. Le rôle de la littérature, déjà tellement réduit dans la société moderne par le développement de la presse, de la radio, de la télévision, le sera-t-il encore davantage avec les inventions nouvelles et leurs applications imprévisibles ? Nul ne le sait. Mais je me demande si un écrivain aussi subtil, aussi précieux même que Giraudoux, n’a pas pour mission dans la société de maintenir une sorte de jardin clos et préservé et de créer, à travers le monde entier, une espèce de société secrète pour des initiés. En bref, une conception de la littérature très voisine de celle d’un homme que Giraudoux connaissait et aimait comme moi, l’idée d’Arthur de Gobineau, le génial auteur des Pléiades, cet admirable roman qui, loin des foules et des machines à faire la gloire, trouve à chaque génération les mille ou quinze cents lecteurs qui assurent la pérennité des chefs-d’œuvre.