Un original à l’Académie : l’abbé de Choisy. Discours du Secrétaire perpétuel

Le 15 décembre 1977

Jean MISTLER

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 15 décembre 1977

Un original à l’Académie : l’abbé de Choisy

PAR

M. JEAN MISTLER
Secrétaire perpétuel

 

Messieurs,

L’immortalité que promet aux Quarante une inscription, sur la porte provenant de leur ancienne salle des séances au Louvre, n’implique aucun jugement de valeur littéraire, et le nom de plusieurs de nos prédécesseurs a survécu seulement par le souvenir de leurs excentricités.

Une trentaine de volumes de théologie, de piété et d’histoire, la Vie de David, celle de Salomon et celle de trois ou quatre de nos rois, l’Éloge de Bossuet et les Annales de l’Église, plus quelques discours prononcés à l’Académie, dont il fut trente ans membre et longtemps doyen, tout ce bagage ne sauverait pas de l’oubli l’abbé François Timoléon de Choisy, et si son nom surnage, c’est à cause de quelques désordres de jeunesse racontés dans des Mémoires fort lestes et dans un petit roman galant.

C’était bien la peine de se convertir et de composer une adaptation moralisée de l’Astrée et des Dialogues sur l’Immortalité de l’âme, pour que le public ne se rappelle que les plus frivoles ouvrages de l’abbé ! Au fait, si sa conversion avait été si profonde et si totale, est-ce que Choisy n’aurait pas brûlé au moins son Histoire de la comtesse des Barres, aussi licencieuse que Faublas, et plus galante que les Liaisons dangereuses ? On devrait toujours se méfier des auteurs qui font pénitence et se rappeler le mot admirable de Lully à son lit de —mort : son confesseur lui fit jeter au feu la partition manuscrite de son dernier opéra ; le prêtre une fois parti, le musicien glissa à l’oreille de son fidèle élève Colasse : « J’en avais une autre copie ! »

La singulière existence de Timoléon de Choisy tient tout entière dans le ravissant frontispice de sa biographie, publiée à Lausanne en 1748 : à gauche, un petit amour, nu comme un chérubin, à l’exception d’un rabat et d’un bref manteau d’abbé de Cour, se farde devant une glace, à droite, le même personnage, avec le même rabat, le même manteau, mais complétés par un habit et une culotte, est assis à son bureau, près d’une bibliothèque garnie de lourds in-folio. À droite comme à gauche, c’est de notre abbé qu’il s’agit. Homme d’église et de science, ou coquette ? On pense à la charmante épigramme d’Ausone :

La nature hésitait : ferait-elle un garçon ou une fille ?...

Ou encore à l’argument en prose d’un poème que Chénier n’a pas eu le temps de mettre en vers, sur cet adolescent qui « ressemble encore à une vierge et peut devenir un homme ou une fille ».

 

Issu d’une famille de noblesse assez récente, François Timoléon de Choisy naquit à Paris le 16 août 1644, son père était chancelier de Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, sa mère, petite-fille du chancelier de l’Hospital, très répandue à la Cour et pensionnée par le Roi, était une intrigante qui, nous dit Mlle de Montpensier dans ses Mémoires, « allait comme les girouettes à tous les vents ». Elle éleva notre héros en parfait courtisan : « Ne voyez, lui disait-elle, que des gens de qualité... Il vous en restera toute votre vie un air de civilité qui vous fera aimer de tout le monde. » Le conseil était bon. Choisy le suivit.

Très jeune, il montra des goûts étranges : il aimait les fards, les parfums, la poudre, les bijoux. Élevé dans les jupes de sa mère, il prit l’habitude des vêtements féminins, si bien que, resté imberbe à la suite de longs traitements de beauté, on le prenait souvent pour une jeune fille. En ce milieu du XVIIe siècle, où les hommes étaient aussi coquets que les femmes et dépensaient autant pour leur ajustement, les ballets, le théâtre, les romans et les divertissements de Cour font une grande place aux travestissements. Combien d’aventures où des jeunes filles habillées en cavalier se font enlever — mais aussi combien de galants empruntent les habits de l’autre sexe pour pénétrer dans les couvents les mieux gardés ! Ajoutons que, plus d’une fois, Choisy se livra à d’assez longues fugues : « J’ai joué, a-t-il écrit, la comédie cinq mois durant sur le théâtre d’une grande ville comme une fille. Tout le monde y était trompé. » Ailleurs, il nous dit que cette ville était Bordeaux, mais la partie de ses Mémoires où il racontait cette période de sa vie a été supprimée dans son manuscrit.

Ce goût pour les vêtements féminins, François Timoléon ne pourra plus s’en défaire. Cependant, on lui fit prendre le petit collet le 1er janvier 1663 et il reçut l’abbaye de Saint-Seine, en Bourgogne, après avoir brillamment soutenu ses thèses de théologie. Ajoutons qu’en ce temps-là, Choisy n’était pas seul à confondre robe et soutane. Son biographe, Jean Mélia, rapporte que lui aussi, l’abbé d’Entragues, portait cornette et corset et il cite une chanson sur :

Vaudrun, Caumartin et Choisy,

Trio le plus saint de notre âge.

En 1666, Mme de Choisy mourut, laissant 70 000 livres à chacun de ses enfants, malgré tout ce qu’elle avait perdu au jeu ! L’abbé, riche déjà de 24 000 livres de rentes et de divers bénéfices, abandonna à ses frères la moitié de sa part, mais il garda pour lui des meubles et surtout les bijoux : « Je me voyais des pendants d’oreille de 10 000 francs, une croix de diamants de 5 000 et trois bagues : c’était de quoi me parer pour me faire belle. » Ainsi attifé, il allait dans les salons et il assure que Mme de La Fayette lui conseilla de s’habiller tout à fait en femme. Il suivit son conseil et lui rendit visite « avec une belle robe, du fard et dix à douze mouches. » Mme de La Fayette le complimenta et M. de La Rochefoucauld, « qui se trouvait alors chez cette dame, applaudit fort ». J’adore cette phrase « qui se trouvait alors chez cette dame » !

Muni de cette approbation, Choisy aurait eu tort de se gêner. Il s’était fait « repercer les oreilles, les anciens trous étant rebouchés ». Il allait, ainsi vêtu, à l’église et au théâtre, et se faisait appeler Mme de Sancy. Bien entendu, il ne résidait guère dans son abbaye de Bourgogne, et son séjour préféré était Paris, où il avait meublé une jolie maison du Faubourg Saint-Marceau. Tous ses divertissements n’étaient pourtant point féminins : c’est ainsi qu’il lui prit fantaisie de faire un tour aux armées. Il se fit emmener par son ancien camarade de jeux, le cardinal de Bouillon, en Hollande, à la suite de Louis XIV, et, le 12 juin 1672, il assista à ce fameux Passage du Rhin, où la Muse de Boileau resta à sec sur le sable. Là, il rencontra le jeune Longueville, à qui il avait fait cadeau, quelques mois plus tôt, au siège d’Orsoy, d’une canne à pommeau d’or. Longueville galopait à cheval au bord du fleuve et lui cria en passant : « Adieu l’abbé, je n’ai pas votre canne aujourd’hui ! » Deux heures après, on le rapportait mort, « le corps en travers d’un cheval, la tête d’un côté et les pieds de l’autre : des soldats lui avaient coupé le petit doigt gauche pour voler un diamant. »

Cela eût pu devenir l’amorce d’une conversion, mais ces sentiments édifiants durèrent peu. De retour à Paris, la pseudo Mme de Sancy retrouvait ses succès. Parfois aussi elle essuyait quelque avanie. C’est ainsi qu’un soir, à l’Opéra, où Choisy, en robe blanche à fleurs d’or, était allé saluer la duchesse d’Uzès qui se trouvait dans une loge avec le Dauphin, M. de Montausier, gouverneur du Prince, lui fit honte et lui dit d’aller se cacher !

Cet incident public fit scandale et, ne pouvant se décider à changer de vie, notre androgyne résolut de quitter Paris pour la province, où il pourrait satisfaire ses goûts sans esclandre. Un petit roman, l’Histoire de la comtesse des Barres, nous a laissé le récit de cette équipée.

Choisy prit le carrosse de Bourges, accompagné de son valet de chambre, le fidèle Bonju, et se mit en quête d’une maison de campagne à vendre dans les environs. On lui signala le château de Crépon, appartenant à un trésorier nommé M. Gaillot. Il l’acheta, tout meublé, pour 28 000 livres, et il envoya son homme d’affaires, M. Acarel, prendre possession du domaine au nom de la comtesse des Barres, jeune veuve qui souhaitait s’y établir.

Il écrivit à ses frères qu’il allait voyager deux ou trois ans à l’étranger et partit dans un carrosse peint en noir, comme il sied à une veuve de qualité. Quelques jours après, il commençait sa nouvelle vie sous le nom de la comtesse des Barres, châtelaine de Crépon, recevant les gentilshommes du voisinage et retenant sans façon à souper le curé du village.

Ici, l’histoire commence à devenir scabreuse, et nous donnerons moins de détails que Choisy n’en a donné lui-même. Précisons cependant que si notre héros aime les vêtements féminins, il a le même goût pour le sexe qui les porte. Son cas psychologique est donc bien différent de celui d’invertis comme Monsieur, frère du Roi, ou comme le ténébreux Chevalier de Lorraine. De plus, Choisy est incapable de méchanceté volontaire : esclave de ses sens, il court après le plaisir, mais nous restons loin de l’Affaire des poisons, de la mort d’Henriette d’Angleterre, ou, plus tard, des débauches du marquis de Sade. Avec lui, jamais l’intrigue amoureuse ne côtoiera le drame, mais masques et déguisements y tiennent une grande place, comme dans cette Astrée qu’il devait plus tard « épurer selon les préceptes de la morale » ; au château de Crépon, ainsi que dans les comédies de Shakespeare, le double travesti mettra face à face, pour d’ambiguës déclarations et de galants entretiens, un jeune homme habillé en demoiselle et une fille déguisée en garçon. Mozart saura, dans les travestissements multiples de ses opéras, user des mêmes équivoques.

Voici donc notre pseudo-comtesse des Barres en robe d’argent, avec des rubans jaunes et en corset « rembourré par-devant pour faire croire qu’elle avait de la gorge. » Sa peau était douce et blanche, elle frottait tous les jours son cou « avec de l’eau de veau et de la pommade de pied de mouton » et portait, selon la mode du temps, un masque pour se garantir du hâle. Dans la société de Bourges, « la comtesse » fit bientôt fureur, aussi bien par sa beauté que par son esprit et par son talent sur le clavecin. De son côté, il — l’abbé — ou elle — la comtesse — fut sensible à la beauté d’une jeune fille, Mlle de la Grise, et l’invita à venir passer huit jours au château de Crépon, « pour lui apprendre à se coiffer ». Profitant de l’extrême naïveté de cette ingénue, Choisy en fit sa maîtresse. Ce fut pendant quelques jours et quelques nuits une existence charmante, que le séducteur a racontée avec un cynisme digne de Casanova. Ne craignant, sous son costume féminin, aucun soupçon, il se mettait tranquillement au lit devant ses invités avec Mlle de la Grise et « l’embrassait comme eût fait une sœur aînée ».

Le brave curé de Crépon et l’ancien propriétaire, M. Gaillot, l’encourageaient : « C’est ma petite femme », disait Timoléon sur le ton de la plaisanterie, et l’Agnès berrichonne, à qui l’esprit commençait tout de même à venir, répondait : « Vous êtes donc aussi mon petit mari. » Et M. Gaillot s’écriait finement : « Je m’offre à nourrir tous les enfants qui viendront de ce mariage ! » Ce curieux mélange de gauloiserie et de naïveté est bien dans la tradition des fabliaux, mais plus d’un fils de famille, vers la même époque, fit connaissance, pour beaucoup moins, avec les tours de la Bastille !

Quelques semaines passèrent ainsi, fort agréablement, puis notre héros entreprit, dans les mêmes conditions, la conquête de Mlle du Coudray, fille de l’intendant de Bourges, mais celle-ci, « plus fine et peut-être plus instruite que Mlle de la Grise », ne lui accorda que de menues privautés. Choisy fut ensuite l’amant d’une petite comédienne de seize ans nommée Rosélie, qu’il faisait habiller en garçon et qu’il appelait Monsieur Courtois. Mais voilà qu’au bout de quelques mois, le pauvre Monsieur Courtois « a mal au cœur, et perd l’appétit ». Choisy fit alors reprendre à Rosélie ses habits de fille et la mit dans le coche de Paris. Là, elle accoucha d’une fille que Timoléon fit parfaitement élever, il la dota quand elle eut seize ans et la maria avec un bon gentilhomme. Tout cela dénote de mauvaises mœurs, mais un excellent naturel.

Choisy eut encore d’autres liaisons, notamment avec Mme Bossuet, la nièce de Bossuet, qui était alors précepteur du Dauphin. Le grand prédicateur apprécia médiocrement la conduite de sa parente, et fit rechercher la dévergondée par la police pour l’enfermer dans un couvent.

Les récits qui nous sont parvenus de toutes ces intrigues sont extrêmement confus et il est d’autant plus difficile d’en établir la chronologie qu’elles sont entremêlées de voyages et de longues fugues. Choisy s’était démis de son abbaye de Saint-Seine et menait une vie scandaleuse de joueur et de libertin, où son patrimoine fut largement écorné. Devons-nous croire, comme le dit un biographe, que le Roi, « instruit de ces dérèglements, le menaça sérieusement d’y mettre ordre s’il ne se corrigeait » ? C’est possible, mais comment ne pas nous rappeler les vers de La Fontaine :

Selon que vous serez puissant ou misérable,

Les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir.

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LE CONCLAVE

Ici, changement à vue. Sur ces entrefaites, en 1676, on apprit la mort du pape Clément X. Le cardinal de Bouillon, qui avait toujours protégé Timoléon, se rendit au conclave. Il offrit à son vieil ami de l’accompagner. Choisy obtint la permission du Roi et rejoignit à Lyon le cardinal : « Savez-vous l’italien ? lui demanda celui-ci. — Oh, monseigneur, répliqua notre homme, nous ne serons à Rome que dans quinze jours. Je le saurai quand nous arriverons ! »

Pendant la première partie du conclave, Choisy se morfondit dans l’inaction : Bouillon ne lui confiait rien, et, du reste, ne savait lui-même pas grand-chose ! La chance l’aida : le cardinal de Retz, doyen des cardinaux français, et, comme tel, seul habilité à parler en leur nom au conclave, eut la goutte et s’ennuya. Choisy alla lui tenir compagnie et sut le divertir. Dès le lendemain, il eut ses entrées aux réunions des cardinaux français et se vit bientôt chargé de rédiger toutes leurs dépêches. Le conclave était divisé, nos cardinaux l’étaient également : Retz et Bouillon soutenaient le vieux Grimaldi, qui avait plus de quatre-vingts ans et dont l’élection aurait permis de revenir au système dit de la passe, consistant à élire un pape aussi âgé que possible, de manière à ménager les espoirs des plus anciens cardinaux. De leur côté, les cardinaux d’Estrées et de Bonzy soutenaient Odescalchi, candidat de l’Empereur et de l’Espagne, qui aurait déjà été élu au précédent conclave, en 1670, si la France ne lui avait « donné l’exclusive ». Choisy manœuvra si habilement qu’il parvint à obtenir de Louis XIV la levée de cette exclusive. Dès qu’il eut l’accord de Versailles, le cardinal de Bouillon demanda audience à Odescalchi. Une demi-heure se passa en propos insignifiants, puis le cardinal prit congé, laissant son conclaviste seul avec le futur Innocent XI. Choisy, se prosternant devant lui, lui dit : « Ho baciato il primo gli piedi di vostra Santità ! — J’ai été le premier à baiser les pieds de Votre Sainteté. L’autre répondit : « Non è ancora» — Il n’y a pas encore de Sainteté. » Mais l’affaire était dans le sac !

Choisy n’eut d’ailleurs point à se réjouir d’une élection à laquelle il avait tant contribué : en effet, Innocent XI se montra durant tout son pontificat résolument hostile à la France, à qui il ne pardonnait sans doute pas de lui avoir fait attendre six ans la tiare...

 

Le spectacle des intrigues romaines n’était guère fait pour inspirer des résolutions morales à notre héros. De retour à Paris, il reprit son ancienne vie de dissipation, avec la seule différence que ses pertes au jeu l’avaient obligé à restreindre ses dépenses en robes et en bijoux. Cependant, en 1683, la mort de la reine Marie-Thérèse d’Autriche, dont il avait été le familier, lui inspira des réflexions sérieuses sur l’incertitude des choses humaines. Une fièvre violente et soudaine l’abattit. Il se fit transporter, pour y être soigné, au Séminaire des Missions étrangères, qui existe encore, rue de Babylone, et bientôt, il fut condamné par les médecins. Un d’entre eux déclara à trop haute voix : « Il ne sera plus en vie dans deux heures ! » Choisy l’entendit, et se vit en face de la mort. Dans son Dialogue sur l’immortalité de l’âme, il a raconté le rêve ou la vision qu’il eut alors, après avoir reçu les derniers sacrements.

« Je me vis dans un lit entouré de prêtres, au milieu des cierges funèbres, des parents tristes, les médecins étonnés, tous les visages m’annonçant l’instant fatal de mon éternité.... Je crus voir les cieux et les enfers. Je vis ce Dieu si redoutable sur un trône de lumière environné de ses anges. Il me sembla qu’il me demandait compte de toutes les actions de ma vie, des grâces qu’il m’avait faites et dont j’avais abusé, et je n’avais rien à lui répondre. »

Assisté pendant sa maladie et sa convalescence par son vieil ami l’abbé de Dangeau, il eut avec lui des entretiens sur la foi. Dangeau, né dans le protestantisme, avait été converti par Bossuet ; il convertit à son tour Choisy et ils rédigèrent ensemble quatre Dialogues, sur l’Immortalité de l’Ame, sur l’Existence de Dieu, sur la Providence et sur la Religion, qui furent édités en 1684 chez Cramoisy et connurent un tel succès qu’on les réimprima jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Je dois avouer que les vignettes qui représentent Choisy et Dangeau discutant, tantôt au coin du feu, tantôt au bord d’une rivière, tantôt dans le jardin des Missions étrangères, sont plus intéressantes que le texte !

On s’est demandé si une conversion aussi prompte fut sincère. Nous n’avons aucune raison sérieuse d’en douter, et d’Alembert raconte, non sans malice, que Dangeau, à qui l’on faisait compliment de la rapidité avec laquelle il l’avait obtenue, répondit : « Hélas, à peine ai-je eu prouvé à cet étourdi l’existence de Dieu, que je l’ai vu prêt à croire au baptême des cloches ! »

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L’AMBASSADE AU SIAM

Notre néophyte vivait paisiblement au Séminaire des Missions, lorsque son ami Bergeret, premier commis au Ministère des Affaires étrangères, lui apprit qu’on songeait à envoyer une ambassade au roi de Siam pour lui proposer de se faire chrétien. « C’est là, exposa Bergeret, un emploi digne d’un ecclésiastique habile et zélé. Le ministre des Affaires étrangères vous serait certainement favorable, mais la désignation de l’ambassadeur dépend du ministre de la Marine. » Notre abbé, saisi « par l’ambition apostolique d’aller au bout du monde convertir un grand royaume », fit agir son ami le cardinal de Bouillon, mais il était déjà trop tard, et le chevalier de Chaumont avait été nommé deux jours plus tôt à l’ambassade. « Je ne perdis pas courage, écrit Choisy, les idées de missions étaient entrées trop avant. » À défaut du titre d’ambassadeur, il se contenterait du rang plus modeste de coadjuteur d’ambassade, il fit valoir que le chevalier de Chaumont pouvait mourir pendant ce long voyage, qu’en outre il n’était peut-être pas assez bon théologien pour instruire dans notre religion le roi de Siam, si celui-ci voulait se convertir : bref, il fit tant qu’il emporta la place.

Ruiné comme il l’était, il eut du mal à rassembler l’argent nécessaire pour préparer son expédition. Seul, le cardinal de Bouillon lui donna mille écus, pour le reste, il fallut passer par les usuriers, car ses frères, violemment opposés à son départ, ne lui avancèrent pas une pistole !

L’un d’eux lui rappela un vieil horoscope, d’après lequel il était menacé d’un grand péril sur l’eau, mais Choisy ne s’arrêta guère à ces considérations. Un passage curieux de ses Mémoires, supprimé dans les éditions anciennes, mais publié en appendice dans la Vie de M. l’abbé de Choisy (1748), nous le montre sceptique en ce qui concerne sorciers et diseurs de bonne aventure. Il y raconte comment un sorcier, qui devait lui faire voir des prodiges chez un de ses cousins, nommé Maniban, « fut glacé et dit tout bas à Maniban qu’il ne ferait rien en ma présence. Voyant le chagrin des dames, je n’en voulus pas être cause et m’en allai. Le lendemain, les autres racontèrent qu’ils avaient vu le Diable ou quelque chose d’approchant. » Pourtant, dans son Voyage de Siam, Choisy avouera que la prédiction rappelée par son frère devait lui revenir à l’esprit un jour « à quatre mille lieues d’ici, dans une tempête qui nous approcha fort du centre du monde ».

Nous pour qui le voyage d’Extrême-Orient dure quelques heures, à bord des avions intercontinentaux, nous avons quelque peine à nous représenter ce qu’était cette expédition au XVIIe siècle, en passant par le Cap de Bonne Espérance !

Favorisée par des vents propices, l’ambassade fit le voyage aller du 3 mars au 24 décembre 1685 et le retour du 22 décembre au 18 juin suivant, soit treize mois de navigation, coupés par une brève escale au Cap.

L’expédition était formée du vaisseau l’Oiseau, de quarante-six canons, et de la frégate la Maligne, de vingt-quatre canons. Elle quitta Brest le 3 mars 1685 à huit heures du matin, mais le vent tomba devant Camaret, on en profita pour renvoyer à terre un passager clandestin et l’on repartit le soir, par une assez grosse mer « qui rendit malade à peu près toute la gent à bréviaire ». Choisy décrit avec beaucoup de bonne humeur la vie à bord. Pour s’occuper, il étudiera le portugais et l’astronomie avec les Jésuites de la mission, mais une première déception l’attend : il s’aperçoit que l’ouvrage de Fernando Mendes Pinto, qu’il a acheté dix-huit francs rue Saint-Jacques, pour apprendre le portugais en lisant un livre agréable, est dans une traduction espagnole ! Je me demande si Jules Verne, grand lecteur de voyages anciens, ne s’est pas souvenu de ce trait pour raconter la mésaventure de l’inoubliable Paganel dans les Enfants du Capitaine Grant ?

Voyageant par mer pour la première fois, l’abbé est curieux de tous les animaux qu’on rencontre, voici les dorades, qui sont « or, argent, azur », voici d’innombrables oiseaux, les fous, les margots, et même les damiers : « un gros oiseau sur le ventre duquel on jouerait fort bien aux échecs ». Les échecs sont un des triomphes de Choisy, il gagnera toutes les parties à un de ses compagnons, le comte de Forbin, jusqu’au jour où, s’apercevant qu’il y prend un plaisir de vanité, il s’appliquera à perdre, par esprit de mortification !

La vie à bord est assez édifiante : on fait la prière le soir, et, le matin, « on entend la messe, on ne jure point, on ne joue point aux cartes, mais on danse quand il fait beau ». Piètre musique : « On danse au violon, car nous n’en avons qu’un. »

Choisy s’accommode parfaitement de la cuisine du bord. Mais qu’aurait dit sa pauvre mère, qui avait banni de sa table toutes les épices, « de peur que son fils ne se sentît échauffé, en le voyant vivre de merluche, de hareng, d’anchois et, sur le tout, un petit trait d’eau-de-vie ». Sur mer, à part une ou deux tempêtes, l’existence est monotone et il n’y a pas grand-chose à voir, sauf aux escales. Au Cap, par exemple, Choisy nous montre les jardins de la colonie pillés par les singes, qui aiment fort les melons : « Ils entrent à la file dans le jardin et font passer les melons de main en main. Ils s’en retournent à trois jambes, chacun un melon à la main et, quand on les poursuit, ils mettent le melon à terre bien proprement et se défendent à coups de pierre. » À Batavia, il voit une petite fille de six ans « qui apprenait à fumer à un petit garçon de quatre ou cinq ». À Java, les femmes qui chiquent le bétel ont l’air d’avoir la bouche et le menton couverts de sang, comme si on leur avait arraché trois ou quatre grosses dents.

Parfois, il se livre à des réflexions morales. Il craint qu’un lecteur ne les trouve un peu longues, « mais, en vérité, la mer en colère est un prédicateur pathétique, et le Père Bourdaloue se tairait devant elle ». Tout compte fait, ce voyage lui aura été utile : « Je n’aurai guère offensé Dieu pendant deux ans... Les tentations sont à trois ou quatre mille lieues d’ici. J’étais déjà résolu, avant de partir de Paris, de me donner entièrement à l’Église. Je vis du bien de l’autel : ne faut-il pas servir l’autel ? J’espère que Dieu me fera la grâce de prendre les ordres à Siam. » Effectivement, c’est ce qui arrivera et, le 7 décembre, Choisy reçoit les quatre ordres mineurs, puis les trois ordres majeurs : sous-diacre le 8 décembre, diacre le 9. Enfin, la prêtrise le 10, et il écrit : « Me voici donc prêtre. Quel terrible poids je me suis mis sur le dos ! Il faudra le porter et je crois que Dieu, qui connaît ma faiblesse, m’en diminuera la pesanteur. »

Toute la partie du séjour au Siam est un peu encombrée par mille détails de cérémonial et de protocole. Finalement, le Roi de Siam ne se fit pas chrétien et l’ambassade dut se contenter de beaucoup de bonnes paroles et de somptueux cadeaux destinés à la Cour de Versailles, notamment deux « éléphants de poche » destinés aux petits ducs de Bourgogne et d’Anjou, et dont chacun pesait bien autant que six bœufs !

L’ambassade repartit le 22 décembre. On eut beaucoup de peine à faire entrer les bagages sur les deux vaisseaux, d’autant plus qu’on ne savait pas si la guerre n’avait pas éclaté en Europe : « Il faut que nos batteries soient libres, afin de n’être pas pris comme des coquins. »

Le retour fut sans histoire. Le jour des Rois de 1686, Choisy célébrait sa première messe, le 3 mars, il fit son premier sermon, dont il improvisa une bonne partie. La navigation se poursuivait, monotone, les seuls incidents que rapporte notre voyageur sont de fréquentes erreurs de point, une collision sans gravité avec un bateau hollandais et parfois la mort d’un matelot, que Choisy note en deux lignes : « On vient de jeter un matelot à la mer. Il faut bien que de temps en temps quelqu’un prenne congé de la compagnie. »

Le 7 juin, l’Oiseau était en vue d’Ouessant, où il manqua couler une grosse barque de pêcheurs, le 18, enfin, il mouillait en rade de Brest, ayant heureusement achevé son périple de sept ou huit mille lieues.

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L’ACADÉMIE

À son retour en France, certaines désillusions attendaient le nouveau prêtre. Son protecteur, le cardinal de Bouillon, avait été disgracié et exilé. Choisy lui resta fidèle, et cela lui valut quelques désagréments. Le ministre Louvois affecta de considérer avec mépris les présents rapportés par l’ambassade et demanda ironiquement si le tout valait quinze cents pistoles. Choisy, un peu vexé, répliqua que, rien qu’au poids, il y en avait pour vingt mille écus d’or pesant, sans compter la façon, ni les porcelaines et les tapis ! Il y eut notamment des difficultés à propos des cadeaux que Choisy avait rapportés pour le cardinal de Bouillon et le Roi lui exprima son mécontentement. Se rappelant les conseils de sa mère, le voyageur se retira de nouveau au séminaire des Missions étrangères et édita son Journal de voyage, puis il prépara son retour à Versailles en dédicaçant au Roi, avec des flatteries à étouffer un homme, une Interprétation des Psaumes, suivie d’une Vie de David, qui parut en 1687. Louis XIV, à qui son confesseur, le Père de La Chaise, avait parlé en faveur de Choisy, accepta la dédicace et donna audience à l’abbé. L’année suivante, il lui permit même d’aller rendre visite au cardinal, qui traînait son exil et ses maladies loin de Paris. Rentré en grâce auprès du Roi, Choisy fut élu, le 17 juillet 1687, à l’Académie française, au fauteuil rendu vacant par le décès du duc de Saint-Aignan.

Il ne restait plus un seul des quarante premiers académiciens, ceux de 1634 : le dernier survivant, Habert, était mort en 1672. Dans l’intervalle, une soixantaine de nouveaux avaient pris séance et certains fauteuils, comme celui où l’abbé de Choisy allait s’asseoir, avaient déjà vu passer quatre titulaires avant lui.

En 1687, l’Académie comptait quelques très grands écrivains Bossuet, Racine, Boileau, La Fontaine. Il restait encore un Corneille, mais c’était Thomas, bientôt allaient être élus Fénelon et La Bruyère. Le secrétaire perpétuel était Régnier-Desmarais, savant grammairien, qui avait succédé à l’original Mézeray, toujours habillé comme un mendiant et passant toutes ses soirées chez un cabaretier de la Chapelle, à qui il légua toute sa fortune.

Il fut reçu le 25 août suivant, jour de la saint Louis, devant une assistance extrêmement brillante. « Si les lois de l’Académie le permettaient, déclara-t-il en commençant, je garderais aujourd’hui un silence respectueux, j’imiterais les nouveaux cardinaux qui, en prenant leur place dans le Sacré-Collège, ont quelque temps la bouche fermée. »

Pour cette harangue, très brève, qui suivait le canevas habituel : éloge du prédécesseur, du cardinal de Richelieu et de Louis XIV, il avait pris les conseils de Racine, et celui-ci écrivait à son ami Boileau, le 4 août, comment Choisy « avait été élu sans opposition après avoir pris tous les devants qu’il fallait auprès des gens qui auraient pu lui faire de la peine », et il ajoutait : « Il fera, le jour de la saint Louis, sa harangue, qu’il m’a montrée : il y a quelques endroits d’esprit. Je lui fais ôter quelques fautes de jugement. M. Bergeret fera la réponse : je crois qu’il y aura plus de jugement. »

Dès lors, les aventures sont bien terminées et Timoléon de Choisy arrivera paisiblement à la vieillesse, publiant une trentaine de volumes, allant de l’Histoire Sainte à des contes moraux pour les enfants. À l’Académie française, il s’occupait surtout du Dictionnaire et des questions grammaticales. Quand la Compagnie entreprit la révision de son Dictionnaire en vue de la seconde édition, elle se partagea en deux bureaux et l’abbé de Choisy tint la plume dans l’un d’eux. Plus tard, réunies, ces deux Commissions publièrent en 1704 des Observations sur les remarques de Vaugelas. Il ne reste malheureusement rien dans nos archives de tous ces travaux préparatoires, et tout ce que nous savons, c’est que la deuxième édition de notre Dictionnaire marqua un progrès considérable sur la première, surtout parce qu’elle substitue l’ordre alphabétique au classement par racines, adopté en 1694.

En 1692 déjà, Choisy avait réuni chez lui quelques lettrés et savants, qui prirent le nom d’Académie du Luxembourg.

J’ai feuilleté, dans les manuscrits légués par l’abbé à M. d’Argenson et qui sont conservés aujourd’hui à l’Arsenal, les comptes rendus de cette Académie. Elle tint sa première séance le 8 janvier 1692 chez son fondateur. En dehors de lui, cette compagnie comprenait douze membres : les abbés de Mailly, de Dangeau, Têtu, Renaudot et Caumartin et MM. Bon, d’Herbelot, de Guénégaud, Perrault, Fontenelle, Guillard et le Président Cousin. Elle se réunissait tous les mardis, de trois heures à cinq heures l’hiver et de quatre à six l’été.

Quelques sages dispositions avaient été prises. En particulier, les membres s’étaient promis réciproquement « de ne parler des nouvelles qu’en entrant ou en sortant, et, dès qu’on serait quatre ou cinq, on s’occuperait de sciences ».

La première question discutée fut de savoir pour quelle raison le Cours la Reine à Paris s’appelait ainsi, bien qu’on n’y fît aucune course. L’abbé Renaudot indiqua que ce nom venait du Corso à Rome, où se donnaient des courses de chevaux et de buffles et où les carrosses se promenaient le soir.

Le 29 janvier, le même Renaudot parla des os d’un géant, qu’on avait découverts près de Salonique. Le consul de France en cette ville mandait que le squelette avait trente-neuf pas de long ! Là-dessus, la Compagnie discuta pour savoir s’il avait existé vraiment des géants, et conclut que la question était pour le moins douteuse.

Le 8 avril 1692, on discuta au sujet de la maladie appelée plique polonaise, à laquelle Balzac croyait encore, et dont il a fait une description terrifiante dans ses romans.

Le même jour, se déroula une amusante discussion sur les chapeaux de castor, qui sont revendus sept ou huit fois, subissent autant de transformations et font plusieurs milliers de lieues, avant d’aller finir à Bogota ou au Mozambique.

Bientôt, les membres se montrèrent moins assidus aux séances. Après être venus régulièrement en février, mars et avril, ils ne tinrent en mai que deux réunions et la dernière eut lieu le 12 août 1692. Signalons que, trente ans plus tard, l’abbé Alary, avec le Club de l’Entresol, prit une initiative analogue, mais ce Club, lui non plus, ne dura pas très longtemps.

L’abbé de Choisy avait hérité de son frère Balleroy, le château que sa mère avait fait construire par Mansart, mais, toujours joueur et dépensier, il ne tarda guère à le vendre pour payer ses dettes. Tout à la fin de sa vie, passant un jour devant ce domaine, eut ce cri du cœur « Ah, je le mangerais bien encore ! »

L’abbé n’était pas un paresseux : il publia, en 1719, le onzième et dernier volume de son Histoire de l’Église. On compara plaisamment cette histoire à celle de l’abbé Fleury, et, comme Choisy l’avait suivie d’assez près, on ne manqua pas de dire que l’abbé Fleury s’était montré choisi dans son langage, tandis que Choisy était fleuri dans son style !

Notre héros n’avait rien changé à ses habitudes : il continuait à porter des habits féminins et « les candidats à l’Immortalité qui venaient lui faire leurs visites académiques étaient reçus par une douairière que les ans avaient fanée, mais toujours étudiée dans sa toilette, soignée dans son élégance, aimable, gracieuse et d’une politesse raffinée ».

Cependant, en 1723, se trouvant doyen d’élection de l’Académie, il remplaçait le directeur pour recevoir l’abbé d’Olivet. Ce fut une des dernières séances auxquelles il devait assister et, le 2 octobre 1724, l’Académie apprenait sa mort. L’abbé de Choisy fut remplacé le 16 novembre par le premier président du Parlement, Antoine Portail, qui fut reçu le 8 décembre.

Paradoxal mélange de frivolité et de savoir, de légèreté et de religion sincère, Choisy résume toutes les contradictions d’une époque où ce qu’on a appelé « la douceur de vivre » restait le privilège d’une minorité. Sa curiosité d’esprit et l’élégance de son style ont beaucoup moins fait pour le sauver de l’oubli que la singularité de ses mœurs, mais, il y a deux siècles, mon prédécesseur au secrétariat perpétuel, d’Alembert, se montra un peu injuste à son égard, lorsqu’il lui reprocha d’avoir beaucoup moins travaillé que Fontenelle, son successeur au décanat ! François Timoléon de Choisy fut doyen de notre Compagnie dix ans à peine, au lieu que Fontenelle devait le rester plus de trente ans, et il n’est point donné à tout le monde de vivre un siècle moins quinze jours...