Anticipations et utopies. Discours du Secrétaire perpétuel

Le 18 décembre 1975

Jean MISTLER

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 18 décembre 1975

Anticipations et utopies

PAR

M. JEAN MISTLER
Secrétaire perpétuel

 

Messieurs,

Les hommes de tous les pays et de toutes les époques ont aimé revenir par la pensée vers les temps anciens, ou, tout au contraire, sont allés chercher dans les âges futurs un dérivatif à leurs préoccupations et à leurs soucis. Le siècle où, selon un mot célèbre, on a « le mieux connu la douceur de vivre », je veux dire le XVIIIe, n’a point échappé à cette double tentation. Ses écrivains ont, tantôt évoqué le passé et une Égypte de fantaisie, par exemple dans ce Séthos, qui inspira peut-être La Flûte enchantée, et tantôt projeté dans l’avenir ou dans des pays lointains leurs rêveries et leurs projets de réformes.

À cette tendance se rattachent, par douzaines, des voyages imaginaires vers les Pôles, vers le Centre de la Terre, ou vers des Iles Heureuses, sur lesquelles un soleil tropical verse généreusement la lumière, la chaleur, la richesse, et, sans doute, le bonheur.

Les deux écrivains, les plus féconds de notre XVIIIe siècle, Sébastien Mercier et Restif de La Bretonne, ont, l’un et l’autre, écrit plusieurs volumes d’anticipation ou d’utopie. Je voudrais en analyser devant vous deux spécimens : L’An 2440, de Sébastien Mercier, et La Découverte australe, de Restif, et peut-être ferai-je, pour un de ces polygraphes, appel devant vous d’un oubli fort injuste à mes yeux.

Louis Sébastien Mercier, né à Paris en 1740 et mort en 1814, siégea à la Convention, où il ne vota ni la mort de Louis XVI, ni celle des Girondins. Plus tard, il fut membre de l’Institut. Il a laissé environ deux cents volumes, parmi lesquels une cinquantaine de pièces de théâtre, dont plusieurs tinrent la scène pendant trente ans, à une époque où le goût, pourtant, changeait vite ! L’ouvrage dont je vous parlerai, L’An 2440, parut en 1770, à Londres, prétendait la page de titre, c’est-à-dire à Paris, avec, en sous-titre, « Rêve, s’il en fut jamais » et fut plusieurs fois réédité.

On chercherait vainement, dans les quatre cents pages de L’An 2440, le moindre indice d’un plan. Ici, comme dans son Tableau de Paris, Mercier ne fait pas figure d’essayiste, c’est un journaliste, un reporter, et il note, au hasard d’une promenade fictive, ce qu’il imagine, comme il a noté, dans d’autres promenades réelles, les scènes et les cris de la rue.

Le cadre de son livre est un rêve qui commence en 1768, à la page 14, où le narrateur s’est endormi, après une conversation avec un vieil Anglais, et se poursuit jusqu’à la page 472. Le narrateur s’était couché avec des cheveux blonds, il est devenu un vieillard à la longue chevelure blanche, au visage ridé. Il marche appuyé sur une canne et voûté, cependant, il n’a pas pris l’humeur chagrine qu’amène souvent l’âge.

S’arrêtant devant des affiches, il lit sur une d’elles la date 2440. « Comment est-ce possible ? se demande-t-il. Aurais-je dormi 672 ans ? » Il ne reconnaît pas la ville. Les rues sont droites et larges, il n’entend plus les mille cris de Paris, il ne voit aucun embarras de voitures : « La ville avait un air animé, mais sans trouble ni confusion. » Comme tout cela est vraisemblable !

Le costume suranné qu’il porte, à la mode de 1768, attire bientôt l’attention, on se moque de lui et un passant charitable lui conseille de quitter ce déguisement. « Comment ! répond-il, je ne suis point déguisé du tout, mes habits sont ceux que je portais hier. » Ensuite, il déclare être né en 1740 : il aurait donc sept cents ans, mais cela ne paraît pas impossible aux badauds qui se sont attroupés. Après tout, Mathusalem avait bien vécu neuf siècles !

Voici donc notre auteur qui va et vient dans Paris, sous la conduite du promeneur qui l’a interpellé tout à l’heure et qui se trouve être un savant distingué. L’aspect de la ville a beaucoup changé : la Bastille a été démolie et remplacée par un Temple à la Clémence, on voit des fontaines publiques à chaque coin de rue, les maisons sont couvertes de terrasses, l’Hôtel-Dieu n’existe plus, vingt hôpitaux, répartis dans les divers quartiers, le remplacent et permettent à chaque malade d’avoir un lit pour lui tout seul. Pêle-mêle, Mercier nous apprend que la Presse est libre et que tous les Français sont devenus auteurs : « Chaque homme écrit ce qu’il pense dans les meilleurs moments, et rassemble à un certain âge les réflexions les plus épurées qu’il a eues pendant sa vie. Avant sa mort, il en forme un livre plus ou moins gros. Ce livre est l’âme du défunt, on le lit le jour de ses funérailles, à haute voix. » Mais il n’y a ni jurys, ni prix littéraires !

Sur les places s’élèvent les statues des grands hommes, « leur pied droit foule la face ignoble de leur zoïle ou de leur tyran : par exemple, la tête de Richelieu est sous le cothurne de Corneille. » Ce raccourci surprendra plus d’un historien !

Causant toujours avec son guide, le vieillard apprend qu’on n’enseigne plus le grec ni le latin, « la langue française a prévalu de toutes parts », et la Sorbonne, qui s’obstinait à parler latin, a été « sévèrement admonestée par l’Académie française qui lui a ordonné charitablement de se taire ». Quelle autorité, mes chers confrères, est devenue la nôtre !

Qu’apprend-on à la jeunesse ? « Nous nous contentons de leur enseigner la langue nationale et nous leur permettons même de la modifier d’après leur génie. » Il est bien extraordinaire, si ce régime dure depuis sept cents ans, que les deux interlocuteurs puissent encore se comprendre !

Souffrez ici que j’abandonne pour quelques instants la discussion des idées plus ou moins saugrenues développées par Sébastien Mercier, pour dire un mot de ceux qui, aujourd’hui, soutiennent des thèses analogues. Le Français, la Langue Française est notre bien à tous, et, à ce titre, nous devons la défendre.

Une langue est comme un jardin sans cesse menacé par les intempéries et par les bouleversements de la société.

Dès qu’un jardin cesse d’être entretenu, il devient un terrain vague et les rôdeurs en font un dépotoir. Les urbanistes sont unanimes à regretter que les espaces verts soient remplacés par des bidonvilles. Notre langue est exposée aux mêmes périls : on voit paraître chaque jour, chez des gens qui se disent éditeurs, des livres où chaque page étale les fautes les plus grossières contre la syntaxe et l’orthographe. Je ne demande pas que la loi punisse comme des délits ces manquements à la langue, je voudrais simplement qu’on ne remette pas en cause la mission que l’Académie a reçue il y a 350 ans : veiller sur le jardin Français et en écarter les trimardeurs. S’est son devoir, donc, c’est son droit !

Mercier parle ensuite de la justice, il donne peu de détails sur les tribunaux, mais indique en passant que les lettres de cachet ont été supprimées. Par contre, la peine de mort est maintenue pour les crimes les plus graves. C’est ainsi que notre voyageur assiste à l’exécution d’un fratricide. Devant une foule énorme, le chef du Sénat adresse un discours au condamné et lui fait honte de son crime. Tout le monde pleure. « Voyez, dit le magistrat, nos larmes qui coulent. Jugez vous-même de l’horreur de votre acte. »

Le chef du clergé donne à celui qui va mourir le baiser de paix et le revêt d’une tunique blanche, « emblème de sa réconciliation avec les hommes, puis six fusiliers, le front voilé d’un crêpe, s’avancèrent : le chef du Sénat donna le signal en élevant le Livre de la Loi ; les coups partirent et l’âme disparut ». On peut se demander, en lisant cet épisode, si Mercier, emprisonné par Robespierre et ne sachant pas que le 9 thermidor lui apporterait le salut, était toujours aussi satisfait de ce morceau de style.

La France a encore une religion, « mais sage, éclairée, tolérante, et avec peu de prêtres. » Les ordres monastiques ont été supprimés : « ces moines robustes épousèrent ces vierges pures ». Voyez comme tout s’arrange !

Ce changement dans les esprits est l’œuvre, nous dit Mercier, de la philosophie et de la science et, devant un télescope et un microscope, il met la célèbre page de Pascal sur les Deux Infinis à la portée du grand public : « Le télescope est le canon moral qui a battu en ruine toutes les superstitions. »

Chemin faisant, les deux promeneurs arrivent devant la Bibliothèque royale. Nous ne voyons pas très bien à quoi elle peut encore servir : en effet, on a brûlé « tous les livres inutiles : 800 000 de jurisprudence, 100 000 de poèmes, un million et demi de voyages, un milliard de romans ». Seules ont subsisté quelques feuilles des œuvres de Laharpe et de trois ou quatre autres mauvais auteurs « qui, vu leur extrême froideur, n’avaient jamais pu être consumées ». De tous ces volumes disparus, on a tiré la substance de mille in-folio, qui ont été réduits à leur tour à un petit in-douze.

Mais, allez-vous sans doute me demander, qu’est devenue l’Académie française ? Existe-t-elle toujours ? À coup sûr ! Toutefois, elle a passablement changé. Elle ne siège plus au Louvre, mais à Montmartre, au milieu des bosquets et des anciennes carrières de plâtre. En somme, aux Buttes Chaumont ! L’endroit n’est pas déplaisant, les académiciens sont logés chacun dans un agréable ermitage et se réunissent dans une salle fort sonore, « de manière que la plus faible voix académique se faisait distinctement entendre ». Le nombre des sièges n’est pas fixé à l’avance. Chaque fauteuil est surmonté d’un drapeau, sur lequel on lit le titre des ouvrages de l’écrivain qui y siège, « chacun pouvait s’asseoir dans un fauteuil, sous la seule loi qu’il déploierait le drapeau où seraient inscrits ses titres ».

L’absurdité de cette idée saute aux yeux. Une bonne part du prestige de l’Académie Française tient au fait que, depuis plus de trois siècles, elle a toujours conservé son effectif de quarante membres : dans ce domaine en effet, comme dans beaucoup d’autres, l’inflation conduit vite aux dévaluations.

Peut-être souhaiteriez-vous savoir comment est gouvernée la France de 2440 ? Eh bien, « le gouvernement n’est ni monarchique, ni démocratique, ni aristocratique : il est raisonnable et fait pour des hommes ». J’aurais aimé quelques précisions supplémentaires, mais je suis resté sur ma faim : « La royauté, écrit Mercier, est comme cet épouvantail qu’on place dans un jardin, il écarte les moineaux qui viendraient pour manger le grain », et, un peu plus loin, « Notre roi a tout le pouvoir et l’autorité nécessaires pour faire le bien, et les bras liés pour faire le mal. » Et la société ? Les femmes sont « ce qu’elles étaient chez les anciens Gaulois, des objets aimables et vrais, que nous respectons, que nous consultons dans toutes nos affaires ». C’est un peu vague !

Le voyageur de l’An 2440 est vivement intéressé et, lorsqu’il apprend que le divorce est autorisé, même par simple consentement mutuel, il prend feu et regrette d’avoir sept cents ans : « Oh ! que je suis désespéré d’être si vieux : j’épouserais sur l’heure une de ces femmes aimables. »

Bien que je voie flotter dans mon auditoire un léger sourire, je crois, somme toute, que ce Paris du XXVe siècle offre tout ce qu’il faut pour y vivre heureux. Il est un point, en tout cas, sur lequel vous envierez comme moi le bonheur de nos descendants, c’est le système des impôts. En voici le mécanisme. Dans chaque village, il y a deux troncs, l’un destiné au tribut, l’autre aux dons gratuits. Dans le premier, chacun verse obligatoirement le cinquantième de son revenu (c’est-à-dire DEUX POUR CENT, ô merveille !). Dans l’autre, on met les dons volontaires destinés à financer des fondations utiles, des projets d’intérêt public. Le voyageur demande si personne ne se dispense du tribut qu’il doit payer. — « Point du tout, répond son guide, ce que nous donnons, c’est de bon cœur. Si quelqu’un y manquait, le titre de mauvais citoyen ne le quitterait qu’à la mort. »

Les troncs remplis arrivent à Paris, couronnés de lauriers, on les pèse et une soustraction très simple permet, « en déduisant la pesanteur du coffre, de savoir le poids d’argent que contient chaque tronc ». Et voilà pour la comptabilité du Trésor ! Ajoutons que, tout le long des routes que suivent les fonds, sont dressées des tables champêtres et fleuries, et l’on y boit à la santé du monarque, au son du canon. Une touchante idylle fiscale !

La Loterie a été supprimée : « Nous ne levons plus, sur la partie indigente des citoyens, un impôt aussi cruellement ingénieux. » L’Amérique est libre, la France n’a plus de colonies : « Nous avons sagement, proclame l’homme du XXVe siècle, banni trois poisons physiques dont vous faisiez un perpétuel usage : le tabac, le café et le thé. » Il va sans dire que les eaux-de-vie, marcs et trois-six, produits du sol national, ne sont pas des poisons, mais des nectars bienfaisants !

Viennent ensuite quelques banalités contre le luxe, avec, de temps en temps, un note amusante, par exemple sur l’absurdité des collections de porcelaine : « Un chat, d’un coup de patte, peut faire un dégât pire que le ravage de vingt arpents de terre. »

Mais j’abrège. En lisant un journal, le survivant du XVIIIe siècle note avec surprise qu’il ne comporte pas, comme jadis La Gazette de France, une rubrique de Versailles. « C’est que le Roi réside à Paris », lui apprend son mentor, et cela amène naturellement une visite à Versailles. Du palais, il ne reste que des ruines, des statues mutilées, des portiques effondrés. Sur le chapiteau d’une colonne brisée, un vieillard est assis. On le questionne, et il répond « en versant des torrents de larmes : « Je suis ce Louis XIV qui a bâti ce triste palais. Que les monuments de l’orgueil sont fragiles ! » Le voyageur de l’avenir voudrait en savoir davantage : « J’allais, dit-il, l’interroger, lorsqu’une des couleuvres dont ce séjour était encore rempli, s’élançant des tronçons d’une colonne, me piqua au col et je m’éveillai. » Point final.

J’ai résumé fidèlement L’An 2440. Je l’ai lu sans ennui, malgré le décousu de ses chapitres, ses longueurs et ses naïvetés, mais on est frappé de voir à quel point la France future qu’il prévoit ressemble à ce qu’auraient pu être tous les pays de l’Europe du XVIIIe siècle, après trente ans de despotisme éclairé. Le plus curieux, en effet, dans ce voyage imaginaire, c’est l’absence totale d’imagination ! Qu’il s’agisse de la religion, des mœurs ou de la question sociale, nous n’y trouvons rien qui ne soit dans l’Émile ou dans le Contrat social, et nous mesurons là l’énorme influence exercée, au soir de sa vie, par le philosophe de Genève.

On raconte qu’en 1795, lorsque le Directoire créa l’Institut de France, Sébastien Mercier, soutenu par Bernardin de Saint-Pierre, essaya d’y faire nommer Restif de La Bretonne. Fontanes, qui présidait, aurait déclaré : « Vous nous proposez le citoyen Restif. Il a du génie, mais pas de goût ! » Et Mercier riposta : « Hé ! qui donc, messieurs, a du génie parmi nous ? » Paroles admirables dans la bouche d’un écrivain : en effet, si nous attribuons assez volontiers du génie aux morts, nous nous contentons en général d’accorder un certain talent aux vivants ! Quoi qu’il en soit, Restif ne fut pas nommé, et sa vieillesse, qu’auraient rendue moins misérable les 750 myriagrammes (7 500 kilos de blé) alloués chaque année par l’État aux membres de l’Institut, s’acheva lamentablement.

*
*   *

Restif a écrit au moins autant que Mercier, mais la différence entre eux, c’est celle que crée la présence ou l’absence du génie. On commençait depuis un demi-siècle à s’apercevoir que l’auteur de Monsieur Nicolas et des Nuits de Paris a été le premier écrivain de son temps. Malheureusement, lorsque la vague de l’érotisme triomphant a hissé à sa place le marquis de Sade, dont le cas peut intéresser le psychiatre, mais en qui il est difficile de voir un penseur original et un grand écrivain, les études sur Restif sont devenues plus rares. Nous sommes loin de le connaître à fond, et pourtant l’ouvrage dont je vais vous parler et dont il ne subsiste au monde qu’une dizaine d’exemplaires, est une des œuvres les plus riches d’idées — et de pittoresques folies — de son temps.

Son titre, c’est « La Découverte australe par un homme volant, ou le Dédale français, nouvelle très philosophique. Imprimé à Leipsick ». Au-dessous, on lit une épigraphe tirée des Métamorphoses d’Ovide : « Dédale s’ennuyait de son long exil en Crète. »

Le qualificatif de nouvelle s’applique mal à la Découverte australe. Publié en 1781 en quatre volumes, ce roman, même si nous laissons de côté son quatrième tome, dont le contenu est sans rapport avec le reste, développe, en six cents pages d’une impression serrée, la longue série des aventures de Victorin, le moderne émule de Dédale, et celles de sa famille.

Au récit des faits se mêlent plusieurs développements philosophiques, mais nous y trouvons bien moins de digressions que dans Monsieur Nicolas : manifestement, Restif, comme il l’explique dans sa préface, raconte une histoire dont les péripéties, naissant les unes des autres au fil de la plume, doivent captiver le lecteur et constituent « les fondements adroitement jetés d’un livre de morale physique ».

Le cadre de la fiction est simple. L’auteur a pris, un jour de novembre 1776, une diligence près de Lyon. Il décrit rapidement ses compagnons de voyage, qui lui paraissent dépourvus d’intérêt, sauf un, avec qui il entre en conversation. Ce M. Jenesaisquoi (c’est ainsi que Restif le désigne) lui raconte qu’il est né dans l’Ile Christine, située par zéro degré de latitude et de longitude, c’est-à-dire sous l’Équateur, à la hauteur du Gabon. Or, son histoire est assez étonnante. La voici :

Environ soixante-dix ans plus tôt, un jeune Dauphinois nommé Victorin, fils d’un modeste procureur fiscal, construisit une machine volante, avec l’aide d’un valet de son père, un mauvais sujet, nommé Jean Vezinier. Ce Vezinier voulait enlever une jolie fille, Edmée Boissard (que Restif replacera, en Bourgogne, dans son Monsieur Nicolas), mais il se noie dans un étang. Victorin continue ses expériences, il s’inspire du vol de ces papillons, les atropos, qui sucent le nectar des fleurs avec leur longue trompe et sans jamais se poser, et il réussit à s’envoler avec une machine à ailes battantes.

Observons ici que Restif écrit environ trois ans avant l’invention des aérostats par les frères Montgolfier, mais la solution qu’il envisage pour le vol humain, l’aile battante, imitée de celle des oiseaux et des insectes, n’a pas encore été réalisée aujourd’hui. Il est cependant très amusant de voir comment Restif s’efforce — en multipliant les détails techniques — de nous faire croire à la réalité de sa machine. De fortes courroies de cuir, fournies par un bourrelier, ceignent les reins de l’homme volant, de grandes baleines forment ressorts de rappel dans son dos ; pour l’entrejambe, il a prévu une bande de soie, très souple, qui s’use et qu’il faudra remplacer ; l’empennage est imité de celui des oiseaux rameurs, etc. Trois types de vol sont possibles, désignés par des termes techniques : le vol érecteur, pour prendre de l’altitude, le dépresseur, pour descendre, l’horizontal, qui permet de se déplacer rapidement (sept ou huit lieues à l’heure, semble-t-il).

Dédale construisit sa machine parce qu’il s’ennuyait en prison. Victorin met au point la sienne parce qu’il est amoureux, et quelques chapitre délicieux nous racontent les débuts de la cour qu’il fait à Mlle Christine de Beaumont, fille du châtelain du village. C’est l’atmosphère charmante des premiers chapitres de Monsieur Nicolas et ce sera, au XIXe siècle, celle de Sylvie. Le bouquet de roses blanches que Victorin va cueillir pour Christine, tout en haut d’un grand buisson, la gentillesse avec laquelle la jeune fille soigne sa main déchirée par les épines, je ne pense pas me tromper en disant que Nerval, qui adorait Restif, devait s’en souvenir jusque dans ses derniers sonnets :

Roses blanches, tombez...

Victorin, dès qu’il sent son amour partagé, décide d’enlever Christine, mais ce n’est pas un étourdi, et jamais rapt ne fut aussi minutieusement préparé. Il a repéré, tout en haut d’une montagne déserte, le Mont Inaccessible, une vaste aire aplanie. Il y organisera une exploitation agricole, et, comme un épervier enlève des poulets dans les basses-cours, il enlèvera successivement, dans les champs et les villages, un laboureur, un berger, un tailleur, un cordonnier, et quelques filles, ainsi qu’un bon vieux prêtre qui mariera tout le monde, car Restif tient à la morale ! Enfin, Victorin emporte dans les airs sa bien-aimée, l’installe dans le petit royaume ainsi préparé pour elle, et l’épouse.

Le père, M. de Beaumont, n’est pas très content — on pouvait s’y attendre ! Il porte plainte contre Victorin et celui-ci, passant un jour par Grenoble, a le déplaisir de se voir, pendu en effigie, sur la place ! Comment ne rapprocherions-nous pas cette sentence imaginaire de la condamnation symbolique qui frappa en 1772, le marquis de Sade, à Aix ?

L’esprit positif de Restif entre dans les moindres détails. Pour faire fonctionner son petit phalanstère, comment Victorin se procure-t-il de l’argent ? C’est très simple. Sur le Mont Inaccessible, tout le monde travaille : les couturières cousent des robes à la polonaise, à la circassienne, voire des « croupes-remplies » et des « hanches-postiches » ; les coiffeuses chiffonnent des bonnets ravissants ; le vieux prêtre lui-même « faisait des Cantiques spirituels et des romans pieux, que Victorin allait vendre aux libraires de Lyon ». Ne soyons pas surpris : sur le Mont, nous explique Restif, « l’air est si pur que les têtes y sont extrêmement inventives ». On remarquera ce présent de l’indicatif, « sont » : l’écrivain voit littéralement devant ses yeux l’univers minuscule né de son imagination.

En passant, Victorin a prévu l’utilisation militaire de son invention. Un homme volant peut aisément faire pleuvoir de terribles coups sur une armée en campagne. À l’occasion d’une guerre contre les Anglais, il songe à offrir ses services au Roi de France. Un peu plus tard, sa pensée le porte plus loin : il espère rendre les guerres impossibles et il prépare un grand discours destiné à être adressé, du haut des airs, à deux armées sur le point d’en venir aux mains. Dans ce texte, préfigurant curieusement bien des illusions du XXe siècle, Victorin se propose comme « arbitre des Nations », mais cette idée, lancée en passant, ne sera pas développée dans le roman.

En effet, Victorin jugera bientôt que l’Europe est trop vieille, trop prisonnière de ses rivalités et de ses égoïsmes, pour qu’on puisse y tenter quelque chose de neuf. Christine l’invite depuis longtemps à sortir du cadre trop étroit de ses domaines du Mont Inaccessible : « Ici, lui dit-elle, on a bien l’innocence ou l’exemption des vices, mais l’on y a peu d’énergie, en un mot, si tu n’étais pas l’âme des habitants de notre Mont, ils s’engourdiraient. »

C’est donc dans une entreprise coloniale, ou plus exactement, impériale, que va s’engager Victorin. Il fait d’abord, par la voie aérienne, une reconnaissance avec son fils aîné vers l’Équateur, et, survolant l’Atlantique, ils y aperçoivent de nombreuses îles inconnues. Des îles : berceaux naturels de tous les royaumes d’Utopie, depuis Thomas Morus, et depuis l’Atlantide ! Les eaux-fortes dont Binet a illustré La Découverte australe nous montrent, avec une extraordinaire précision, le harnachement des hommes volants, et le graveur n’a eu garde d’oublier les paniers de vannerie, suspendus à une corde, dans lesquels se trouvent les provisions de bouche, pain et vin, viande et légumes ! Mais je dois abréger : Victorin, rentré en Dauphiné, non sans avoir pris, en passant à Golconde, quelques diamants de la plus belle eau, organise le transfert complet dans l’hémisphère austral de la collectivité du Mont : principautés et royaumes, gloire et richesses sont là-bas, sous l’Équateur, et aussi la nouveauté et l’inconnu !

Pour la nouveauté, pour l’imprévu, ils seront servis ! Ils ne découvriront pas moins de trente îles (sans compter les petites), dont le texte de Restif et les gravures de Binet nous donnent une évocation étonnante.

La première, ce sera l’Ile Christine, du nom de la jeune épouse de Victorin. Elle est habitée par des hommes blafards, qui dorment le jour et vivent la nuit, dont les yeux clignotent et dont le langage est fait de petits cris de souris, ce que Restif désigne par le verbe guiorer, mot bourguignon, je pense, que j’ai déjà vu dans d’autres de ses livres.

La seconde île, la Victorique, ainsi baptisée en l’honneur de Victorin, est peuplée de Patagons, géants de douze à quatorze pieds (plus de quatre mètres), et dépassant, par conséquent, de loin la taille des véritables Patagons d’Amérique. Le fils cadet de Victorin devient amoureux de la fille d’un de leurs chefs et on les marie. La gravure où Binet a représenté la toilette de la fiancée, la jeune Ishmichtriss — nom assez facile à prononcer quand on est enrhumé — cette gravure est fort amusante : on voit la belle, car elle est très belle, livrée aux soins de tous ceux qui la parent pour la cérémonie, un coiffeur, monté sur une échelle, donne la dernière main à ses boucles, une femme de chambre, passant ses épaules et sa tête par l’ouverture d’une poche de la robe, en drape les plis, le fiancé, perché sur des échasses, apporte galamment un bouquet. Enfin, détail auquel nous pouvions nous attendre, étant donné les goûts de Restif et de son graveur, la géante a des pieds minuscules, sur lesquels le chausseur ajuste de ravissants escarpins de soie. Au banquet, chaque Patagon boira deux muids de vin, c’est-à-dire 548 litres, selon la mesure de Paris. Un peu beaucoup, même pour des géants, mais Restif, comme Rabelais, se perd parfois dans les chiffres concernant ses héros.

Bien entendu, deux ou trois phrases légèrement égrillardes nous permettent de comprendre que les Patagons se demandent si la belle Ishmichtriss ne sera point un peu déçue de sa nuit de noces. Eh bien, rassurons-nous ! Le petit mari s’en tirera à son honneur : au matin, toute la tribu défilera devant la chemise virginale, arborée comme un drapeau, et, neuf mois plus tard, un nouveau-né, grand comme un enfant de douze ans, viendra s’ajouter à la famille de Victorin, que Restif appellera désormais la famille royale, ou princière.

Nous passerons assez vite sur les îles suivantes. Elles sont habitées par des populations en quelque sorte métissées entre l’homme et une espèce animale. Nous visitons ainsi les îles des singes, des ours, des chiens, des cochons. D’admirables eaux-fortes de Binet nous font voir les divers paysages et leurs habitants : chaque fois, un couple, nu, occupe le premier plan de la gravure. On notera que, si l’homme apparaît toujours, dans ces images, sous un aspect très bestial, la femme, au contraire, est en général ravissante. La femme-jument, par exemple, avec ses yeux un peu remontés vers les tempes et sa crinière à la mode de 1958, est adorable, et la queue ornant le bas de ses reins ne la dépare nullement. La femme-chienne n’est point laide non plus, ni la femme-génisse, qui « rougit jusqu’au bout des cornes » aux compliments que lui adressent les voyageurs. De franchement hideuses, il n’y a que les femmes-truies, les femmes-grenouilles et les femmes-éléphantes.

Mon premier mouvement, en lisant ces textes, avait été de sourire devant ces mélanges de races ou d’espèces que la Biologie jugeait irréalisables et je voulais renvoyer Restif à ses sources : la mythologie d’Ovide, et les naïfs Bestiaires médiévaux. En pareille matière, il ne faut pas trop se hâter, et un de nos confrères, magicien expert en la production de monstres en laboratoire (vous avez reconnu M. Étienne Wolff), sans me laisser espérer que je verrais un jour prochain, dans la rue, les troublantes créatures de Restif et de Binet, m’a appris qu’on réussissait déjà à hybrider des cellules humaines et des cellules de souris ou d’autres animaux, et que les cellules ainsi obtenues vivaient quelque temps in vitro. Nous sommes encore loin des hommes-chiens ou des hommes-chevaux de la Découverte australe, pourtant, une perspective qu’on pouvait croire folle, il y a quinze ans, n’apparaît plus aujourd’hui comme un rêve, mais comme une étonnante ouverture sur l’avenir.

Cependant, Restif de La Bretonne interrompt, vers la dixième île, toutes ses descriptions pour parler de choses plus sérieuses. Autour de l’Ile Christine, un véritable empire s’est constitué, avec des provinces et des vice-rois. Il lui faut donc une Constitution. Restif commence par donner quelques détails isolés. Nous apprenons, par exemple, que chaque homme se marie deux fois, la première fois, à l’âge de seize ans, avec une femme de trente-deux, qu’il gardera seize ans ; cependant, il s’embrouille vite dans ses calculs. De même, Restif écrit : « Le mélange des races est le moyen qu’emploie Victorin », mais il ne nous explique pas exactement le but que poursuit ce dernier, et souligne simplement qu’il agit à l’inverse des conquérants portugais ou espagnols, coupables de véritables génocides en Amérique.

Peu à peu, s’est constituée une société complète, et Victorin organise un voyage en France « pour y enlever des peintres, des sculpteurs, et même des gens de lettres ».

Et même des gens de lettres ? Quel sens exact devons-nous donner à cet adverbe même ? Marque-t-il la recherche de la perfection, ou bien n’est-ce qu’une allusion discrète à une erreur commise par Victorin ? Je ne pense pas que nous devions nous arrêter à la seconde hypothèse, et pourtant, avec Restif, il faut se méfier : un peu plus loin, en effet, à propos de l’île habitée par les hommes-ânes, il note que Victorin « trouva que ces hommes-ânes pouvaient être utiles, non à faire des académiciens, mais de vigoureux portefaix ». Cette fois, le ton est bien celui de l’ironie. Nous l’absoudrons tout de même, car Restif devait plus tard faire pénitence, en manquant l’Institut.

D’autres îles, d’autres races, viennent ensuite : hommes-chèvres, hommes-grenouilles, hommes-serpents, hommes-lions, chez qui les femmes « sont assez jolies pour cette espèce ». Cependant, les mariages mixtes essayés avec elles n’ont pas donné d’excellents résultats, en effet, « elles jouaient de la dent et de la griffe au moindre mécontentement ».

Cinq ou six îles sont peuplées d’animaux de petite taille : castors, hérissons, etc. Il y a même une Ile Insective, mais la plume de Restif et le burin de Binet ne la décrivent pas. C’est dommage, car les insectes sociaux : abeilles, fourmis, termites, auraient pu fournir matière à des développements curieux.

Dans la vingt-cinquième île, non loin du Pôle Sud, les hommes volants sont très mal reçus par des hommes-oiseaux, et ils pensent même à battre en retraite, pour revenir en force, avec du canon. Pourtant, ils y renoncent, en effet, « c’était un peu s’écarter de leur plan de justice et de tranquillité ». Des petites phrases comme celle-là nous montrent l’opposition absolue entre les idées de Restif et les procédés habituels du colonialisme, et elles nous fournissent une transition vers la doctrine que Restif a enfermée dans son Voyage, comme Rabelais cachait la sienne dans les petites boîtes qu’il appelait des silènes.

C’est vers la fin du tome III de son roman que Restif développe le schéma de l’organisation de l’Empire créé par son héros. Maniaque de règlements comme il l’était, il décrit en détail la société des Patagons, où il n’est pas éloigné de voir un retour à l’Age d’or.

Les femmes, lui explique un Patagon, sont communes parmi nous, chaque année, on en fait le choix, toute la population se place sur deux files, l’une formée par les hommes, l’autre par les femmes, et chacun finit par trouver ce qu’il désire. Les vieillards choisissent les premiers, mais une jeune femme ne peut pas être prise deux ans de suite par un vieillard. Remarquez du reste que, chez les Patagons, on voit « des vieillards de 150 ans, frais et dispos », plusieurs même atteignent l’âge de 200 ans ! La vieillesse est entourée de respect chez ces peuples, « les vieillards de 150 ans ne travaillent plus, ils commandent ».

J’ai tout à l’heure prononcé le nom de Rabelais, la morale de Restif est très voisine de celle que préconisait l’auteur de Pantagruel : « Fais ce que vouldras », telle était la maxime de Thélème, et Restif dira de même : « La morale ne consiste qu’à prendre les moyens d’être heureux par le chemin le plus court. »

Toutes ces idées sont mises en forme dans un Rescrit Constitutionnel, daté du 15 avril 1776, et promulgué par Victorin pour les trente îles de l’Empire. C’est une Constitution communiste, antérieure aux textes de Gracchus Babeuf et de Sylvain Maréchal, et avant laquelle je ne vois rien d’aussi précis, sauf les livres du mystérieux Morelly, dont l’identité est restée inconnue, et, bien entendu, la vieille Utopie, de Thomas Morus.

Quatre articles résument le système : le premier est ainsi conçu « Tous les biens de nos frères et concitoyens seront mis en commun ; les travaux seront également partagés, mais chacun, néanmoins, pendant la génération présente, continuera ses occupations ordinaires : Entendons seulement qu’elles soient également honnêtes et honorables. »

La Constitution de Restif prévoit une organisation étatiste du commerce et son article 4 stipule que les achats « seront payés aux dépens de la communauté et à proportion des besoins réels de l’ouvrier et de l’artiste, et non de la valeur de l’ouvrage. » Des exemples chiffrés montrent qu’un ouvrier ayant six enfants verra sa besogne payée deux fois plus cher que s’il en avait trois.

L’article 7 supprime toutes « les dettes, obligations pécuniaires et propriétés, mais chacun conservera sa maison pour y vivre en particulier avec sa femme et ses enfants ». Les vêtements seront identiques pour tous. À la différence de la plupart des régimes communistes actuels, le système de Restif témoigne d’une certaine réserve à l’égard de la jeunesse. C’est ainsi que l’homme ne participe pas à l’administration et à la souveraineté avant quarante ans, car les hommes d’un âge inférieur « sont encore sous la tutelle de l’État, dont ils ne sont que l’espérance, mais non la réalité ». Remarque de bon sens, au milieu des utopies !

Citons quelques détails concernant, par exemple, la religion d’État, dont le Souverain Pontife sera le plus vieux des citoyens, notons également la suppression de toute souveraineté individuelle et le remplacement de tous les pouvoirs par des magistrats élus.

La conclusion du Rescrit n’est autre que l’abdication de Victorin, qui sera nommé Souverain Pontife.

Telle est cette œuvre étonnante, où Restif annonce la conquête de l’air plusieurs années avant les frères Montgolfier et prêche le communisme avant ceux qui passent d’ordinaire pour en avoir été les premiers théoriciens !

*
*   *

Il est un autre point sur lequel La Découverte australe est en avance sur l’avenir. Les conceptions de Restif concernant les espèces animales annoncent déjà le transformisme de Lamarck. Dans une de ses trente îles, qu’il nomme l’Ile Huître, il mentionne en passant « des végétaux en train de s’animaliser ». Mais sa pensée nous apparaît sur certains plans d’une complexité surprenante : je n’oserais affirmer qu’il ne croit pas aux esprits élémentaires, aux sylphes, aux ondins, aux gnomes, dont il parle comme le Comte de Gabalis, et il semble bien qu’il ne range pas au nombre des fables certains épisodes mythologiques. Gérard de Nerval, qui avait lu, non seulement Monsieur Nicolas et Les Contemporaines, mais probablement à peu près toute l’œuvre de Restif, a dû aimer ces îles de rêve, où la vie se continuait, innocente, comme au temps des légendes et où la force vitale se répandait dans la nature entière :

Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres,

a écrit Nerval. Restif ne savait point donner à sa pensée la forme définitive des Vers dorés et, dans l’immense forêt que constitue son œuvre, bien des idées restent à dégager. Une des plus profondes est, à coup sûr, celle dont rêvait déjà Pythagore ; la chaîne ininterrompue des êtres, l’unité profonde de la vie.

À cet égard, plus encore qu’en politique, Restif de La Bretonne fait figure de précurseur. En effet, il annonce déjà le côté nocturne du romantisme, vingt-cinq ans avant le livre De l’Allemagne de Mme de Staël, à une date où l’Émigration n’avait pas encore révélé à notre pays les littératures nordiques, où les piliers du théâtre étaient toujours les tragédies de Voltaire et les comédies en cinq actes et en vers des imitateurs de Molière, et où la rupture brutale, qui allait se produire dans la vie de société et dans les institutions de la France, était bien difficile à prévoir pour une échéance si rapprochée.

La différence entre les utopies des faiseurs de Systèmes et la marche réelle des événements peut demeurer longtemps inaperçue, mais, dans les périodes de crise, au cours desquelles l’histoire, en quelques mois, semble franchir des siècles, l’écart se creuse brusquement.

Restif, théoricien du communisme dès 1781, s’occupera, dix ans plus tard, de recueillir ses souvenirs d’enfance. À la veille de la Révolution, Gracchus Babeuf porte encore le prénom de François et il exerce le métier de feudiste à Péronne. Feudiste : c’est-à-dire qu’il recherche, dans la poussière des archives seigneuriales, les chartes du Moyen Age, pour remettre en vigueur des droits féodaux oubliés ! Le même Babeuf, sous le Directoire, se fera, dans le Tribun du Peuple, le champion du collectivisme intégral. Condamné à mort, il se poignardera pour ne pas monter sur l’échafaud. C’est ainsi, par d’imprévisibles séismes que, dans la réalité, l’histoire avance, ou recule, et non pas selon les perspectives idéales tracées par la pensée des théoriciens et des réformateurs.