Discours prononcé à l’occasion de la mort de M. Louis Armand

Le 23 septembre 1971

Louis LEPRINCE-RINGUET

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET
Directeur de l’Académie

à l’occasion de la mort de

M. LOUIS ARMAND[1]
de l’Académie française

Séance du 23 Septembre 1971

 

Mes chers Confrères,

Nous ne reverrons plus Louis Armand animer nos séances de sa verve, de son intelligence éblouissante, de sa culture étendue et originale, de sa cordialité chaleureuse. Il est parti brusquement, sans laisser pressentir à personne, même la veille de sa mort, sa disparition. Aussi fut-elle un choc pour nous tous, ses confrères et amis. Nous nous étions quittés le 8 juillet avec la poignée de main et le sourire annonciateurs de vacances heureuses au cours desquelles on reprend force, équilibre, ardeur à la vie. Qui donc parmi nous aurait pensé que c’était la dernière présence de Louis Armand, l’un de nos jeunes confrères ?

Ce qui frappait dans son existence exceptionnelle c’était l’association de trois qualités au niveau le plus élevé, à savoir la force, l’imagination, la générosité. Louis Armand fut un homme aux larges épaules, capable d’assumer avec optimiste les responsabilités les plus lourdes : ce n’est pas rien que d’avoir l’immense responsabilité de la S.N.C.F. avec tous les problèmes techniques de cette organisation précise aux mille ramifications; avec toutes les données psychologiques qu’il faut connaître et apprécier à chaque moment non pour philosopher mais pour prendre des attitudes et des décisions dont dépendra la bonne ou la mauvaise marche des services, le courage ou le découragement, l’entrain ou la révolte.

Ce n’est pas rien que d’avoir, pendant l’occupation, accepté la première place dans ce vaste et puissant réseau bien connu de tous par les films sur la résistance-fer et d’avoir à tout moment risqué sa vie. Il a agi en risquant alors que d’autres ont seulement écrit sans vraiment risquer.

On connaît peu et on apprécie mal en général l’existence de ces hommes, grands techniciens ou administrateurs (et qui doivent développer tout au long de leur existence professionnelle les plus hautes vertus d’intelligence, de courage, d’imagination, de psychologie, le sens de la prospective, dans un état permanent d’équilibre exceptionnel. Ces hommes connaissent par le dedans le monde actuel et son évolution, sont en résonance avec ses problèmes, ses difficultés, participent à l’éclosion des valeurs nouvelles : leur pensée se développe et s’approfondit ainsi dans l’action, les travailleurs sont présents, avec leurs conditions d’existence quotidienne, dans leurs préoccupations. Au moment de certaines grèves qui se sont déroulées dans un climat très dur, la personnalité de Louis Armand, son ascendant sur les cheminots, ont joué un rôle considérable.

Louis Armand associa à ses immenses qualités d’homme d’action, de conducteur d’entreprises, une imagination constructive et prospective remarquable. Notre confrère Jean Rostand disait à son sujet, en le recevant sous la Coupole le 19 mars 64 : Ne pas repousser ce qui vient, ne pas bouder à ce qui sera, voilà une de vos exhortations familières. La virile sagesse est de donner son assentiment au futur, de le vouloir et de l’aimer au lieu de le subir, « comme d’autres, avant nous, ont aimé et voulu ce qui devait être notre présent ».

Mais peu d’hommes sont capables de se projeter dans l’avenir avec lucidité. Parmi nos futurologues combien n’ont jamais été en contact direct avec les milieux des travailleurs, avec la gestion des affaires; aussi leur vision, même lorsqu’elle est séduisante, laisse septique. Louis Armand au contraire, par sa connaissance et sa « virile sagesse », manifeste une attention active et efficace aux grands problèmes de notre temps. Pour la France auprès de notre confrère Jacques Rueff, pour l’Europe avec Michel Drancourt et le « pari européen », et aussi avec ses réalisations au secrétariat international des chemins de fer ou également à la présidence de l’Euratom, il s’est toujours agi de constructions intellectuelles ou matérielles solides, lucides, bien orientées, largement éclairées par les nécessités du présent et du proche avenir.

« Plaidoyer pour l’avenir », « le pari européen », nous ont captivés et conquis par leur force vive et leur clairvoyance. Par leur générosité aussi car Louis Armand fut toujours un grand généreux, très intéressé à tout ce qu’il pouvait animer, se préoccupant des hommes et pensant à eux avec cet esprit d’accueil qui est peut-être la qualité fondamentale que la science exige de ses serviteurs. Car, au fond, si la science procure la joie de connaître, si les techniques, par leur prodigieux développement, apportent un foisonnement de possibilités de mieux vivre, il faut bien dire aussi que leur utilisation anarchique, intéressée ou mal orientée peut provoquer l’apparition d’éléments de tension, d’inquiétude, voire de malheur. Il faut, dans le développement du monde, autre chose que des techniques de plus en plus élaborées, il faut un regard d’accueil, une attitude d’amour, de compréhension.

Je suis persuadé que la vie intérieure chrétienne de Louis Armand vivifiait cette certitude de façon active et quotidienne, que l’esprit de l’Évangile lui procurait un supplément de force pour briser les obstacles, donnait un sens à sa vie et à ses actions, l’entretenait dans une attitude de communication qui permet aux échanges d’être cordiaux et fructueux et qui répand une chaleur et une lumière sur son entourage et sur soi-même.

Louis Armand était un homme au rayonnement généreux. Il a siégé trop peu de temps parmi nous. Nous ne pourrons nous consoler de ce départ. Cet homme, grand technicien, orienté vers le présent et l’avenir avec lucidité, avec une exceptionnelle générosité, constamment et activement penché sur le destin de notre prochain dont il a contribué à élargir la notion, restera, mes chers confrères, dans notre pensée, un sommet d’humanité bien rarement atteint.

 

[1] Mort le 30 août 1971, à Villers-sur-Mer.