Discours de réception de Jean Paulhan

Le 27 février 1964

Jean PAULHAN

ACADÉMIE FRANÇAISE

 

M. Jean Paulhan, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Pierre Benoit, y est venu prendre séance le jeudi 27 février 1964 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Vous avez toute l’allure, et le mystère d’une société secrète. Lorsqu’il vous arrive de parler de votre Compagnie, l’on croirait qu’il s’agit d’un simple salon, ou d’un club. Vous ne vous piquez de rien moins que de former un corps savant, et vous nommez entre vous confrères plutôt que collègues. Voici l’un des traits, non le moins frappant, de votre mystère : c’est qu’ayant une fois pour toutes résolu de vous consacrer à l’étude du langage dans ses formes les plus complexes comme les plus simples, du vocabulaire à la rhétorique, vous avez impitoyablement rebuté depuis une centaine d’années tous les savants qui avaient fait de ce langage leur étude particulière : l’on dirait qu’il vous est une sorte de chasse gardée ou bien qu’il vous a été donné de le saisir par un biais qui n’appartînt qu’à vous. Messieurs, c’est à ce mystère que vous avez bien voulu m’inviter à prendre part. C’était me proposer une tâche difficile, mais somme toute grave et joyeuse. Puis-je ajouter sacrée ? Ce serait reconnaître le caractère le plus constant que les hommes ont de tout temps attribué aux mots. Au demeurant pour difficile qu’il soit, votre secret se trouve précisément délimité : il n’est pas défendu de supposer qu’à défaut de clairement le comprendre et l’atteindre, il pourrait nous arriver d’être par lui atteint et en quelque sorte compris.

Je ne vous remercierai pas longuement. Un proverbe malais dit que la reconnaissance est comme les enfants : il vaut mieux la voir que l’entendre. Je tenterai de vous montrer la mienne par des exemples et des preuves évidentes.

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Qu’y a-t-il au monde de plus précieux que d’appartenir à une Société d’hommes égaux et libres, et qui traitent de langage ? Libres, et l’on a pu reprocher à l’Académie, en mainte circonstance, de malmener les Pouvoirs établis — de les malmener, mais tout aussi bien de les célébrer, sitôt qu’ils en étaient dignes. Pour le reste, on m’a dûment averti que je devais vous aimer tous d’un amour égal. Je suis obéissant, et d’ailleurs timide : je n’ai rien eu de plus pressé que d’oublier les paroles sévères que l’un ou l’autre de vous a pu me dire ou me laisser entendre, au cours de visites et même de refus de visites, dont je garde un souvenir curieux et ému. À dire vrai je cherche à présent quelles ont pu être ces paroles, et je n’en trouve pas une seule, sinon celle-ci peut-être : c’est que je me suis présenté un peu tard à vos suffrages et qu’un long silence, une indifférence de soixante ans pourraient bien témoigner à l’égard de l’Académie un détachement, voire un dédain, qui ne seraient pas à mon honneur. Mais la vérité est tout autre : c’est qu’ayant poursuivi toute ma vie la solution de certain problème, qui n’était pas tout à fait étranger au mystère dont je parlais, je me sentais indigne, tant que je ne l’avais pas résolu, de siéger parmi vous.

J’y reviendrai. Il m’arrivait d’agiter cette question, entre d’autres, avec Pierre Benoit du temps qu’il était bibliothécaire, et moi rédacteur, dans un Ministère qui n’avait pas encore souci, à l’époque, de l’Éducation mais de la seule Instruction publique. Le Ministre venait, à ce titre, de supprimer la classe de Rhétorique et de prendre divers arrêtés, aux termes desquels les Français recevaient le droit de dire à l’avenir : « quatre-vingts et un » (au lieu de quatre-vingt un), et : « la peine que j’ai pris » au lieu de « la peine que j’ai prise ». C’est un droit, dont ils n’ont guère profité. Fière langue française, qui n’accepte pas n’importe quel cadeau. Par une décision plus étonnante encore à mes yeux, le même Ministère m’avait nommé quelques années plus tôt, moi simple boursier d’agrégation, élève de l’Ecole Normale Supérieure, dont on souhaitait, en haut lieu, de restreindre les prétentions, et — pour dire vrai — l’importance. C’était un temps fertile en surprises, et — disait-on — en progrès. D’ailleurs, soit paresse ou modestie, je déclinai l’honneur qu’on voulait me faire. Mais, puisque je parle de la France...

Il faut avouer qu’elle nous a menés, dans cet espace de temps, la vie dure. Je ne me rappelle pas sans émotion le jour — c’était en classe de septième — où notre professeur d’histoire, Monsieur Lion, qui était Israélite et, comme tous les Israélites d’origine alsacienne, farouchement patriote, nous apprit, à notre vive déception, que la France n’était pas la première nation du monde, mais battue par l’Angleterre, à la faveur de ses colonies, de quelques milliers de kilomètres carrés. Sur quoi l’on nous demanda de jurer que nous rendrions à la France sa suprématie perdue. Et je prêtai serment, avec tous mes petits camarades.

Il est trop évident que nous avions tort, et que le patriotisme s’accommode mieux d’un pays de dimensions raisonnables que de tous les déserts et les savanes du monde. J’ai toujours pensé que M. Lion le savait très bien et qu’il ne nous proposait une idée absurde que pour nous inviter à la rectifier. Il est des leçons qu’il faut donner, pour ainsi dire, de biais. Peu importe. J’ai depuis lors souffert dans ce serment, en bien des occasions que vous imaginez sans peine. Je n’en dirai qu’une.

Ç’a été lorsque nous avons dû partir pour le front en quatorze, joyeux certes — d’une joie qui n’est pas sans m’étonner aujourd’hui — joyeux, mais habillés de costumes qui eussent mieux convenu à des clowns ou des polichinelles qu’à d’honnêtes guerriers, et faisaient de nous, en tout cas, autant de cibles faciles et même agréables, offertes aux soldats d’en face. Pierre Benoit portait à la bataille de Charleroi, comme moi, une capote d’un bleu vif, et sous la capote cette jupe écarlate, mais entravée, des zouaves, qui nous ôtait jusqu’à la chance de courir. J’ai perdu, dès les premiers mois de cette guerre-là, presque tous mes amis d’alors et, le premier de tous, le fils de M  Lion, qui s’appelait Maurice. Pourquoi cette affreuse sottise, ce massacre inutile de trois cent mille braves jeunes garçons ? On me répondait qu’une démocratie équitable se devait de veiller aux intérêts des producteurs de garance, qui formaient un parti d’électeurs puissants ; on ajoutait que la République eût manqué à ses devoirs en prêtant trop d’attention au détail d’un événement aussi immoral que la guerre. On alla jusqu’à me citer l’exemple d’une tribu sakalava peu connue, qui, pour témoigner ses sentiments pacifiques, mettait à bouillir sur la place publique, le jour même de la déclaration de guerre, deux ou trois capitaines réputés pour leur vertu. Car les Primitifs étaient déjà à la mode. Je commençai à rêver là-dessus de gouvernements qui fussent un peu moins strictement démocratiques.

Ai-je besoin de dire que la guerre de quarante n’était pas faite pour me ramener à de meilleurs sentiments. Le premier venu, de toute évidence, à la condition qu’il eût été doué de quelque bon sens, nous aurait mieux gouvernés que ne firent nos Ministres de l’entre-deux guerres, pourtant si distingués. Et vive donc ce premier venu ! Je rêvai de tirage au sort. Mais Pierre Benoit : « Qu’est-ce donc qu’un roi ? Personne ne va lui demander l’éloquence, l’originalité, l’invention, le génie. Il se voit désigné par avance, avant même qu’il soit né : le type même du premier venu s’il en est un. Laissez votre tirage au sort tranquille. »

Faut-il poursuivre notre querelle ? Messieurs, ce premier venu nous a été donné, et il s’est trouvé, pour notre bonheur immérité, qu’il avait du génie. Il a su accomplir tout ce que rêvaient de noble et de viable ces curieux partis que l’on appelait jadis la Droite et la Gauche : épris comme tous les révolutionnaires de ce que pourrait être l’homme, mais, comme tous les réactionnaires, de ce qu’il est; non moins soucieux de l’État que de la Nation, de l’Autorité que de l’Indépendance. Audacieux dans la guerre, mais bienveillant dans la paix. Et Jeanne d’Arc, elle aussi, devait bien tenir quelque secret, qui lui permit à la fois de n’être pas moins guerrière que Nietzsche, ni moins pacifiste que Jean-Paul Sartre. Puis-je ajouter qu’il a su appeler à ses côtés l’un de nos plus grands écrivains, et celui qui nous a donné à partager le goût du malheur et de l’espoir humains : pressé désormais de fortifier sa communion à l’homme de la rue comme il avait naguère, au péril constant -de sa vie, cultivé sa différence.

Voici qu’à leur image il grandit en nous, autour de nous, une nouvelle race. L’ordure, la saleté, quelques monuments ridicules ont été déjà chassés de nos rues et de nos jardins. Notre pays se montre digne des trésors qu’il a longuement amassés. Nous savons honorer nos grands morts, notre voix se fait entendre au loin. Il est possible, enfin ! de parler de la France comme d’une personne. Et sans doute nous sera-t-il encore une fois donné d’être un peuple fier et libre. Pourquoi pas ? Une suite de chocs assez rudes nous avait plaqués sur le sol d’une patrie diminuée. Mais il semble que nous y retrouvions de la dignité et déjà, comme Antée, des forces. Qu’un mythe nous sauve donc des opinions et des partis !

— Soit, me répondait Pierre Benoit. Mais Charles de Gaulle, c’était l’imprévu avec tous les risques. Pour moi, je n’ai confiance que dans les lois que me montre l’histoire. » C’était se réclamer d’un empirisme qu’il appelait, à la façon de l’un de ses maîtres, qui fut votre confrère, l’empirisme organisateur. Il me renvoyait aussi à ses romans, qui lui semblaient là-dessus riches en arguments et en preuves. Moi, je trouvais que leur mérite était ailleurs.

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Quand le conteur arabe a déployé son tapis au beau milieu de la place, les habitants du village se pressent en cercle pour l’écouter. Il n’arrive jamais, si les explorateurs n’ont pas menti, qu’on se permette de l’interrompre pour lui faire observer que l’histoire est déjà connue, ou qu’il emploie trop de clichés et de lieux-communs. Non. Personne ne lui demande d’avoir une vue du monde originale, ni d’user d’expressions que l’on n’ait jamais entendues. Plus l’histoire contient de clichés, et plus les assistants la trouvent émouvante. Mieux elle est connue, et plus ils sont impatients d’en apprendre la fin. Plus elle est invraisemblable, et mieux ils s’y reconnaissent.

Il faut avouer qu’il y a là un problème. Pour qu’un récit nous séduise et nous convainque, il faut, ou bien qu’il soit parfaitement original — je ne dis pas seulement dans son sujet mais dans ses mots; original, et par suite, dans une assez grande mesure, obscur. Ou bien qu’il se trouve entièrement privé d’originalité, bâti à coups de proverbes et de lieux-communs : bref, comme on dit, de phrases. Par ces deux moyens opposés, l’auteur obtient curieusement la même fin, comme si nous nous trouvions par lui transportés dans un monde où nos petites, nos mesquines différences ne fussent plus de mise. Et somme toute, nous ne vomissons en général que les romans et les poèmes composites et, si je peux dire, tièdes : où tantôt le cliché, tantôt l’expression personnelle, donne le sentiment d’une pièce rapportée.

La même fin, à quelques différences près. Et d’abord une différence d’usage, ou d’usagers : c’est que tout le monde a besoin de contes et d’histoires — en un mot, de fictions — mais très peu de gens ont besoin de littérature. C’est même pour cette raison — je veux dire pour réconforter les littérateurs — qu’on a été forcé d’inventer les Académies et les Sociétés Savantes. Les autres s’encouragent très bien d’eux-mêmes, ou plutôt ils sont suffisamment encouragés par leurs lecteurs, qui sont nombreux et ardents. Les hommes en général sont tout prêts à se passer d’Hérodiade ou de l’Anabase — je parle de celle de Saint-John Perse — mais pas un d’entre eux, je dis même parmi les littérateurs et leurs disciples, ne renoncerait de gaîté de cœur à Fantômas ou à l’Atlantide. Ils oublieraient volontiers un dramaturge subtil comme Alexandre Dumas fils; ils n’oublieraient pour rien au monde un feuilletoniste un peu épais comme Alexandre Dumas père.

Le cas n’est pas unique. Chacun sait que les Sociétés d’Illusionnistes se partagent en deux classes très clairement séparées : la classe des Professionnels, qui n’ont d’autre souci que de faire et de refaire à la perfection les tours d’escamotage déjà bien connus et catalogués ; et d’autre part la classe des Amateurs qui tentent, à leurs risques et périls, de découvrir des tours nouveaux — quitte à passer professionnels, si leur tour réussit. Ce partage peut être étendu aux Lettres. Bien qu’il y soit moins clair et décisif, on reconnaît aisément les Professionnels à leur assurance et à leur moralité : les officiers sont dans leurs récits parfaitement justes et désintéressés, les prêtres dignes de tous les respects et les jeunes femmes qui ont montré la plus vive légèreté ne sont pas longues à se ressaisir — à moins qu’un assassinat ou autre mort violente ne vienne les arracher aux routes de la vertu. Et ce sont les seuls récits d’amateurs auxquels il arrive de rechercher si l’inceste, l’amour lesbien, la pédérastie et le vol n’auraient pas d’aventure quelques mérites, et si la mort elle-même (comme l’ont pensé de grands philosophes) ne serait pas préférable à la vie. Car il leur faut reprendre à l’origine les mœurs et les pensées, on dirait qu’ils assistent à l’invention du langage. C’est là, si l’on veut, leur grandeur particulière ; c’est aussi leur danger — j’entends le danger qu’ils font courir à leurs lecteurs pour s’y être exposés eux-mêmes. J’ajoute que les escamoteurs marquent en général plus d’estime pour les professionnels, noyau de leurs sociétés, que pour les amateurs, toujours un peu flottants. Mais c’est une préférence où personne n’est forcé de les suivre.

Ai-je besoin de dire de quel côté se trouvait Pierre Benoit ? Il avait du professionnel l’assurance et l’esprit de décision : il a raconté lui-même avec quelle joie — avec quel orgueil — il avait découvert, au lendemain de Kœnigsmark, la méthode qu’il lui restait simplement à appliquer à force. C’était une méthode qui négligeait l’imagination — ou plutôt la laissait mener son jeu toute seule —, mais faisait appel au travail seul, au travail sur notes et sur fiches. Il avait encore l’ironie ; car il suffit d’être prêt à traiter n’importe quel thème — nous vint-il de l’histoire, de la légende, de la littérature : d’un vers de Bérénice ou de Diadumène — pour éprouver à l’égard de sujets si bien dressés, si obéissants, un sentiment de supériorité et presque de dédain. Toutes les farces et canulars sont aussitôt de mise. On convient de donner à ses héroïnes un nom qui commence par la lettre A; on fera jouer à Gambetta dans chaque roman — se passât-il en Chine — un rôle absurde ou néfaste ; il arrive que les principaux personnages se voient, en cours de récit, métamorphosés : la comtesse Antiope n’est plus la comtesse Antiope, mais une simple femme de chambre, le professeur suisse se change en policier anglais, le Professeur au Collège de France n’était qu’un étudiant paresseux. Pourtant l’histoire se poursuit, pourtant elle n’arrête pas de nous émouvoir. Il semble qu’elle possède sa force propre.

C’était rompre avec le parti pris d’observation et de fidélité, à la faveur duquel le roman, jusque-là dédaigné, s’était glissé dans votre Compagnie. Ce n’était ni des romans de mœurs, ni des romans de caractère ou d’analyse psychologique qu’écrivait Pierre Benoit. Il se trouvait aussi loin de Flaubert que de Stendhal ou de Fromentin.

Je lui disais : « Qu’est devenu votre empirisme ? Avez-vous jamais rencontré ce garçon qui se voit, dans quelque Turquie, soudain couvert d’or et de jeunes princesses ? Cette belle mante religieuse, qui attire dans son palais les explorateurs dont elle boit le sang ? Ce précepteur, qui n’ose s’assurer — un mot y suffirait — que la Grande-Duchesse Aurore est près de l’aimer ? Vous n’avez pas le moindre souci de ce qu’un autre de vos maîtres appelait la crédibilité. »

Soit. Et Pierre Benoit ne le nie pas. Il n’a jamais caché qu’un romancier d’action, à son sens, n’avait pas à se soucier de psychologie, ni de vraisemblance. À quoi tiennent nos actes ? Le plus sage que l’on en puisse dire est qu’ils nous sont dictés par les dieux, sans que nous y prenions grande part. Quant à préciser s’ils viennent d’Ormuzd ou d’Ahriman, bien malin qui le saurait ! De tous les deux à la fois peut-être, si le Bien et le Mal s’entendent mieux qu’on ne pense. Bref, ce sont des mythes qui gouvernent ses romans : la Toison d’Or, la femme fatale, la prostituée au grand cœur, le géant qu’il faut abattre, les couples damnés, les vampires. C’est à quoi tient leur étrange vraisemblance : un mythe n’est pas un événement incroyable mais un événement auquel on ne peut éviter de croire.

C’est de quoi Pierre Benoit devait donner un dernier exemple, un exemple plus tragique et nous savons qu’il est mort d’amour. Ce n’est pas là un sort si commun, ni si peu enviable.

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Messieurs, j’ai parlé à plusieurs reprises d’un mystère ou d’un problème très précis, et voici que Pierre Benoit nous y ramène. Ce serait à peu près celui-ci : comment se fait-il qu’une allusion, une métaphore, un simple mot, nous en apprennent davantage sur les secrets de la condition humaine que l’observation méthodique ? Ou plus précisément : Qu’est-ce que le langage, et que nous révèle-t-il sur l’esprit ?

Telle est la question même qui vous soucie. Telle est votre fonction. Mais si j’ose le dire, on ne s’en douterait pas. Vous nous promettiez, il y a quelque trois cents ans, une Poétique, une Rhétorique. On ne les a jamais vues. Ce serait peu : vous semblez avoir pris à tâche de décourager tous ceux que leurs études, leur science, eussent mis à même de nous les donner. Vous n’avez appelé à vous ni le Darmesteter de la Vie des mots ni le Bréal de la Sémantique, ni le Gourmont de l’Esthétique de la langue française. Tout près de nous, vous avez rebuté le modeste et tenace Meillet, maître des langues comparées, le malicieux et subtil Marin Roques à qui nous devons l’intelligence de plus d’un texte médiéval, le jovial Brunot, ce puits de science. Mais à ce propos :

Il est très vrai que vous nous avez donné en 1931, à défaut de Poétique ou de Rhétorique, une Grammaire. On ne l’a pas bien accueillie. Elle n’était pas plus tôt sortie des presses — que dis-je, elle n’en était même pas encore sortie — que la plus haute autorité en la matière, doyen de la Faculté des Lettres, Membre de l’Institut, y relevait quelque trois cents fautes, bévues ou omissions.

Il faut l’avouer, vous vous êtes peu défendus ; et même l’un de vous que chacun désignait sinon comme l’auteur, comme l’inspirateur de la Grammaire, a reconnu qu’elle pouvait bien contenir deux cents erreurs. Après trois siècles de réflexion ! L’Académie française elle-même ! Voilà qui était humiliant pour les jeunes patriotes dont j’ai parlé. Moi, j’étais à cette époque professeur de langues orientales et il me sembla que j’avais le devoir de tirer au clair la querelle, ne fût-ce que pour moi seul. Je m’installai donc à ma table ou plus exactement à mes deux tables, dont l’une était chargée de grammaires ; sur l’autre, le pamphlet de Brunot et je commençai à confronter mes textes. Ou plutôt à tenter de les confronter : car il me fallut reconnaître assez vite que les deux tables ne parlaient pas de la même chose, la première se contentant de justifier le sens des expressions par quelque sous-entendu — ou tout simplement par l’usage —, la seconde invoquant à tout propos l’histoire et l’étymologie. Ainsi l’Académie remarquait-elle que le nom masculin se trouve modifié devant l’e du féminin : héros, héroïne ; neveu, nièce. À quoi Brunot : « Quelle plaisanterie ! nièce vient de neptia ; héroïne d’ήρώίνη. Eh bien ! c’est donc que le français adopte volontiers la modification quand il la trouve toute faite. Il s’en suivait des malentendus cocasses : l’Académie, par exemple, observait qu’avec moins d’un le verbe reste au singulier. Sur quoi Brunot : « Voilà une remarque précieuse pour l’Académie des Sciences ! Combien de gens sans cela auraient trouvé dans moins d’un le pluriel ! » Soit. Mais l’Académie eût pu répondre que le langage a sa logique particulière, où plus d’un commande curieusement le singulier : plus d’un convive se réjouissait; mais moins de deux le pluriel : moins de deux ans sont passés. À quoi tient cette bizarrerie ? Peut-être, est-ce par contagion que le mot un entraîne le singulier, mais le mot deux le pluriel ? On n’en sait rien. Tout ce que pouvait répondre l’Académie, c’est que la Grammaire détient un secret qu’ignore la linguistique : un secret un peu fantastique. C’est un secret qu’elle ne tente pas d’expliquer : simplement elle s’y conforme, elle s’y plie. Ainsi des autres. Bref, tout ce que Ferdinand Brunot reprochait à l’Académie, c’était d’avoir composé une grammaire plutôt qu’un traité de linguistique ou de psychologie. J’en étais là de mes remarques, et je m’apprêtais à les coucher par écrit, quand il m’arriva l’aventure la plus singulière.

C’est qu’entre temps je venais d’apprendre que Brunot se trompait : sa méthode n’était pas la vraie méthode, sa linguistique n’était pas la bonne linguistique. Les linguistes eux-mêmes m’en informaient. Les observations, les lois, la méthode même de Brunot s’en allaient rejoindre, dans l’enfer des sciences, l’horreur du vide ou la théorie des gaz permanents. Je pouvais balayer ma table de droite... Mais il faut ici revenir un peu en arrière.

Depuis cent ans qu’ils tentent d’appliquer au langage les méthodes de la science, les linguistes ont conduit leurs recherches suivant trois voies différentes. La première méthode, celle du Président de Brosses ou même de Bréal et de Darmesteter, qui s’inspire du sens commun et de la Bible, voit dans les mots une nomenclature, c’est-à-dire une suite de termes correspondant à autant de choses. C’est parce qu’il existe des chevaux, dit-elle, que l’Anglais parle de horse, l’Allemand de pferd et le Français de cheval. C’est parce que les objets ont des qualités diverses qu’on a inventé les adjectifs, c’est parce que nous nous servons de ces objets qu’il y a eu des verbes. Il ne reste donc à la science du langage qu’à confronter, en chaque occasion, le mot à l’objet qu’il désigne. Voilà qui semble évident...

Et qui ne l’est pas. Qu’allez-vous faire, objecte Saussure, des langues comme l’arabe qui ne possède pas de mot pour cheval, mais à la place des mots qui signifient poulain de six mois, cheval d’un an, de deux ans... Ainsi de suite. Vous distinguez du fleuve qui se jette dans la mer la rivière qui se jette dans le fleuve : c’est parce que vous êtes Français; l’Anglais, l’Allemand, l’Italien ignorent cette distinction. Le Français distingue entre deux modes : l’actif et le passif mais le hopi en distingue neuf suivant que l’action est à peine entamée, se poursuit, tire à sa fin, concerne un objet, une personne et le reste. Ainsi chaque langue partage le monde à son gré. Avouez, avec Bally ou Brunot, que le mot désigne, non pas une chose mais au contraire une simple façon de voir, une idée, un concept. Il ne reste à la science du langage qu’à confronter en chaque occasion le mot à l’idée qu’il exprime. Voilà qui semble évident...

Et qui ne l’est pas. Car enfin, dit Bloomfield, qu’est-ce qu’un concept ? Qu’est-ce même qu’une idée ? Personne n’en a jamais vu. Il faudrait, pour oser parler d’image, d’impressions et même d’idées, former d’abord une psychologie scientifique, qui nous renseignât sur ces faits. Or nous en sommes loin : Brunot distingue entre vingt idées de la cause ; cependant il se trouve un de ses élèves pour en distinguer quarante-deux; tel disciple distingue entre douze expressions subjonctives, tel autre en observe cinq cents. Force est de nous contenter du seul élément empirique qui nous soit donné : non pas le sens, mais tout au contraire le mot brut et privé de signification. La méthode combinatoire, ajoute Hjelmslev, en dressant la statistique des fréquences de lettres, des lettres doubles et des groupements à l’intérieur d’une langue donnée (que l’on traite comme un cryptogramme) devrait assez vite obtenir le même succès que connaissent les décrypteurs d’hiéroglyphes.

Sans doute, réplique Martinet : Encore est-ce à la condition de savoir de quoi il s’agit, de quels objets, de quelles choses et s’il est question des passions humaines, de la pousse des arbres ou de la résistance du ciment. Les choses... Nous voici ramenés à notre point de départ. Nous sommes au rouet.

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Il nous reste la seule ressource, si nous voulons demeurer fidèles à l’empirisme, j’entends à l’observation et à l’expérience, de voir dans ce rouet même une constante et comme une loi. Or, la chose n’a rien d’impossible : il y suffit de rappeler, dans son ensemble, l’expérience des linguistes. À peine ont-ils distingué dans le mot l’objet qu’il désigne, qu’ils se voient contraints d’y reconnaître une idée. À peine ont-ils observé cette idée qu’il leur faut se replier sur les vocables purs et simples, et privés de sens. À peine s’appliquent-ils à ces vocables qu’ils doivent revenir à l’objet. Ainsi de suite à l’infini.

Il ne s’agit pas d’une aventure exceptionnelle : quel que soit le mot que nous considérons, il se montre riche d’une triple ambiguïté : tel que l’on y puisse également voir un mot pur et simple, un bruit, un signe écrit — mais aussi une idée, une chose réelle. Mais tel aussi qu’aucun de ces choix ne nous satisfasse. Au reproche : « Mais enfin, vous avez menti ! » répondent également les répliques : « Mentir, ce n’est qu’un mot. » Ou bien : « À ce compte nous passons tous notre vie à mentir » (il s’agit cette fois de l’idée). Ou encore : « Mais non, j’ai dit les choses comme elles sont (cette fois, c’est du fait qu’il est question, et du monde réel). La phrase « vous avez menti », le simple mot mentir, et les autres, comprenaient donc en puissance — puisque c’est d’eux que procèdent les trois réponses — ces trois ententes, non pas seulement différentes, mais opposées, et deux à deux contradictoires.

Car nous n’arrêtons pas d’opposer les mots et les choses. On dit en manière de proverbe : « Il ne faut pas négliger le grain des choses pour la paille des mots. » On dit d’un orateur : « Ses mots l’entraînent, il en est ivre ; c’est bien difficile de le faire revenir aux réalités. » Ou encore : « Le mot lui cache la chose. » On dit d’un roman : « La forme en est parfaite, mais le fond est insignifiant. » On dit encore : « Il est des métiers où l’on a affaire aux choses mêmes : l’ingénieur, l’ouvrier ; et d’autres où l’on n’a affaire qu’aux mots : l’homme politique. »

Ainsi opposons-nous encore, sur un autre plan, les idées et les mots. C’est simplement un cas particulier de l’opposition générale entre la matière et l’esprit. Car un mot, s’il est prononcé, s’entend; et se voit s’il est écrit. Au lieu qu’une idée est insaisissable aux sens, invisible, inaudible. On dit : « Les mots ont trahi ma pensée. » On dit encore : « Ah, jamais je ne pourrai vous exprimer tout ce que je pense. » On dit aussi : « Ne discutons pas sur des mots. » Ou : « Qui ne peut briller par une pensée veut se faire remarquer par un mot. » (Voltaire), ou avec Buffon : « L’harmonie des mots trahit souvent une déficience de la pensée. »

Je ne dis point du tout que ces oppositions qui sont commodes, qui sont courantes nous renseignent exactement sur la nature réelle des choses. Il se peut très bien — comme on le dit aussi — qu’il n’y ait point d’écart par exemple entre les mots et les choses, et que la forme et le fond ne fassent qu’un; point d’écart non plus entre les mots et la pensée et que l’homme qui se plaint de ne pas trouver les mots dont il aurait besoin n’en pense pas davantage. Il se peut : tout ce que je vois c’est — quelle que soit la vérité — que ce sont là des oppositions qui nous sont habituelles, qui nous permettent la conversation et sans doute la réflexion même qui nie l’importance ou l’exactitude de l’opposition.

Mais voici que se présente à nous, sans que nous l’ayons cherchée, notre troisième opposition. Ce contraste de la pensée courante d’avec les choses, et des mots d’avec la réalité, se traduit, lui aussi; par cent locutions : est-ce une idée que je me fais ? (entendez : est-ce une idée sans fondement ?) Ce bruit que je crois entendre, ce fantôme que j’ai cru voir, cette mauvaise intention que j’ai cru déceler dans les propos de mon ami, sont-ce là des illusions, ou la vérité même ? C’est la contradiction, disait Goethe, qui nous rend productifs. Or nous excellons à relever à tout instant cette contradiction dans les termes mêmes qui semblaient le moins l’appeler. Ainsi vivons-nous entourés de contraires répartis par couples : partagés entre le plaisir et la douleur, l’agréable et le désagréable, l’amitié et l’inimitié, l’action et l’inertie, le bien et le mal. Cependant chacun de ces couples entre dans un couple nouveau : sont-ils la vérité, existent-ils hors de nous dans le monde, sont-ils absolument réels, ou de pure imagination ?

À qui n’est-il arrivé de rêver d’un monde où nos différences et nos oppositions seraient abolies; l’agneau se coucherait près du lion, l’esprit n’y serait pas autre chose que la chair ; ni le mal, différent du bien. Maint penseur, maint poète avoue qu’il poursuit à travers essais, contes ou poésie, la conquête d’un paradis ou d’un âge d’or. Hermès Trismégiste, Platon, Scot Erigène appellent de tous leurs vœux la fusion de l’homme et de la femme dans l’androgyne. Le Christ dans l’Évangile de Thomas, Lie-Tseu dans le Traité du Vide parfait, Al Junayd dans ses poèmes tiennent que l’homme se retrouvera dans le Paradis le jour où il tiendra le proche pour le lointain et le lointain pour le proche, le dehors pour le dedans et le dedans pour le dehors. Plus d’une épopée, de Lucrèce à Balzac en passant par Goethe, traite des services que le Diable rend à Dieu, et le Mal au Bien jusqu’à se confondre avec lui. Une même hantise, un même idéal gouvernent en ce sens tous les folklores.

Ils les gouvernent en silence, et c’est de biais qu’il faut les entendre, comme les propos de mon professeur. De toute évidence il ne saurait être question que d’une pensée secrète ou, comme on dit de nos jours, inconsciente. Du moins s’agit-il ici d’un inconscient inévitable, d’un inconscient de nature. À qui saurait dire clairement, ou penser que l’agneau est un lion, et que la matière est l’esprit même, la réflexion, comme le langage seraient aussitôt retirés. Que lui resterait-il à dire du lion, ou de la matière ? Les contrastes et les différences sont le pain et le vin, dont nous vivons. Cependant le langage semble fait pour nous rappeler à tout instant que les différences ni les opinions ne suffisent à nous nourrir.

Car notre langage ignore, ou refuse les contrastes et les séparations courantes. Il n’est pas de mot qui ne puisse servir à désigner aussi bien une chose que la pensée que nous en formons, aussi bien cette pensée que le mot lui-même. En bref, le langage est un lieu où la matière est la même chose que l’esprit, et l’idée que la chose : le présent que l’avenir, et le temps que l’espace. Telle est la clef de l’énigme. Il ne servirait à rien de l’ignorer. Reste à la traiter comme un mystère.

Brunot avec les linguistes cherche à tout rendre clair, et ne parvient qu’à tout rendre obscur. Mais l’Académie ménage, au centre de sa grammaire un point parfaitement sombre et mystérieux, et tout le reste s’éclaire. Tel, le sens d’un secret qu’il s’agit de tourner plutôt que de l’éclairer, et dont il faut parler à mi-voix plutôt qu’à voix haute. Je suppose que c’est du même mystère que s’entretenaient par mythes et par allusions, dans leur jardin ésotérique, les visiteurs d’Académos et, puisque le mot a perdu de nos jours tout sens précis, c’est à ce propos, semble-t-il, qu’il serait juste de parler d’académisme.

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Messieurs, voici où je suis bien forcé d’en venir : tout se passe comme si vous vous étiez institués les gardiens moins de ce qu’étale le langage que de ce qu’il cache, moins de ce qu’il montre que de ce qu’il dissimule, et très précisément de son secret. C’est un secret qui s’impose à nous du dehors, comme il arrive à nos actes dans les romans de Pierre Benoit. C’est le mystère même auquel les mots nous exposent, loin de nous le révéler. Pourtant il faut bien que nous en ayons la connaissance confuse, puisque vous êtes là : sans aucune autre spécialité, sans aucune raison d’être apparente. Tout se passe comme s’il nous avait été confié en rêve quelque fleur, une clef, un mot de passe mystérieux. Là-dessus nous nous réveillons et nous tenons dans les mains la même fleur ou la clef, et nous comprenons le mot de passe. Si l’on songe qu’il s’agit d’un secret où le monde entier se voit concerné en totalité — puisqu’il n’est rien de ce monde qui ne relève de la pensée ou des choses ou encore du langage, bref s’il s’agit d’un secret qui concerne Dieu — qu’on entende le mot au sens des philosophes ou bien au sens des prophètes — le caractère sacré de ce langage n’a plus rien qui nous puisse étonner. Il semble que le Paradis soit toujours là : c’est nous qui ne savons pas le voir. Du moins les mots nous sont-ils les témoins de sa présence, les mots et le langage que nous servons ou plutôt qui se sert de nous.