Discours de réception de Marc Boegner

Le 6 juin 1963

Marc BOEGNER

ACADÉMIE FRANÇAISE

 

M. le Pasteur Marc BOEGNER ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. François ALBERT-BUISSON y est venu prendre séance le jeudi 6 juin 1963 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Vous m’avez comblé de faveurs inattendues, et je suis impatient de vous dire les motifs qui ajoutent un surcroît de gratitude au remerciement que je vous offre aujourd’hui.

Etre accueilli dans la Compagnie la plus illustre que la France ait jamais présentée au monde est un honneur dont il me serait impossible d’exagérer le prix. Lorsque, jeune lycéen de seize ans, j’eus le rare privilège de pénétrer sous la Coupole et d’assister à la réception d’Albert de Mun, et bientôt après à celle de Gabriel Hanotaux, saisi par l’éclat de solennités qui n’excluaient pas une étonnante liberté de parole, eussé-je jamais imaginé qu’un jour, debout à la même place, mais sous une coupole rénovée, je serais appelé par votre confiance à vous dire le mot, le seul mot qui, de moi à vous, puisse être prononcé à cette heure : merci !

Cependant, Messieurs, par une étrange conjoncture qu’il me faut maintenant vous dévoiler, vous m’avez élu au fauteuil dont le premier titulaire fut, dès 1634, le huguenot Valentin Conrart, si souvent et si justement appelé le père de l’Académie française. C’est chez lui, en effet, en son logis de la rue Saint-Martin, que se réunissaient chaque semaine, depuis 1629, un groupe d’écrivains attentifs à s’informer les uns les autres de ce qui survenait dans le monde des lettres et à se faire part de leurs propres œuvres, prévenu par l’un de ses familiers qui fréquentait cette modeste assemblée, et heureusement inspiré, le Cardinal de Richelieu offrit à Conrart et à ses amis de les prendre sous sa protection. Il eût été imprudent de la refuser : ainsi naquit l’Académie française, au nom d’un si grand prestige.

Conrart était protestant, et protestant zélé puisqu’il devint par la suite l’un des « anciens » de l’Église réformée de Paris, allant régulièrement, par le coche d’eau, communier dans le temple de Charenton. Petit-fils d’un homme condamné à mort, puis décapité à cause de sa fidélité à ce qu’on appelait alors les idées luthériennes, il devait être, jusqu’à l’élection de François Guizot en 1836, le seul membre protestant de l’Académie française. Et c’est lui que Richelieu chargea de rédiger, avec son ami Chapelain, les Statuts et les Lettres Patentes pour la fondation de l’Académie. Comment vous tairais-je, Messieurs, l’émotion que ne peut manquer d’éprouver le premier pasteur de l’Église réformée de France reçu dans votre Compagnie à la pensée qu’à votre accueil se joint le protestant Conrart que son inébranlable attachement à la Réforme, n’empêcha jamais de vivre dans l’intimité de ce qu’il y avait de plus distingué dans les salons d’alors et d’y exercer une sorte de royauté du goût et du jugement ?

Et que dire de cette autre rencontre, attestée par vos suffrages, qui me fait le successeur de François Albert-Buisson dont l’amour qu’il portait à l’histoire m’obligera tout à l’heure à considérer avec vous, en plein XVIe siècle — le siècle de la Réforme —, deux Chanceliers de France : celui de François Ier, le Cardinal Duprat, celui de Catherine de Médicis, Michel de l’Hospital ? Si tous deux nous jettent dans l’horreur des bûchers et des guerres religieuses, si le premier doit nous apparaître intolérant et cruel, au moins le second nous fera-t-il entendre des paroles dont l’accent œcuménique emprunte, aux circonstances actuelles, une résonance prophétique.

En vérité, Messieurs, si vous ne pouviez discerner avant aujourd’hui l’étrange prédestination qui m’émeut autant que votre confiance me touche, vous le comprenez maintenant. Je vous le répète : vous m’avez comblé. Comment aurai-je jamais fini de vous remercier ?

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Ferai-je maintenant, Messieurs, l’éloge de François Albert-Buisson ? Près de soixante années de ministère pastoral, me faisant vivre et parler au contact constant de la mort, m’ont inspiré une incurable défiance des éloges funèbres. Et les éloges académiques ne sont-ils pas par nature des éloges funèbres ? Ne leur arrive-t-il pas souvent de dire ce qui devrait être tu, et de taire ce qui devrait être dit ? N’a-t-on pas prétendu que l’un des pires châtiments qui puissent nous frapper au lendemain de notre mort est le concert d’éloges excessifs qu’on se plaît à décerner à ceux qui viennent de nous quitter ? Vous comprendrez, Messieurs, que je n’aie pu me résoudre à l’infliger à mon prédécesseur. C’eût été trahir l’amicale confiance qu’il m’a toujours témoignée, et oublier qu’à Dieu seul appartient le jugement des cœurs.

Aussi bien la vie d’Albert-Buisson, au long de ses quatre-vingts années, est suffisamment spectaculaire pour qu’il nous suffise de la regarder. Oserai-je dire qu’à la considérer de son commencement à sa fin elle pourrait apparaître à plusieurs comme un conte de fées, mais de fées qui, comblant leur protégé des dons les plus riches et des succès les plus éclatants, trouvèrent en lui de très efficaces auxiliaires : une intelligence vive et pénétrante, un amour du travail sans défaillance, une curiosité des hommes et des choses alliée à une capacité de jugement hors de pair, une énergie persévérante au service d’une inébranlable confiance en sa propre carrière et en la légitimité que de tels dons confèrent aux plus hautes ambitions.

Regardons ce destin s’accomplir. D’étape en étape se préciseront les traits de celui qui cherche à le mener. Peut-être, au point final, nous trouverons-nous devant un portrait ?

François Albert-Buisson naquit le 3 mai 1881 à Issoire, au cœur de l’Auvergne qui lui fut toujours très chère. Son grand-père s’y était établi comme fabricant de sabots, et le petit-fils en conserva toute sa vie une paire sortie de ses mains. Le père d’Albert, renonçant à la fabrication manuelle, continua néanmoins le même commerce.

La mère, femme d’une foi profonde et de vive intelligence, entièrement consacrée à l’éducation et à l’instruction de son garçon — son unique enfant — avant qu’il ne fût en âge d’aller à l’école, imprima dans son cœur un attachement à la foi et à l’Église catholique que les remous de l’existence ne devaient jamais étouffer, Elle eut la joie de le voir s’éveiller au goût du travail consciencieux et au désir de tout connaître. À l’école primaire, puis au collège d’Issoire son assiduité, ses dons intellectuels furent tout de suite remarqués. Le maître interrogeait : « d’où vient-il que votre fils sache tant de choses qu’il n’a pas apprises à l’école ? » Et la mère de répondre : « Chaque soir il prend le Larousse et y étudie le sens des mots ».

Pris en amitié par le percepteur, il rêve de l’Inspection des finances. Sa mère, qui voudrait le garder près d’elle, lui propose en exemple le pharmacien, un homme qui, à ce qu’il semble, gagne largement sa vie : qu’Albert entre chez lui comme stagiaire ; ensuite il ira, pour trois ans, à l’École supérieure de Pharmacie de Paris. Et pourquoi ne reviendrait-il pas s’établir à Issoire ?

Paris ! Une fois qu’il y aura pris pied ne sera-t-il pas tenté d’y rester ? À la fin de sa première année d’études pharmaceutiques il est reçu à l’internat. Un jour que deux internes en médecine du même service s’entretenaient avec lui de ce que chacun d’eux souhaitait être plus tard (l’un d’eux s’appelait Abrami et songeait à un grand avenir médical) Buisson dit simplement : « Je serai président de la République ». Et à ses camarades ébahis il déclare : « Vous verrez ; la pharmacie conduit à tout ». Sans doute en est-il plusieurs sous cette Coupole qui se souviennent qu’Albert-Buisson racontait volontiers qu’il avait pu croire un jour la prophétie toute proche de son accomplissement.

Au doctorat en pharmacie s’ajoute bientôt le doctorat en droit. Ses thèses sont couronnées. Mais ce n’est qu’un début. Il fonde, avec une jeune fille dont la simplicité, le bon sens, ont toujours été l’une de ses plus grandes richesses, le foyer que viendront réjouir quatre enfants, un fils et trois filles. Du Mans où il exerce quelque temps sa profession il ne tarde pas à partir pour Brest où il assume la direction d’une industrie chimique. Il invente un produit qui s’appellera plus tard le théraplix, et c’est le commencement de la fortune. Il entre en relations avec les frères Poulenc qui, bientôt, l’avant associé à leur entreprise, s’unissent aux Usines du Rhône. Ainsi naît Rhône-Poulenc.

Dans le même temps Buisson s’est installé à Paris où il fonde, pour exploiter sa découverte, les Établissements Albert Buisson. Désormais Paris sera sa ville dont il fera patiemment et sûrement la conquête.

Encore faut-il que Paris ouvre au nouveau venu les portes que celui-ci est bien résolu à franchir. Il a trente-et-un ans et se sent assuré d’un destin à la hauteur de sa puissance de travail, de ses ambitions.

La judicature consulaire le tente. Dès 1913 il est juge suppléant au tribunal de commerce de la Seine. Il y gagne rapidement confiance et autorité. Enlevez les années de la première guerre : dix-sept ans lui suffisent pour accéder à la présidence de ce grand corps, jugé par lui d’abord un peu poussiéreux et assoupi, auquel il se prend à vouloir rendre conscience de sa grandeur. Quel coup d’éclat lorsqu’à une séance solennelle de rentrée il se présente revêtu de la robe rouge que porte seul jusqu’alors, avec les magistrats de la Cour de Cassation et des Cours d’appel, le président du tribunal civil de la Seine ! Pourquoi donc, après tout, la magistrature consulaire ne se hausserait-elle pas aux prérogatives du corps judiciaire responsable, au civil, du même territoire ?

Cependant la belle robe de soie rouge ne doit être que le signe d’un prestige retrouvé. Albert-Buisson rétablit les mercuriales et veut qu’elles traitent de questions graves et actuelles. La première, prononcée à l’audience solennelle de 1931, confronte aux exigences de la morale la pratique des compromis à quoi il lui semble qu’incline dangereusement le monde des affaires. La morale commerciale s’est abaissée depuis la guerre. Il faut réagir contre des pratiques dissolvantes. Enseigner à nouveau le respect de la signature donnée est une tâche urgente à quoi les magistrats consulaires peuvent efficacement contribuer.

Cette période de sa vie, qui en marque l’un des sommets, fut jalonnée par la publication d’une dizaine de volumes traitant de questions de législation commerciale à l’exception de deux études, l’une sur le Problème des poudres, la seconde consacrée au nouveau régime de l’Administration municipale. Vous seriez légitimement surpris, Messieurs, que je me donnasse l’air d’y avoir quelque compétence.

Dans le même temps il veillait à ses entreprises privées, et avec non moins de vigilance à celle d’établissements bancaires dont la situation difficile avait conduit le Gouvernement à faire appel à l’expérience, à la prudence reconnue de tous, au talent organisateur, à l’autorité et à l’énergie de votre confrère. Aussi bien, à en croire Germain Martin, à qui il dut beaucoup, Albert-Buisson, « consulté discrètement par les Présidents du Conseil et les Ministres », était « toujours prêt à aider aux heures de grande difficulté le Gouvernement, s’il faut mettre de l’ordre dans l’État et les entreprises ».

Que de portes s’étaient ouvertes devant lui depuis 1912, lui assurant l’accès de milieux très divers, et cependant toujours mêlés, où se côtoient, se jugent, se livrent d’invisibles combats, et parfois aussi s’entr’aident des hommes destinés à devenir, dans un pays comme le nôtre, les maîtres du jeu !

Le jeu politique tenta Albert-Buisson. Qu’il fût maire d’Issoire de 1923 à 1941 suffirait à montrer en quelle estime le tinrent ses concitoyens. Ceux-ci le savaient au service de leur cité et de leurs intérêts. Il y avait acquis une propriété dont il ne jouissait guère, n’ayant, en dehors de la chasse, que peu de goût pour la campagne. Il n’était pas homme à se délasser dans le soin de son jardin et de ses fleurs.

Ses diverses tâches le ramenaient toujours à Paris. Son cœur, son esprit étaient aux grandes affaires dont Issoire aussi lui avait ouvert le chemin : maire, conseiller général, sénateur du Puy-de-Dôme en 1937, ne se voyait-il pas en marche vers le but entrevu au temps de son internat ? N’avait-il pas dit : « La pharmacie conduit à tout » ? En tout cas elle l’avait conduit déjà à l’Institut où, dès 1936, l’accueillit l’Académie des Sciences morales et politiques.

Un ouvrage, marquant une nouvelle orientation de sa pensée, avait précédé de peu cette accession. Il s’agissait, non plus d’une étude financière ou économique, mais de la biographie d’un « des hommes les plus considérables de l’ancienne France », le Cardinal Antoine Duprat, chancelier de France sous François Ier.

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Avec Duprat s’ouvre une galerie de portraits. Oh ! pas nombreux : Duprat, Michel de l’Hospital, le Cardinal de Retz. Tous trois offrent un si puissant relief que je ne puis différer de m’arrêter avec vous devant eux.

Albert-Buisson aimait l’histoire, et plus encore les hommes qui la font. Pourquoi choisit-il Antoine Duprat comme objet de ses recherches et de sa méditation ? Sans doute parce qu’il était, comme lui, enfant, d’Issoire, né dans une demeure toute proche de sa propre maison natale, et de surcroît Chancelier de France, dignité qui semble avoir toujours frappé notre confrère. Non pas que ce très grand ministre lui inspirât une sympathie particulière : le livre ne dissimule rien des ombres qui accompagnèrent la vie de ce prince de l’Église dont il révèle, à côté d’incontestables qualités d’intelligence, de travail, de finesse, une constante préoccupation de soi-même, une âpreté dans la poursuite de la fortune et des honneurs et, aux premiers temps de la Réforme, une volonté de répression qui fit de lui un des adversaires les plus redoutables des huguenots. Cependant Antoine Duprat, chargé de la diplomatie, des finances, de la justice, eut à étudier et, vaille que vaille, à résoudre d’immenses problèmes ; il s’efforça de le faire de telle sorte que la puissance royale et la grandeur de la France en fussent fortifiés. C’est un homme aux prises avec les plus graves difficultés qu’Albert-Buisson offre à nos regards. Qu’il nous suffise de le considérer dans deux domaines sur lesquels vous comprendrez, Messieurs, que j’attire particulièrement votre attention.

Habile négociateur, Duprat, qui n’est pas encore homme d’Église, met à profit la victoire de Marignan pour aider François Ier à obtenir du pape Léon X la signature d’un traité réglant les intérêts politiques et territoriaux sur quoi le roi de France et le Saint-Siège étaient en désaccord, et ouvrant la voie à une discussion sur les choses spirituelles et l’organisation intérieure de l’Église. François Ier souhaitait vivement faire « quelque concordat qui fût utile à l’Église gallicane ». Léon X accepte de le rencontrer à Bologne, et est amené par l’adresse royale à parler le premier d’un Concordat. Duprat se met aussitôt au travail avec deux cardinaux.

Pour lui le problème, qu’il résolut avec succès, était de sauvegarder tout le gallicanisme de la pragmatique sanction de Charles VII, abhorrée par la Papauté, et de renforcer le pouvoir royal sur l’Église en attribuant au Roi la collation des bénéfices et en accordant au Pape le rétablissement des annates. « Échange bizarre, a-t-on remarqué, où le Pape, puissance spirituelle, prit le temporel pour lui et donna le spirituel à un prince temporel. »

C’était, pour l’Église de France, une véritable révolution car, par la suppression des élections et la remise au Roi de la collation des bénéfices, le haut clergé devenait un corps aristocratique entièrement soumis au souverain.

Michelet fait honneur à la diplomatie de Duprat de l’accroissement de puissance que la couronne devait tirer du Concordat. Celui-ci n’en eut pas moins, pour la vie de l’Église catholique, le funeste effet. Duprat n’en est-il pas le premier exemple ? Entré dans les ordres, il devient archevêque de Sens (dont l’évêque de Paris était le suffragant), évêque de Meaux, abbé de Saint-Benoît, en dépit de l’opposition formelle des chapitres, et reçoit de ses multiples charges et dignités d’imposants revenus. Que d’or fut entassé dans les coffres, investi dans de l’argenterie ou de la vaisselle ! On comprend que, dès la mort du cardinal, le Roi dont les caisses étaient vides ait « emprunté » à la succession une large part de cette immense fortune.

Il y aurait beaucoup à dire, Messieurs, sur les malheureuses conséquences du Concordat auquel le Parlement opposa une longue et énergique résistance.

Plus j’étudie l’ère constantinienne, plus je suis reconnaissant que la séparation des Églises et de l’État ait rendu aux Églises de France (à l’exception de celles qui, en Alsace et en Lorraine sont soumises encore au régime concordataire) leur liberté spirituelle, leur droit à s’organiser selon leurs traditions séculaires ou la conformité aux principes inscrits dans l’Écriture sainte. N’est-il pas certain, aux yeux de tout observateur impartial, que l’Église catholique de France a immensément gagné au régime établi en 1905 ? Il suffit de comparer à sa situation du début du siècle sa liberté, son autorité, son témoignage, son rayonnement d’aujourd’hui.

Cependant Antoine Duprat, dès son accession à la plus haute charge civile du royaume, avait été contraint de donner une attention particulière à la rapide propagation, grosse de dangers pour l’Église et la monarchie, d’idées religieuses nouvelles importées d’Allemagne. À ce développement inquiétant l’humanisme chrétien d’Erasme, le groupe des « bibliens » de Meaux inspiré par l’évêque Briçonnet, les commentaires de Lefebre d’Étaples avaient largement frayé la voie. Ainsi que l’a montré notre confrère Lucien Febvre, une Pré-Réforme française, aux origines lointaines, appelait d’avance la Réforme allemande. Les écrits incendiaires de Luther, embrasant une grande partie de l’Europe, jetaient le trouble dans un nombre croissant d’esprits et inspiraient à qui répondait à leur véhément appel le courage de confesser la foi nouvelle jusque sur le bûcher. Déjà se formaient par toute la France des communautés d’hommes et de femmes qui se voulaient chrétiens mais entendaient ne fonder désormais leur foi, leur piété, leur vie ecclésiastique, que sur la Parole de Dieu écoutée dans la Bible et dont les Confessions de foi des Églises de la Réforme ne devaient pas tarder à proclamer l’autorité souveraine.

À diverses reprises François Ier se montra enclin à la tolérance. Sa nature l’y portait ; sa sœur, Marguerite d’Alençon l’y exhortait ; les plus grands penseurs de l’époque la conseillaient. La Sorbonne, par contre, avait pris en main la cause de la plus stricte orthodoxie, réclamait une répression impitoyable, saluait avec joie d’horribles supplices. De quel côté penchait Duprat ? Entré dans les ordres, archevêque de Sens, bientôt élevé à la pourpre, au-delà de laquelle il entrevoyait la tiare, il était obligé de donner des gages de son orthodoxie. Cependant il ne se hasardera jamais à heurter les désirs de son maître. Et le roi, selon les événements politiques ou les influences qu’il subit, va d’une bienveillance envers les novateurs, qui scandalise le Parlement et la Sorbonne, à une politique de répression de nature à favoriser un rapprochement avec le pape ou avec Charles-Quint. Alors le chancelier-cardinal se sent autorisé à stimuler les poursuites. Le Concile de Sens, assemblé à Paris en 1528, et dont il dirige les débats, réclame l’extermination des hérétiques « comme ennemis capitaux de la couronne ». Nul doute que Duprat n’ait poussé à la plus rigoureuse sévérité.

Les années suivantes sont marquées par un jeu de bascule. Les excès des catholiques fanatisés irritent le roi à qui les exigences de sa politique extérieure imposent dans le même temps des mesures de détente. Mais « l’affaire des placards », insigne maladresse de quelques huguenots, où François Ier voit une offense personnelle, le dispose aussitôt aux pires rigueurs. Duprat en profite pour dresser des listes de suspects, il conseille procès, condamnations, exécutions. Il inspire le cruel édit du 29 janvier 1535, « qui condamne les recéleurs des luthériens ou autres hérétiques aux mêmes peines que ces hérétiques eux-mêmes ». La répression devient plus cruelle encore. Mais quelques mois plus tard survient la mort du chancelier. Aussitôt l’édit est abrogé, des mesures de grâce sont décidées : c’est pour quelque temps l’apaisement.

Les huguenots tenaient Duprat pour l’un de leurs adversaires les plus impitoyables, et les historiens protestants de la Réforme souscrivent à ce jugement. Ont-ils entièrement raison ? Le cardinal-chancelier a-t-il cherché à faire prévaloir ses tendances personnelles ? Ou s’est-il, avec le plus de souplesse possible, plié aux humeurs, aux impulsions contradictoires, aux variations politiques de son maître ? N’a-t-il pas voulu servir que les intérêts du Roi et de la monarchie ? Il semble bien qu’Albert-Buisson réponde affirmativement à cette dernière question. Et c’est pourquoi il salue en Duprat « l’un des artisans les plus certains, sinon des plus prestigieux de la puissance royale ".

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Quinze années séparent l’étude consacrée à Antoine Duprat de l’ouvrage où Michel de l’Hospital se dresse dans toute sa grandeur politique et morale. Encore un Auvergnat, encore un chancelier, et qui plus est l’initiateur de la juridiction consulaire ! Entre ces deux hommes si proches par leur commun terroir, leur origine, leur science juridique, leur rapide ascension vers les plus hautes charges, leur dévouement sans faille à la monarchie, quel contraste cependant par la culture littéraire, si étendue chez l’Hospital, par la noblesse de son caractère, son humanisme profondément évangélique, et surtout par son inclination à la tolérance que fortifient les exigences de sa foi ! Si je ne me trompe, c’est avant tout cet aspect de l’humaniste, disciple d’Erasme, qui frappa Albert-Buisson au point de le décider à mettre en chantier le livre qui retient maintenant notre attention. Il y fut encouragé par son ami le recteur Chérel dont les travaux sur l’idée de tolérance faisaient dès lors autorité. D’ailleurs, comme pour son Duprat et son Cardinal de Retz, collaborateurs ou amis s’empressèrent de lui procurer des notes, des documents, des références bibliographiques et lui apportèrent ainsi un concours efficace.

Nous voici donc en présence d’un homme, doué des plus hautes qualités de l’esprit et du cœur, poète, juriste, homme d’État, habile dans les emplois les plus divers, étroitement solidaire d’un pouvoir contraint de se contredire sans cesse, un homme pourtant dont la vie, si multiple en apparence, trouve son unité dans sa foi évangélique. Je n’use pas de ce dernier mot, Messieurs, pour insinuer que Michel de l’Hospital ait été plus ou moins secrètement, comme on l’en a souvent accusé, un adepte de ce que ses contemporains dénommaient « la religion prétendue réformée ». Il est né catholique, et encore que sa femme fût protestante, il est toujours demeuré catholique et est mort dans la communion de l’Église romaine. Il se distinguait cependant d’un grand nombre de catholiques de son temps en ce qu’il avait, en dehors de toute intransigeance dogmatique, le souci de vivre et d’agir en toutes choses comme doit le faire un chrétien, un homme pénétré de la charité du Christ.

L’influence d’une femme l’avait affermi dans cette voie. Marguerite de France, sœur cadette de Henri II, duchesse de Berry depuis 1550, l’appelle à la présidence de son Conseil, et aussitôt, comme du Bellay, comme Ronsard et tant d’autres, il est conquis. Elle est accueillante aux poètes et aux humanistes qui, tous, louaient sa sagesse et sa vertu. Elle appartient à cette famille de « chrétiens intérieurs » dont la piété, quelles que fussent les détresses et les atrocités de l’époque, ne cessait de répandre ce parfum du Christ dont parle saint Paul. Songea-t-elle jamais à se joindre à l’Église réformée ? Calvin, qui sait sa valeur, mais la juge « assez timide », n’y attache pas grand espoir. Comme l’évêque de Meaux, Briçonnet, comme Érasme surtout, elle souhaite, elle attend une réforme profonde de l’Église catholique, mais, tout en éprouvant une sympathie active pour les Huguenots, elle écarte toute idée de schisme.

Telle est la princesse dont l’humanisme chrétien contribue à former la pensée et à fortifier la générosité de cœur de Michel de l’Hospital jusqu’au jour où il passe sous l’autorité de Catherine de Médicis à qui François II, passionnément amoureux de sa jeune femme, Marie Stuart, et d’ailleurs déjà malade, laisse le soin de gouverner le royaume.

La reine mère a demandé à la duchesse de Berry de lui céder son chancelier. Aux prises avec d’immenses difficultés politiques, financières, religieuses surtout — et ces dernières, plus que d’autres, sont étroitement liées à la politique extérieure — elle sait que l’Hospital est un juriste éminent, un administrateur avisé et scrupuleusement honnête, un orateur politique capable d’en imposer aux États Généraux et au Parlement, et surtout un partisan résolu, dans le grand trouble des luttes religieuses, de ce que Catherine appelle sa politique de « pitié » ou de « douce réconciliation ». C’est incontestablement en vue d’assurer le succès de cette politique qu’elle veut avoir auprès d’elle Michel de l’Hospital pour la conseiller, la soutenir et, envers et contre tout, faire triompher son dessein.

Plusieurs historiens contemporains se sont donné pour tâche de réhabiliter Catherine « la calomniée » et de révéler en elle une reine aimant plus que tout ses fils, mais aussi la Couronne de France dont elle a voulu apprendre l’histoire, acharnée à sauver l’unité du royaume, en quoi, sans doute, elle voit d’abord l’héritage de ses enfants. Prête à changer de camp selon les circonstances, libérée de tout scrupule dès qu’il s’agit de maintenir ou d’accroître son pouvoir, catholique superstitieuse et adonnée à la magie, sensible cependant à la noblesse morale, aux convictions religieuses de certains hommes qui l’approchent : Montluc, évêque de Valence, l’Hospital, Théodore de Bèze, elle poursuit, parfois avec l’énergie du désespoir, le chemin sinueux, semé de pièges pour elle et pour les autres, qui, du moins l’espère-t-elle, la fera parvenir un jour à l’affermissement de la monarchie au milieu de Français réconciliés.

Étroitement associé à cette ambition et à ce grand dessein, Michel de l’Hospital soutient la politique de la reine mère, mais son action se fonde sur des motifs tout différents. L’évangélisme d’Erasme l’a pénétré jusqu’au plus intime de lui-même et donne à sa foi et à sa vie chrétiennes une « coloration » nouvelle. Ni la conjuration d’Amboise, au lendemain de laquelle il accède à sa haute charge, ni les événements tragiques qui suivront le colloque de Poissy, ni les guerres religieuses qui lui font horreur ne le feront se détourner de la voie que, par fidélité chrétienne, il entend suivre, ni renoncer à s’affirmer étroitement solidaire de la reine mère dans sa recherche passionnée de la « douce réconciliation ».

La mort de François II, l’avènement de Charles IX encore mineur, l’habileté de Catherine à se saisir de la régence sans en prononcer le nom renforcent si possible la volonté du chancelier de servir fidèlement la politique royale. Qu’il se montre grand dans le discours qu’il prononce en 1561 aux États Généraux d’Orléans, si tôt après le changement de règne ! Ne nous arrêtons pas, Messieurs, aux questions de finances, de justice, d’administration. Écoutons-le, lorsqu’il aborde le drame qui déchire la France chrétienne.

Comment ce « légiste du roi » ne serait-il pas dominé par la conviction que l’unité politique du royaume est indissolublement liée à l’unité de foi ? Partout, au XVIe siècle, prévaut le principe : « Cujus regio ejus religio. » Les princes protestants n’auront pas la moindre hésitation à l’appliquer dans leurs États. « C’est folie, s’écrie l’Hospital à Orléans, d’espérer paix, repos et amitié entre personnes qui sont de diverses religions. » Il stigmatise donc ce qu’il nomme « les séditions protestantes ». Mais comment celles-ci ont-elles pu se produire et gagner l’adhésion de tant de Français ? À cette question, que le cardinal Duprat semblait avoir écartée, le chancelier, s’adressant aux États, n’hésite pas à répondre : « Considérons que la dissolution de notre Église a été cause de la naissance des hérésies, et la réformation (celle que réclame l’Hospital) pourra être cause de les éteindre... Il nous faut dorénavant garnir de vertus et bonnes mœurs, puis les assaillir avec les armes de charité, prières, persuasions, paroles de Dieu qui sont propres à un tel combat... La douceur profitera plus que la rigueur. »

Cette « réformation » de l’Église, que tant de chrétiens catholiques attendaient encore, comme Michel de l’Hospital, d’une autre voie que celle de l’hérésie et des schismes, la reine mère, et son chancelier avec elle, espèrent qu’elle sortira enfin d’un « libre et saint Concile » auquel participeront les réformés, et qui devra tendre avant tout à un redressement moral dont il importe que le Saint-Siège donne l’exemple.

Et c’est alors que, de l’âme chrétienne et du cœur ardemment français de l’Hospital, jaillissent ces paroles qui ont, aujourd’hui même, une singulière résonance œcuménique « Otons ces mots diaboliques, noms de partis, factions et séditions luthériens, huguenots, papistes, ne changeons le nom de chrétiens. »

Ne croyez pas, Messieurs, que je sois disposé à souscrire à cet indifférentisme théologique, d’où ne manqueraient pas de sortir les plus dangereuses confusions.

C’est sur une toute autre voie que se restaurera un jour l’unité chrétienne, la voie d’un approfondissement « en commun » de la vérité révélée et d’un dépassement des positions confessionnelles d’aujourd’hui vers une plénitude qu’aucune Église n’a encore atteinte — et surtout la voie de la charité réciproque qu’entrevoyaient un l’Hospital, un Montluc et quelques autres, mais que, dans soit ensemble, le XVIe siècle, fanatique, violent, offert à tous les vents de la haine, eût été bien incapable de découvrir.

Pour Catherine et son conseiller il s’agit d’obtenir du pape une reprise des sessions du Concile de Trente. Mais dans la lettre royale adressée à Rome, il est question de bien autre chose ; en fait la reine mère veut que le Concile travaille à une réconciliation du catholicisme et de l’hérésie. Pour atteindre un tel but le Pape ne pourrait-il, de sa propre autorité, proscrire des églises les images, autoriser la communion sous les deux espèces, le chant des psaumes en langue vulgaire avant la célébration eucharistique et abolir la fête du Saint-Sacrement ? Qu’en attendant les décisions du Concile on se garde, déclare l’Hospital, de regarder les huguenots comme hérétiques puisque, écrit-il, « tout leur différend est en cela qu’ils veulent que l’Église soit réformée en la façon de la primitive ».

Qui pourrait, devant ces paroles et ces démarches refuser à Michel de l’Hospital la haute vocation que lui reconnaît votre confrère : « Etre au royaume de France, déchiré par les guerres religieuses, un apôtre de la tolérance. »

Comment, cependant, faut-il entendre ce mot ?

Dans son remarquable vocabulaire philosophique notre vénéré confrère M. Lalande donne de l’idée moderne de tolérance une définition de Goblet d’après qui la tolérance consiste « non à renoncer à ses convictions ou à s’abstenir de les manifester, de les défendre ou de les répandre, mais à s’interdire tous moyens violents, injurieux ou dolosifs, en un mot à proposer ses opinions sans chercher à les imposer ». Les hommes du XVIe siècle, aussi bien Calvin que Loyola, eussent ressenti une sorte de scandale devant une telle affirmation. En fait, comme en droit, l’intolérance règne partout. Les hérétiques ne doivent d’aucune manière être tolérés, il faut les exterminer par le fer et par le feu. La Reine mère, souveraine catholique, n’a-t-elle pas été rappelée maintes fois à son devoir de détruire tous les hérétiques de son royaume !

Émile Boutroux a écrit un jour : « Je n’aime pas ce mot de tolérance ; parlons de respect, de sympathie, d’amour. » Au XVIe siècle ces paroles eussent été entendues comme un blasphème. Michel de l’Hospital parlait de respect, de support, et l’on criait au scandale. La tolérance, aujourd’hui, nous semble comporter une nuance de hauteur, de commisération, de consentement à ce qu’on préférerait pouvoir refuser. Quel progrès pourtant, dans le cœur chrétien de l’Hospital, elle représentait sur l’intolérance de ses contemporains, considérée comme signe de fidélité à Dieu et à l’Église en même temps qu’à la France !

« Une vilaine désignation d’une belle chose », a dit du mot tolérance le philosophe Höffding. Sur les lèvres du chancelier de Catherine, il est au contraire la courageuse désignation d’une grande chose. Rare courage qui, à la même époque en Suisse, est celui du protestant Sébastien Castellion. Courage dont, si étrange que cela paraisse, il faut reconnaître une large mesure à la reine de la Saint-Barthélemy à quoi aboutiront, sans qu’elle l’ait prévu, et l’Hospital n’étant plus là, les efforts contradictoires et les manœuvres sournoises tentés pour sauver sa politique de « douce réconciliation ».

Pour l’instant la régente et le chancelier espèrent que le colloque convoqué à Poissy, dans l’été 1561, s’achèvera par une victoire de la tolérance. Poissy marque au contraire un échec en dépit de l’émouvant appel que, dès le premier jour, Théodore de Bèze avait adressé aux cardinaux présents : « Nous présumons selon la règle de charité que vous, Messieurs, avec lesquels nous avons à conférer, vous efforcerez plustot avec nous, selon notre petite mesure, à éclairer la vérité qu’à l’obscurcir davantage, à enseigner qu’à débatre, à peser les davantage qu’à les contredire ; bref, à plustost empescher que le mal ne passe plus outre, qu’à le rendre du tout incurable et mortel. »

Hélas ! quelques mois plus tard le massacre de Wassy — car ce fut un massacre imputable au duc de Guise — ouvre le chapitre sanglant des guerres religieuses qui ne doivent se clore qu’en 1598. Des édits de compromis succèdent à une cruelle répression, des concessions aux Huguenots sont bientôt suivies d’interdictions que ceux-ci jugent intolérables. La régente passe des Guises aux Châtillons, puis revient aux Guises. L’Hospital lui demeure fidèle, cherchant à saisir la moindre occasion de faire décréter des mesures plus libérales. Cependant les années s’écoulent, le crédit du chancelier s’use ; se sentant au seuil de la disgrâce, il préfère, en 1568, abandonner le pouvoir, encore que nourrissant le secret espoir d’être bientôt rappelé ; il se retire dans son cher domaine de Vignay, où le surprend la nouvelle de la Saint-Barthélemy et où Catherine doit envoyer des soldats pour le protéger des furieux qui veulent le tuer. Il meurt bientôt de l’affreuse déception que lui cause l’horrible massacre, signe sanglant de la faillite de sa politique de tolérance et de réconciliation.

Faillite ? oui, mais que réparera bientôt, avec quel éclat, le jeune prince qui grandit à la cour des Valois, plus ou moins méprisé en raison de sa pauvreté et de sa religion, lorsqu’il sera monté sur le trône de France sous le nom d’Henri IV. Sera-ce enfin la paix religieuse ? Hélas ! les dragonnades et la révocation de l’Édit de Nantes mettront fin pour longtemps à l’entreprise à quoi Michel de l’Hospital avait consacré sa foi, son autorité, sa vie : la « douce réconciliation » des Français. Il faudra attendre l’Édit de 1787 et la Révolution pour que la tolérance religieuse soit inscrite dans la loi et commence à passer dans les faits. Et surtout il faudra attendre le mouvement œcuménique contemporain et son inspiration prophétique, d’abord dans les Églises non-romaines, et ensuite dans l’Église catholique, sous l’impulsion décisive du grand Pape que Dieu vient de rappeler à Lui (Ah ! qu’il soit béni à jamais pour ses initiatives courageuses et fécondes et sa rayonnante bonté), pour que la fidélité à la vérité soit envisagée désormais comme indissolublement liée à l’amour dont tous les chrétiens, à quelque confession qu’ils se rattachent, ont reçu de leur commun Seigneur commandement de s’aimer les uns les autres.

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Comment, après un hommage si éclatant à Michel de l’Hospital, à la noblesse et à la générosité de son caractère, Albert-Buisson céda-t-il à l’attraction d’un des personnages les plus troubles, les plus machiavéliques de l’histoire de France, Jean-François Paul de Gondi, cardinal de Retz, au point de vouloir nous en laisser le portrait ? Ce désir l’obsédait, m’ont confié certains de ses plus proches collaborateurs. Plus exactement Retz l’obsédait. Était-ce en raison d’une sympathie secrète dont celui qui l’éprouve ne se rend pas toujours compte lui-même ? D’aucuns l’expliquent par le cheminement d’anciennes influences italiennes, florentines peut-être, infiltrées en Auvergne.

Comme François de Gondi, Albert-Buisson se préoccupa toujours plus des hommes que des idées, et de l’homme plus que de la masse humaine anonyme. Ne vous semble-t-il pas qu’il parle de lui-même lorsque nous lisons ces quelques lignes :

« L’homme, dans l’unité de sa double apparence — pensée et action confondues — est la seule valeur digne que s’y attachent son regard (le regard de Gondi), sa curiosité, son ambition. Absorbé comme il l’est par cet unique sujet, sa maîtrise sur lui devient inégalable. À la Cour comme à la ville... Gondi regarde s’agiter ses semblables... Laissez-le scruter les visages, fussent-ils nombreux alentour ! Il saura vous dire qui est dans le jeu, qui tient les atouts, les voies du succès, le gagnant. »

Quoi qu’il en soit, comment ne pas souscrire à l’appréciation formulée par Léon Bérard accueillant votre nouveau confrère : « Vous nous avez donné là un livre d’un puissant intérêt. » Léon Bérard reproche d’ailleurs à l’auteur d’avoir flatté le portrait du cardinal. Et pourtant quel portrait ! Qui rencontre notre regard ?

Un cadet de grande famille, nourri d’une forte culture classique et voué à l’état ecclésiastique pour assurer la conservation de précieux bénéfices. D’une extrême insouciance morale, dépourvu de tout caractère sacerdotal, fermé à toutes les beautés de la vie intérieure, il est hâtivement nommé coadjuteur de son oncle, archevêque de Paris. Bientôt le voilà cardinal. Aimé des curés de Paris tous teintés de jansénisme, et de son peuple, il se jette dans la tragi-comédie de la Fronde et se retrouve un jour au « Bois de Vincennes » où Louis XIV l’a fait enfermer. Redevenu libre, il reprend ses intrigues et ses liaisons multiples et devient une sorte de patriarche des libertins. Archevêque de Paris par la mort de son oncle, ses imprudences l’acculent à démissionner de sa charge et à se retirer dans une luxueuse retraite. Il en sort trois fois pour accepter de Louis XIV de délicates missions à Rome. Retiré enfin à l’Abbaye de Saint-Mihiel, « rien ne lui reste désormais », écrit-il à Clément X, « qu’à se cacher et à effacer ses péchés par ses larmes ». Il meurt dans sa terre de Saint-Denis, le 24 août 1679, « entre les bras, fit savoir Port-Royal, d’un très bon religieux, dans des sentiments très humbles et très pénitents ».

Tel est en bref le déroulement de cette existence. Deux de ses aspects doivent être mis en lumière.

Coadjuteur de l’archevêque de Paris, Retz rompt avec une tradition bien établie par ses prédécesseurs et monte lui-même dans des chaires de la capitale pour y prêcher l’Avent ou le Carême.

Ses contemporains ne connurent pas le grand écrivain révélé après sa mort par les célèbres Mémoires, mais ils furent enthousiasmés par le prédicateur. Olivier d’Ormesson décrit ces « foules épouvantables » se pressant dans les églises où Retz doit prêcher, et où se voient aussi le Roi, la Reine Mère, et tout ce qu’il y a de plus élevé à la Cour et à la Ville. Il me plaît modérément, certes, de l’entendre réclamer du bras séculier l’extermination des protestants, mais pourquoi en prendrais-je prétexte pour ne pas constater que ses adversaires eux-mêmes reconnurent en lui un orateur sans égal. Bossuet, qui le surpassera, ne s’est pas encore fait entendre. Et Balzac n’hésite pas à égaler Retz à saint Jean Chrysostome : « même beauté, même douceur, même force ».

Ainsi, nous est-il dit, « c’est par lui, à l’heure où la langue française vient définitivement de s’accomplir, qu’est ouverte la voie royale de l’éloquence sacrée », où un pasteur réformé, Saurin, apparut à beaucoup comme l’émule de Bossuet, en attendant qu’on compare à celui-ci, au siècle dernier, le grand prédicateur protestant Adolphe Monod.

Sous le nom du Cardinal de Retz, en sous-titre du livre qui lui est consacré, se lit un mot : Portrait. Ce portrait, si passionnant qu’il soit par le tumulte d’une existence remplie d’ambitions déçues, d’entreprises avortées, de ruptures suivies de réconciliations, d’ascensions trop rapides et de chutes brutales, est aussi et surtout celui du très grand écrivain que la postérité reconnaît en Retz. Grandeur posthume qu’il doit à ses Mémoires, commencés pendant les années de retraite où il crut périr d’ennui et se sauva en écrivant, en corrigeant, en ciselant dirai-je, et en marquant son œuvre du « poinçon de son génie ». Ces mots, longtemps cherchés par Albert-Buisson, ouvrent le dernier chapitre de son livre et veulent en donner le ton.

C’est ici l’étude de la langue et de sa syntaxe, du style de Retz surtout, « le style de l’action » a-t-on pu écrire. Pour cette langue, faite par la Fronde au dire de Michelet, Albert-Buisson éprouve une admiration sans bornes. Inlassablement il s’offre à son charme, à sa vivacité, à sa rapidité, à son ardeur dédaigneuse. À son jugement, les Mémoires confèrent à leur auteur le premier rang parmi les mémorialistes, un des tout premiers parmi les plus grands écrivains français. Oserai-je dire que cédant, moi aussi, à leur séduction, je ne me sens pas libre de contredire à ce rare éloge ?

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À ces trois beaux portraits offerts à notre méditation votre confrère rêvait d’ajouter celui de Mazarin. Que n’eut-il le temps de nous le donner ! Le je ne sais quoi de florentin qu’on lui reconnaissait parfois en eût rehaussé les couleurs.

Cependant c’est son portrait que je dois, maintenant, essayer d’achever. Vingt années se sont écoulées entre le « Duprat » et le « Cardinal de Retz », vingt années pendant lesquelles Albert-Buisson a assumé de lourdes responsabilités, entrepris de multiples tâches, dirigé de grandes affaires.

La présidence de Rhône-Poulenc en fut incontestablement la plus considérable. Il s’y donna tout entier, comme à tout ce qu’il fit. Jamais il ne se résigna au travail superficiel. Dans l’accomplissement de ses hautes fonctions il sut toujours avoir à ses côtés des collaborateurs d’une rare valeur et, s’agissant de Rhône-Poulenc, il suffit de nommer M. Grillet pour mesurer la dette contractée par Albert-Buisson envers ses compagnons de travail.

Sa maîtrise de la présidence, attestée par ceux qui en furent les témoins, se révélait particulièrement dans les assemblées restreintes. Il dirigea ainsi avec un art consommé des débats auxquels participaient, en vue de la révision du Code de Commerce, des hommes de grande science que la vigueur de leurs discussions risquait d’entraîner sur des chemins de traverse. Toujours il les ramenait au texte soumis à leur examen et les conduisait à la conclusion nécessaire, écartant aussi bien l’imprécision des uns que le dogmatisme abstrait des autres. Il voulait que les textes qu’utilisent des hommes d’affaires, des commerçants, fussent clairs, simples, précis.

Ainsi, au long des années, François Albert-Buisson était devenu un personnage. Enfant du peuple, ayant par son travail infatigable et son habileté, accédé à la grande bourgeoisie et à une vaste notoriété, il jouissait de l’éminente position qu’il avait conquise de haute lutte. Souvent il en imposait par sa prestance, par je ne sais quel air de majesté. Il avait, a-t-on dit, le goût du cérémonial plus que du faste. Volontiers il eût donné le conseil que, dans les grandes occasions qu’offre l’existence ou dont on a de longue main préparé la venue, ce qui importe le plus est de ne pas manquer son entrée.

À fréquenter les milieux les plus divers il était devenu sceptique quant aux mobiles qui font agir la plupart des hommes. Il voyait se jouer la comédie humaine, et s’estimait contraint d’y prendre part en remplissant un rôle dont, avec son habituel humour, il était parfois le premier à sourire. Son souci d’élégance frisait la coquetterie. Soucieux à l’extrême de sa personne, de son vêtement, il se tint toujours aussi éloigné que possible de ce qui peut paraître négligence.

D’aucuns le jugèrent impitoyable à l’égard de qui faisait obstacle à l’accomplissement de ses desseins. Mais quelle gentillesse il aimait témoigner aux plus modestes collaborateurs de ses travaux, aussi bien qu’à ceux qui le servaient. Innombrables sont les humbles, les « petits » de ce monde — sans parler de beaucoup d’autres — qu’il aida à surmonter les difficultés les plus diverses. L’Institut catholique et l’Aide à la classe moyenne furent de grands bénéficiaires de son active bonté.

Les années s’écoulaient, lui apportant, avec la joie du travail quotidien que n’interrompirent jamais de vraies vacances, de nouveaux honneurs et un prestige accru. Élu en 1955 Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales et politiques, il s’acquitta de cette haute fonction avec une ponctualité, une courtoisie, un amical dévouement dont, comme tous mes confrères, je goûtai le prix. Cependant l’honneur le plus grand à ses yeux qu’un Français pût recevoir lui manquait encore, et c’est de vous, Messieurs, qu’il l’attendit. Vous savez quelle joie vous lui donnâtes en l’accueillant dans votre Compagnie.

J’ai longuement regardé les feuillets, couverts de sa fine écriture, brouillon du discours qu’il vous adressa le jour où vous le reçûtes. Les ratures en sont révélatrices. Que de retouches réclama le premier paragraphe ! C’est là que se révèle son amour du mot qu’aucun autre ne pourrait remplacer à la place qui lui est assignée. Souvent, à nos séances des Sciences morales, nous étions frappés de ce que je dois appeler son purisme. Il avait le sens de la langue, de ses finesses, de sa mesure, de son élégance, de la clarté qu’elle doit rayonner. Le charmant petit livre qu’il consacre au « Quarante au temps des lumières » en demeure l’ultime témoignage.

Il se sentait de plus en plus chez lui dans cet admirable palais du quai de Conti. Celui-ci n’était-il pas confié à sa garde et à ses soins depuis que nos cinq classes avaient créé pour lui la dignité de chancelier de l’Institut de France ? Dignité qui ne fut pas sans comporter un lourd fardeau de responsabilités et de travaux complexes et délicats.

Albert-Buisson donna à l’Institut beaucoup de son temps, de son expérience, de son esprit d’initiative, de son crédit auprès de l’autorité de tutelle et, j’ajoute, de son cœur. Dans l’exercice de sa charge il fut en mesure de rendre à l’Institut d’immenses services. Vous ne me pardonneriez pas, Messieurs, de passer sous silence celui qui, en cet instant même, s’impose à notre vue.

Dans le beau volume consacré à l’histoire et à la restauration de notre célèbre Coupole, préparé, sous l’autorité de M. André François­Poncet, successeur d’Albert-Buisson dans la charge de Chancelier de l’Institut, par M. André Gutton, notre architecte en chef, M. François­Poncet nous dit avec quel intérêt passionné Albert-Buisson suivit les travaux que M. Gutton l’avait persuadé de ne pas différer, et dont ils avaient tous deux discuté les plans successifs. Notre confrère, écrit M. François-Poncet, mit un peu de son âme dans cette entreprise. Il se réjouissait de nous en présenter lui-même l’achèvement. Soyons-lui reconnaissants d’avoir fait sienne la solution élégante proposée par notre architecte à un problème singulièrement difficile à résoudre. C’est à lui, en très grande partie, que nous devons cette restauration magnifique dont les beaux souvenirs que nous laisse l’ancienne Coupole ne peuvent nous voiler l’harmonie et la grandeur.

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Depuis la fin de la guerre, Albert-Buisson vivait solitaire. La mort de Mme Albert-Buisson, en 1942, l’avait douloureusement éprouvé. Elle était auprès de lui un rappel constant à la simplicité et à la modestie. Que de fois lui a-t-elle répété qu’honneurs et gloires terrestres ne sont que cendre et poussière ! La tendresse de ses filles et de ses gendres, celle de ses vingt-et-un petits enfants auxquels l’unissait le plus fervent amour grand-paternel mettaient une grande douceur dans sa vie.

C’est dans ce temps-là, semble-t-il, qu’il revint à une pratique régulière du culte de son Église. Il n’avait jamais perdu la foi catholique que sa mère lui avait enseignée aux jours de son enfance. Cependant la flamme avait baissé ; elle s’aviva dans l’épreuve et l’aida à faire face aux souffrances secrètes qui marquent souvent les années de vieillesse.

Il nous est arrivé, dans nos rencontres du lundi aux Sciences morales, d’aborder les questions religieuses. Son humour toujours vivace affleurait dans ses propos. Ils me permettaient cependant de percevoir l’intérêt qu’il portait au mouvement œcuménique. L’esprit de tolérance de Michel de l’Hospital avait profondément marqué votre confrère et fortifiait son libéralisme naturel. Sa tolérance, comme celle de son héros, était faite de respect et de sympathie.

Cependant nous voyions sa santé fléchir. Son visage se creusait, sa marche devenait plus lente. Élevé à la dignité de Grand-Croix de la Légion d’honneur à la veille de ses quatre-vingts ans, il devait en recevoir les insignes de la main du Président Coty au retour d’un séjour de repos à Aix-en-Provence. Le jour de Pentecôte 1961, au cours du déjeuner, il se sentit souffrant. Quelques instants plus tard il rendait le dernier soupir.

Peu auparavant Albert-Buisson avait laissé échapper ces mots « Je remercie Dieu de me donner du temps. » À un homme dont l’existence fut si prodigieusement remplie et connut une si étonnante ascension, ne fallait-il pas le temps de se détacher des trompeuses sécurités qui ne nous sont d’aucun secours à l’heure de la mort, le temps de laisser briser en lui tout reste d’orgueil pour n’être plus qu’un humble chrétien attendant tout de la grâce de Dieu ?