Discours de réception du cardinal Tisserant

Le 23 juin 1962

Eugène TISSERANT

Réception du cardinal Tisserant

 

Le Cardinal TISSERANT, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Maurice de BROGLIE, y est venu prendre séance le samedi 23 juin 1962 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

La Compagnie, dans laquelle vous avez décidé de m’admettre, a été fondée par un cardinal et c’est pourquoi vous aimez avoir un cardinal parmi vous. Mais les deux cardinaux Baudrillart et Grente, qui ont participé, chacun pendant plus de vingt-trois ans, à vos séances hebdomadaires, étaient académiciens avant de faire partie du Sacré-Collège. La dernière élection d’un cardinal a eu lieu en 1906, et ce fut celle d’un cardinal de curie, provenant du clergé nancéien, le cardinal Désiré Mathieu. Il avait été le condisciple de mon père et m’avait promis de m’introduire dans la société romaine, où il faisait aimer la France.

Vaine promesse ! Ses funérailles eurent lieu en la cathédrale de Nancy, le 30 octobre 1908, à l’heure même où je me présentais à la Bibliothèque Vaticane pour y commencer mon service.

Vous avez voulu maintenir une grande tradition. Le Souverain Pontife, qui pendant vingt années de séjour en Orient, puis à Paris, a connu et admiré, comme son prédécesseur Pie XII, de vénérée mémoire, le rayonnement mondial de votre Compagnie, s’est réjoui de m’y voir entrer. Le Sacré-Collège et le clergé de France se sont sentis honorés par votre choix. Permettez-moi de les associer à mon remerciement. Ma reconnaissance est d’autant plus grande que je sais n’avoir rien fait qui fût digne de retenir votre attention. Messieurs, merci !

Louis-César-Victor-Maurice, sixième duc de Broglie à partir du 26 août 1906, naquit à Paris le 27 avril 1875 au numéro 48 de la rue Abbatucci, devenue quelques années plus tard rue La Boëtie. Il fut baptisé le 1er mai par son grand-oncle paternel, l’abbé Paul, capitaine de corvette dans la réserve et professeur à l’Institut catholique de Paris. Celui-ci avait été reçu troisième à l’Ecole Polytechnique et avait servi dix ans dans la marine, lorsqu’il décida d’entrer au séminaire de Saint-Sulpice. Ordonné prêtre, il s’occupa d’abord d’œuvres sociales, puis fut nommé professeur d’apologétique. Il composa jusqu’à sa mort tragique, survenue en 1895, de nombreux articles et ouvrages, où se révèlent la vigueur, l’étendue et la pénétration de son esprit, un don de tout éclairer qui venait de son aptitude à tout saisir et à tout voir. Le grand-oncle ne communiqua-t-il pas à son néophyte, avec la grâce du baptême, la première étincelle de cette vive lumière, qui éclaira toute la vie scientifique de votre confrère ?

Maurice de Broglie avait une ascendance riche en traditions de travail et de dévouement au service de la France. Depuis le jour où le cardinal Mazarin mit à la tête du régiment de cavaliers italiens, dont il était propriétaire, le comte Francesco Maria di Broglio, les Broglie ont contribué à la célébrité de leur famille dans toutes leurs générations. Ils servirent d’abord dans l’armée, puis dans la diplomatie et la politique. Deux d’entre eux, qui ont été premiers ministres et ont appartenu tous deux à votre Compagnie, se sont distingués, à travers les vicissitudes du siècle dernier, par leur rectitude et la fidélité à leur idéal.

Permettez-moi, Messieurs, de rappeler que certains membres de la famille, avant l’abbé Paul, servirent noblement l’Église. Charles-Maurice, qui signait encore Broglio en 1695, fut agent général du clergé et secrétaire de ses assemblées, à Paris et à Saint-Germain-en-Laye, jusqu’en 1762. Il fut remplacé dans sa charge par un neveu, Charles, évêque de Noyon, qui mourut à quarante-quatre ans. À la génération suivante, Maurice-Jean-Madeleine, évêque de Gand, dont la vie connut bien des traverses, maintint superbement les traditions d’honneur de la famille, en résistant à des impositions contraires aux droits de l’Eglise et de la Papauté.

La lignée, d’origine piémontaise, des Broglie, après avoir été associée à de nombreuses familles françaises, eut deux apports de sang étranger par les mariages de deux aînés, père et fils, avec Sophie de Rosen et Albertine de Staël, deux fortes personnalités, dont l’influence fut grande sur leur milieu et sur leurs descendants. Leurs noms méritent d’être cités aujourd’hui.

L’hôtel, où naquit Maurice de Broglie, était occupé à la fois par ses parents et ses grands-parents maternels, comte Louis de la Forest d’Armaillé et comtesse, née Marie-Célestine-Amélie de Ségur. Cet hôtel avait été acheté en 1823 par le général Philippe de Ségur, lors de son second mariage avec la comtesse Greffulhe. Isolée entre une vaste cour et un grand jardin, la maison était spacieuse et pourvue de beaux salons : elle se prêtait aux réceptions et permettait les évolutions d’une famille nombreuse. Lorsque Célestine de Ségur épousa le comte d’Armaillé, une partie de l’hôtel fut arrangée pour eux ; une division analogue eut lieu lorsque Pauline d’Armaillé devint la femme du prince Victor de Broglie. L’organisation intérieure, avec des domestiques en livrée aux points stratégiques, devait avoir été fixée par le général de Ségur. Elle dura jusqu’à la vente de la maison.

Maurice de Broglie avait été précédé par une sœur, Albertine-Charlotte-Pauline, future marquise de Luppé, qui avait un peu plus de deux ans au moment de la naissance de son frère. Ils grandirent ensemble sous le régime d’une nurse anglaise, rejoints en 1881 par un petit Philippe-Amédée-Marie, qui mourut d’appendicite à l’âge de neuf ans. Pauline et Louis naquirent beaucoup plus tard.

Maurice de Broglie ne parlait pas volontiers de son enfance, soumise à un régime strictement réglementé, dans une atmosphère très formaliste, où les enfants étaient rarement avec leurs parents ailleurs qu’à table. Mais Albertine et lui avaient chaque soir une heure d’épanouissement, lorsqu’ils étaient admis dans l’appartement de la grand-mère d’Armaillé. Des jouets y étaient à leur disposition et ils avaient organisé un royaume de petites poupées, où se répétaient en miniature les événements et les discussions politiques, dont ils avaient entendu parler pendant les repas. La fantaisie eut ainsi une part dans la première éducation de Maurice de Broglie, chez qui se développèrent des sentiments très vifs d’affection fraternelle.

Lorsque le temps le permettait, ils étaient conduits à Bagatelle, où ils retrouvaient quelques enfants de leur âge appartenant à des familles amies ou alliées. Pendant l’été, les Broglie allaient à Dieppe, mais les ébats sur la plage étaient exclus et les promenades en voiture auraient risqué d’être aussi monotones que celles de Paris, s’il n’y avait eu la variété des paysages.

À sa sortie de la petite enfance, Maurice de Broglie fut confié à un précepteur quadragénaire, l’abbé Dupuy-Raynal, chargé de la formation générale et de l’enseignement des lettres. Les autres matières étaient l’objet de leçons complémentaires données par des professeurs externes. Ce système d’éducation avait l’avantage de ne pas être lié trop étroitement aux programmes officiels et de s’adapter à la nature et à la capacité de l’enfant ; il aurait risqué d’en rétrécir l’horizon s’il n’y avait eu les contacts avec les membres de la société qui visitaient les parents et avec la vie de la capitale.

Maurice de Broglie commença très jeune à bricoler. Les poupées du royaume imaginaire étaient conservées dans un bateau de bois de sa confection, imitant sans doute les barques vues à Dieppe. Mais son intérêt pour les bateaux se manifesta d’une bien autre façon lorsqu’il composa, à l’âge de treize ou quatorze ans, une histoire de la marine française entre 1859 et 1888, où sont décrits trente navires, avec des croquis et des plans, formant un cahier de 145 pages dans un exemplaire copié par sa sœur aînée.

D’où venait cet intérêt pour la marine et sa transformation au moment de l’abandon de la voile en faveur de la vapeur ? Y eut-il simplement l’influence des vacances d’été passées à Dieppe, où les d’Armaillé allaient depuis 1860 et avaient des intérêts dans la pêche ? Ou n’y eut-il pas aussi une influence discrète ou indirecte de l’oncle Paul, que le duc Maurice a commémoré avec émotion dans sa préface aux Mémoires de son grand-père ? La maturité, que dénotent le plan de l’ouvrage et son élégante réalisation, mérite en tout cas d’être signalée.

Adolescent, Maurice de Broglie développa sa personnalité en s’exerçant à faire des expériences de chimie et de physique dans ses « laboratoires » de la rue La Boëtie et de Dieppe. Il était aidé par un domestique de ses parents, Alexis Caro, de qui il apprit un bon nombre de secrets professionnels. Sans doute, il dut, comme tout le monde, étudier dans les livres ; mais, ce qui a enchanté sa jeunesse fut d’avoir réussi à monter des appareils et à les avoir fait fonctionner. Il eut dès lors le pressentiment de sa vocation de chercheur dans les domaines de la physique et de la chimie avec préférence pour le rôle d’expérimentateur.

Dans une lettre du 2 janvier 1950 à sa sœur cadette, la comtesse Jean de Pange, il a exprimé avec amertume son regret de n’avoir pas pu suivre, quand il le désirait, la voie à laquelle il se sentait appelé. Il écrivait, en faisant allusion à la première moitié du siècle : « Oui, cette période a vu d’énormes changements dans tous les genres. J’avais prévu ce qui se passerait pour les sciences et sans l’obstination de la famille qui m’a retardé de bien des années parmi les plus utiles, j’aurais pu bien plus tôt prendre une part active à tout cela. » Plainte amère d’une vocation longtemps entravée, mais entretenue avec ténacité, se fortifiant malgré toutes les oppositions !

Titulaire de la première partie du baccalauréat classique, mais n’étant pas autorisé à se diriger vers l’Université, Maurice de Broglie entra comme externe au collège Stanislas, pour y suivre le cours préparatoire au concours de l’École Navale, à la rentrée d’octobre 1890. Il se classa, la première année, quatrième sur vingt-deux et obtint un grand prix d’honneur, qui supposait une moyenne de 15 sur 20, calculée sur toutes les notes de l’année. L’année suivante, se trouvant avec des vétérans, il fut onzième sur dix-neuf et eut un prix secondaire d’honneur, qui supposait encore une moyenne de 14 sur 20.

Il tenta sa chance au concours de cette année 1892, et fut admissible. Il échoua, parce que l’interrogateur, désirant l’avantager, lui demanda de parler sur la monarchie de Juillet, où son arrière-grand-père avait joué un rôle important. Mais, en famille, on ne parlait jamais de cette période et il resta coi. Par une ironie du sort, il obtenait la même année, au Collège, le premier prix d’histoire et de géographie. L’année suivante, Maurice de Broglie était reçu premier à l’École Navale.

Grand événement que celui-là ! avec retentissement dans toute la famille. L’heureux candidat s’empressa d’aller annoncer son succès à l’oncle Paul, chez qui il put admirer les objets exotiques rapportés de lointaines croisières. Puis, il partit pour Broglie. Son grand-père n’avait pas voulu qu’il s’orientât vers une carrière de chercheur et aurait préféré que, comme futur chef de famille, il suivit une des voies où ses ancêtres s’étaient distingués : l’armée de terre, la diplomatie ou la politique. Toutefois il ne pouvait pas sous-estimer le titre de premier au concours d’une grande école et c’est ainsi que Maurice de Broglie passa plusieurs jours au château ancestral, où il fut largement fêté, tandis que les châtelains amis du voisinage le recevaient avec enthousiasme.

Le départ pour Brest, à la fin des vacances, fut une pénible brisure.

Il n’était jamais sorti du cercle de famille, et les trois années de collège, dont la dernière seulement comme demi-pensionnaire, ne le préparaient guère au régime du Borda, où il fallait subir à la fois les inconvénients de la vie commune et les contraintes de la discipline militaire. Cette contrainte commençait dès la descente du train : les nouveaux bordachiens devaient s’acheminer en colonne vers leur caserne flottante. La première impression fut fâcheuse : « Brest est laid. » Maurice de Broglie avait choisi la marine comme un pis-aller, à défaut de la carrière scientifique désirée. Il redoute l’effet qu’auront sur lui les années d’apprentissage, auxquelles il se voit condamné. À peine arrivé, alors qu’il vient de recevoir les tenues réglementaires, il écrit à un ami d’enfance : « Le Borda devra produire un ramollissement des facultés mentales et intellectuelles. » Jugement outré, qu’il n’aurait sans doute pas formulé après le début des cours. Pas de tristesse, cependant, ni de découragement : les lettres sont illustrées de croquis, où se révèle un humour de bon aloi.

Maurice de Broglie trouva dans l’étude une suffisante diversion. Entré premier à l’Ecole Navale, il en sortira premier. Or, on sait quel effort il faut pour maintenir sa place dans un classement. Ses notes indiquent toujours un maximum : « Excellent » ou « Très bon ». Avec toutefois une préférence pour la partie théorique du programme.

Comme major de sa promotion, il fut chargé, pendant sa deuxième année d’École, des relations entre les élèves et le commandement. Il s’acquitta loyalement de cette tâche, qu’une certaine raideur du Commandant et du second ne facilitait pas. Un jour, une bagarre se produisit entre élèves, que divisaient leurs opinions politiques et leur provenance d’établissements d’éducation concurrents. Il fallait atténuer les conséquences de cette mêlée publique. Maurice de Broglie intervient auprès des supérieurs et persuade ses condisciples. L’autorité de sa parole, son tact et sa gentillesse, que tous apprécient, font merveille. En peu de jours, la crise est terminée, la paix rétablie.

Cependant, Maurice de Broglie est heureux de voir se terminer l’épreuve. Quelques jours avant la fin de la croisière sur le Bougainville, qui conclut les deux années d’École Navale, il écrit sa joie de retrouver la famille et Dieppe, où il pourra « faire de la bicyclette et de la chimie ».

Nommé aspirant de deuxième classe le 1er août 1895 et embarqué, à la fin des vacances, sur la frégate Iphigénie, qui sert d’école d’application, il se plie à toutes les exigences d’une austère croisière autour du monde, où les exercices pratiques tiennent une grande place. Il y maintient son rang de premier, à une grande distance du second. A la fin du stage, il reçoit les félicitations du jury et, des mains du Ministre de la Marine, Félix Faure, un chronomètre et un sextant.

Affecté à l’escadre de la Méditerranée, Maurice de Broglie devient aspirant de majorité du vice-amiral de Cuverville à bord du Brennus, cuirassé fortement protégé et puissamment armé, qui est en rade plus souvent qu’en haute mer. Le séjour à Toulon ne l’enchante pas plus que n’avait fait celui de Brest ; il juge sévèrement la vie facile que beaucoup y mènent. Puisqu’il a du temps libre, il en profite pour étudier. Il passe la deuxième partie du baccalauréat lettres-mathématiques le 9 novembre 1897, reçu avec mention « bien », et entreprend aussitôt la préparation d’une licence. Quelques jours avant sa nomination comme enseigne de vaisseau, en juillet 1898, il obtient à la faculté de Marseille un premier certificat, celui de physique générale.

En avril 1899, il embarque sur la canonnière cuirassée Achéron, stationnée à Bizerte, bâtiment armé d’un canon sous tourelle trop lourd pour son tonnage, prototype d’une série de quatre, qui portent les noms sinistres des fleuves infernaux : Achéron, Cocyte, Styx et Phlégéton. Les établissements de la marine à Bizerte ne comportaient guère de distractions. Maurice de Broglie consacre ses loisirs à l’étude. En juillet 1900, il obtient à la faculté de Marseille deux nouveaux certificats, d’astronomie et de chimie générale, qui lui confèrent le titre ide licencié ès sciences.

Cependant, les succès universitaires de l’enseigne de Broglie ne pouvaient pas laisser indifférents ses supérieurs. Ils eurent leur récompense quand le Commandant de l’Escadre de la Méditerranée, vice-amiral de Maigret, le fit embarquer sur le cuirassé Saint-Louis et lui confia la direction du service de la télégraphie sans fil de l’escadre. En quelques semaines, des équipes furent formées, d’officiers et de marins, si bien préparées que, malgré l’arrivée tardive du matériel, des résultats excellents furent obtenus au cours des manœuvres des deux escadres réunies, de la Méditerranée et du Nord. Dans ses notes du 1er septembre 1901, l’amiral enregistrait avec satisfaction que « les officiers de l’Escadre du Nord ont constaté hautement la supériorité de M. de Broglie ».

Favorisé dès lors pour ses expériences, Maurice de Broglie put faire présenter une première communication à l’Académie des Sciences dans la séance du 10 février 1902. Il avait réalisé un dispositif pour la mesure de l’intensité des courants produits dans les circuits des appareils récepteurs de télégraphie sans fil sous l’influence de l’arrivée des trains d’ondes. Si, dans la pratique, on pouvait se contenter de constater les passages et les interruptions du courant, qui formaient les signes, la science demandait une connaissance plus profonde. La communication de Maurice de Broglie manifestait le style de sa curiosité et une capacité qui promettait.

Ce n’était pas une chose banale qu’un jeune enseigne pût intéresser l’Académie des Sciences. Les chefs de Maurice de Broglie, qui voyaient en lui un espoir de leur arme, s’occupèrent de son avenir. Le vice-amiral de Maigret fut son premier témoin lors de son mariage avec Marie-Camille de Rochetaillée, le 12 janvier 1904.

Ce mariage avait été arrangé par les familles, comme il arrivait souvent alors, et les futurs époux ne s’étaient rencontrés que deux ou trois fois avant les fiançailles, une promenade à Meudon ayant été décisive. Il y eut avant le mariage deux réunions familiales aux châteaux de Broglie et de Contenson, mais il n’y eut pas de voyage de noces, car Paris sembla aux jeunes mariés le cadre le plus favorable au début de leur félicité conjugale.

La mort de votre confrère, le duc Albert, trois ans auparavant, avait modifié les conditions de vie de la famille de Broglie. Le nouveau duc avait évité pendant dix ans de rencontrer son père à cause des divergences de leurs opinions politiques. Héritier du château familial, il quitta celui de Saint-Amadour, qui était d’Armaillé, renonçant à la circonscription angevine, dont il était député. Habitué à vivre à la campagne depuis une huitaine d’années, il habita le plus souvent Broglie et décida de vendre l’hôtel de Ségur, d’entretien coûteux.

Mais l’hôtel du square de Messine, où les Broglie étaient installés depuis peu au moment du mariage, n’offrait pas de facilités pour le logement du nouveau couple et celui-ci s’installa dans l’hôtel de Rochetaillée, qui n’était guère distant, rue de Chateaubriand. C’est là que Maurice de Broglie put jouir d’une vie de famille, dont il avait été privé depuis le départ pour Brest. Le foyer fut bientôt égayé par la naissance d’une petite Laure, trop tôt ravie à l’affection de ses parents, au mois de juin 1911, enlevée par le diabète, si difficile à soigner chez les enfants.

La baronne de Rochetaillée mit tout en œuvre pour aider son gendre à poursuivre la carrière de savant, à laquelle il se sentait destiné. Elle lui obtint un congé d’un an, renouvelable, sous prétexte d’un stage dans l’industrie, grâce à l’appui du directeur des aciéries de Saint-Chamond, qui travaillaient pour la marine ; puis elle lui laissa la jouissance de locaux, bientôt transformés en laboratoire, grâce au concours d’Alexis Caro, qui rejoignit, pour ne plus le quitter, son ancien élève en bricolage. Maurice de Broglie eut en lui un collaborateur de choix, capable de réaliser sous sa direction des appareils très efficaces, moins compliqués et moins coûteux que ceux en usage dans les laboratoires officiels. L’Académie des Sciences l’a reconnu dans la déclaration suivante : « Toutes les recherches de M. de Broglie se distinguent également par l’ingéniosité et la simplicité des moyens mis en œuvre, ainsi que par l’importance des résultats obtenus. » Alexis Caro méritait une part de ces éloges et le duc de Broglie le proclamait volontiers ; à la fin de la première guerre mondiale il fit enregistrer sous son nom un brevet concernant un dispositif qu’ils avaient réalisé en commun.

Libéré des engagements militaires, qu’il avait acceptés par déférence envers son grand-père, Maurice de Broglie se consacra désormais entièrement à la recherche scientifique.

Le XIXe siècle a été marqué par des progrès parallèles de la science et de l’industrie. Les machines à vapeur, les moteurs à explosion, le transport de l’électricité à distance ont modifié les conditions de vie de l’humanité, grâce à la détermination d’un grand nombre de lois dans le domaine de la physique. En 1890, l’étude des corps simples avait reçu son couronnement dans la classification de Dimitri Mendéléev et la théorie de la chimie organique se précisait, grâce à votre confrère Marcelin Berthelot, annonçant la création d’une infinité de produits synthétiques.

C’est alors que les découvertes des dix dernières années du siècle ouvrirent des horizons nouveaux : début des communications à distance grâce aux ondes électromagnétiques, observation par Konrad Wilhelm Röntgen en 1895 du rayonnement émis par les ampoules à rayons cathodiques, découverte par Henri Becquerel en février 1896 de la radioactivité des sels d’uranium.

Comment Maurice de Broglie allait-il orienter sa curiosité ? Il s’était occupé, comme officier, de télégraphie sans fil ; mais les expériences, en ce domaine, ne peuvent pas être poursuivies par un chercheur isolé. Il se tourna donc du côté des radiations et s’imposa, pour commencer, un stage de travaux pratiques au centre de spectroscopie installé à l’observatoire de Meudon, où Henri-Alexandre Deslandres poursuivait ses recherches sur le spectre solaire.

La connaissance des phénomènes de la nature progresse ordinairement par des analyses de plus en plus poussées. Le spectroscope est un merveilleux instrument d’analyse. La diffraction de la lumière blanche par un prisme en a manifesté le caractère composite. Le spectroscope, analysant les radiations lumineuses, y a fait apparaître d’innombrables raies, caractéristiques des divers corps. Il peut servir à la vérification prosaïque de la pureté d’un produit fabriqué, mais il permet aussi de formuler des conclusions sur le sens et la vitesse des mouvements radiaux des astres les plus lointains. Les phénomènes de diffraction devaient retenir pendant des années l’attention de Maurice de Broglie ; son travail à Meudon fut donc très opportun.

Il passa ensuite au laboratoire du Collège de France, où Paul Langevin lui suggéra le sujet de la thèse qu’il défendit en Sorbonne le 11 décembre 1908 devant un jury composé d’Edmond Bouty, président, d’Albin Haller et de Jean Perrin. Le titre de la thèse « Sur les centres électrisés de faible mobilité dans les gaz » n’était pas tapageur et le candidat évitait d’employer des termes indiquant une adhésion préjudicielle à des théories trop précises. Ses interprétations des faits sont sobres. Mais on est frappé par le soin apporté à la description des appareils et à l’examen des circonstances qui pourraient compromettre la certitude des résultats.

L’enquête comportait l’observation à l’ultra-microscope de particules en suspension dans des gaz raréfiés rendus conducteurs par des rayons de Röntgen ou des émissions provenant de corps radioactifs. Ces rayonnements mettent en évidence des germes de condensation sur lesquels ils provoquent la fixation de petits ions. Les ions, Messieurs, vous le savez, sont des fragments de molécules électrisés, en mouvement, comme l’indique leur nom dérivé du grec, se déplaçant à des vitesses, qui peuvent dépasser cent mille kilomètres par seconde. Les gros ions, constitués par les amoncellements de petits ions, se dirigent vers les pôles producteurs du champ électrique à une vitesse moindre, mais toujours considérable. On devine la complication et la délicatesse des expériences, et combien il faut de pré cautions pour que rien d’extérieur au récipient contenant le gaz raréfié ne puisse troubler ce qui s’y passe.

Maurice de Broglie ne tarda pas à recevoir, dans son laboratoire personnel de l’hôtel de Rochetaillée, des collaborateurs, dont le premier fut Louis Brizard, qui l’avait aidé, alors professeur au lycée de Toulon, dans la préparation des certificats de physique et de chimie.

Pendant plus de trois ans après la soutenance de sa thèse, Maurice de Broglie poursuivit ses recherches sur les gaz ionisés et les fumées. Il en exposa les résultats dans une douzaine de communications à l’Académie des Sciences. Il détermina, en particulier, que les gaz dégagés par des réactions chimiques ne sont pas électrisés, sauf si leur formation a été accompagnée de flammes, de phénomènes d’incandescence ou d’arrachements superficiels. Il détermina aussi que les effluves électriques produites par la rupture de minuscules cristaux de sulfate de quinine en cours d’hydratation suffisent pour rendre conducteur l’air qui les entoure. Autre cause d’électrisation d’un gaz : l’éclatement des bulles qui se forment lorsque ce gaz barbote dans un liquide.

Voilà bien des recherches de science pure à une échelle extrêmement petite. Et cependant l’industrie en fit rapidement son profit. Si les fumées subissent une diminution de leur mobilité, lorsqu’elles sont électrisées, il devient possible de les coaguler pour en retenir les éléments nocifs ou récupérer des produits utiles, destinés autrement à se perdre dans l’atmosphère.

Les ions neutres, qui se trouvaient dans l’appareil, restaient soumis au mouvement non dirigé, qu’on appelle « mouvement brownien ». Le duc de Broglie en fit aussi l’objet d’observations et de mesures. Il réussit à enregistrer leurs trajectoires photographiquement. C’était la première fois qu’on étudiait avec succès les mouvements browniens dans des gaz à basse pression.

Maurice de Broglie avait eu dans son laboratoire d’amateur, quand il appartenait au corps de la Marine, une bobine de Ruhmkorff, un tube de Crookes et un écran au platino-cyanure de baryum, qui lui permettaient de provoquer l’étonnement et l’admiration de sa jeune sœur, à la vue de la configuration osseuse de sa main. Dans ses recherches sur les gaz ionisés, il s’était servi souvent des rayons de Röntgen ; mais rien ne démontre qu’il ait affronté alors le problème fondamental de leur nature. Très tôt après leur découverte on avait émis l’hypothèse qu’ils appartenaient au même système de vibrations que la lumière visible et qu’on les trouverait, avec une très petite longueur d’onde, au-delà de l’infra-rouge. Mais le passage au travers des prismes et des réseaux en usage dans les laboratoires ne les affectait pas.

Enfin, en 1912, le physicien allemand Max von Laüe réussit à les analyser en se servant des réseaux naturels, extrêmement serrés, que constitue, dans les cristaux, l’empilement des plans réticulaires. Il obtint des images de points, dont les groupements variaient avec les angles d’incidence des faisceaux de rayons X sur les cristaux ; il y avait donc, dans ces faisceaux, des ondes de longueurs différentes et la variété des angles d’incidence en permettait la sélection.

Dès avant la fin de l’année, le duc de Broglie avait repris les expériences de von Laüe, dont il modifiait à chaque fois les conditions. Dans quatre communications à l’Académie des Sciences, entre les mois de mars et juin 1913, il parla des phénomènes optiques présentés par les rayons de Röntgen rencontrant des milieux cristallins : diffraction et réflexion. Il avait déterminé que seules comptaient la nature du cristal et celle des rayons : ni les changements de température, ni l’existence de champs magnétiques ne modifiaient la dispersion.

Les expériences de von Laüe étaient définitives pour ce qui concernait la nature des rayons X ; mais il manquait encore quelque chose : il fallait enregistrer leur diffraction sous la forme d’un spectre continu. Le duc de Broglie trouva la solution en créant la méthode du cristal tournant. Puisque à chaque angle d’incidence correspondent des rayons de longueur d’ondes différentes, on obtiendra un spectre en se servant d’un cristal monté sur un tambour cylindrique tournant lentement. La dispersion sera d’autant plus avantagée que l’angle du rayon réfléchi, dans le cas du miroir tournant, est le double de l’angle d’incidence. Le 17 novembre 1913, le duc de Broglie put exposer à l’Académie des Sciences le résultat de ses expériences. Sa méthode s’imposa aussitôt elle eut une fécondité qui n’a pas cessé de s’affirmer.

Après avoir obtenu des spectres différents suivant la nature des métaux employés dans les tubes à rayons cathodiques, le duc de Broglie étudia les spectres des rayonnements secondaires excités par les rayons X rencontrant des corps placés hors des tubes. Il en résulta une méthode d’analyse permettant d’examiner, sans manipulations, des quantités de matière extrêmement petites.

Maurice de Broglie en était là de ses recherches et découvertes lorsque la guerre de 1914 éclata. En renonçant au service actif, il n’avait pas quitté le corps de la Marine. Malgré sa démission, acceptée en 1908, il avait été promu en 1912 lieutenant de vaisseau dans la réserve et c’est avec ce grade qu’il fut mobilisé, affecté à la station de télégraphie sans fil des Saintes-Maries-de-la-Mer. Les trois premiers mois furent très occupés par la mise en état de défense du poste et le réglage des appareils. Il fallut vivre ensuite au ralenti, sans événements notables. Au début de 1915, la duchesse put rejoindre son mari, acceptant de partager une existence privée de tout confort, rendue plus pénible par l’humidité froide des mois d’hiver ; elle se dévoua pour le soigner, tandis qu’il était torturé par les rhumatismes et obligé de garder la chambre, immobilisé dans son lit.

Le 1er juin, le lieutenant de vaisseau de Broglie était envoyé à Bordeaux, où le poste demandait une révision complète. Il y resta jusqu’au mois de novembre, éprouvé par un accident de santé de la duchesse. Il trouva enfin une tâche à sa mesure, lorsqu’il fut appelé à travailler pour le Ministère des inventions. Pendant les années 1916-1918, on le trouve un peu partout : à Toulon, où les ultra-sons servent pour la recherche des sous-marins ; à Verdun, où il expérimente un appareil de réglage de tir. Il va plusieurs fois en Angleterre, visite la grande Flotte et le siège du Service anglais des inventions. Il fait partie de la mission Foch-Borel en Italie pendant les mois d’octobre et novembre 1916. Au début de 1918 il va jusqu’à Tarente et Corfou pour surveiller la mise en œuvre du dispositif, inventé par lui, qui permet de communiquer à distance avec des sous-marins en plongée, grâce aux ondes électromagnétiques de très grande longueur.

Le 1er septembre 1917, le lieutenant de vaisseau de Broglie était fait chevalier de la Légion d’honneur ; il devint, après la guerre, capitaine de corvette au titre de la réserve.

Cependant, tout éloigné qu’il fût de son laboratoire pendant une grande partie de la guerre, et occupé par les problèmes de la défense nationale, Maurice de Broglie réussit encore à faire une communication à l’Académie en 1915 et trois en 1916, complétant neuf communications de 1914, qui conduisaient à une connaissance plus approfondie des spectres de rayons secondaires, de leurs raies et de leurs bandes. Le 27 décembre 1915, il avait reçu le prix Pierson-Perrin pour ses communications « Sur les gaz ionisés et pour celles de la diffraction des rayons X, où était démontré leur caractère vibratoire ». Le 2 décembre 1918, il reçut pour des travaux en faveur de la défense nationale une part du prix Plumet.

Le duc Albert avait dit à son petit-fils que les honneurs académiques s’obtiennent tardivement ; mais, en 1920, ayant fait présenter à l’Académie des Sciences quarante-cinq communications et reçu deux récompenses, Maurice de Broglie se sentait qualifié pour une première candidature. Il brigua la succession d’Adolphe Carnot et présenta une notice sommaire, impressionnante par le nombre et l’importance des travaux qui y sont énumérés. Jules-Louis Breton lui fut préféré dans l’élection du 29 décembre 1920.

Dans la séance du 31 janvier 1921, le duc de Broglie annonça une nouvelle technique, celle des spectres corpusculaires, ou spectres de vitesses des électrons photo-électriques arrachés aux corps éclairés par des rayons X. Toute une série de communications en 1921 et dans les années suivantes se rapportent à ces spectres, qui donnent une transposition cinétique du spectre des vibrations périodiques. Ils ont permis une étude indirecte, mais très précise des spectres de rayons X sans l’emploi d’un cristal et la mesure de la longueur d’onde très petite des rayons gamma du radium, qui échappent à l’analyse cristalline.

Les deux méthodes, celle des réseaux cristallins et celle des spectres corpusculaires, se sont ainsi prêté un mutuel appui et ont mis en évidence la sorte d’unité qui existe dans la radiation, se présentant à la fois sous un aspect périodique ondulatoire et sous l’aspect cinétique de l’émission. Ces expériences ont préparé les déductions du prince Louis et sa théorie de la mécanique ondulatoire, couronnée en 1929 par un prix Nobel.

L’Académie ayant attribué au duc de Broglie, le 12 décembre 1921, les arrérages de la fondation Félix Clément pour la continuation de ses recherches sur les rayons X, il fut présenté en première ligne pour la succession de Jules Carpentier, mais c’est le mathématicien Maurice d’Ocagne qui fut élu le 30 janvier 1922. Finalement, le 25 février 1924, le duc de Broglie devint académicien libre en remplacement de Charles-Louis de Freycinet. Dans le supplément à la notice sommaire présenté à cette occasion, il avait signalé la création du centre de recherches établi dans l’immeuble de la rue Lord-Byron et parlé du groupe de jeunes savants associés à ses travaux.

Depuis plusieurs années leurs noms figuraient avec le sien dans un nombre de plus en plus grand de communications. Les rayons X formant toujours la toile de fond, l’intérêt de l’équipe s’étendait à la plupart des questions soulevées par le progrès de la physique atomique et de la physique intra-atomique ou nucléaire. Bien que le laboratoire ne possédât pas toutes les ressources des établissements officiels, et qu’on dût souvent s’y contenter de quantités très réduites de corps radioactifs, on soumettait cependant les atomes à des bombardements de désintégration.

En outre, un membre de l’équipe fut spécialisé dans l’étude de radiations, qui troublaient les observations, provenant des espaces interstellaires, connues aujourd’hui sous le nom de « rayons cosmiques ». Ces radiations, en arrivant, avec une très grande vitesse et une énorme énergie, au contact des molécules des gaz raréfiés des couches supérieures de l’atmosphère y produisent des transformations, qu’on ne pouvait imaginer. Le duc de Broglie envoya ses collaborateurs observer les rayons cosmiques sur des sommets élevés et à diverses latitudes.

Les particules élémentaires provenant des noyaux se révèlent par leur passage dans des compteurs et par les traces qu’elles laissent dans la couche impressionnable des plaques photographiques. Il faut un contrôle constant et une confrontation minutieuse des images enregistrées pour déterminer la nature et les propriétés de ces particules, dont la nomenclature s’est allongée démesurément. Ce travail ne peut réussir que s’il est accompli par une équipe bien gouvernée.

Au laboratoire il y avait chaque semaine une réunion présidée par les deux frères, qui représentaient avec tant d’autorité les deux disciplines dont le concours est indispensable pour le progrès de la science : la physique expérimentale et les mathématiques. Chacun des membres de l’équipe exposait le résultat ide ses expériences et on déterminait en commun le programme des travaux futurs. Tantôt les expériences demandaient le commentaire du calcul et tantôt la théorie requérait une vérification expérimentale.

L’influence de Maurice de Broglie se multipliait par le rayonnement de ses disciples, qui accédaient aux chaires de l’enseignement supérieur ou passaient à la direction de laboratoires importants. Bien qu’il n’ait pas voulu poursuivre une carrière de professeur, il enseigna toutefois pendant quelques années, lorsqu’il accepta, en 1942, de remplacer au Collège de France Paul Langevin. Il n’eut alors, il est vrai, qu’un petit nombre d’auditeurs, mais ses conférences et ses livres ont atteint un public nombreux.

Tandis que dans ses communications à l’Académie des Sciences Maurice de Broglie semble s’être limité volontairement à des descriptions d’appareils et à l’explication de ses expériences, il ne craint pas, ailleurs, de se mesurer avec les théories de ses pairs, qu’il critique, juge et corrige.

La qualité maîtresse de ses écrits est la clarté. Si complexe que soit la matière traitée et distante des expériences de la vie quotidienne, on a l’impression, en le lisant, que tout est intelligible et facile. Les conférences à la Société de Physique ou au Conservatoire des Arts et Métiers sur les isotopes, sur la désintégration des éléments par bombardements de rayons alpha ou sur la systématique des noyaux atomiques sont des modèles de mises au point, comme le volume sur les rayons X publié en 1922, en collaboration avec le prince Louis, développant trois conférences.

En 1925, pour compléter l’ouvrage de Lucien Poincaré sur la physique moderne et son évolution, le duc de Broglie rédige trois chapitres sur la théorie des quanta et les hypothèses alors courantes sur la constitution des atomes. C’est une préparation à l’œuvre qui l’a fait connaître du plus grand nombre, son livre au titre prometteur : « Atomes, radioactivité, transmutations ». Imprimé en 1938, le volume eut une deuxième édition en 1947, presque semblable à la première, l’auteur ayant craint, sans doute, en modifiant trop profondément son texte, de ne pas atteindre la perfection désirée. Il y a toutefois, avec une conclusion nouvelle, un chapitre sur la bipartition de l’uranium et l’utilisation à grande échelle de l’énergie du noyau des atomes.

Sollicité, dans les dernières années, d’écrire un nouveau traité sur les rayons X, le duc de Broglie en avait commencé la rédaction, mais il s’arrêta, persuadé qu’il n’aurait pas une information suffisante, tout spécialiste qu’il était, par suite de la vitesse de transformation du monde. Cette idée lui était familière : il redoutait l’abîme, qu’il voyait s’ouvrir entre les générations successives.

Vous avez toujours admis en votre Compagnie, à côté des littérateurs et des historiens, des soldats et des savants. Agé de cinquante-cinq ans et jouissant d’une renommée mondiale, le duc de Broglie sollicita en 1930 la succession de François de Curel. Le barde breton, Le Goffic, lui fut préféré.

Peut-être désira-t-il dès lors se constituer des titres nouveaux à votre bienveillance. Il se proposa de publier les mémoires de son grand- père, riches en renseignements sur la politique de la France entre 1843 et 1875. Le 9 septembre 1933 il écrivait qu’il y travaillait activement ; mais il n’eut pas besoin des deux gros volumes, parus respectivement en 1938 et 1941, pour obtenir un vote favorable. Il fut élu le 24 mai 1934 au fauteuil de Pierre de La Gorce.

Tandis qu’il était occupé à la préparation de son discours, le duc de Broglie dut faire un voyage rapide en Italie et en Suisse. Il en profita pour rencontrer au Burgenstock le Président Barthou, qui lui communiqua le texte du discours qu’il devait prononcer à sa réception. Le duc resta émerveillé de toute la documentation qui y était mise en œuvre. Il travaillait encore à la préparation du sien le 3 septembre, dans sa tranquille résidence de Normandie.

La réception, le 31 janvier 1935, fut endeuillée par l’absence de Louis Barthou, victime, le 9 octobre précédent, de l’attentat commis à Marseille contre le roi Alexandre Ier de Serbie. La réponse au récipiendaire fut lue par le directeur en exercice, l’ambassadeur Maurice Paléologue. Leduc de Broglie charma dès lors vos réunions, comme tous les milieux qu’il fréquentait, par son urbanité, sa bienveillance envers tous, ses qualités humaines universellement louées ; il vous a montré qu’il savait s’intéresser à tout, à la littérature, aux recherches historiques, à l’art.

La deuxième guerre mondiale devait lui infliger maintes épreuves. Il partageait son temps entre Paris et Broglie, dont il était maire depuis 1911. Il s’était toujours occupé de ses administrés, n’hésitant pas à faire le voyage pour le mariage d’un d’entre eux. Il leur concédait toutes les audiences qu’ils désiraient, s’intéressant à leurs travaux, à leurs affaires, à la vie de leurs familles. Lorsque la libération s’approcha, on pouvait redouter le pire, car Broglie était proche des zones de combat. Heureusement, le château et la bibliothèque, riche en manuscrits et en livres précieux, furent épargnés.

La vie reprit et le duc de Broglie retrouva le rythme habituel de son activité, assidu aux colloques hebdomadaires du laboratoire comme aux séances des académies et aux réunions qui convenaient à sa haute situation, scientifique et familiale. Il était fêté partout : docteur honoris causa de l’Université d’Oxford depuis 1921, il était membre de nombreuses académies et sociétés savantes. Il apparaissait comme un patriarche de la science, envers qui beaucoup se sentaient redevables.

Et il eut encore la patience de préparer un dernier ouvrage, publié en 1951 sous un titre modeste : « Les premiers congrès de physique Solvay et l’orientation de la physique depuis 1911 ». Le grand industriel et philanthrope belge, Ernest Solvay, qui fut correspondant étranger de notre Académie des Sciences, avait eu l’idée d’organiser des réunions internationales de physiciens choisis, invités à étudier en commun quelques-uns des sujets les plus actuels de leur science. Le premier congrès, en 1911, dont Maurice de Broglie fut secrétaire avec Paul Langevin, porta sur la théorie du rayonnement et les quanta ; le septième, en 1933, sur la structure et les propriétés des noyaux atomiques. L’auteur et l’éditeur ont donné au volume une forme attrayante : on y trouve en particulier, souvent avec autographes et portraits, des notices historiques sur vingt et un physiciens, qui composaient aux yeux d’Ernest Solvay un « Conseil de physique » supérieur.

Maurice de Broglie, physicien et historien, au style bref et précis, refusant de sortir du terrain choisi par lui : c’est ainsi qu’il se révèle à nous dans son dernier ouvrage et tout au cours de sa vie. Ceux qui se sont entretenus avec lui ont observé sa réserve ; ils ont noté qu’il était difficile d’obtenir de lui une réponse hors des questions scientifiques. Louis Barthou, fort bien documenté sur ses travaux, s’est étonné de ne pas avoir trouvé, en lisant ses écrits, une philosophie de la physique, comme conséquence de trente années de recherches.

Nous avons déjà signalé sa méfiance vis-à-vis des théories. Il s’en est expliqué dans un discours sur le rôle et la valeur de l’expérience dans le progrès de la physique actuelle. Il ne méconnaît certes pas l’importance des grandes synthèses théoriques, comme la relativité ou les mécaniques quantique et ondulatoire. Elles condensent en une expression mathématique une série d’inductions, et transforment l’aspect des faits accumulés en nous présentant un édifice harmonieusement construit là où il ne paraissait y avoir que des matériaux bruts ou des constructions d’attente isolées et sans lien. Elles peuvent ainsi, en coordonnant les connaissances acquises, faire prévoir des faits nouveaux, inattendus. Mais il faut toujours la vérification de l’expérience, sans laquelle on ne peut rien affirmer avec certitude. Il arrive d’ailleurs que des expériences, après avoir semblé confirmer une hypothèse, obligent à mettre en doute des points de vue qui lui avaient servi de base.

Louis Barthou, au nom du théorème d’Heisenberg sur le principe d’incertitude, s’interrogeait sur la position de Maurice de Broglie vis-à-vis de la question du déterminisme scientifique. Comme expérimentateur, il prenait volontiers une position d’attente, préférant rester dans le doute aussi longtemps qu’il n’avait pas une preuve. Il n’en était pas moins au courant des théories, disposé à toutes les expériences, qui pouvaient en démontrer le bien-fondé.

Plusieurs se sont demandé si cette habitude intellectuelle du chercheur, qui doit savoir douter, n’avait pas influé sur la vie spirituelle de Maurice de Broglie.

Pour répondre à cette question il suffit de rappeler le mot prononcé par le duc de Lévis Mirepoix, qui représentait votre Compagnie aux funérailles de Maurice de Broglie : « A côté du puissant esprit, il y avait une âme profondément chrétienne. »

N’est-ce pas son christianisme qui explique l’harmonie parfaite entre sa haute intelligence et sa vie toute de simplicité et de bonté, de charité et — disons-le — d’humilité, vertus dont l’union donne du charme aux relations sociales et procure au chercheur le calme et l’équilibre, dont il a besoin pour ses découvertes, au maître, l’autorité qui entraîne ses disciples, témoins de sa prudence, heureux de ce qu’il ne s’enorgueillit pas d’un succès, dont il reconnaît volontiers que le mérite est de tous. Les témoignages de ceux qui ont connu le duc Maurice de Broglie sont unanimes : sa vie tout entière a été pénétrée par ces vertus.

Au cours d’un voyage pendant l’été de 1960, le duc de Broglie fit une chute qui provoqua la rupture du col du fémur. Décédé le 14 juillet à l’hôpital de Neuilly, il repose dans le cimetière de famille, adjacent au cimetière communal de Broglie, sous une simple dalle de pierre blanche. Toutes les pierres tombales y sont pareilles : elles ne diffèrent que par les inscriptions, glorieux palmarès d’une famille dont votre confrère a porté le renom hors des frontières du pays que ses ancêtres avaient si bien servi, en étant toujours, pour reprendre une de ses expressions : « un homme de conscience, de travail, de caractère et de cœur ».