Rapport sur les prix de Vertu 1964

Le 17 décembre 1964

Jean GUITTON

Rapport sur les prix de vertu

 

Lorsqu’on a reçu la mission de célébrer sous cette coupole une mystérieuse qualité nommée vertu, de décrire sous quelques-uns de ses aspects ce soleil de la vertu qui, comme le mal, la mort ou la tentation, ne peut ni ne doit être regardé face à face, mais obliquement et dans son reflet, — je crois qu’il est utile de choisir d’abord un point de perspective accordé à vos pensées profondes et qui vous permette d’observer la vertu sans éblouissement. Les soleils comme les absolus traînent parfois de ces pâles planètes d’où on les peut voir surgir, croître et s’abîmer. Je me propose dans cet entretien de prendre une idée simple, presque familière, que je tenterai d’approfondir devant vous : elle consiste à soutenir qu’il y a deux manières très différentes pour tout homme d’être bon.

En effet, on peut être incliné à se donner soi-même aux autres par un appel intérieur, un murmure efficace, une sorte de haute et ferme obligation, ou encore par je ne sais quel instinct de l’âme entière, quelle surabondance, tout cela accompagné d’une sensation calme et douloureuse de la peine soufferte par un autre homme et de la possibilité pour nous la diminuer, de l’abolir parfois.

L’autre manière d’être bon est toute différente. Là, aucun appel entendu, aucune impulsion, aucun écoulement du cœur ; là surtout, pas de choix spontané et joyeux ; là, on n’est pas appelé ni même obligé ; j’oserais dire qu’on est acculé à la vertu, contraint presque malgré soi d’aller au-delà de soi.

Il y aurait donc, si je ne me trompe, deux types de courage qui correspondraient à deux types de liberté. L’un de ces types serait celui de la vertu libre ; l’autre serait celui de la vertu obligatoire, celle qui se fixe, se décide et se choisit en nous sans qu’on ait l’impression de l’avoir voulue, celle dont ceux qui en captent l’appel prononcent avec une humble magnificence le mot du héros : « Je ne pouvais pas agir autrement. Ce que j’ai fait et dont tu me loues comme d’un acte improbable et gratuit, c’est ce que tu aurais fait toi-même, si tu avais été à ma place. » Il arrive même que des âmes tendres, délicates, avant réfléchi sur les conjonctures, les circonstances, les mécanismes et les ombres vous parlent de leurs actes de vertu en baissant un peu la tête, comme font les pécheurs quand ils avouent, qu’elles s’accusent presque de cette perte de soi dans le dévouement comme si c’était une faute de fascination, en vous disant : c’était plus fort que moi. Il semblerait à les entendre que la vertu fût pour elles, ainsi que pour quelques Jansénistes ou pour certains personnages de François Mauriac, une sorte de concupiscence en hauteur qui vous ferait aspirer par le bien, sans qu’on y ait proprement du mérite.

Parmi les dossiers qui nous ont été proposés pour 1964, j’ai trouvé en plusieurs exemples ces destinées de consécration qui se sont instaurées par la force des choses et sans ce mouvement de départ et de rupture qu’on nomme parfois la vocation et qui a son archétype dans l’histoire de Jeanne d’Arc. Oui, le choix pour le meilleur s’est fait en de certains êtres que j’ai étudiés pour les prix de cette année-ci, sans qu’ils aient l’impression d’avoir voulu mais seulement d’avoir consenti.

C’est le cas, par exemple, de Madeleine Rasseneur, de Crosne, qui a sacrifié sa vie (c’est le mot inlassablement répété dans nos documents) pour subvenir aux besoins de son père et de Cécile, une sœur devenue infirme à trois ans, après l’annonce de la mort de sa mère, qu’on ne put ou ne sut lui cacher : depuis trente-quatre ans elle soutient une charge qu’elle n’aurait sans doute pas cru pouvoir soutenir six mois : mais la nécessité est une manne qui tombe chaque jour et qui vous permet de vivre et de sourire encore ce jour-ci. Pareille héroïque et humble aventure pour ses sœurs inconnues que je veux nommer par leur nom :

Marie-Anne Manillier, de Saint-Jean-de-Maurienne ;
Paulette Aymard, de Montréal, dans l’Ain ;
Jacqueline Texier, de Thénezay, dans les Deux-Sèvres ;
Josiane Nadau, de Quimperlé ;

Ou encore, Jean-Baptiste Blondel, du Moulin-des-tarasses dans la Creuse, qui, en 1906, décide de sacrifier sa vie à deux frères infirmes. Nous savons que l’homme est moins porté que la femme au sacrifice, quand il est à la fois obscur et solitaire. Il est touchant de lire les feuilles de pétitions des hameaux et des villages voisins couvertes de signatures paysannes : jeunes et vieux ont été remués par un seul exemple.

Je retiens aussi l’histoire de Mme Larché, que les circonstances et non pas son projet antérieur ont conduit à fonder à la Mothe-Saint-Héray une maison de retraite protestante pour les vieillards : tous me disent que Mme Larché, par sa douceur loyale, transparente, vérifie une fois de plus le fameux axiome : « Bienheureux les doux, car ils posséderont la terre ! »

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J’en étais arrivé là de mes réflexions et de mon enquête, quand je me suis surpris à considérer mon existence, moins dans le grand arc inachevé et si mystérieux de sa course entière que dans certaines de ses parcelles. Je me demandais si ce que j’avais fait ou ce que j’avais souffert était conforme à ce que j’avais tenté de prévoir avant l’acte ou avant l’épreuve. En comparant le réel de ce qui était arrivé à ce que j’avais escompté ou à ce que j’avais craint, j’ai noté cet étrange écart du projet avec l’événement qui est une des curiosités de cette vie : même dans le mal ou dans les médiocrités, on se console dans la surprise, qui fait office de compensation. Tout se passe comme si une puissance assez ironique, riche d’amour et d’humour, s’amusait à nous déporter, soit plus haut, soit plus bas, en tous les cas sur une toute autre rive que celle qui était prévue dans le projet, fixée par le calcul, visée sous l’intention. Je vous propose de comparer l’existence humaine en train de se faire à une phrase qui se prononce dans une conversation. Lorsque je jette presque au hasard mes premiers mots, je ne sais pas comment ma phrase va s’étendre et finir. J’écoute ce que je viens de dire, — déjà si loin de moi à jamais, — dont l’écho m’aide à dessiner, à deviner ce que je vais dire. Et je continue sur le même axe, surpris de cette invention de la parole par la parole, de cet amalgame du projet, du passé et des hasards sous la protection du langage (soit dit en passant, la langue de la France. qui suit la courbe naturelle du discours est un si bon guide pour la parole). Ce travail d’enfantement à travers les premiers débris de soi, cette œuvre inachevée qui sert de modèle, de tremplin et de limite, m’aide à comprendre comment, pour achever sa vie ou tel moment de sa vie, il faut écouter ce qui a été fait, bon ou médiocre, et poursuivre dans le même sens vaille que vaille malgré les zigzags, en se disant que cette suite sera meilleure que ce que nous aurions pu concevoir : dans tous les arts, c’est grâce à l’élément réfractaire que l’œuvre est plus belle que le songe de l’œuvre.

On est toujours étonné de la grandeur manifestée par l’homme le plus simple, quand un événement inouï survient et oblige. Ainsi, dans nos deux guerres, qui eût pu croire de telles souffrances, de telles abnégations possibles chez cet animal lâche et superbe, ami de ses conforts et qui, lorsqu’il revient de Verdun ou de Dachau sera derechef prisonnier de ses aises, avare, conservateur excessif de son confort ou de ses petits honneurs. C’est que les plus grandes vertus existent en nous à l’état de germes ou de réserves : mais sans le choc de l’occasion elles ne jailliraient pas. Et seul le calculateur infini des possibles pourrait déterminer à quel degré d’oubli de nous-mêmes nous aurions dû et pu nous hausser dans un contexte qui n’a pas été.

L’existence conjugale et familiale offre un exemple si commun qu’on le néglige, le mystère des choses ordinaires étant celui qui nous éblouit et nous échappe le plus. Au moment où cet homme et cette femme se lient par un serment, si un génie malin faisait défiler dans une vision les épreuves enveloppées dans cet amour qui affronte l’histoire, quel frisson, qu’un amour vrai surmonterait, implorant de l’ange des lumières un peu d’ombre sur l’avenir et l’ignorance de l’espérance ! La séparation, la maladie, la guerre, les charges, les infirmités, par exemple, l’enfant muet, l’enfant aveugle, la poliomyélite : et voici une vie qu’on avait espérée heureuse, qui est absorbée par des soins inlassables, parfois désespérés, alors que chez les voisins les jours se passent dans la tranquillité.

Ainsi se manifeste l’ironie d’une mutation (et parfois d’une inversion) de la vocation première, qui fait que le sort nous oblige à faire ou à souffrir le contraire de ce pour quoi on se croyait fait, ou qu’il nous prive d’un instrument jugé indispensable. Un Beethoven s’accomplit par la surdité, un Degas par l’obscurité, tant de jeunes hommes dans les guerres par la mort, le Christ par cette passion soudaine et trop précoce.

L’acte par lequel on se crée pour ainsi dire soi-même est délicieux : on fonde, on fait, on veut sa voie. On se choisit. Mais l’acte par lequel on ne choisit pas, ou par lequel on choisit ce qu’on n’aurait jamais choisi : cette absence de l’être aimé, cette morne existence, ce délaissement, cette nécessité de se dévouer à un infirme, — l’acte par lequel on assume ce qui est là au bord de la route comme le Samaritain, — l’acte par lequel on sublime ce qui vous est présenté par la circonstance et l’Esprit, — cet acte, dis-je, est une forme de choix plus haute que le choix.

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Je ne suis pas ici dans un domaine irréel, hors de l’actualité. Car j’ai entendu en un Concile ces graves responsables appelés Pères poser de tels problèmes lorsqu’ils ont dû faire face au problème de la perfection des laïcs, du salut de ceux qui se débattent au milieu du monde.

Il existe un paradoxe dans la morale chrétienne, et cela dès la parole de Jésus-Christ. L’Evangile enseigne que pour être sauvé, il suffit de pratiquer les commandements négatifs et mon Dieu ! assez faciles d’apparence : ne pas tuer, ne pas voler, honorer son père et sa mère. Il est dit aussi d’être parfait « comme le Père céleste est parfait ». Il est dit à certains que, s’ils veulent être parfaits, il leur faut vendre ce qu’ils ont et le donner aux pauvres. Il semble que, bien qu’il n’y ait qu’une seule perfection, on voit l’appel se scinder en deux axes : l’un direct, étroit, immédiat, total, qui consiste à tout laisser avec bien de la joie ; l’autre indirect, sinueux, contestable, chargé de devoirs communs et ternes qui consiste à bâtir, à se marier à vivre comme les autres. Il faut reconnaître que les saints canonisés appartiennent presque tous à la première espèce, bien que tous les fidèles soient appelés à la même perfection. Au reste, quand un cœur généreux entend, comme Sygne de Coufontaine, murmurer la libre condition : « Vous n’êtes pas obligée, vous êtes parfaitement libre. Mais si par hasard vous vouliez être parfaite... », ce Si comme il oblige, comme il contraint une conscience noble encore plus qu’une loi !

Je voudrais vous parler, en ce jour de réparation, d’un des moins connus de nos romanciers contemporains et qui n’a jamais obtenu ce halo accessoire qu’on nomme la célébrité. Il n’est pas, à mon sens, de romans plus capables d’éclairer par ses profondeurs secrètes le mystère de nos destins qu’Augustin et les Pierres Noires de Joseph Malègue. Cet écrivain me fait songer à Georges de La Tour, inconnu lui aussi en son temps, qui concentra sa lumière sur la seule essence du visage, obtenant de renaître après de longs oublis. Dans son roman inachevé (qui devait avoir un titre maladroit, Les classes moyennes du Salut), Malègue fait face à ce problème que les chrétiens négligent, en y pensant toujours. Comment expliquer que, pour la plus nombreuse partie de l’humanité, la solution des saints ne soit pas praticable, qu’il faille vivre dans le quotidien, l’insoluble et l’épuisant, à la recherche de ce pauvre bien temporel, dont jouissent souvent ceux qui ont choisi d’y renoncer ? Comment se fait-il que nous nous surprenions à murmurer, contrairement à l’Évangile : « Mon Dieu, donnez-moi d’abord toutes ces choses, et votre Royaume par surcroît. » Malègue pensait qu’il y avait moyen pour les petites âmes d’atteindre leur taille éternelle en acceptant ce fardeau du médiocre quotidien, « ce décor de maillechort ou de plâtre ennobli par ses similitudes avec l’or ». C’était aussi, pour le dire en passant, l’idée de Péguy et tout son exemple. Cette idée, je le sais, n’est pas conforme à ce qui subsiste en chacun de nous d’esprit cathare : je songe à ces disjonctions implacables que nous faisons, pour satisfaire l’orgueil et rassurer la paresse, entre le pur et l’impur, le parfait et l’imparfait, entre les saints et les pauvres diables, entendez : les hommes.

La réflexion et la prospection avaient conduit Malègue à imaginer un nouvel ordre religieux, dont la règle serait que ses membres adoptassent la vie de ceux qui ne savent pas utiliser leurs souffrances : cet ordre assumerait l’homme du souci quotidien. Tels sont les plus purs personnages de ses deux livres, je songe en particulier à cette jeune fille et à ce père qu’il dépeint, attendant la mort dans une étable pendant la Terreur, et dont l’entretien rappelle en plus délicat, en plus complexe, le fameux Dialogue des Carmélites. Bernanos et Malègue, en plaçant de frêles et fortes jeunes filles devant une mort soudaine, libre, imméritée, les font se poser cette question : « Suis-je tenue à la perfection ? Suis-je capable de cet héroïsme obligatoire ? Et y a-t-il quelque différence entre cette jeune fille ordinaire que j’étais hier encore et ce martyr qu’il me faut en un instant devenir ? » Les philosophes stoïciens avaient jadis débattu ce problème, lorsqu’ils se demandaient s’il existe plusieurs sortes de perfection. Et ils étaient inclinés, comme les chrétiens, à penser qu’il n’y a qu’une seule perfection et que cette perfection est possible à chaque instant pour le sage.

Je rejoins ici mon propos, immodeste peut-être, qui est de nous rapprocher des êtres exceptionnels dont nous louons le courage, en redisant avec Malègue que la sainteté des classes moyennes consiste à être doucement forcés à consentir.

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Mais qu’est-ce donc en définitive que consentir ?

Cet acte du consentement, qu’on appelait jadis du mot désuet de résignation, est-il si différent de ces attitudes modernes et si fières qui sont fréquentes sur les lèvres des étudiants : se créer, s’autodéterminer, se faire soi-même, être libéré, être libre enfin ? Je n’ose vous faire suivre les méandres de ma pensée : qu’il suffise de vous proposer ma solution. Si nous entrions plus avant dans l’essence de l’acte qui consiste à être libre et à vouloir, je crois que nous trouverions que l’homme exerce dans cet acte unique deux genres de volonté qui se situent à deux niveaux différents.

L’une de ces volontés est ce que je nommerais volontiers le propos. Cette volonté demeure à la superficie de mon être. J’imagine, je projette ; je figure et dessine mon avenir, dont je jouis déjà avec ce frisson d’incertitude qui ensemence l’espérance. Mais, à mesure que ce projet s’engage dans les contextures, il se ternit, il se modifie en plusieurs points : presque fatalement il se dégrade, il se brise parfois. Alors, dans ces débris du miroir de mon être, surgit, venue des profondeurs, une seconde volonté : celle-là plus souple et moins têtue que la première, moins ou mieux espérante, plus mûre en tous les cas et plus inventive, surtout plus abandonnée au mouvement de l’histoire, plus réelle donc. C’est cette volonté profonde qui, avec mes déchets, mes erreurs, mes échecs, voire avec mes fautes, restaure, modèle une œuvre de vie différente du projet primitif, mais, vous disais-je, plus belle encore que ce projet : ce que j’avais projeté, c’était mon moi frivole avec ses songes, ses caprices, ses plis, ses habitudes et les images médiocres qu’il se donnait de son bonheur. Ce qui apparaît, c’est mon moi véritable, c’est ce bonheur calme qui procède de ce qu’on se sent dans le vrai de son être malgré la souffrance, qu’on se sait inséré dans la pâte et le mouvement du monde, parcelle de sa durée ; c’est le moi-même, je veux dire : c’est moi tel qu’en moi-même avant ma mort tout vivant je me change.

Savez-vous comment on désigne dans toutes les langues du monde cette conspiration des deux volontés, souvent rivales et dont la première finit par consentir à la seconde, alors que la seconde consent à un mystère ? Il me semble qu’on nomme cela, tout simplement la vie.

Et dans cette vie, certains esprits plus attentifs ou plus distraits, occupés à saisir les dessous, les envers, les ressorts, les opérations de longue durée, discernent encore une troisième volonté, qui ne se distingue guère de la meilleure part de nous-mêmes. Cette troisième puissance, on la nomme avec des mots différents : destin, destinée, amor fati comme faisait Nietzsche, éternité, vouloir de Dieu, grâce de Dieu. Peu importe : qu’on la nomme ou qu’on hésite à la nommer d’un terme trop humain (ou trop inhumain), tous, qu’ils s’appellent saint Paul ou Spinoza, pensent qu’y céder, c’est la béatitude ; car, par des voies imprévisibles qui ne sont pas nos voies, le consentement final et silencieux nous conduit enfin où nous voulions aller. C’est ce que chantait saint Thomas d’Aquin dans sa prose fameuse :

Par tes sentiers à Toi,
Mène-nous où nous tendons.

En ce moment si pathétique de l’histoire sur cette planète pensante, où l’espèce humaine peut ou s’accomplir ou s’abolir, où nous ne voyons vraiment plus par quel chemin paradoxal nous allons vers la plénitude, c’est le temps de redire, non pas individuellement, mais universellement et pour toute l’humanité enfin rassemblée en un, mais emportée vers un destin inconnu :

PER TUAS SEMITAS
DUC NOS QUO TENDIMUS
AD LUCEM QUAM INHABITAS

Et l’on pourrait même se demander s’il ne faudrait pas renverser le problème des deux volontés que je soulève et considérer la liberté de choix comme rare, improbable, abstraite, comme presque inexistante et dire que toute liberté est une liberté de consentement. Même lorsqu’on se croit libre de décider de sa vie, de sa vocation, de sa vertu, on ne fait que respecter en soi le poids du passé, la pente des goûts, l’ordre des choses, le moment de l’histoire qui vous réclame. On pourrait se demander si la liberté ne consiste pas toujours à vouloir ce qu’on ne voulait pas, à ne pas vouloir ce qu’on voulait. Autrement dit, on pourrait se demander si le mot abyssal et virginal FIAT MIHI, qu’il me soit fait ! ne révèle pas l’essence de la liberté, du moins dans cette existence-ci ; si nous ne transposons pas indûment l’acte réel et substantiel du consentement dans l’idéal prométhéen mais impossible, mais mythique, et finalement désespérant, d’une liberté pure et absolue ; si ce n’est pas le songe et le tourment d’une créature qui se voudrait créatrice.

C’est cette révolte héroïque qu’à mon sens montre par son talent et démontre par l’absurde l’œuvre entière de Jean-Paul Sartre. D’une manière acharnée, multiforme, authentique, pathétique, épaisse toujours, dans une logique tragique, argumentant avec un courage noir contre lui-même, rejetant tout intérêt, toute couronne, tout lien avec l’être, avec l’autre, et même avec soi, Sartre a fait voir au monde à demi convaincu que, si la liberté du choix est radicale, c’est une liberté pour rien, qui n’a plus désormais que le néant devant elle. Comment faire l’homme, comme il le désire, quand on a détaché l’homme de tous les liens qui le rattachaient au bien, à l’objet, à l’autre, à l’être, au moi lui-même et qu’alors on ne trouve plus devant soi, comme il le craint, que la littérature, la grammaire, les concepts, le vocabulaire, — et cet étrange pouvoir sur les mots, mais qui, privés alors de référence, ne signifient plus rien ?

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Je m’attardais à ces pensées, lorsque je vis s’avancer un homme pesant, assez laid, et qui marchait en distribuant autour de lui des sourires, comme s’il revenait d’une bonne action. — « Vous voilà donc, Socrate. — Me voilà donc, me répondit-il ; je reviens d’une visite à Alcmène, que votre compagnie a couronnée pour sa vertu. — Alors, Socrate, lui dis-je, vous avez vu une femme heureuse ? — Je l’ai trouvée furieuse, reprit Socrate en riant cette fois-ci très fort, et j’avoue que je lui donne un peu raison. Si souvent je lui avais enseigné (Alcmène venait chez nous pour s’occuper des enfants) que la vertu a sa récompense en elle-même, que la vertu est du bonheur secret, du bonheur intime, inaccessible, immarcescible, irrévocable, devenu l’essence de notre être, et qu’en cela consiste la beauté de la vie. Chaque mortel est analogue à un artiste : il peut faire du sublime avec sa peine, sa joie, son métier ou sa privation, comme Phidias avec le marbre et l’or a fait Pallas. — Alors Alcmène, lui dis-je ? — Alcmène m’a fort bien compris : elle ne pouvait supporter les oboles, du reste fort légères, que lui avait remises l’intendant de votre compagnie. — Elle les a prises cependant ? répliquai-je. — Oui, répondit Socrate, elle les a prises, cela ne se refuse guère, mais avec cette moue qu’on a lorsqu’on boit la ciguë à son dernier jour. — Et toi, Socrate, lui dis-je, penses-tu qu’Alcmène ait bien fait d’avoir ce dédain ? Crois-tu, comme tu le disais dans un méchant jeu sur les mots, que donner à la vertu un prix c’est enlever sa vertu au prix .il — Ecoute, me dit Socrate en changeant de sujet selon sa manière désinvolte, ce que m’a raconté Alcmène. Elle avait été conviée à un banquet qui rassemblait ceux que votre Académie couronne. Et il y avait là deux sortes de visages. Les uns illuminés du dedans et qui avaient l’air embarrassés d’être là, mais pacifiques. Les autres caressés, c’est Alcmène qui parle, comme par une lumière extérieure et qui ressentaient une jouissance d’être là. A côté d’Alcmène était assis un personnage à qui elle demanda, vers la fin du banquet, pour quelle vertu il se trouvait là. Oh ! fit-il, Alcmène, je n’ai d’autre vertu que d’avoir fait le portrait de certains vices, voilés parfois de vertus : je suis historien. Et vous ? dit Alcmène à son voisin de gauche. Moi je suis romancier, fit-il, et j’imagine des êtres qui ont des ressentiments ou des aventures dont le principe est qu’ils n’ont pas choisi la vertu, c’est ce qui me vaut d’avoir ce prix. En face d’Alcmène il y avait un poète qui devait son prix, disait-il, à ce qu’il avait chanté ses déchirements. Alcmène ne pouvait manquer d’être surprise de cette Académie qui partageait son trésor en deux, donnant un prix aux peintres des vices et un autre prix aux vertueux. Elle se demandait comment on pouvait accorder ces choses. Elle regrettait d’avoir accepté vos prix. — Eh bien, Socrate, m’écriai-je, qu’as-tu répondu à Alcmène ? — Je ne voyais rien à lui dire, mais, par bonheur, nous avons pu causer avec l’un des vôtres. Il nous a dit que la vertu avait besoin du talent et de la parole, que la vertu, pour les dieux mêmes, était le premier état de la gloire, qui est un resplendissement. Et qu’il était bon que dans une Compagnie on excitât à la fois et dans des sujets distincts la cause et la splendeur de cette cause, l’essence et le lustre de cette essence, le sacrifice et la parole, qui est la fumée du sacrifice. — Eh oui, dis-je à Socrate, cela est bon, mais la parole des lauréats littéraires s’enracine dans les vices des hommes, tandis que la vertu n’est louée par personne et qu’elle chemine par des chemins obscurs. Ce n’est que chez les dieux que la parole auréole la vertu. — A cela, répondit Socrate, leur secrétaire éternel a répondu. Il a dit qu’une fois par an la Compagnie des juges préparait une anticipation de la gloire et qu’un des leurs recevait pour tâche de réconcilier la vertu avec la gloire... oh ! pendant quelques minutes, que Socrate disait ennuyeuses, comme sont les répétitions générales ou les figures de ce qui n’est pas encore. Il ajoutait que 145 fois ils avaient fait cette sorte de cérémonie et qu’ils n’avaient pas osé s’en déshabituer. C’était passé dans la substance d’Athènes. Puis Socrate parut un peu triste, il soupira, il dit encore « Dans ces choses de mérite et d’honneur le silence serait préférable. J’en suis venu à penser que, dans tous ces sujets qui relèvent du mystère, où forcément nous jugeons si mal (car le vrai génie, le vrai mérite doivent s’ignorer et davantage dans celui qui les possède), ce qu’il faudrait, c’est un certain mélange d’allégresse, de respect et de pudeur qui ne peut s’exprimer que par le silence. Oui, il ne faudrait plus s’exprimer ici que par le silence, ce silence qui est l’au-delà de toute parole. Et vois, ami, ajoutait Socrate, le soleil tombe, la nuit vient pour nous conseiller le silence. »

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Les prix que l’Académie distribue sont si modestes qu’ils ne possèdent plus qu’une valeur de symbole. Ceux que nous couronnons n’auront pas même l’illusion d’être dédommagés, comme le souhaitait peut-être l’optimiste M. Montyon : et il est bien qu’il en soit ainsi. Alors que, pendant des heures et des heures, dans une pièce transformée en caverne, l’image sonore donne tant de retentissement et une gloire insolente au mal ou à la frivolité (et que tous nous avons pour cela de la complaisance, troublés délicieusement par le scandale, rassurés de savoir les autres encore pires), — il est bon qu’il y ait une demi-heure par an, où, sous cette coupole laïque, on mette en lumière quelques vies sacrifiées, symboles d’existences innombrables, et qu’on ose redire certaines vérités dont nous vivons tous sans le dire, par exemple : que le meilleur usage que l’homme puisse faire de sa liberté est de la lier à une nécessité plus douce, sans quoi elle s’affole et risque de se détruire ; ou encore, que celui qui se donne ainsi se retrouve d’une manière sublime ; ou mieux encore, comme le chantait le révélateur de la nuit, saint Jean de la Croix, qu’un acte de vertu engendre en même temps la suavité, la paix, la consolation, la lumière, la pureté et la force.