Discours prononcé à l’occasion de la mort de Henri Mondor

Le 12 avril 1962

Jean ROSTAND

Hommage à Henri Mondor[1]

prononcé en séance le 12 avril 1962

 

 

Henri Mondor s’est éteint il y a quelques jours. La perte est sévère pour notre Compagnie, et beaucoup d’entre nous en éprouvent un chagrin particulier.

Depuis plusieurs mois déjà, la maladie le tenait éloigné de nos séances. Son absence nous affligeait : que sera-ce maintenant qu’elle ne doit plus cesser ?

Nous voyons disparaître en lui un homme d’une étonnante pluralité, et en qui la surabondance des talents n’avait pu empêcher que chacun d’eux n’atteignît à la plénitude : non seulement un maître incontesté de la chirurgie et de la clinique, un professeur exemplaire, mais encore un éminent historien de la médecine, un scrupuleux humaniste, un écrivain du premier rang, un zélateur de la poésie, et qui sut la servir avec tant de vaillance et de discernement que lui-même, bien qu’il n’eût point écrit de vers, eût mérité le beau nom de poète.

Plus encore que par la dextérité de sa main, Mondor a illustré son métier par les moyens étendus et durables du livre. Son fameux traité des Diagnostics urgents, préconisé par les spécialistes du monde entier, compte, à juste titre, parmi les classiques de la pathologie, pour la finesse d’observation qui s’y révèle, pour la sagesse des enseignements qui s’en dégagent, pour la force d’expression qui anime le texte et se traduit en vives formules, amies de la mémoire. Il a sûrement contribué à faire reculer la mort, sous tous les cieux, et chez les hommes de toutes races, de toutes couleurs. Saint-Exupéry a raconté comment, ayant été blessé au Guatemala, il eut affaire à un praticien formé par Diagnostics urgents; et ne savons-nous pas que, sous les espèces de ce même ouvrage, Henri Mondor fut présent au poste de secours de Dien Bien Phu, jusqu’aux dernières heures de la résistance ?

Ecrivain, Mondor le fut dans tous ses écrits, et même dans ses monographies destinées à un public d’experts. Il ne peut parler de sa spécialité, décrire une lésion, expliquer une palpation, faire le récit d’un acte opératoire, sans donner à son langage une sorte de beauté un peu dramatique et sans y mettre ce brillant et ce fini qui n’appartiennent d’ordinaire qu’aux choses de l’art. Peut-être n’est-il pas excessif de dire qu’il a fait entrer dans les lettres une certaine forme d’émotion médicale.

Mais ses dons proprement littéraires se manifestent avec plus de liberté encore et d’éclat en cette partie de son œuvre qui ne tient pas à son principal métier et où l’exégèse de Mallarmé figure en première place. Appliquant sa lucidité toute cartésienne au déchiffrement d’une obscurité qui l’enchantait, il scruta, avec une dévotieuse patience, la vie du grand poète, et réussit à dévoiler quelques-uns des procédés dont use le génie pour transmuter en chants essentiels l’accident de la réalité.

En cette recherche malaisée, où son tempérament d’homme de science collaborait si heureusement avec sa pénétration critique et son intuition d’artiste, il s’appuyait sur la copieuse correspondance laissée par Mallarmé et restée jusqu’alors quasiment inconnue : des milliers de lettres furent, par Mondor, découvertes, colligées, classées, glosées : rarement vit-on associées tant de ferveur et d’ingéniosité déductive, tant de passion et de stricte intelligence.

Toute connaissance un peu approfondie de Mallarmé passe désormais par Henri Mondor : son nom demeure attaché à celui de l’auteur d’Hérodiade tout comme le nom de Maurice Parturier à celui de Mérimée.

Sans doute Mondor a-t-il dirigé ses curiosités sur d’autres esprits Alain, Claudel, Valéry, — qu’il exalta magnifiquement dans un mémorable discours; mais c’est toujours à Mallarmé qu’il revient, Mallarmé qui reste au cœur de ses préoccupations. On dirait qu’à proportion qu’il l’anatomise, il s’en éprend davantage. Naguère encore, un ultime volume — Autres précisions sur Mallarmé et Inédits — témoignait de cette émouvante fidélité.

Il y avait, entre le chirurgien et le poète, comme une secrète affinité d’âme, comme une concordance intellectuelle et affective : chez tous deux, même pudeur du sentiment, même dilection pour la forme, même hantise du parfait.

Si l’on rencontre souvent, dans la prose de Mondor, certaines raretés que l’on qualifierait volontiers de mallarméennes, c’est, me semble-t-il, un effet de convergence plus encore qu’un effet de mimétisme.

Densité dans l’aisance, agilité de la syntaxe, choix précautionneux de l’épithète, sensualité verbale, tout cela fait du style de Mondor un régal pour les connaisseurs. Style où chaque mot compte, où —comme en un poème — nulle syllabe ne se laisserait déplacer sans dommage, style châtié et chatoyant, étudié mais sans afféterie, car l’apparente préciosité n’y est que souci exaspéré de précision. Mondor savait, d’ailleurs, quand il convenait, dépouiller sa prose pour la hausser à la simplicité.

Après avoir marqué tant de mérites, faut-il rappeler le talent de dessinateur ? Oui, sans doute, car, s’agissant d’un homme pareil, il n’est rien de mineur ou d’adventice. Dans ses ravissants dessins de coquilles et de roses, qui font songer à un Redouté plus aigu et un peu japonais, nous retrouvons Mondor tout entier, avec son exquise minutie, sa recherche du détail expressif, son goût de l’achevé.

L’homme, en Henri Mondor, n’était certes pas inégal au savant, à l’écrivain. Commentant une œuvre qui lui était chère, il a dit que la forme en était si belle qu’elle ne pouvait l’être que par la noblesse de l’auteur. Mieux qu’à tout autre, cette remarque s’appliquerait à notre confrère. Sa droiture, sa délicatesse, sa bonté sans emphase, son égard pour les humbles, sa hâte à se dévouer, étaient bien connus de ses familiers. Si compté que fût son temps, il en avait toujours de reste pour visiter un grand malade, pour apporter à un indigent le secours de son savoir ou de sa compassion.

Ce grand raffiné se montrait tout uni et sans détour dès qu’on faisait appel aux sentiments sérieux et profonds. Chez cet aristocrate de l’esprit, quelle simplicité dans le don de soi! Chez cet amateur d’hermétisme, quelle limpidité de cœur !

Nous ne sommes pas près d’oublier le scintillement de sa conversation preste et ornée, la franchise de son regard, la jeunesse de son rire.

Je vous propose, Messieurs, en signe de deuil, de suspendre notre séance pour quelques instants.

 

[1] Décédé le 6 avril 1962.