Discours de réception de Robert Kemp

Le 27 mars 1958

Robert KEMP

ACADÉMIE FRANÇAISE

 

M. Robert Kemp, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Louis Madelin, y est venu prendre séance, le jeudi 27 mars 1958, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Le voici donc qui surgit, cet instant dont mon imagination très théâtrale me donnait, depuis quelques semaines, la représentation ! Celui où je dois me lever, au milieu de vous, et timbrer ma voix pour vous exprimer mon remerciement. Il est venu. Il s’en va... J’en formais le décor, je réglais la lumière pâle qui descend de la coupole, constante pendant tant d’années. J’en contemplais les protagonistes, sur leur estrade élevée, et le chœur immobile, tous les regards dardés sur moi. N’est-ce pas l’épisode le plus émouvant et le plus noble d’une existence d’écrivain ? Que faire ? Vais-je défaillir, et exhaler en faussant le vers l’humble parole d’Esther : « Me voici donc tremblant et seul devant vous » ? Non, je ne « tremblerai » pas ! Les amitiés chaleureuses et opiniâtres qui m’ont amené ici, les bienveillances qui m’y accueillent, et celle, entre toutes vénérable, qu’un prélat m’a accordée, m’interdisent de faiblir. Quant à me sentir « seul », le pourrais-je, quand je me crois, je me sens suivi par la rumeur d’une foule ? Les chroniqueurs, les reporters, les leaders politiques, les hommes du sous-sol et de ses brûlantes machines, — tout le peuple des journaux ? Car c’est un journaliste, et rien de plus, que vous avez choisi, Messieurs. Un de ces hommes toujours contraints d’écrire vite, car le plomb des linotypes bout d’impatience. On leur reproche de ne pas offrir à la France qui lit une pâture assez fine ; mais, sans eux, les trois quarts de notre pays, dont nous louons l’esprit et la culture, ne liraient rien du tout. Ils font de leur mieux, ces plumitifs toujours légers de gloire et d’argent ; allègres et vaillants, autant que le savetier de La Fontaine. On daigne rarement vanter leur mérite. Quand meurt, à l’envers de la terre, dans l’anxiété de son travail, un Pierre Scize, je sais que tous les lecteurs s’écrient : « Il avait beaucoup de talent ! » Certes, il en avait, chargé de succulences et d’épices lyonnaises ; et ses images des tribunaux étaient des fresques grouillantes de portraits dignes d’un grand peintre et d’un raffiné moraliste... Combien de temps durera sa mémoire ? En un an elle a déjà pâli... Tel est notre sort à presque tous, dans notre ingrat métier. C’est pourtant moi, par une chance que, personnellement, je jugeais inconcevable, qui ai la charge de les incarner ici. Je ne suis ni professeur dans une chaire illustre, ni romancier, ni poète, comme certains d’entre vous le furent ou le sont. Je suis critique dramatique d’un journal, et littéraire d’un autre. Voilà mon bagage. Vous l’avez pesé avec une bienveillance qui me comble de gratitude. Si je suis l’ambassadeur, le représentant de la presse, dans votre assemblée, et si vous m’autorisez à prendre parfois leur parti, à les louer de leurs travaux, j’en éprouverai une joie profonde. À l’allégresse que j’ai cru percevoir chez mes confrères, dès la publication de votre scrutin, j’ai bien cru sentir qu’ils prenaient chacun sa part de l’honneur qui m’éblouissait. Je suis heureux que cela soit.

Mais j’éprouverai une troisième et intense satisfaction si vous écoutez avec indulgence ce que je voudrais encore vous dire... Mon entreprise est téméraire. Je vais, ce qui n’est pas dans les traditions, je crois, esquisser une sorte de psychanalyse de moi-même, et vous rendre grâces de m’avoir délivré d’un « complexe d’ingratitude » qui m’a depuis longtemps troublé, douloureusement ! Je n’ose pas dire que cette entreprise soit sans exemple... Qui oserait emprunter à Jean-Jacques sa phrase liminaire ? Je m’abriterai seulement sous deux lignes de Nietzsche, quand il écrivait à ses lecteurs, je ne sais plus où : « Ce sont là des choses que vous ne désirez pas intensément entendre. Mais moi, j’ai un besoin irrésistible de vous les dire ! » Il me faut vite éclaircir ce propos obscur.

J’ai lu, en quantité, des biographies d’hommes d’action et d’hommes de pensée. Je n’en ai découvert aucun dont l’enfance fragile, condamnée, ait été défendue avec autant de passion, de veilles et de sacrifices que la mienne. « Un oiseau pour le chat », annonçait-on, en style imagé, mais banal. De ce qu’ont fait pour moi ceux qui, m’avant amené sur la terre, n’admettaient pas que je la quittasse si tôt, je ne dirai rien ! Il me faut agiter des secrets, que je garde au fond du cœur ; et ma parole expirerait. Mais je parlerai d’une grand’mère miraculeuse, qui inventait pour moi des remèdes, des pansements, des orthopédies dont les médecins s’émerveillaient, arrivant après elle. « C’est elle, mieux que nous, qui vous a guéri », disaient-ils ensuite... Elle soignait le corps, mais s’occupait avec autant d’activité de ce qu’elle nommait, dans son amour, mon intelligence. Elle savait par cœur cent fables de La Fontaine, une bonne moitié de Boileau ; elle récitait sans faillir tout Tartuffe, tout le Misanthrope et des pages entières de la Henriade. J’écoutais cela, de mon lit, ravi, et j’oubliais de souffrir. Elle y mêlait des poèmes gascons ; les gaillardises de Meste Verdié, poète bordelais, en fin et léger patois. La pâte tendre de mon cerveau s’en pénétrait pour jamais. Elle avait, ma grand’mère, une sœur, qui se voua comme elle à mon sauvetage, acceptant l’exil et les menus travaux du ménage. Celle-là avait retenu peu de vers, mais sa voix frêle, d’une justesse incorruptible, chantait tous les airs de théâtre, de Grétry à Bizet et à Lalo, qui s’étaient chantés en son temps. Au matin, je croyais m’éveiller dans le chalet de Betsy, aux flancs des montagnes de l’Helvétie ; je regardais courir l’aiguille de Jeannette dans la laine ; je me croyais bercé dans le caïque d’Haydée... La reine de Saba m’étalait ses trésors ; je m’endormais dans le jardin des Capulets, au doux six-huit qui berce Juliette. Ma fièvre brûlante était celle de l’aède fidèle de Richard Cœur de Lion ; ma tristesse se rafraîchissait au gobelet du prince de Danemark ; et Bertram faisait danser devant moi les nonnes damnées... C’est ainsi que je m’attachai à cent partitions, que j’ai reniées depuis lors ; mais pas entièrement, car elles me furent de très douces compagnes, et des protectrices souriantes...

Les médecins ? Je tiens d’eux mon attachement sans fissures à la noble corporation de ceux qui prêtent et observent le sculptural « Serment d’Hippocrate ». Ils étaient résolus à vaincre la difficulté et à m’empêcher de mourir. Toujours, au premier signal, ils arrivaient. Je n’oublierai jamais celui qui, brandissant devant mes yeux terrifiés, un tison de fer dont l’extrémité avait été rougie à blanc sur un fourneau de houille, disait, avec l’accent arcachonnais : « Je vais te faire mal, mais tu m’en remercieras plus tard, mon petit... » Et une larme, je le jure, glissait de sa paupière dans ses favoris gris. Que les fils d’Asclépios qui sont ici sachent à quel point je les aime, et de quels tendres sentiments je suis pénétré pour eux, pour leurs aînés et, d’avance, pour leurs élèves.

Une grande chance m’échut encore : d’être, du jour où je sus lire jusqu’après le certificat d’études, élevé dans une pension de petites filles. Nous y habitions. La brise du sud y apportait les arômes des pins, des genêts, des arbousiers ; celle du nord l’odeur amère des varechs et des coquilles de naissins qu’on gratte à grand bruit sur de longues tuiles roses. J’y ai vécu avec trente compagnes, et je dirais encore le chapelet de leurs prénoms. Elles avaient de huit à quinze ans ; et j’ai connu, par elles, toutes les nuances de la tendresse : la tendresse maternelle, la tendresse mêlée de pitié de la sœur pour son frère malade ; celle qui se déguise en indifférence ; celle que l’émulation ou la jalousie rend intermittente, mais qui a des retours et des élans passionnés ; la pure, et, parfois, la perverse, imperceptiblement... Béni soit leur souvenir, et saluées celles qui survivent ! Je n’oublie pas ce 21 mai où je m’avançai vers l’autel, pour la première communion, entouré d’une mousse de gazes blanches et de tant de regards purs ou purifiés, clairs comme l’aigue-marine, le saphir ou le diamant noir ! Aussi, quand je lis un de ces romans d’aujourd’hui, où les petites filles sont méchantes, ou malsaines, identiques à de petites ménades[1] effrontées, mon cœur est traversé ; et je m’indigne... J’entends encore leur arrivée matinale. Un lâcher d’oiseaux. J’identifiais les voix de loin ; voix de fauvettes, de moineaux, de pinsons et de chardonnerets ; voix d’alouettes... Quelques-unes, de jacasses. Mais il suffisait de chuchoter : « Prenez garde ! Robert souffre ! » ou « Robert dort ». Le silence s’abattait aussitôt... Les snow-boots et les petits sabots ne faisaient pas plus de bruit que la pantoufle de vair, la pantoufle de fourrure de Cendrillon. Elles s’attaquaient, sages comme des images, à quelqu’un de ces problèmes ingénus d’autrefois, où la monnaie divisionnaire contenait 835 millièmes d’argent pur ; où les économies rapportaient 5 du cent, sans impôts ni retenues ; elles traçaient au crayon bleu les sinuosités de la Seine, ou, plus affectueusement, de la Garonne.

La plus haute merveille de cette maison, c’était le chef... Une fille grisonnante et rieuse qui enseignait dans la joie, pour son plaisir et pour le nôtre. La voix ferme, le geste abondant ; un savoir court, peut-être, mais d’une incroyable vitalité. Elle était enthousiasmée par la division des fractions. La racine carrée était son triomphe, et le jour où, de loin, elle nous fit entrevoir les mystères du nombre Pi, avec quatre modestes décimales, fut jour de fête. Elle triomphait surtout par l’histoire, galopant, en dix mois, de Pharamond à M. Thiers que sa jurisprudence lui déconseillait de dépasser. Vous eussiez dit qu’elle avait tenu la plume au Traité de Verdun. Elle agitait le casse-tête dans la mêlée de Bouvines, essuyait les lèvres de saint Louis crachant sa peste, et grimpait l’échelle des Tournelles le front sur les éperons de Jeanne d’Arc ! L’analyse logique devenait pour son agile esprit un jeu d’ajustage ; un puzzle... Elle respirait les roses de Ronsard et celles de Malherbe, les narines béates, comme quand elle se penchait sur son rosier préféré. C’est elle qui m’a a prodigué le plaisir de lire, celui d’interroger, chaque jour, un mystère nouveau ; et cette vérité que, pour un enfant à ménager, il n’y a pas de barres ni de croquet qui vaille la compagnie éloquente et même bavarde des livres ; ni de fierté qui égale celle d’un devoir bien terminé. C’est elle qui a posé mes mains courtes sur un vieux clavier aux dents jaunes, d’où je m’étonnais de faire sortir les mêmes airs que chantait ma tante : » Mon rocher de Saint-Malo », ou « La dame blanche vous regarde »... Elle m’a appris qu’on ne dit pas davantage que ni se rappeler de, et quand je rencontre ces façons de parler, je sens, en souvenir d’elle, comme une guêpe qui me pique. O merveilleuse et douce ! Je lui ai écrit, jusqu’à sa mort, pour sa fête et le gui l’an neuf. Sa réponse s’achevait sur l’invariable formule : « Porte-toi bien, cher petit ; travaille de ton mieux, et n’oublie pas ta vieille maîtresse, Marie-Suzanne. » Telle était son ingénuité : elle ne voulait pas savoir que de très nobles mots de notre langage eussent pu s’enlaidir et prendre des sens ambigus. Je me gardais bien d’en sourire ; et je baisais la signature, me sentant tout près des larmes.

Après elle, j’ai eu d’autres maîtres plus instruits ; tous loyaux et scrupuleux. Comme je n’avais jamais rencontré que de bons prêtres incapables d’une question indiscrète, suggestive de péchés, aussi n’ai-je eu que des professeurs ponctuels et bienveillants. Est-ce un privilège ? Le destin m’a donné cette compensation... Si je ne craignais de trop allonger cette galerie de mes dieux lares, je parlerais de votre Faguet, ses yeux bleus tendus au ciel, et tirant, comme des perdrix, dans les plafonds sorboniques, des compagnies d’idées qui s’amoncelaient devant lui, à côté du verre d’eau qu’il sucrait avec soin et ne buvait jamais ; je rappellerais les deux Croiset : Alfred, devenu fantaisiste en vieillissant, Athénien narquois et suggestif ; Maurice, meilleur architecte et plus foncièrement didactique. Je dirais la terreur que m’inspirait le savoir sans fissure de Gustave Lanson, son parler insinuant, uniforme ; une source glacée qui coulait goutte à goutte ; et la voix de ténor, enlaçante, de Ferdinand Brunot, dont j’ose articuler ici le nom, et qui me voulait grammairien. Dieu ! Que mes dettes sont nombreuses ! Et que j’ai reçu de bienfaits !

Je devrais me borner à ces exemples. Je tiens pourtant à tracer une dernière figure. Celle d’un vieillard de quatre-vingt-quinze ans qui voulut faire passer de son crâne globuleux, coiffé d’un béret noir à pompon de soie, dans ma jeune tête, tous les épisodes de sa vie. Il était le père de ma marraine. Né en 1808, il croyait se souvenir d’avoir, des épaules de son père, vu Napoléon trotter sur un cheval blanc, devant les bonnets à poil, au Carrousel. Il se souvenait plus sûrement d’avoir mis son premier pantalon de nankin pour aller crier, au retour de Louis XVIII, « Vive notre père de Gand ! » car ses parents étaient, en politique, aussi latitudinaires que le duc d’Otrante et le prince de Bénévent, dont j’aurai bientôt à parler. Il ne quitta jamais Paris. Il vit 1830, 1848, le coup d’État, où son magasin, sur l’emplacement de la Samaritaine de luxe, eut les volets de fer, bien clos, criblés par les troupes de M. de Morny. Il aurait pu aider Flaubert à écrire l’Éducation sentimentale et Hugo Napoléon le Petit. Sa mémoire était une cataracte d’anecdotes. Il avait vu Hugo, les pieds légers, et en pivotant sur la paume d’une main, franchir les pupitres de la pension Cordier. Mais il était surtout riche en images de théâtre. Il avait entendu Talma dans Manlius et dans Cinna. Il riait encore du grand comique Pothier, —celui dont Talma disait : « Si je n’étais Talma je voudrais être Pothier », — jouant le Ci-devant jeune homme ; et aimé les minauderies de Mlle Mars. Il était allé faire sa cour, en habit bleu à boutons d’or, la canne d’écaille au bout des doigts, dans la loge de la Malibran ; et il se persuadait d’y avoir dérangé un beau jeune homme qui portait une petite barbe « en fond d’artichaut », comme son Valentin d’Il ne faut jurer de rien. Il disait de Rachel : « Je conviens que de mon temps, nous n’avions pas une aussi grande tragédienne » ; son temps étant celui de Mlle George... Il avait frémi, à certaine « première », en voyant Frédérick-Lemaître, en habit de valet, poser son candélabre pour fermer la porte et ouvrir la fenêtre, chez don Salluste. Il me décrivait Laffon, Beauvalet, Régnier, Samson, Bressant, dont ses deux filles avaient été chastement amoureuses, et M. Got. J’y croyais être moi-même ! Exposant des étoffes inspirées de l’ancien en 1855, il s’était bien vite acquis une petite fortune. Il avait vendu la soie d’un fauteuil à M. Mérimée... Que ne lui dois-je pas ? Jusqu’à cet amour fidèle de la vie, qu’il garda jusqu’au souffle suprême. Car, lucide et vigoureux encore, tout près de doubler le cap du siècle, mais affamé par un spasme de la glotte, il frappait le parquet de sa canne en criant : « Je ne veux pas mourir et je ne mourrai pas ! » Et il poussait des jurons fougueux... Cet optimiste ne pressentait pas l’existentialisme, l’ère des angoisses et des romans noirs...

Notre seule querelle était sur Mounet-Sully, mon idole, qu’il refusait d’égaler à Talma. Pour me convaincre, il imitait Talma ; tandis que mon larynx, encore trop faible, tentait de rugir comme Mounet. Alors, il penchait son béret sur l’oreille ; premier signe d’irritation, et me le lançait ensuite à la figure, en m’appelant : « Petit crétin ». Un baiser barbu et mouillé m’annonçait bientôt mon pardon.

Ces vieilles gens, fidèles aux traditions de leur pays, respectueux de ses grandeurs permanentes, de ses musées, de votre Compagnie et de la Comédie-Française, se dépensaient pour moi comme s’il se fût agi de sauver l’existence d’un Pascal ou d’un Newton ! Il s’en fallait de tant... Je me considérai, plus tard, en songeant à eux avec une profonde honte. Je me jugeais pareil au débiteur qui ne paye point. Qu’avais-je rendu à leurs soins ? Du travail ? Oui, sans doute. J’avais constitué une sorte de château de neige qui s’amplifiait un peu à l’heure des journaux du soir, — les seuls où j’aie vécu, — et fondait vivement à l’aurore, quand paraissent les feuilles du matin. J’avais sauvé, de tant de matière fragile, quelques flocons. Il m’était venu un peu d’autorité, peut-être, au théâtre et dans les lettres ; j’avais acquis des amis, et un solide bloc d’ennemis qui m’en veulent de mes silences plus que de mes chicanes... Est-ce que je ne frôlais pas la banqueroute ?... Mais votre choix, Messieurs, a revalorisé splendidement mes efforts. Si je dois rencontrer mes morts, comme on me l’a promis dans mes jeunes années, je puis désormais les aborder sans timidité. Ils seraient fiers de mon habit ; de cette épée inattendue... Vous disposez de rayons de gloire, et vous m’en avez confié un... Je sais vers où le diriger : vers quelques parcelles de notre terre où mes morts dorment en paix. Et surtout, vers ce bloc de granit des Vosges, chargé d’une croix épaisse, où je suis attendu... Merci.

C’est à cause de tous ces souvenirs, Messieurs, que je m’obstine à croire que le fond de l’homme n’est pas absolument mauvais. Certes, j’ai connu, comme nous tous, la méchanceté, les trahisons de l’amitié et de l’amour, et j’ai vu, peu à peu, l’humanité, à mesure qu’elle multipliait ses découvertes éclatantes, retourner à la sauvagerie cannibale. Pourtant, mon cœur reste disponible et naïf. Je suis ouvert à l’espoir. Il luit en moi, comme la veilleuse de mon enfance, dont la porcelaine lumineuse, gardant tiède quelque apaisante tisane, dissipait mes cauchemars. Je me sais, au risque d’être moqué, presque optimiste ; ami des hommes ; passionné pour nos élites. En critique même, je ne me découvre pas sévère. Il me semble que ma critique n’est pas une chercheuse de tares. Il lui est si facile de faire silence sur la laideur et la médiocrité !... Plutôt une flaireuse de beauté... Le contact d’une œuvre noble, d’un travail clair et solide, d’un auteur plein de conscience, doué d’un esprit net et musclé, me pénètre de joie.

Vous me croirez certainement, quand je dirai par exemple quelle satisfaction, quelle sécurité, quel enchantement de la raison et du cœur j’ai éprouvés, en rouvrant l’œuvre lumineuse, l’œuvre monumentale de mon illustre prédécesseur... Louis Madelin.

Cette transition est trop facile ; elle n’est pas très artistique. C’est qu’il est urgent maintenant d’entreprendre, avec le peu de compétence, hélas, dont je dispose en histoire, et en dépit du scepticisme que ce grand art m’inspire, l’éloge de celui que vous m’avez chargé de louer, d’interpréter devant vous.

Au portrait de sa personne physique, je renoncerai vite, puisque vous l’avez observée plus souvent que moi. Cette barbe nombreuse, cette tête ronde, réservoir de tant de faits, et de dates, de physionomies éteintes ou vivantes, eussent attiré le crayon-oiseau, précis et aigu d’un Clouet, ou le burin des graveurs du XVIe siècle qui nous ont transmis les images d’un Budé, d’un Jean Bodin, d’un Philippe Desportes. Visage de certitude et de sérénité où le tic-tac des yeux ne s’arrêtait point, derrière le cristal miroitant du binocle. La prestesse de ses prunelles interrogatives, qui semblaient percer les voiles de modestie et de pudeur de ses interlocuteurs, saisissait d’abord. Regard de psychologue, de conseiller ; presque de confesseur alerté... Puis, on entendait la voix, volubile et variée, qui amenait vers vous une foule innombrable de souvenirs, de références, des récits colorés et percutants... Une voix qu’on imagine à Balzac ! Et il est vrai que, côte à côte, en parfaite intelligence avec l’historien, un romancier s’agitait dans le corps de Louis Madelin, romancier de la vérité, conteur imagé du passé, vivant la vie de ses personnages. Et encore, on s’attardait à suivre la mobilité de ses lèvres charnues, significatrices de la bienveillance, et du don perpétuel de soi-même.

Ce ne fut pas, pour un enfant de la Lorraine, une aventure légère de naître deux jours après la signature du traité de Francfort... Une Lorraine dont le flanc saignait sous le couteau de Bismarck. La France entière mêlait ses pleurs aux pleurs de cette province, dont l’esprit d’indépendance, tiré brutalement vers l’est et persuasivement par l’occident, avait toujours été aimanté vers la France et dont l’heureux hasard ou la diplomatie réfléchie d’un mariage royal avait enfin satisfait l’instinct, comblé la passion élective ! Tous les yeux, tous les cœurs se tournaient vers la Lorraine, et vers sa voisine l’Alsace, sacrifiée tout entière, à l’exception du lambeau sacré de Belfort... Comme le nom de Lorraine sonnait alors dans toutes les paroles, au logis familial, en Bretagne, en Gascogne, en Auvergne, à Paris !... Sur l’espace entier du pays, humilié et douloureux ! Ces syllabes avaient le charme magique de « Vendôme, Vendôme » ; elles étaient l’écho d’argent de cette vénérée cloche de bronze ! Miracle de la phonétique française !... On lui livre le nom rugueux de Lotharingie. Elle le polit, l’évide, l’allège, et voici la Lorraine. Son nom est doux à l’égal de ses collines que Barrès comparait au torse tendre d’une jeune fille étendue et qui respire... L’enfant de la défaite, dans la maison d’un père patriote, d’un magistrat vertueux et grave, a dû écouter mille et mille fois les récits de l’Année terrible ; se nourrir de regrets et d’espérances. Ce fut une époque, et qui dura plus de vingt ans, où l’Histoire, naguère encore si glorieuse, de la patrie, saccagée mais fière, devint un instrument pour le réconfort des volontés, et alimenta tous les jeunes esprits. Le père lui lisait d’une voix mouillée le récit de la « dernière classe ». Il lui offrait sans doute pour étrennes, sans grand souci de perfection littéraire, les Contes patriotiques et les Chants du Soldat, et l’histoire du uhlan dont les yeux effarés voient les terres volées se couvrir de fleurs blanches, bleues et rouges, et devenir drapeau français. Déroulède, pour un temps, jouait le rôle tenu par Béranger devant les «enfants du siècle »...

Lorrain de Lorraine, par la famille de sa mère, encore un peu savoyard du côté paternel, dont les aïeux s’étaient fixés à Nancy, marchands drapiers au XVIIIe siècle, — mais ne faisons pas un accroc de plus au bel habit de M. Taine, — le petit Louis Madelin parcourut son pays auprès d’un père grand marcheur qui l’emmenait loin le long des routes, lui montrait les forêts et les champs sauvegardés, mais encore enviés par un jeune empire irrassasiable, et les beaux fleuves d’étain moiré de sa province natale, et lui apprenait à les aimer, à faire le compte de ses beautés et de ses gloires.

Cependant, l’hommage que son enfance devait à ces souvenirs, à la maison de Domrémy, où il fût mené bien souvent, aux silhouettes des Vosges, à la colline de Sion où souffle l’esprit, aux haillons de chair décomposée du squelette de Ligier Richier, Louis Madelin ne l’a écrit qu’à trente-six ans ; et il se l’est reproché. Ce sont les Croquis lorrains, son livre le plus tendre, le plus moelleux, où son style atteint aux fraîcheurs de l’aquarelle. Il en demanda — j’allais dire « naturellement », — la préface à Maurice Barrès, un des huit lorrains que votre compagnie, toute pénétrée des sentiments « unanimistes » de la France, et représentative de ses profondeurs, avait accueillis avant lui et qui y siégèrent ensemble : André Theuriet, Alfred Mézières, Gebhart, le cardinal Mathieu, le comte d’Haussonville, Maurice Barrès, Louis Bertrand et Raymond Poincaré ! Ne fallait-il pas choyer la Lorraine, reconnaître la richesse de son apport à la patrie, et récompenser son inébranlable et chaude fidélité ? Sur un seul point, Louis Madelin contredisait son illustre préfacier. « J’aime la Lorraine, disait Barrès, comme le plus beau des cimetières... » — « Moi, répondait Madelin, comme une réserve sainte, de forces au repos, un asile de particules d’énergie... » Et c’est dans cet esprit, Messieurs, que durant les années de formation, il écouta enseigner l’histoire. Pour expliquer son régionalisme tardif, il accusait certains de ses maîtres, envoyés par Paris, ceux qu’il nomme les « Bonteilliers », du nom d’un des personnages de l’Énergie Nationale, d’avoir été trop centralisateurs ; d’avoir sacrifié chacun des fragments, patiemment agglomérés, de la France, à la France entière, à son histoire globale. Mais n’était-ce pas nécessaire, de bien montrer aux petits Lorrains eux-mêmes, cette « personne » que Michelet avait comme révélée ; cette personne dans son unité, sa continuité et sa grandeur ? Entamée mais toujours fière, résistante et riche d’avenir ? L’histoire, alors, pour les futurs citoyens, c’était d’abord l’« histoire de France ». Ils enfermaient dans leurs pupitres le manuel au cartonnage bleu, que vous n’avez pas oublié, d’Ernest Lavisse. Et Lavisse, même quand il étudiait la jeunesse de Frédéric II, roi de Prusse, ne cessait de songer aux maux que ce grand capitaine préparait de loin pour la France. Fait-on aujourd’hui sa place à ce grand « plasmateur » de l’âme française, durant cette période de relèvement, de réconfort que la guerre perdue avait rendue indispensable ? Pour moi, je ne songe pas sans gratitude, sans affection filiale, à ces livres de classe, à leur style limpide à l’égal d’un saphir blanc, et à la ferveur qui animait chaque page, vite tachée d’encre ! Lavisse y contait l’histoire dans un langage aussi pur et accessible aux enfants que les Contes de Perrault. Son savoir, délivré de tout pédantisme, s’y faisait léger comme ces graines, emportées par des touffes de fils menus, qu’on envoie, des prés, en messagères, vers les êtres aimés ; léger comme le cerf-volant ou l’alouette gauloise.

Je cherche, en ce moment, à réconcilier ces deux grands historiens, Madelin et Lavisse, qui ne s’aimèrent point ; l’aîné barrant à l’autre les voies de l’Université, parce qu’il n’avait jamais reçu ni désiré ses leçons ; le plus jeune se croyant victime d’une persécution opiniâtre. Assemblons-les enfin dans nos mémoires reconnaissantes !

Quelle belle école d’historiens, la France groupait alors... Nous ne sommes pas jaloux. Nous avons les nôtres... L’influence de Taine s’exerçait encore, mais, ce me semble, déclinait visiblement. Elle cédait devant celle de Fustel de Coulanges, puissant par son art et par une méthode qui exigeait le respect des « textes précis », mais donnait l’exemple de la méditation qui synthétise, et d’un langage sculpté en force dont le muscle se tendait sous l’étoffe des mots. Il était devenu le vrai Maître de l’Histoire ; et Louis Madelin lui obéissait comme il devait écouter plus tard les conseils du merveilleux Albert Sorel, de Vandal, et d’Henry Houssaye. Un peu méfiant cependant ; il craignait que l’origine de ces dépouillements de textes ne nous vînt d’Allemagne ; et c’était vrai. L’Allemagne en tirait un orgueil tout enflé et fort méprisant, depuis environ 1848. Tous nos historiens, néanmoins, écrivaient pour éclaircir l’histoire de la France, de sa diplomatie, de ses combats, de sa croissance ; et prouver que sa vitalité ne pouvait pas, ne devait pas s’affaiblir. Ils l’aimaient, ils la louaient Clio, qui n’était pas encore l’adorable Clio de Giraudoux. Giraudoux qui, de siècle à siècle, devait accomplir des prouesses souriantes de trapèze volant, a joué dans l’histoire comme avec une jeune partenaire de tennis. Il lançait la balle vers Homère, Sophocle ou la reprenait d’Euripide, la projetait vers l’Ancien Testament d’une raquette preste et infaillible ; il se divertissait avec la même aisance, à servir la balle Aristide Briand, et à recevoir et renvoyer la balle Poincaré... L’histoire lui était un terrain de sport spirituel. Clio avait, à ses yeux, la même jeunesse que lui-même, et il la traitait comme une de ces belles demoiselles aux joues roses dont il aima peupler ses romans et son théâtre. Ernest Lavisse n’approuvait pas l’épithète « adorable », trop mièvre pour sa majesté normalienne et sorbonique. Sa Clio avait, pour lui et pour ses contemporains, le visage tendu de la déesse d’Athènes.

Je viens d’anticiper, Messieurs, et il me faut retrouver l’élève parfait, l’élève accoutumé aux bonnes notes de la petite école religieuse de Neufchâteau, de l’École Fénelon de Bar-le-Duc, de la Faculté de Nancy, dont la mémoire s’enrichissait, dont le jugement s’affinait de trimestre en trimestre ; l’étudiant modèle qui suivit les cours et les conférences de Charles Pfister, de Charles Diehl et de Debidour. À ces maîtres, il devait beaucoup, et quand on s’étonnait qu’à vingt ans il eût triomphé, presque sans effort, au périlleux concours de l’Agrégation d’Histoire et de Géographie, il en reportait sur eux le mérite, oubliant que lui-même, dans son autobiographie encore inédite, dont je dois la lecture à sa dépositaire pieuse, s’étonnait d’avoir fourni, à moins de vingt ans, un travail écrasant et passionné, de jour et de nuit. En effet, expliquait-il, mes concurrents parisiens, les plus redoutables, ceux de Normale et de la Sorbonne, ne s’étaient entraînés à faire des « leçons » que trois ou quatre fois dans l’année ; tandis qu’à Nancy, durant le même temps de préparation, lui, en faisait près de cent. Il avait, dans ces exercices, exténuants pour d’autres, acquis une conception rapide, la pratique de l’architecture des faits et des idées, et cette parole aisée, instantanée, brillante dont, toute sa vie, et parmi vous qui en étiez ravis, il n’arrêtait point de fournir des modèles. Agrégé à vingt ans ! Et non point seulement par la sûreté et les ressources de la mémoire, par les faveurs de Mnémosyne ; mais par la force de la raison, la clarté du plan, la solidité du langage ! Cela provoqua dans l’Université une sorte de brouhaha, et personne ne douta de l’avenir de ce triomphateur, à qui les grades venaient plus vite que l’audace. Son avenir le préoccupait. Il voulut l’assurer, s’affermir dans l’art de rechercher, de déchiffrer et d’interpréter les documents, en traversant l’École des Chartres qui lui fut inamicale ; puis dans un enivrant exil à l’École de Rome, où il devait, tout en rêvant à ses thèses de doctorat sur le Concordat de François Ier, et de Léon X, et sur Fouché, préparer, achever un curieux ouvrage, la Rome de Napoléon, d’une nouveauté dont le monde savant allait être surpris. On fut d’ailleurs, de livre en livre, étonné de ce don de « résurrection » qui ne l’abandonna jamais et qui devrait être fondamental pour l’historien. Pulvis veterum renovabitur ! La poussière des rois, des papes et de l’Empereur est, selon le mot d’une inspirée, « plus chaude que de nos jours », dans les ouvrages de Louis Madelin ! Voici les premières étincelles du brasier ! Louis Madelin a, sur place, étudié l’œuvre, encerclé le génie politique et administratif de Napoléon, maître de Rome, aux prises avec une population mal conquise et plutôt asservie, et contraint de ruser avec la prudence de la papauté, polie par les siècles, incomparable en acuité, plus expérimentée qu’aucune autre, et dont les desseins, formés de loin, dépassent le présent et visent un avenir que ses partenaires n’osent pas concevoir. Il a dénombré aussi les excès, les imprévoyances, les témérités, si proches du châtiment, échappés au maître de l’heure.

Louis Madelin a pénétré dans l’horlogerie cachée de la politique vaticane ? Cet exploit n’est pas impossible, et un romancier. d’entre vous a su nous persuader, dans un des vingt-sept tomes de son grand portrait du XXe siècle naissant, qu’il s’était glissé, invisible, l’oreille tendue et l’œil net, dans les corridors de l’illustre Palais ; jusque dans le cabinet du cardinal secrétaire d’État aux Affaires étrangères ! Mais l’auteur des Hommes de bonne volonté avait un prédécesseur, et c’était ce tout jeune homme, Louis Madelin, qui n’avait pourtant pas ses entrées partout, en dépit de l’active protection de Mgr Duchesne, son directeur. Mgr Duchesne lui disait qu’on vient à l’École de Rome pour se promener, voir du monde, se distraire dans la lumière du Latium ; et non pour user la jeunesse de ses yeux sur des imprimés... Sage et tendre gronderie ! La carrière glorieuse de Louis Madelin s’ouvrit sur ces premiers travaux, irremplaçables et non surpassés.

Peut-on insister sur un caractère, à mes yeux dominant, du talent de Louis Madelin, historien débutant ? C’est la confiance et la sérénité. Il n’a jamais, lui, douté de l’Histoire. À combien de querelles n’a-t-elle pas été exposée, au long de la vie de son serviteur ? Scepticisme sur scepticisme ! À la vieille magistra vitae, lux veritatis qu’exaltait, de bonne foi, Cicéron, on a reproché d’être, comme dit ironiquement Tirésias à Œdipe, « un devin qui ne sait rien prédire ». On a cherché, jusque sur les lèvres de Ponce-Pilate, des citations pour rappeler que la vérité est inaccessible. On en a voulu à Clio de n’avoir pas annoncé les horreurs du XXe siècle. « L’histoire ne nous apprend rien », est un des slogans de ses adversaires. Elle est bavarde sur le passé, et muette sur les misères qui nous menacent. Paul Valéry, parlant aux élèves de Janson de Sailly, a démontré, more geometrico, en une prose aiguë comme un glaive, que l’enseignement de l’histoire ne leur serait, dans le monde où ils entraient, d’aucun usage, si ce n’est le plaisir de la curiosité repue et des belles aventures bien narrées... Je confesse que ces attaques m’ont jadis impressionné. L’une d’elles pourtant m’a paru faible : c’est quand il dit que l’histoire fournit trop de motifs d’orgueil aux pays en expansion, exalte leur ambition et les précipite vers la guerre ! Nous savons le remède tonique, le fortifiant qu’a été l’histoire de France, de Michelet à Lavisse, à Vandal, pour les Français de la fin du dernier siècle. C’étaient des cerveaux de fine mesure, et des cœurs « humains » qui versaient ces toniques ; ils ne dépassaient pas la dose efficace. Que nous ayons vu, chez de proches voisins, des exaltations nationales poussées jusqu’à la férocité et à la folie furieuse, ce n’est que trop accroché dans nos mémoires ! Mais pour pervertir des millions de têtes fanatisées, bien d’autres poisons s’insinuent dont l’histoire n’a pas composé les toxines. La race, l’exaspération d’une défaite plus lourde que n’avaient jamais été les nôtres, la voracité économique, un appétit infernal de territoires et je ne sais quels tréponèmes expliqueraient assez leurs vésanies. Les autres griefs me paraissent meilleurs, qui érodent plus profondément la science historique. Pourquoi ne pas accorder qu’elle n’est qu’une approximation de la vérité ? Qu’elle fait, défait, refait ses vérités, comme Pénélope les points droits ou croisés de sa tapisserie ? Que nous vivons, selon un mot célèbre repris par Valéry, « à reculons », le visage tourné vers le passé et le dos vers l’avenir ? Qu’elle n’est pas en mesure de prophétiser, pour la raison que les événements ne se reproduisent jamais exactement, et qu’il suffit d’une bien petite différence pour que tout tourne autrement qu’on ne s’y attendait ? Ne reste-t-elle pas un réservoir inépuisable de personnages ? Ne nous ouvre-t-elle pas un musée imaginaire, une collection pour « amateurs d’âmes », d’une somptuosité sans rivale ? N’est-elle pas un excitant des esprits, le metteur en ondes de méditations fécondes ? Et elle propose à la pensée des exercices qu’aucun autre art ne saurait fournir, si ce n’est la poésie, moins accessible à la majorité des esprits !

Voilà des inquiétudes, Messieurs, que vous avez partagées, que l’historien de Louis XV, votre confrère, et celui des progrès de l’Église, celui encore des derniers Cathares, les portraitistes de Richelieu ou d’autres protagonistes surprenants du XVIIe siècle, n’ont point ignorées. Louis Madelin a beaucoup lu et entendu sur ces angoisses. Je ne crois pas qu’il en ait été, un seul instant de son labeur, troublé.

Sérénité, disais-je. Assurance sans nuages en l’efficacité de son labeur, et en la perspicacité de sa raison. Ce fut un parfait cartésien.

Quatre années de séjour dans la Ville Éternelle affermirent en lui un penchant vers ce qui est grand et un amour de la clarté qui le dirigeront vers ces ténébreuses et grandes figures de l’histoire, sur qui il est si enchanteur de répandre de la lumière. Les individus mineurs ne sont créés, semble-t-il, que pour les encadrer, subir leur ascendant, mettre à l’épreuve leur intelligence et provoquer leurs décisions. L’histoire étant d’abord, selon le conteur Hérodote, Schéhérazade de l’Antiquité, l’art d’écrire de belles histoires, comme celui du Théâtre de faire surgir des Prométhéen, des Œdipes ou des Tartuffes et des Alcestes, autrement dit des variétés de monstres, — sur lesquels convergeront les forces d’attention et d’analyse de Louis Madelin ? Toutes les erreurs impériales mises en réserve et cataloguées, Napoléon, à Rome, lui est apparu dans ses vraies proportions : géant d’autorité et d’audace. Déjà ce qu’il possède en lui-même, ce jeune savant, de plus actif, sa curiosité et déjà son amour, s’élancent vers l’Empereur. Discerner les reliefs et les creux d’un être phénoménal, plus étourdissant encore que le cardinal de Richelieu, ou Saint-Just, quelles délices pour l’historien-philosophe !... Pourtant, il ne s’attaquera pas immédiatement, de front, à ce colosse. Il l’aborde de biais. Symboliquement parlant, il aperçoit, près de Napoléon, comme deux candélabres posés sur le bureau de travail du Conquérant, de l’Organisateur, le mystérieux Fouché et le plus mystérieux Talleyrand. Au moins intimidant des deux, à Fouché, parti de bas, visqueux, rampant, venimeux, ophidien. De Fouché, l’Histoire ne s’était pas encore ardemment préoccupée... Clio écartait de Fouché ses pieds purs.

En sortant, il le dit lui-même, d’une représentation de Madame Sans-Gêne, où passe l’esquisse sommaire d’un Fouché par Sardou, habile touche-à-tout, qui n’allait pas aux profondeurs, mais silhouettait ses bonshommes avec un certain bonheur, Louis Madelin conçut le projet de travailler sur ce serviteur zélé et perfide. Il ne cache pas que, lors de ses années d’étudiant à Paris, il eut « une passion incroyable pour le théâtre » ! Il mangeait moins pour y aller plus souvent, et se souvient de retours enivrés, la nuit, jusqu’à sa chambre mansardée de l’Hôtel Bouley de la Meurthe, 58, rue de Vaugirard, la tête pleine d’images de Bartet, de Worms, des Mounet, et bourdonnante de leurs voix chaudes et nuancées. Madame Sans-Gêne, qu’il jugeait inexacte dans le détail mais exacte dans son ensemble, l’enchanta. Il fut surtout frappé du personnage de Fouché, vu par Sardou : un diable qui sort de sa boîte pour tout arranger d’un côté et déranger de l’autre.

Plus tard, alléché par son premier travail et l’éclatante réussite de son effort, et des approbations nombreuses où ne manquait que celle de Lavisse, il osera s’appliquer à comprendre, à anatomiser le plus complexe et le plus effrayant des deux : M. de Talleyrand. Et les admirateurs de Madelin n’ont pas cessé d’hésiter entre ces deux chefs-d’œuvre.

On peut s’étonner qu’un caractère comme celui de Madelin, tout de droiture, loyauté, sincérité, fidélité à la chose promise, à la foi jurée, ait pu vivre en étroite intimité avec ces amasseurs de traîtrises et de faux serments ; qu’il ait travaillé dans ces âmes de boue sans haut-le-cœur... Mais il en est de ces choix comme du mariage, où les contrastes ont de si excitants attraits ; et les vrais « amateurs d’âmes » aiment autant les pervers que les vertueux. Ils y apprennent ce qui leur manque le plus ; et il est aussi excitant d’observer les ciels chargés de fumées et de troubles vapeurs que l’azur et l’or d’un frais matin. Vaincre ses répugnances est un effort insigne, d’où l’on sort plus fort et mieux armé. Je ne dis pas expressément qu’il est plus aisé, en peinture et en littérature, de rendre un mur lépreux, crevassé, dont les couleurs semblent, par le mystère des correspondances, vous jeter des relents aux visages, qu’une colonnade de marbre ou une façade brodée de roses et de glycines ; ni qu’il y ait plus de gloire à former l’image de Jeanne d’Aragon ou celle de la Vierge au coussin vert, qu’à souligner les yeux aqueux et cernés d’un rouge malsain de la reine d’Espagne qui servit de modèle à Goya. Quel amusement, la laideur pour l’œil et le pinceau !... D’ailleurs, ce ne sont pas des préoccupations esthétiques qui fixèrent le choix de Louis Madelin, qui l’ont axé vers Fouché et Talleyrand. Il a mis en présence ces deux serviteurs jurés et infidèles et le maître prodigieux que le Destin leur proposait... Double dialogue d’une intelligence miraculeuse et de deux intelligences remarquables. De leurs chocs répétés, des fusées d’étincelles jaillissaient, dont l’étude a enrichi notre connaissance de l’homme.

Les deux spécimens étaient particulièrement énigmatiques. Grandeur et servitude ; amour et haine ; servilité et trahison. Pour un Français né moraliste, comme il arrive à la plupart des Français, d’une race dont la littérature a le mieux travaillé, avant Tolstoï et Dostoïewski, à la dissection, à l’analyse de la dynamique des saints et des criminels, de l’agneau et du loup, voilà des morts merveilleux que Fouché et Talleyrand ! L’étude que Madelin en fit a fondé sa gloire et élargi son audience. Cela n’alla pas tout seul. Lavisse, le premier, l’accusa d’avoir tenté de « réhabiliter » Fouché « cette hyène humaine ». D’autres suivirent, et Thureau-Dangin, apprenant que son jeune émule venait de repartir vers Rome, disait : « Ah ! oui ! Il est allé faire canoniser Fouché. » On lui reprocha, c’est un comble, d’être un historien immoral... Mais d’autres surent le féliciter d’avoir nuancé de quelques gris les noirs effrayants de Fouché...

Fouché et Talleyrand n’ont que trop de similitudes. Fouché, sans doute, — son historien y insiste, — ne fut pas un défroqué. Il ne reçut pas même les ordres mineurs. Toute sa jeunesse, il avait simulé la croyance, pour vivre et pour parvenir. M. de Talleyrand fut plus abominable. Contraint, sans d’assez âcres rébellions, de prendre l’habit ecclésiastique, il s’y résigna aussi longtemps que ses engagements lui parurent fructueux. Non seulement il accepta le pouvoir sacré, mystique, miraculeux du prêtre catholique, mais il se laissa revêtir de la majesté épiscopale. Leurs deux transfigurations en impies furent d’une soudaineté incroyable, et Talleyrand poussa la sienne le plus loin qu’il put, jusqu’à nouer un mariage qui le déshonorait aux yeux de tous, et de Napoléon d’abord, et il s’y obstina longuement, jusqu’à ce qu’enfin le dégoût lui en vint, — à lui, dernier ! Las ! Ce n’était pas le dégoût de soi-même, de son avilissement, qu’on eût attendu et presque espéré. Ce fut simplement le dégoût de sa compagne, vieillissante et de plus en plus vulgaire.

À dire vrai, pour mon goût, — toujours entraîné vers les ressorts secrets de la conversion du croyant en impie et de l’agnostique en croyant, — ce n’est pas sur l’abandon de la foi par ces deux hommes que Louis Madelin s’est suffisamment attardé. Aucun problème, qu’il s’agisse de Pascal ou de Huysmans, de Lamennais ou de Loyson ne m’induit en tentations plus ardentes. Je suis toujours bouleversé par ces retournements des âmes, ces illuminations, ces incendies dont l’allumage est si difficile à déceler ! La littérature contemporaine en fournit d’abondants exemples ; et en chaque cas, je me demande comment on peut ne pas s’y intéresser avec plus d’ardeur. L’objet est délicat à manier ; il exige le respect, dans les deux démarches en sens contraires, chaque fois que l’intérêt n’en est pas la trop visible cause... C’est sur d’autres points que la recherche de Louis Madelin a découvert les solutions les plus solides. Il a surtout merveilleusement montré que Fouché et Talleyrand avaient d’abord poursuivi, dans l’élévation du jeune Bonaparte, qu’ils guidèrent et soutinrent sur le chemin du pouvoir, le rétablissement de l’ordre. La période du Directoire est une des plus laides de notre histoire ; et en ce moment même, à cause de tel ou tel rapprochement qu’elle suggère, la plus angoissante. Évanouissement de l’autorité, écroulement de la monnaie, périls extérieurs grandissants avec rapidité, émiettement des partis, coïncidant de façon paradoxale avec la mollesse unanime des partisans ; aucune voie de salut, sans l’apparition d’un sauveur à forte tête, et à main rude... Un Bonaparte se dessine, et qui semble convenir à tous. Il crée autour de lui une enivrante légende ; il étincelle, au milieu des brumes entassées. Les deux hommes iront donc vers lui ; ils anéantiront les obstacles, ils prépareront la voie triomphale ; ils seront ses planètes fidèles... Les serments ne leur coûtent aucun souci, ne soulèvent aucun scrupule. De l’ordre, toujours de l’ordre... Et ils en seront les instruments et les bénéficiaires.

Un perçant aiguillon les encourage : celui de la peur ! Tous deux assassins de la royauté, un régicide de fait, un régicide d’intention, frissonnent à la pensée que la France éperdue puisse se tourner, dans son désarroi, vers les Bourbons. Leur vernis républicain n’est qu’à peine écaillé. Les années de lutte, les progrès de leur ascension ne sont pas si éloignés qu’ils ne demeurent imprégnés d’une certaine mystique républicaine ; et ils ont crié trop haut leur amour des principes pour avouer qu’au fond ils en changeraient vite en cas d’urgence... Le retour des Bourbons, pour le Fouché qui a voluptueusement torturé Nevers et ensanglanté Lyon, ou pour ce fastueux prélat qui fait maintenant profession d’athéisme et de luxure, c’est la mort... Il n’est pas question de cet arrangement encore inconcevable qui, dans moins d’un quart de siècle, associera les frères de Louis XVI aux deux hommes qui ont applaudi à sa décollation. L’un et l’autre tremblent pour leur peau. De l’anarchie, un roi risque de sortir ? Et il faudra fuir. Mieux vaut donc un tyran, fils du régime nouveau, élu dans l’enthousiasme, cet enthousiasme fût-il téméraire ; et que Fouché et Talleyrand participent à son pouvoir. Cette condition prime tout ! Voilà les motifs majeurs qui les précipitent à fabriquer un consul, et pour plus de sûreté, un empereur. Soyons généreux : croyons que le salut de la nation les préoccupe par instants... Ils y confondent astucieusement leur propre sécurité et leur cuisante ambition. C’est cela que Louis Madelin a montré avec une force constante ! Il ne les diminue ni ne les exalte. Il montre ce Fouché, toujours souriant dans la disgrâce, et sûr que les ennemis de l’Empereur, les conspirateurs bénéfiques, le ramèneront à la tête de la police ; et Talleyrand de même, qui, après avoir enduré l’injure du « bas de soie », la plus grossière, la plus déshonorante, vient devant tous les témoins de l’avanie, saisir et baiser la main de Napoléon ! Que Louis Madelin décrit finement leur adresse à se réconcilier avec les déchets du « faubourg Saint-Germain » qui habitent encore Paris, et finiront par plaider leur cause, quand besoin sera, auprès des princes émigrés !... Mais la chance tourne ? Ils tournent plus vite qu’elle. Certes ils ne ressemblent point à ces « deux Grenadiers » que Schumann a fait chanter, et qui voudraient mourir quand leur dieu tombe ! Ils sapent le sol sur lequel Napoléon chancelle... Ils organisent la curée où l’Europe se rue. Les pages où l’on suit Talleyrand à Vienne, ce Talleyrand livide de débauche ; exsangue, promenant dans les salons sa tête de mort aux orbites noires, et ses mâchoires édentées, sont d’un éclat terrifiant. C’est un cadavre, en apparence, qui défend l’intérêt de la France, un pays où s’ouvrent des places à prendre, malgré la voracité de l’Europe. Et ce cadavre éprouve, en plus, des appétits lascifs ; il rôde entre deux séances du Congrès, autour d’une jeune fille, dont il fait son Antigone en public. Dans le privé, on ne sait trop ce qu’il rêverait d’en faire... On retrouve en lui des personnages shakespeariens. Des Macbeth, des Claudius. Et Richard III n’est pas plus cynique que M. de Talleyrand, qui boite lui aussi. Si nous disons qu’ici l’historien est créateur, nous énoncerons une vérité ; nous dirons le droit.

Dans sa passion pour la vérité, toute la vérité, Louis Madelin, veillant sur un langage mesuré, laisse frémir une âme de poète, et de dramaturge.

Survient la guerre. Louis Madelin apportera sur elle son témoignage de combattant lucide. Longtemps fixé dans la citadelle de Verdun, il domine, au centre, l’immense front. Il n’avait pas attendu l’appel de sa classe. Simple sergent au 44e territorial, il vit, de son poste de guette, arriver l’ennemi. De la citadelle menacée, charnière de la défense française, il vit, à la Bataille de la Marne, se former, dans l’énorme abdomen de l’armée d’invasion, les hernies que la stratégie du maréchal Joffre menaçait d’étranglement ; il a aperçu le monstre, pris de panique, reculer en direction de sa bauge. C’est en ce temps-là qu’il fut reconnu pour brave par des hommes comme le capitaine Henry Bordeaux et comme Louis Gilet qui, d’admirateurs, lui devinrent amis, et à qui nous devons de la reconnaissance, pour avoir écrit sur Louis Madelin des pages chaleureuses et clairvoyantes, que je n’ai pas relues sans émoi. C’est eux qui devaient, un peu plus tard, appuyer de tout leur enthousiasme et de leur clairvoyance la candidature, devant vous, du grand écrivain combattant et la faire, peu à peu, triompher. Le haut commandement sentit bientôt de quel prix serait, pour ses travaux, un observateur d’une telle expérience et d’une foi profonde. Ils l’attachèrent à des États-Majors, d’où ses regards prospectaient le mécanisme compliqué et secret de la stratégie française. Grâce à quoi nous possédons, sur la Bataille de la Marne, sur la Mêlée des Flandres, sur la Bataille de France, enfin, — le dénouement de la tragédie, — trois livres merveilleux, et que d’autres historiens, fût-ce Henri Bidou, auteur d’une magistrale Histoire de la Guerre, n’ont pas surpassés. L’immense conflit n’a pas eu son Homère, c’est vrai, mais il a eu son Thucydide, et c’est Louis Madelin. Cette guerre a laissé des traces appuyées dans notre littérature, depuis le livre de Paul Lintier, un de nos morts, qui s’inscrivit en tête de liste ; depuis le Feu et les Croix de Bois. Mais l’historien authentique, précis, lumineux et persuasif, ce fut Louis Madelin. Modeste, autant qu’on pouvait l’attendre de cette âme qui s’oubliait et ne palpitait plus alors que pour le salut de sa patrie. Louis Madelin nous a avertis que ses rapports n’étaient que provisoires... On devait, disait-il, attendre que s’ouvrissent les archives de l’adversaire, qu’on connût leurs vastes plans, leurs ruses, leurs espoirs ; alors les répliques, ou les provocations parties de notre côté s’expliqueraient clairement ; échecs et succès seraient analysés avec précision, et tous les mérites pesés sur une juste balance... Comment se fait-il donc que, trente ans écoulés, quarante bientôt, aucun récit ne l’emporte sur les récits de Louis Madelin ? Il ne s’est trompé ni sur les mouvements des troupes, ni sur les conceptions des chefs, ni sur les erreurs ou les éclairs de génie des exécutants des moindres grades. C’est qu’il avait, cet analyste déjà habile et fervent des victoires de Napoléon, cet expert-né en prouesses militaires, la tête épique ! Sans vanités de style, rebelle aux tentations du lyrisme, par ses seuls dons de lucidité, et son amour de la précision, il a écrit les narrations de ces combats les plus intenses, les plus éclatantes que nous possédions. Leur lecture nous fait trembler de la tête aux pieds ; elles donnent la vie aux cartes de ce front continu qui ne cessait d’onduler, d’essayer un mouvement plus ample, — serpent quasi paralysé en quête d’une issue, d’une sortie, par l’effort de toutes ses vertèbres, entre la tête et la queue, entre l’ouest et l’est...

On conte que Foch, le grand Maréchal, demanda au général Weygand si Madelin n’avait pas réussi à se glisser sous la table où s’étalaient les plans, et surpris un à un tous les mystères de sa pensée, les projets abandonnés, les sursauts de l’invention ; comme les bonds décisifs de son labeur mental... L’anecdote est à coup sûr vraie. J’ai en mémoire une réplique, un double d’elle dont j’ose l’étayer. C’était après un dîner de la Revue des Deux Mondes, que M. René Doumic avait réussi à faire présider par le maréchal Foch, et je vois encore un très vieux général retraité, en grand uniforme, longs cheveux blancs, les yeux pleins de larmes, jetant ses béquilles, et essayant de s’agenouiller devant le grand Capitaine qui avait obtenu, forcé la Victoire, espérance de toute sa vie ! Le maréchal mâchait un cigare, et dégustait un petit verre de liquide mordoré. C’était de l’Armagnac, je le maintiens... Deux historiens, debout, se tenaient auprès du maréchal, Gabriel Hanotaux et Louis Madelin ; et lui parlaient batailles. La mémoire des deux savants était-elle encore plus sûre que celle du grand soldat ? Il les écoutait lui dire le numéro des régiments engagés, les routes suivies par les troupes de renfort, détailler la manœuvre, rappeler l’heure exacte d’une attaque et celle de la reconquête d’un village. « Je n’en reviens pas, s’écria le maréchal. Vous vous souvenez de tout cela aussi bien que moi, Messieurs. Mieux, peut-être. Ce sera donc à vous de l’écrire. » Voilà comment Louis Madelin a reçu la mission de transmettre à l’avenir le génie et la gloire de Ferdinand Foch, maréchal de France, et commandant unique des armées alliées. Il l’a superbement accomplie...

Ce que fut sa vie, après la guerre, la reprise de son labeur, les rares détentes qu’il s’accordait chaque été, dans sa petite maison vosgienne, près de Raon-l’Étape, que l’invasion, vingt ans plus tard, devait saccager et abattre, un seul témoin pourrait nous le conter... Celle qui fut sa compagne passionnément dévouée, et sa collaboratrice. Celle qui partagea l’atroce douleur qui devait les frapper tous deux, sans ébranler leur vaillance : la perte d’un fils bien-aimé, officier aviateur, tombé en Syrie, pour la cause française. Silence aux mots humains, a écrit un poète, frappé, lui aussi, dans son cœur paternel.

Louis Madelin ne cessa jamais de travailler, de dépouiller les textes essentiels, sans se perdre dans les menuailles[2], ni s’entourer d’une équipe ; solitaire devant les feuillets blancs qu’il noircissait avec une inaltérable ferveur. Il se divertissait parfois à de menus travaux, auxquels il apportait la même conscience qu’à ses œuvres monumentales ; tel ce ravissant historique de la Colline de Chaillot, où les vieux Parisiens ont tant appris et qui est une œuvre d’amour, l’offrande du Lorrain à la grande Cité, en bordure de laquelle il avait fixé sa demeure, dans ce XVIe arrondissement auquel il fut si attaché, et qui ne l’oublie pas.

Si j’ai prononcé pour la seconde fois le mot « monumental », Messieurs, c’est que je voyais déjà se profiler l’œuvre à laquelle, de 1937 jusqu’à sa mort, Louis Madelin a tout sacrifié, et qu’il a eu la joie, sa dernière, de parachever à son gré avant de changer de séjour et de nous abandonner.

L’Histoire du Consulat et de l’Empire. Quel dessein ! Comme on dut le juger téméraire !

Je ne sais ce qu’il faut penser de l’Histoire du Consulat et de l’Empire de Thiers, dont tant de bibliothèques, héritées de père en fils, et tant de greniers de province contiennent les tomes imprimés fin... On en a dit du bien et du mal. Les moins bienveillants accordent à Adolphe Thiers d’avoir eu beaucoup de patience et d’acharnement. Il a lu, le premier, des masses d’imprimés, des entassements de mémoires, de décrets, de manuscrits ; interrogé des centaines de survivants, et débrouillé leurs contradictions. Ce n’était pas une mince affaire. Ce petit homme, décoré par les boulevardiers d’un sobriquet qui l’amenuisait encore, a laissé autant d’ennemis que d’admirateurs. Ceux-là lui en veulent d’une énergie et d’une ténacité qui n’hésitèrent pas devant les sévérités extrêmes ; ils accusent le libérateur du territoire d’avoir coupé en deux parts irréconciliables le corps de la population française. Les autres se souviennent qu’il a essayé d’être un pèlerin de la paix, qu’il a couru de capitale en capitale pour chercher à la France en péril de mort des partenaires et des appuis. Mais on sait comme les capitales ont l’oreille dure. Il ne fut pas écouté... D’autres se moquent de son style. Il me souvient d’une enquête d’été, où j’interrogeais tous les connaisseurs pour obtenir qu’ils me nommassent le « plus mauvais écrivain de la langue française ». Je posai la question, un matin, à Bainville, dans ce bureau de la Liberté où nous avons, quinze ans, travaillé à la même table. Le menton de Bainville se haussa sur son col dur, et sans hésiter, il me dit : « Le plus mauvais écrivain ? Mais c’est M. Thiers, voyons ! Il n’a pas de concurrent sérieux... »

Louis Madelin eut sûrement d’autres raisons que le piteux langage et la discutable éloquence de M. Thiers, pour choisir un aussi imposant travail. Il voulait, à des analyses touffues, trop encombrées, substituer des synthèses ; imposer son ordre à lui dans un fouillis ; et corriger des jugements précipités. Il voulait servir la mémoire de l’Empereur, dont la personnalité formidable le hantait depuis le lycée.

Je ne me sens pas le pouvoir, Messieurs, de vous parler de Napoléon. Ce n’est pas dire assez qu’il m’intimide, que ses historiens par leur nombre et par leurs mérites me font peur. Il faudra que j’en discute avec vous, ou plus humblement que je consulte plusieurs d’entre vous, sur cet homme. Bainville, dont il m’est doux d’articuler encore une fois le nom, se demandait, — fort de l’interrogation anxieuse formulée par l’Empereur lui-même sur les bienfaits de son passage sur la terre, et d’autre part assez satisfait à la pensée de louer la sagesse réparatrice de Louis XVIII, — Bainville se demandait si mieux n’eût point valu que le Corse aux cheveux plats ne fût jamais né. J’avoue que je ne parviens pas à imaginer le siècle dix-neuvième vide du souvenir de Napoléon, qui, encore aujourd’hui, subjugue les amis et les ennemis du pouvoir d’un seul. Serait-ce la rude maréchale Lefèvre, sa démarche soldatesque, qui attire encore la foule à cette pièce de Sardou qui, je vous l’ai rappelé, impressionna l’intelligence de Louis Madelin ? N’est-ce pas plutôt l’espoir de regarder aller et venir, dans son cabinet des Tuileries, et les pincettes au poing, sous son habit vert, avec les épaulettes, le gilet blanc et les culottes blanches, l’extraordinaire protagoniste d’une épopée de vingt ans et de trente victoires ?

En un tout petit théâtre, voilà peu de mois, on représentait une pièce en un acte, où un vieux cabot, de tête égarée, très affaibli, recueilli par charité à la Malmaison, se déguisait en Napoléon dont il avait tenu jadis le rôle. Hé bien : quand apparut cette caricature de l’Empereur, la mèche de travers, l’uniforme râpé, il y eut, je le jure, un halètement dans la salle entière ; un cri retenu de joie et de ferveur... Mon cerveau est trop faible pour concevoir un siècle où l’image de Napoléon n’eût pas fourni leur pâture, une fraction de leur génie, à Stendhal, à Hugo, à l’auteur des Iambes, à celui de Grandeur et Servitude ; et où le minuscule Marseillais Adolphe Thiers, possédé d’ambition et pétri de malice, n’eût pas trouvé une matière convenable à son appétit... Et puis, Messieurs, renierons-nous le soutien, le réconfort que ces victoires, payées de trop de sang, c’est vrai, ont donnés à nos âmes chavirées par les défaites de 1940 ? Notre peuple en déroute avait jadis « eu le Rhin allemand » ; les défaillants d’un instant étaient, malgré tout, de la race qui avait inscrit les mots Iéna et Friedland, sur les drapeaux des Invalides... Le cynique, l’infatué vainqueur d’alors, devant laquelle de nos tombes s’est-il empressé de venir incliner sa mèche parodique ? Devant le granit, sous un dôme, où achève de se dessécher la momie impériale...

Louis Madelin, comme votre Henry Houssaye, comme votre Frédéric Masson, comme tous ceux qui se tournent vers cet ouvrier prestigieux du passé de la France, a tressailli sous les magies du héros, à qui il faut bien donner l’éloge que Hugo, en dépit du neveu, donnait à l’oncle : « plus grand que César et Pompée ». Louis Madelin a jeté, à pleins phares, de la lumière sur ses actes et ses pensées, et sur son œuvre de juriste. Il s’est résigné à le regarder comme l’homme d’ordre et de discipline dans un pays en anarchie, qui cherchait un chef, tel Diogène un homme, et ne trouvait que des pantins. Il n’a rien caché de ses faiblesses ; mais il n’a diminué de rien sa majesté, jusque dans la chute.

Le dernier volume de l’Histoire de l’Empire où est conté le retour fantastique de l’île d’Elbe, la Campagne de France et les lugubres années de Sainte-Hélène, est à coup sûr le plus ému et le plus beau de tous. L’auteur a eu autant de respect pour l’aigle en cage, paupières voilées, que pour celui qui atteignait en flèche Milan, le Caire, Rome, Berlin et Moscou. Il a démonté sa politique, il a vu clair dans ses négociations. Dirons-nous qu’il s’est caché, comme sous la table de Foch, entre les quatre pieds d’acajou sous lesquels Napoléon allongeait ses bas blancs, en griffant le papier de cette signature dont les enchères publiques, aujourd’hui, haussent le prix à des hauteurs vertigineuses ? Et sous la table légère de sa tente, aux abords d’Austerlitz et dans la froidure de la Bérésina ? Il a élevé, notre Madelin, un temple à seize colonnes, digne des cendres qu’il recouvre. Il n’y célèbre pas des rites superstitieux, et par là même suspects, peut-être malfaisants. S’il aime son héros, il ne l’adore pas en fanatique. Il l’explique, il le suit le long de sa pensée, ne cèle ni ses bienfaits ni ses méfaits. Rien de servile, dans ses louanges. Rien de préjugé dans ses critiques. Cette œuvre immense est une œuvre de bonne foi, d’intelligence et de cœur. Ce n’est pas assez de dire, quand on a traversé les seize volumes, passé par tant d’émotions, de jubilations et de colères, qu’on se sent mieux éclairé. On se sent aussi plus équitable. On se sent meilleur, comme lorsque le rideau tombe sur une tragédie de Sophocle ou de Corneille, ou que retentit le dernier accord de la Neuvième. Plus viril et plus sage.

Le Fouché et le Talleyrand sont des livres parfaits. Mais ceux-ci sont héroïques.

Ils ont occupé toute la maturité de Louis Madelin et sa trop courte vieillesse. Il en a poursuivi l’élaboration jusque dans les années sombres de l’occupation, quand les livres étaient difficiles à se procurer, et la méditation impossible à fixer, dans le vertige de notre défaite. L’attitude de votre confrère, en ce temps-là, fut exemplaire. Les envahisseurs ne l’aimaient pas, ce chantre de nos gloires guerrières et ils l’avaient désigné, m’a-t-on dit, avec Jérôme Tharaud et André Chaumeix pour répondre, sur sa vie, de la prudence et de la dignité muette de votre compagnie. On osa exiger de lui des corrections à ce qui avait paru de son ouvrage. Il n’avait pas jugé, selon l’idéal national-socialiste, les campagnes de Napoléon en Allemagne. On lui présenta une liste de soixante-cinq passages qu’il devrait amender... Il refusa. L’ordre revint, réduit à quarante corrections. Il le repoussa. Le préposé à la Kultur, dans Paris, proposa une rencontre au salon de la pension de famille où Louis Madelin et Mme Madelin avaient cherché le repos et le silence. Louis Madelin répondit qu’il le recevrait, devant tous ceux qui habitaient la maison, et qu’au repas du soir, il expliquerait comment il avait été astreint à cette épreuve. L’officier, frappé de la dignité de cet homme, libre sous les chaînes comme Épictète, n’insista pas.

La guerre passée, il termina son œuvre avec une obstination d’autant plus douloureuse et respectable que sa santé fléchissait, que ses forces s’épuisaient. Elle parut. Il est mort, en sage, préoccupé seulement de remettre à Dieu, in tuas manus, Domine, son âme loyale, intransigeante et pure.

Son absence est grave, pour l’Histoire. Je crains, Messieurs, qu’une telle perte ne soit de longtemps réparée. Nous avons, nous aurons encore des historiens de grand talent, des travailleurs acharnés ; mais il me semble qu’ils seront plus attirés par des travaux de détail, par un lent grignotement des gangues où se cache le diamant vérité, que par des entreprises vastes, presque téméraires comme celle à quoi Louis Madelin se voua. Deux périls menacent l’histoire. D’abord, je le répète, ce travail d’équipe où les individus ne se distinguent plus l’un de l’autre, et où le génie est remplacé par des consciences minutieuses. On fuira, j’en ai peur, les grands sujets ; les synthèses illuminantes. On multipliera les travaux d’attente. On préparera les pierres, une à une. Mais quand apparaîtra l’architecte, pour les assembler, et dresser la cathédrale ?

Ensuite, prenons-y garde, une doctrine funeste s’est précipitée à la conquête des esprits. Elle s’est nommée elle-même le Matérialisme historique. Selon ses adeptes fougueux, le sort du monde est fixé depuis que se forma un premier groupe d’hommes vivant ensemble. Toute l’histoire a un but, un dessein dont on ne nous dit pas qui l’a conçu, mais vers lequel l’humanité marche inexorablement... C’est la victoire du prolétariat, l’étatisme omnipotent. Notre espèce est comme la bille sur le tapis en pente du billard chinois. Elle a pu rencontrer des clous de cuivre, — qui sont les grands hommes, les révolutions, —sur lesquels elle a rebondi... Mais peu importe : elle reprend sa descente et finira par tomber dans la blouse. Là, elle reposera, inerte, dans des ténèbres qu’on nous promet heureuses, sans curiosité pour un passé qui n’a plus à lui offrir de leçon ni de modèle, et dont les remous anciens passeront pour inutiles. Alors cessera la recherche d’autres vérités contredisant la Doctrine officielle.

Louis Madelin aura été l’un des derniers à vouloir éclairer les cendres des siècles, qui furent tissus, diront-ils, d’erreurs sombres et de retardements.

Cette perspective est horrible. Le destin de l’humanité, quant au politique et au social, était, dit-on, fixé bien avant les Chéops, les Artaxerxés et les Moise... Nous n’y échapperons pas...

Désirons ardemment, Messieurs, que ce ne soient là que d’orgueilleux mensonges. Et souhaitons-nous, en narguant ces prophètes, de nouveaux Madelin.

 

 

[1] Ménade, n. f. : XVIe siècle. Emprunté, par l'intermédiaire du latin maenas, -adis, du grec mainas, -ados .ANTIQ. Chacune des suivantes divines de Dionysos. Les ménades étaient des bacchantes divines possédées et inspirées par Dionysos.

[2] Menuaille, n. f. : XIIIe siècle. Issu du bas latin minutalia, neutre pluriel substantivé de minutalis, « petit, chétif ».Fam. et très vieilli. Quantité de petites choses de peu de valeur ou de petites pièces de monnaie. Que voulez-vous faire de cette menuaille ? Spécialt. Quantité de petits poissons. On a mis dans cette matelote beaucoup de menuaille.