50e anniversaire de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique, à Bruxelles

Le 26 avril 1972

André CHAMSON

DISCOURS

DE

M. ANDRÉ CHAMSON
Directeur de l’Académie française

 

Madame le Directeur,
Mesdames et Messieurs de l’Académie Royale.

Dans ce rassemblement d’écrivains rendus fraternels par l’usage de la même langue, c’est à la Flamande que je veux d’abord m’adresser. Vous vous êtes située devant nous, Madame, à l’extrême septentrion de notre domaine, là où notre langue et notre culture, suivant l’aire la plus nordique de notre rose des vents, s’ouvrent sur une autre langue et sur une autre culture, et le hasard a voulu — comme s’il n’était pas le hasard — que celui qui doit vous répondre puisse le faire en se situant à son tour à l’autre extrémité de ce domaine.

Fils de la terre d’oc, rhodanien des deux rives, bilingue au plus secret de mes origines, mais écrivain français par un choix qui se confond avec le destin, et n’est pas sans analogie avec le vôtre, j’ai reçu la mission de saluer votre Académie Royale de langue et de littérature françaises de Belgique au nom de l’Académie française. Nos deux voix alternées sont comme une mesure de l’espace qui est le nôtre. Elles se répondent au-dessus de cette étendue originelle, noyau central d’une langue qui a essaimé à travers le monde, mais qui garde ici son domaine primordial. Salut donc, depuis les rives de la Méditerranée jusqu’aux plaines que prolonge la mer du Nord, et jusqu’à ces horizons où le ciel tient deux fois plus de place que la terre ! Salut cet espace que nous sommes accoutumés à situer au centre de la mappemonde, comme s’il était le pivot de la planète !

Cet espace est pourtant bien peu de chose à côté de celui qu’occupe la langue anglaise, ou la russe, ou la chinoise. Mais c’est un espace profond. Il unit la durée à l’étendue, et porte en lui, à travers des siècles de recherches et de découvertes, une longue accoutumance aux conquêtes de l’esprit.

Faiseuse de clarté et, par cette clarté, découvreuse de mystères, notre langue possède ainsi une autre vertu qui, peut-être, est sa vertu essentielle. Elle incorpore à l’instant présent et, par l’instant présent, aux temps qui vont venir, cette durée au cours de laquelle elle est toujours restée semblable à elle-même et, des pères aux fils, toujours compréhensible.

Sans doute, au cours de tant de siècles, avons-nous enrichi son vocabulaire, modifié sa syntaxe, et donné d’autres résonances aux chants qu’elle porte en elle. Nous pourrions pourtant la parler encore, sans avoir besoin de la traduire, avec ceux qui vécurent près de cinq cents ans avant nous, et c’est à peine si leur accent nous étonnerait, comme l’accent de quelque province lointaine.

Ce privilège ou, pour dire mieux, ce pouvoir, que nous partageons du reste avec quelques autres littératures, est un de ceux que certains voudraient remettre en question. Ils voudraient briser, par tous les moyens possibles, la continuité de notre langue et en brisant cette continuité, briser aussi la continuité et la cohérence de notre pensée, et bouleverser toutes nos manières de vivre. Sans doute il convient de reconnaître que ce qu’on appelle, aujourd’hui, l’accélération de l’Histoire, peut entraîner, à certains moments, une accélération parallèle de l’évolution du langage. Dans bien des pays, l’homme moderne serait incapable de comprendre la façon dont parlait son trisaïeul, incapable aussi de lire ce qu’on écrivait, dans sa propre langue, il y a seulement un siècle et demi. Ces mutations peuvent être naturelles. Les langues vivent et, comme tout ce qui est vivant, il est normal qu’elles se transforment, ou même qu’elles vieillissent avec une incompréhensible rapidité. Mais il serait anormal que cette transformation, ou que ce vieillissement, soient le résultat d’une volonté de rupture, ou d’une réputation arbitraire de ce qui constitue notre plus précieux héritage et notre plus grande chance.

Nous touchons ici à l’un des plus difficiles devoirs qui s’imposent à votre compagnie comme à la nôtre, et à chacun d’entre nous, dans la mesure où il participe, peu ou prou, à l’activité créatrice de son temps. Il nous revient d’abord de veiller sur la pureté de notre langue, et même de la maintenir, si elle est consentante, dans l’état de perfection où elle peut être arrivée, à tel moment de l’Histoire. Mais nous devons aussi, avec une égale vigilance, suivre son évolution pour l’empêcher de devenir une langue morte, à condition que ses changements viennent du plus profond d’elle-même.

Il n’est pas question, pour moi, de parler ici des difficultés de voisinage qu’une langue peut avoir avec d’autres langues. C’est seulement des problèmes intérieurs du grand parler maternel de France que je veux m’occuper.

J’avoue ne pas bien savoir si, dans votre pays, la langue que nous écrivons, les uns et les autres, subit les mêmes assauts que ceux qu’il lui faut affronter chez nous. Si je ne le sais pas de connaissance certaine, j’imagine pourtant qu’ici, comme en France, il est question, depuis quelques années, de contraindre cette langue à s’aligner sur la langue dite « parlée », et cela au moment même où cette « langue parlée » est en proie à une irrésistible logorrhée, multipliée par tous les moyens mécaniques ou électroniques de reproduction de la parole.

Dans toutes les langues, le monde actuel est un monde de bavardages, de palabres et de harangues. Son silence lui-même est plein de vociférations. Il suffit de tourner un bouton pour qu’elles se fassent entendre. Ah, certes, oui, nos cadets ou, plutôt, certains d’entre eux, ont pris la parole, non pas comme nos ancêtres ont pris la Bastille, ainsi que ces jeunes gens aiment à le proclamer, mais comme on fait démarrer une motocyclette, en donnant tous les gaz, et sans plus savoir, au bout d’un moment, oreilles assourdies et tête perdue, ce que signifie cette pétarade.

Les mots les plus importants de notre vocabulaire ont changé de sens dans la bouche de ces vociférateurs. Qui aurait pu croire, il y a un quart de siècle, que le mot « répression » pourrait parfois désigner une simple réprimande ? Qui aurait pensé, vers la fin de l’année quarante, que la tyrannie et le malheur ne seraient plus, aujourd’hui, ce qu’ils ont été alors pour nous ? Tous les mots-clefs des grandes expériences humaines sont devenus des sortes de fourre-tout, tantôt dépouillés de leur signification originelle, et tantôt gorgés de sens insolites ou aberrants. Une petite minorité, recrutée parmi les intellectuels ordinairement dégagés des mesquines servitudes, a eu le pouvoir de déchaîner cette trombe !

Je n’ai pas peur, pour ma part, de cette menace de subversion linguistique. Dans tous les pays civilisés, elle est une des marques de notre temps. Elle passera comme sont passées les boursouflures des époques les plus déréglées. Je ne suis même pas effrayé par le foisonnement des mots nouveaux et les bouleversements sémantiques des vieux vocables. Ce ne sont que les signes des maladies infantiles d’un vénérable organisme et, peut-être, la preuve de son éternelle jeunesse. Ces maladies de la peau de notre langue ne me semblent pas avoir une bien grande importance.

Ce qui me fait peur, en revanche, c’est une grande entreprise, à la fois désordonnée et systématique, à laquelle nous assistons, depuis quelque temps, avec trop de passivité, peut-être. Insidieusement, parfois dans l’indifférence des pouvoirs, quelquefois même avec leur inconsciente complicité, certains cherchent à séparer les générations qui nous suivent de ces siècles d’effort pendant lesquels s’est constitué leur patrimoine. Pour quelques-uns de nos contemporains, cette entreprise est une véritable croisade, une conjuration qui donne son sens à la vie. « Il ne faut plus, proclament ces croisés d’un nouveau genre, que nos enfants apprennent à parler et à écrire dans les œuvres de ceux qu’on appelle les grands écrivains du passé ! » Tel maître, ayant charge d’âmes et d’esprits, a commencé cette année en disant à ses élèves : « Molière est à notre programme, mais je ne vous parlerai pas de lui... » Un seul maître, me direz-vous ? Non, pas un seul, malheureusement ! Beaucoup n’ont pas l’audace de proclamer ainsi leur résolution, qui veulent pourtant la même chose. « Finissons-en, pensent-ils, avec Molière et Racine, La Bruyère et La Fontaine, Voltaire et Rousseau, Chateaubriand et Victor Hugo, Alfred de Vigny et Baudelaire... » Une aussi absurde conjuration a sa chance de devenir une mode. Au reste, n’y aurait-il qu’un seul maître en France pour parler ainsi, et que vingt ou trente élèves pour être ainsi dépouillés de leur héritage, que le scandale serait entier. Mais ne nous y trompons pas, ils sont légion ceux qui doivent enseigner nos enfants et qui disent que pour changer le monde, sans savoir du reste dans quel sens, ni dans quel but, il faut apprendre aux nouvelles générations à parler comme on parle dans la rue, dans le métro, sur les chantiers, dans les magasins à grandes surfaces, dans les restaurants de routiers, ou dans les bistrots de Boulogne et de Billancourt.

Ce ne sont pas les gens de notre âge que l’on étonnera avec de pareilles déclarations. Dans ce siècle de fer, nous avons été soldats et nous avons su parler comme on parle au régiment et sur les champs de bataille. Ces parlers de circonstances, ou de métiers, ou de quartiers, ont toujours existé à côté de la langue qui a gagné le droit d’être celle de tout le monde. Ces parlers particuliers ne sont ni la chair, ni le muscle du langage, mais comme une peau fragile qui se desquame en quelques mois ou en quelques années. Ils sont fugaces, et si on leur laissait le champ libre, ils se multiplieraient jusqu’à devenir incompréhensibles les uns aux autres. Il n’y a pas de langue parlée, mais jamais écrite, qui puisse échapper à cet éparpillement. Mais, si nous étions menacés par une pareille disgrâce, je suis sûr que les masses populaires prendraient la relève et maintiendraient l’unité et la pureté vivante de notre langue.

Car le métallurgiste ou le mineur, le marin pêcheur ou le routier, au nom desquels quelques intellectuels protégés veulent faire la révolution linguistique, écoutent avec plaisir, sur leur poste de radio ou de télévision, les servantes ou les bourgeoises de Molière, et loin de rêver à l’anéantissement des grandes œuvres du passé, ils se sentent de plain pied avec les personnages de Balzac ou de Zola. Ils n’ont aucune envie de voir se réaliser cette subversion qui ne saurait améliorer leur destin. Si la plupart d’entre eux sont bilingues, je veux dire s’ils parlent à la fois la langue de tout le monde et le dialecte de leur plus étroite communauté, ils ont pour la bonne langue le même goût que les responsables de syndicats ont d’ordinaire pour les vestons corrects, les chemises propres et les cravates. Ce sont les fils des privilégiés qui préfèrent les cheveux sales, les chandails à col roulé et les blue-jeans qui s’effilochent, car il en va des vêtements comme du langage qui est un peu le vêtement de l’esprit.

Dans ce désordre, au milieu de ces menaces, certains écrivains prétendent qu’ils vont créer une nouvelle littérature. Tout en proclamant leur volonté de changer le monde et d’anéantir notre culture pour fonder une civilisation qui serait une civilisation des masses, ils sont incapables d’écrire pour le plus grand nombre, et nous proposent des œuvres plus difficiles d’accès que les poèmes de Trobar Clus de Provence ou du Languedoc, au moment de leur décadence, ou que les poésies de Gongora, quand il était poète de cour, et que Lope de Véga et Cervantès attaquaient son Estilo Culto qui, jusqu’à maintenant, semblait avoir produit l’archétype de cette littérature close. Nos écrivains de laboratoires sont, peut-être, en train de pousser plus loin cette obscurité. Jamais l’art du poème et du récit n’a été plus étanche que dans leurs œuvres et, seuls, des initiés peuvent s’approcher de leurs livres ou de leurs revues.

Je m’en voudrais, cependant, d’avoir l’air de méconnaître la fonction et l’utilité de ce genre de littérature. Réservée au plus petit nombre, découvreuse nonchalante ou passionnée d’infimes mystères, elle élabore, peut-être, certaines valeurs de l’avenir. Mais pour devenir accessible à l’immense masse des hommes, il lui faudra renoncer à être ce qu’elle a été, et se nier elle-même. Tant qu’elle restera enfermée dans ses laboratoires, elle ne sera jamais populaire, ni tout simplement humaine.

Est-il besoin d’ajouter que tous ces dangers, toutes ces menaces, ne concernent pas seulement la langue et la littérature françaises ? Cette agression est une agression universelle. À chacun de tenir en ordre sa maison. Mon premier souci est de veiller sur la nôtre.

Mais n’ai-je pas manqué de pondération ? N’ai-je pas dépassé la juste mesure ? Excusez-moi, Messieurs ! Pardonnez-moi, Mesdames ! Mon discours a été plus inspiré par la passion que par la modération académique. En pensant aux dangers que peut courir notre langue, notre littérature et toutes les œuvres de l’esprit, je me suis laissé emporter par la pugnacité de la jeunesse qui ne m’a pas encore abandonné. Plus que les représentants d’une illustre compagnie, j’ai vu en vous les compagnons d’un même combat, et je vous ai parlé comme j’aurais pu le faire avec des garçons de mon âge, vers les années vingt ou les années trente.

J’aurais dû vous remercier de votre accueil et me souvenir avec vous des précédentes rencontres qui ont déjà rapproché nos deux compagnies. J’aurais dû vous dire surtout que ce n’était pas seulement votre cinquantenaire que nous célébrons avec vous, mais une beaucoup plus longue durée de vie en commun. Nos institutions ont, sans doute, des anciennetés différentes. Nous n’en sommes pas moins des peuples égaux par l’âge, par l’expérience des malheurs, et par celle des accomplissements de la vie.

Nos souvenirs se confondent, et je fais le vœu que les liens qui nous unissent se resserrent davantage. J’espère que nous pourrons vous revoir sous les ombrages de Chantilly, ou dans notre salle de séances, comme cela s’est produit dans un tout proche passé. J’aurais voulu vous dire enfin que, loin de considérer comme des impertinences, ainsi que semblait le craindre votre Directeur, et l’accueil féminin que vous nous avez réservé, et la manifestation de votre ouverture aux écrivains étrangers, j’ai subi l’enchantement de cet accueil, féminin par le charme, et viril par la force de la pensée. Quant à la présence des étrangers, du moins en ce qui concerne l’Europe, je ne sais plus très bien ce que ce mot signifie. Les hommes de notre sorte sont bien au-delà de la création matérielle de cette nouvelle Patrie. Elle existe depuis longtemps dans leurs cœurs et dans leurs esprits.

Par deux fois, depuis le commencement de ce siècle, nous avons vécu des temps terribles. À présent, nous vivons des temps impurs. Si je parle ainsi, ce n’est pas comme un polémiste pourrait le faire. Je ne pense pas à ce qu’on appelle les scandales de notre époque. Même lorsqu’ils sont grands, ils restent médiocres, et ne sont jamais que les éclaboussures d’une impureté de l’esprit, la confusion des valeurs, l’attirance du mensonge et de la demi-vérité, et c’est cette impureté que j’ai tenté de dénoncer devant vous.