Congrès international des Écrivains, à Montréal

Le 25 juin 1967

Antoine de LÉVIS MIREPOIX

CONGRÈS INTERNATIONAL DES ÉCRIVAINS

tenu à Montréal du 25 au 30 juin 1967

COMMUNICATION

de

M. le duc de LÉVIS MIREPOIX
de l’Académie française
délégué de l’Académie

 

Mesdames, Messieurs,

Laissez-moi vous prier, avant tout, de ne voir dans le délégué de l’Académie française que le porteur d’un message d’amitié.

Ma Compagnie n’a pas voulu — et je n’en aurais jamais eu l’outrecuidance — faire intervenir l’un des siens de façon dogmatique, en cet échange de vues, d’impressions entre écrivains de plusieurs langues et de plusieurs traditions.

Il n’est pas de Compagnie littéraire qui ait plus le souci de l’indépendance de ses membres et de la variété de leurs origines d’esprit.

Mais là où vous me permettrez de l’ » engager », comme on dit, c’est pour rendre hommage à cette glorieuse Exposition de Montréal, à M. l’Ambassadeur Dupuy — son animateur et l’un des meilleurs écrivains canadiens — à cette majestueuse et généreuse affirmation du Canada, que nous saluons à Montréal, à la parenté de chair et d’âme qui unit la France et le Canada.

C’est ainsi pour remercier avec émotion les organisateurs d’avoir placé ce grand mouvement de civilisation à l’ombre des paroles d’un écrivain français :

Terre des Hommes

ainsi parlait Antoine de Saint-Exupéry.

C’est encore pour adresser d’une Académie à l’autre, un salut fraternel à l’Académie Canadienne française.

C’est pour exprimer la plus sincère admiration devant la séance de littérature canadienne française, présidée hier par M. Roger Duhamel. On ne saurait dire avec plus d’élégance, penser plus finement, plus hardiment et avec des vues plus étendues, sur le métier d’écrire.

C’est enfin pour exprimer par-dessus toutes les cultures, toutes les frontières, aux écrivains de toutes les langues qui sont venus siéger à ce Congrès des sentiments de solidarité profonde et pour remercier l’Association des Auteurs Canadiens de son initiative et de son accueil.

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*  *

Quant à l’objet même de ce Congrès, ce sera un regard humain parmi les autres qui reflètera, très incomplètement, ce qu’il a pu recueillir sur l’horizon des Lettres françaises.

C’est un vaste domaine que celui des Lettres, domaine vivant et toujours mobile, et qui peut se flatter de connaître tous les chemins visibles ou invisibles qui le parcourent ?

Sans doute chacun s’éclaire à sa propre lanterne, c’est-à-dire à son principal objet d’étude. J’aborderai notre thème par l’état des travaux historiques.

Il est curieux de voir qu’à l’époque de grand renouvellement, de grand brassage des êtres et des choses, après des bouleversements qui ont presque refait la carte du monde et posé le problème de l’avenir avec une ampleur jusqu’ici inconnue, la recherche du passé n’a jamais été plus active.

L’attirance vers l’Histoire s’est développée en deux sens, non pas opposés, mais complémentaires et néanmoins distincts.

D’une part l’érudition, la prospection, la critique des textes, leur mise au point et leur publication plus que jamais authentifiée. Parmi les réussites les plus remarquables de cette remontée d’anciens témoignages se situe la Société d’Histoire de France qui a prouvé son éclectisme en s’intéressant pendant ces dernières années, et en même temps, à des textes relatifs au « Procès de Jeanne d’Arc » et à d’autres concernant la « Révolution française ». L’éminent chartiste qu’est M. Michel François coordonne ces travaux, et la Collection de la Société d’Histoire de France figure parmi les plus précieux trésors de notre érudition.

Sans doute la passion du document peut-elle absorber un chercheur, comme l’objet s’empare d’un collectionneur et lui donner des joies intenses — qui lui suffisent — mais il n’est pas douteux que le document, une fois extrait de la mine, inspire aussi le goût d’exprimer des ensembles. Ainsi se développe cette autre branche de l’Histoire qui cherche à expliquer les faits et à voir surgir les caractères.

Mais, pour intéresser le grand public, elle recourt à des ornements qui lui donnent les couleurs de la vie sans la rendre artificielle. L’Histoire, comme on la traitait, il y a cent ans, effrayait le lecteur, ou bien alors, elle se laissait déborder au détriment de l’authenticité, par des tentatives que n’acceptait pas le savant.

Cependant il ne faut pas médire de ce que fut le grand roman historique à la manière d’Alexandre Dumas. Il a fait aimer l’Aventure dans l’Histoire. Car c’est l’entendre incomplètement que de la représenter par des objets inanimés, telles des pièces détachées sous une vitrine. Déjà Michelet l’avait démontré avec son verbe puissant.

L’espace qui séparait les deux genres a diminué peu à peu, le vent du large a soufflé sur le domaine de la recherche et la rigueur de l’information a réussi à s’introduire dans le domaine de la fantaisie. C’est ainsi que tout récemment pour m’en tenir à la France sous la plume d’un chartiste authentique, actuellement directeur des Archives nationales, André Chamson, a surgi un roman, où, dans un climat historique si vrai qu’il vous imprègne, se meuvent des personnages qui n’ont pas pu ne pas vivre, ne pas s’émouvoir, ne pas souffrir, ne pas aimer, les personnages naviguant sur cette galère royale appelée « La Superbe », dont l’un est un aïeul de l’auteur.

Voilà une intéressante réconciliation du roman et de l’histoire, du roman appelé à combler ces intervalles que l’Histoire laisse toujours entre le connu et l’inconnu. Ma tâche se limitant à présenter un ensemble français, je ne parle pas des romans historiques écrits dans d’autres langues, sinon pour dire que je partage à l’égard de ces œuvres et de leurs auteurs l’admiration de tant de lecteurs qu’ils ont enchantés.

Cependant l’histoire classique poursuit sa marche, animée de plus de souci d’être agréable, en même temps que de plus de scrupule d’être exacte.

Les fresques vivantes de Jérôme Carcopino nous font pénétrer dans le monde romain, comme si nous avions remonté le temps. Pierre Gaxotte a rendu au XVIIIe siècle la force et la profondeur qu’on lui a déniées trop souvent, et des auteurs comme Jacques Chastenet pour la Troisième République, comme Marie-Madeleine Martin, Régine Pernoud, Castries, Philippe Erlanger, Henri Castelot, Raymond Ritter et bien de leurs émules, continuent à retenir l’attention du public.

Et comment ne pas saluer, dans ce Canada où nous sommes, avec la mélancolie et l’admiration de l’œuvre qu’il a laissée, un grand historien canadien de langue française, dont il y a quelques mois à peine, l’Université de Laval a déploré la perte, le Chanoine Groulx. À François-Xavier Garneau, dont la majesté olympienne s’était affirmée à la fin du siècle précédent, le chanoine Groulx faisait succéder la figure d’un historien passionné, au style ardent, plein de flamme et de poésie. S’il se passionne, ce n’est point pour dénaturer la vérité, mais c’est qu’il a puisé, si l’on peut dire, dans les entrailles de l’histoire canadienne, la certitude de cette force que son pays manifeste aujourd’hui aux yeux du monde entier.

À cet historien joignons un français et un canadien : Robert Lacour Gayet, avec son Histoire du Canada, Robert de Roquebrune avec par exemple ses Habits rouges aussi fin lettré et remarquable romancier qu’érudit sûr et informé. Mme Kent de Espinosa qui préside ce congrès n’a-t-elle pas fourni la preuve de ce double talent ?

Pourquoi ce souci, ressenti par tant de gens, de remonter les chemins parcourus ? Sans doute parce que l’inquiétude du monde actuel devant les perspectives hallucinantes de l’avenir nous rend plus curieux des drames traversés par les destins nationaux. Plus on est inquiet de savoir où l’on va, plus on se préoccupe de savoir d’où vinrent les échecs, d’où vinrent les réussites. C’est de la sorte que, pour notre part, nous avons tiré de notre Essai sur l’individualisme une interprétation du caractère français.

Tous les peuples n’aspirent pas également et de la même manière à la réserve personnelle. Mais, plus ou moins, tout homme porte en lui le goût d’y réfléchir. Il ne s’agit pas de se séparer du reste des hommes, mais de pratiquer le développement de sa propre conscience, de sa propre sensibilité, et de se faire un abri de ses limites, ne fût-ce que pour rapporter, ensuite, à la société la valeur que l’on a extraite des éléments qu’elle nous a donnés.

Toute civilisation s’explique par ces deux tendances d’apparences contradictoires : l’affirmation du moi et la sociabilité. La société se orme grâce à une élite, mais les élites n’ont de raison d’être que par la sociabilité.

Or l’habitat français, le paysage français invite l’être humain à se plaire chez lui en regardant par la fenêtre. Limites tracées par la nature, non rigides barrières interceptant les courants humains !

Ceci est l’idéal imprimé sur le sol que, sans réussir toujours à s’y maintenir, a poursuivi le peuple français : garder conscience de soi-même, pour mieux avoir conscience des autres.

L’Individualisme ! Ce mot se multiplie à la mesure de tous ceux qui s’en réclament. Il représente quelque chose, il représente quelqu’un : Celui qui ne veut pas ne pas être !

En ce qui concerne la France, nous voyons qu’en dehors de toutes les doctrines, il existe un particularisme de tempérament qui n’a cessé, à travers notre histoire, d’osciller dangereusement entre l’affirmation individuelle qui détruit, et l’affirmation individuelle qui construit.

De là viennent tous nos malheurs et tous nos triomphes ! Il nous semble pouvoir rattacher à cette contradiction, angoissante et féconde, l’un des principaux ressorts des Lettres françaises.

Un homme d’État, Jacques Rueff, qui a tenu un rôle de premier plan dans l’économie française a tiré de longues années de méditation un livre appelé Les Dieux et les Rois où nous retiendrons particulièrement ces lignes sur « la longue marche de la personne humaine » :

« Contre l’étouffement de la personne humaine, Spartacus a mené la révolte des corps, mais c’est la révolution chrétienne qui, en donnant à tous les hommes, quelle que soit leur ascendance, une âme immortelle, sortit la personne humaine de la gangue collective, celle de la horde, de la tribu, de la gens, où elle était enchâssée. »

Nous plaçons aussi dans ces profondes recherches l’œuvre de René Huyghe qui a rempli l’Histoire de l’art des variations, des épreuves et des affirmations de l’individu.

Dans le monde de rêve, Marcel Brion a évoqué ses sortilèges, et Jean Guéhenno affirme avec élégance et force, en face de toutes les écoles, l’indépendance de la pensée.

C’est aussi à des maîtres du barreau tels que Maurice Garçon, Jacques Isorni, René Fleuriot qu’il appartient de soutenir la « personne », fut-ce contre les rigueurs de la Société.

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Les temps actuels posent plus que jamais à l’individu le problème de sa propre existence. Allons plus loin, de sa propre réalité. Que restera-t-il de lui devant la marée envahissante de la masse ?

Il vient de paraître un curieux essai du philosophe et philologue qui a longtemps enseigné au Canada, et avec quel succès ! Etienne Gilson un ouvrage intitulé :

« La société de masse et sa culture. »

Il parle de l’art plastique de masse, de la musique de masse, de la liturgie de masse. Nous retiendrons ce qu’il a dit de la littérature de masse :

« Le phénomène est de même nature dans tous les ordres. La multiplication mécanique et l’exploitation industrielle des produits de l’esprit remplacent partout la réalité par l’image et la production par la reproduction. Le triomphe de la quantité se paie d’une perte de qualité qui peut aller jusqu’à l’anéantissement. On peut se demander si l’homme ne régresse pas à mesure que la civilisation progresse. »

Tous les philosophes, d’un extrême à l’autre, de Jacques Maritain — dont vient de paraître « Le paysan de la Garonne », à Gabriel Marcel, Jean Guitton à Jean-Paul Sartre, sont, directement ou, par quelque détour que ce soit, hantés du problème de l’individu.

Les poètes, sans l’ignorer certes, l’enveloppent dans le souci du verbe souverain — Jean Cocteau, après avoir excellemment manié le verbe régulier, a légué pour ainsi dire à La Tour du Pin et à Pierre Emmanuel, à leurs émules, l’inspiration des rythmes nouveaux découverts dans l’harmonie universelle.

Et le roman ? Suivons son cours.

Bien vivants sont les romanciers classiques et si divers ! François Mauriac exprime le « moi », dans son ardeur et dans ses remords. Jules Romains, par son œuvre de caractère universel, aussi fécond dans le roman que sur la scène, mêle en une dramatique aventure l’homme et la société. Jacques de Lacretelle, sous les apparences du dilettantisme, inspire à son œuvre un style d’une rare élégance et un humanisme profond.

André Maurois, tantôt imagine, tantôt ressuscite une harmonie heureuse dans l’expression de la personnalité. Maurice Genevoix lie à la nature, aux animaux et aux plantes la sensibilité humaine.

Kessel dresse sur ses horizons farouches des êtres de chair et de fer. Troyat met en marche et suit, par tous les chemins et tous les carrefours, une épopée familiale que Balzac, Zola et Martin du Gard lui inspirent et qu’il rénove à sa manière.

Françoise Sagan, Louise de Vilmorin ont affirmé spontanément dans l’art d’écrire une élégance et une sûreté qui n’ont guère de rivales qu’elles-mêmes.

Si Pierre Benoît n’est plus, son œuvre témoigne toujours de sa présence. Il a inventé un secret d’horlogerie de la vie qui, sans rien fausser de sa mécanique, laisse pourtant à la fatalité son intervention souveraine.

Marcel Pagnol, Marcel Achard, André Roussin, Roger Ferdinand ont porté sur le théâtre cette affirmation, à la fois souriante et profonde, des individus pris au piège de la vie et dont ils se tirent avec tout l’esprit que leur prête celui qui a voulu les éprouver.

Marcel Aymé aime la vie jusqu’en ses plus durs sarcasmes. Anouilh jusqu’à l’amertume. Eux et bien d’autres portent des personnages fort différents sur la scène. « Qui m’aime me suive ! » semble dire chacun d’eux à ses spectateurs. Le Cinéma, grâce à un véritable poète, comme René Clair, a conquis son droit de cité dans les « lettres françaises ».

Entre la scène, le roman et l’essai sur ses propres œuvres, Montherlant affirme sa personnalité. Il s’applique, comme par jeu, à vouloir donner une opinion de lui qui échapperait à l’unité. C’est pourtant cette unité que nous avons tenté de saisir. À nos yeux, la voici : elle touche un problème qui nous préoccupe depuis le début de ce propos et qui ne cessera de nous retenir jusqu’au bout. Il porte à ce siècle, avec une superbe sans artifice, le défi millénaire de l’individualisme français, le même qui habita tous les doutes de Montaigne et tous ceux de Barrès et tous ceux de Valéry, le même qui s’enveloppe dans le somptueux mystère des périodes de Saint John Perse.

À la différence d’autres pays, qui narguent la société et sous un modèle uniforme, les individualismes français ont ce trait commun de ne se ressembler pas.

Montherlant sait comme personne « rester seul » délibérément dans une société où chaque jour davantage, l’intérêt évident est de s’« agréger ».

Question brûlante et qui, plus nous avançons sur l’horizon littéraire, plus elle hante les romanciers.

Pierre de Boisdeffre qui voit affluer à la radiodiffusion tant d’expressions humaines, s’est penché avec perspicacité sur le problème des écrivains de la nouvelle heure :

« Les Français, écrit-il, ont appris que chaque homme est lié au monde et ont cessé de croire qu’ils pouvaient vivre dans une île fortunée à l’abri des tumultes de l’histoire. »

Gide avait affirmé, comme Valéry, la suprématie et la rigueur de l’art, en quelque sorte indifférent au monde. Vint Saint-Exupéry, le héros disparu dans les airs. Il n’est pour lui qu’un seul luxe, celui des relations humaines :

« Du sens d’autrui au sens de la terre, il n’y a qu’un pas — écrit Pierre de Boisdeffre — c’est l’avion qui l’a fait franchir à Saint-Exupéry en lui enseignant à la fois la fragilité de l’homme, la solidité de l’équipage, l’immensité de la terre. »

Rien de plus simple, ajouterai-je, au souvenir de l’amitié dont m’honorait Saint-Exupéry et d’ailleurs de plus cordial et modeste, que cet être qui portait en lui le service de la grandeur !

Malraux, dans l’œuvre puissante qu’est « La condition humaine » fait retentir le choc de l’individu contre le monde : « L’individu, dit-il, s’oppose à la communauté, mais il s’en nourrit. »

Albert Camus qui n’a jamais caché ce qu’il devait à Malraux, poursuit cette quête de l’ascension de l’homme au milieu du siècle dans un stoïcisme implacable et n’ayant d’autre idéal que lui-même. Wladimir d’Ormesson, penché sur la politique du monde, Jean Mistler, Pierre-Henri Simon sur la vie littéraire, s’appliquent à maintenir devant la marée montante de la confusion des êtres, l’apport de la personne à la défense de l’esprit humain.

Nous ne le redirons jamais assez en l’occurrence, les meilleurs peuvent nous échapper. Il n’est pas question d’établir une encyclopédie, ni un palmarès, ni de tout éclaircir par ce bref survol. En passant, par Aragon et Simone de Beauvoir, dont le talent reste, par bien des côtés, lié à l’ancien roman, voici ce qu’il est convenu d’appeler le roman nouveau.

Nous tenons, ici, à placer un document vivant, l’opinion d’un jeune romancier, Daniel Oster, sur sa génération littéraire :

« La théorie du roman est inséparable de sa pratique. Pour ne pas remonter très loin le Traité de l’origine des romans de Huet, publié en 1670, ou l’Éloge de Richardson de Diderot, ou encore les essais d’un Paul Bourget, adoptaient déjà à l’égard du roman l’attitude interrogative d’un Alain Robbe-Grillet dans Pour un roman nouveau ou d’une Nathalie Sarraute dans l’Ere du Soupçon. Mais les réponses doivent évidemment nous intéresser davantage que les questions.

L’ère du soupçon a fait place, comme il était logique de l’espérer, à l’ère de l’invention. Des écrivains comme Michel Butor, Jean Cayrol, Claude Mauriac ou Claude Simon imposent sans fracas une nouvelle vision du monde, et, surtout, une nouvelle lecture.

L’univers technique de Robbe-Grillet (du moins du Robbe-Grillet première manière) est aux antipodes du lyrisme d’un Claude Simon par exemple. Le roman contemporain est avant tout une nouvelle manière de situer l’homme par rapport à l’espace et au temps.

Réduire, comme on le fait souvent, le roman nouveau à l’absence d’intrigue ou de personnages (ce qui est loin d’être toujours le cas) c’est le simplifier dangereusement. La psychanalyse, la sociologie, la linguistique, les mathématiques elles-mêmes, ont transformé à la fois nos conceptions et notre écriture. Le roman se doit d’être dans un même mouvement l’expérience des possibles, et, pour reprendre l’expression d’un des meilleurs d’entre les nouveaux romanciers, Philippe Sollers, l’expérience des limites.

Ce qu’il faut attendre de cet art, ce sont des signes pour notre intelligence, des points de repère pour notre solitude, des références pour notre action. »

Il ne s’agit donc pas, à proprement parler, d’une école, d’une marée comparable au classicisme ou au romantisme. Voyons une période de recherche plutôt qu’une période de découverte.

Dans cette attente, Gerda Zeltner, qui s’est aussi penchée avec attention sur le problème, croit pouvoir marquer des traits communs : la dépersonnalisation, un refus d’adopter la position des anciens romanciers, accusés d’agir comme des demi-dieux sur leurs personnages, le dédain de l’existence suivie d’un bout à l’autre, et la plus vive hardiesse d’expression et de situation.

Deux écrivains canadiens s’inscrivent, avec un talent audacieux, dans ce cycle : Marie-Claire Blais et le mystérieux Rejean Ducharme.

De tels ouvrages présentent, en quelque manière, des vues et des sensations juxtaposées comme s’il s’agissait d’un jeu de patience. Il est un trait à ne pas oublier, c’est l’élégance et la dextérité du style.

Quelques-uns de leurs auteurs se sont parfois amusés, fut-ce par raillerie, à imiter le roman policier. Or, ce genre d’écrits a conquis, de lui-même, par des écrivains comme Georges Simenon, Pierre Nord, Charles Exbrayat, Boileau Narcejac, et bien d’autres, une belle place au soleil.

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Toutes les tentatives de ce siècle, les anciennes, comme les présentes, frémissent devant ce grand problème de la personne. Qu’est-elle au juste devant la science, devant la société, devant elle-même.

Un certain effroi se dégage de la pression que le monde actuel, avec les progrès de la technique et l’envahissement de la vie collective, exerce sur la personne humaine. C’est en remontant les âges que grandit, rétrospectivement, aux yeux de l’observateur, la puissance de l’individu, qu’il soit né dans le commandement, qu’il se détache brusquement de la foule. Son pouvoir semble décroître avec le progrès.

Dépassé par des monstres sortis de son cerveau et de ses mains, voyant se rétrécir, de plus en plus, la faible barrière de ses initiatives et de ses libertés, sentant s’alourdir sur sa pensée le nuage épais du dialogue communautaire, va-t-il se laisser écraser, engloutir, et la société humaine deviendra-t-elle un immense robot conduit à travers des rivalités sauvages ?

Nous citerons les propos de trois hommes qui vivent au centre du sujet et ont tenté, non sans succès, de discipliner ce cauchemar.

« Les craintes exprimées, dit Louis Armand, dans son Plaidoyer pour l’avenir ne sont pas négligeables. Laissée à elle seule, a-t-il reconnu, la technique contient en puissance le meilleur et le pire. »

« Il faut, ajoute Louis Armand, que les clercs, pour se réconcilier avec l’ère technique, acceptent l’idée de la collectivité et qu’ils redéfinissent la place de la personne humaine dans une société en mouvement. »

Même si ces puissants avantages pouvaient donner confiance quel encadrement !

Y aura-t-il encore une toute petite place, un tout petit espace pour celui « qui n’a pas l’habitude de s’enrôler dans les cohortes et aime à marcher seul à l’allure qui lui convient ? »

Ne fuyons pas l’éternelle question. Est-ce que l’individu est fait pour la société ou la société pour l’individu ? Sans hésitation nous répondrons : c’est la société qui est faite pour l’individu.

Invoquons à cet égard une parole de Jean XXIII :

« La priorité ontologique et théologique des individus sur la société. »

Mais l’homme est un animal social et la société participe de sa nature. De plus chaque individu ne présentant qu’un élément passager quoique essentiel de la société, elle exerce sur lui une protection naturelle et il y a échange profond. C’est tout l’art de gouverner. Car il ne faut ni que la société absorbe l’individu, ni que celui-ci la désagrège.

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Reste à placer l’individu devant ses mystères et ses dangers intérieurs. La biologie le plonge dans ses mystères. La psychanalyse pénètre ses dangers intérieurs et, par là psychiatrie, s’efforce de l’en préserver.

La rencontre de deux maîtres en ces sciences nouvellement épanouies nous éclaire par leurs œuvres.

« Que va devenir, s’interroge Jean Rostand, la notion de personne menacée par la technique du greffe ? »

Et s’appuyant sur une opinion de Teilhard de Chardin, il songe à cette complexité qui représente une sorte de troisième infini, ne le cédant en rien à ceux de la grandeur et de la petitesse : « La biologie nous oblige à rétablir un lien avec la nature et à nous évader de notre solitude spirituelle. »

Ces expériences prodigieuses sur les animaux, le changement de sexe, la vie tirée du seul organe femelle, cette hypothèse du bouturage humain fondée sur des travaux en cours, permettent de tirer, à partir d’un noyau corporel, autant d’individus identiques qu’on le désirerait, tout cela révèle, sans doute un extraordinaire élargissement du pouvoir humain. Mais ces expériences, appliquées à l’homme, que feront-elles de l’homme lui-même ?

À propos de ce problème, agité jusque dans la chaire de Notre Dame de Paris par le R.P. Riquet, Jean Rostand déclare avec respect :

« Que la science fasse son métier de science et laisse à la non science le soin d’éclairer les consciences. À la non science elle confiera la garde des valeurs nécessaires, elle demandera qu’on la contienne en de justes limites et qu’on la prémunisse contre ses propres abus. »

Cette non science sera, suivant le cas : le mysticisme, une idéologie, un humanisme.

Nous fondant sur ces extraordinaires investigations succinctement rapportées, nous pouvons retenir que, si le secret de la vie se révèle irréductible à la science exacte, à plus forte raison celui de la personne, puisqu’elle est la vie qui se regarde dans un miroir.

Mais son regard peut se troubler jusqu’à perdre la vision des choses ou à en recevoir, une image dénaturée. De sorte que la personne finit par être comme si elle n’était pas.

La psychiatrie moderne vient à son secours. Science qui serait fort dangereuse si elle n’émanait d’hommes très cultivés et très maîtres d’eux-mêmes. Le secret de la personne est comme un sanctuaire où ne devraient pénétrer, non sans crainte révérencielle que le prêtre et le médecin. C’est un tel souci qui émane des œuvres du Professeur Delay :

« Le champ des maladies mentales, sans lésion anatomique décelable, est étendu — nous dit-il — et envisage des traitements non plus par des techniques physiques mais par des techniques morales. »

Le moi est composé d’aptitudes et de facultés, parmi lesquelles une faculté particulière joue un rôle de pouvoir central. L’une et l’autre peut s’affaiblir et le moi se déformer. La psychanalyse va les chercher jusqu’au fond du subconscient en même temps qu’elle délimite les facteurs sociaux de l’individu : famille, groupement culturel, professionnel géographique.

On voit par là que le psychiatre, en se penchant sur l’individu, lui ôte bien des orgueils et bien des illusions, mais il le débarrasse de ses notions faibles en dégageant ses notions fortes.

Si l’individu n’était qu’une société de sensations, qu’un groupement de cellules, il serait évidemment privé de son plus haut attribut, l’imagination créatrice.

Sans doute la science moderne a-t-elle ramené l’individu jusqu’à sa plus simple expression, mais elle a reconnu, en même temps, sa réalité incompressible.

Certes, tout montre que l’homme est rouable et multiple. Mais, sur cette république de sensations s’élève un élément royal : la personne pensante.

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L’observateur qui, par une belle nuit, élève son regard vers le firmament doit reconnaître qu’il n’est pas un seul de tous ces astres parcourant l’infini, qui ne soit soumis aux lois rigoureuses de l’attraction universelle.

Qu’il retourne en lui-même ! Seule au milieu du vaste monde, seule, la petite âme humaine, immortelle pour le croyant, sacrée pour tous les penseurs, peut choisir librement sa route.