Réponse au discours de réception de Louis Leprince-Ringuet

Le 20 octobre 1966

Louis de BROGLIE

     Monsieur,

     Votre entrée à l’Académie française est conforme aux traditions de cette illustre Compagnie. Soucieuse d’appeler à elle, en dehors de grands représentants de la littérature française, des hommes ayant par de brillants travaux apporté d’importantes contributions au rayonnement de la pensée dans les branches les plus diverses de l’activité intellectuelle, elle a toujours appelé à elle des savants renommés. Il en fut déjà ainsi dans la première période de son existence au XVIIeet au XVIIIe siècles et, si l’on parcourt la liste de ses membres depuis l’époque où, ressuscitée après deux ans d’interruption, elle reprit son rôle dans le cadre de l’Institut de France, on y voit figurer quelques-uns des noms les plus illustres de la Science contemporaine. Votre nom vient aujourd’hui s’ajouter à ceux-là. La valeur de vos travaux scientifiques, le souci que vous avez toujours eu de faire connaître à vos contemporains non seulement les conditions et les résultats de la recherche scientifique dans le domaine qui est le vôtre, mais toutes les grandes figures de l’histoire des Sciences, l’ensemble enfin de vos qualités intellectuelles et morales vous désignaient particulièrement pour venir ici occuper la place que vous tenez en ce moment. Vous êtes d’ailleurs un des plus distingués représentants dans notre pays de cette Physique des atomes, des noyaux d’atomes et des particules élémentaires dont les foudroyants progrès récents attirent l’attention de tous tant par les immenses perspectives nouvelles qu’elle offre à notre esprit que par les innombrables applications qu’elle peut avoir, pour le meilleur et pour le pire, et dont dépend en grande partie l’avenir de notre civilisation.

     Le hasard des vacances au sein de notre Académie a fait succéder le pacifique physicien que vous êtes à un grand chef militaire. Mais on peut dire qu’en un certain sens vous venez remplacer ici un autre physicien qui, disparu depuis quelques années, n’avait pas été remplacé parmi nous comme représentant de la science française contemporaine. De celui-là, mon frère, qui fut votre maître, vous parlez toujours avec ferveur et en termes émouvants. Le souvenir que j’ai gardé de nos premières rencontres dans les réunions du laboratoire de mon frère et les relations d’amitié, déjà bien anciennes, qui se sont ainsi établies entre nous me désignaient particulièrement pour être celui qui vous accueillerait en ce lieu.

     Vous êtes né à Alès le 27 mars 1901. Votre père, ancien élève de l’École Polytechnique et alors au début de sa carrière, y était Ingénieur des Mines. Sa famille avait compté des commerçants en textile, des sculpteurs et des fondeurs de bronze. Quant à votre mère, elle vous rattachait déjà aux milieux académiques car elle était la fille de René Stourm qui fut l’un des fondateurs de l’École des Sciences politiques et qui fit partie de l’Académie des Sciences morales et politiques dont il fut même Secrétaire perpétuel. Dans l’ascendance de votre mère, se trouvaient des savants et des ingénieurs et un professeur de mathématiques à la Sorbonne de sorte que vous avez trouvé dans vos hérédités quelques-uns des éléments de votre future carrière.

     Dans votre petite enfance, votre santé fut très fragile et vos parents faillirent même vous perdre. Mais cette faiblesse infantile a été passagère et elle ne vous a pas empêché d’avoir maintenant, fort allègrement et depuis quelques années déjà, passé le cap de la soixantaine. Votre père ayant en 1904 quitté Alès pour Arras, c’est dans cette dernière ville que vous avez fait vos premières études au Collège Saint-Joseph et les aptitudes que vous y avez montrées pour la gymnastique, le piano, la géographie et le dessin annonçaient encore aucunement votre future carrière de physicien. Votre père ayant été nommé à Nancy, vous faites au lycée Henri-Poincaré de cette ville trois années d’études avec un succès, que vous qualifiez vous-même de médiocre,. Votre père, inquiet des résultats de votre travail, fait le projet de vous envoyer continuer vos études en Autriche, à Feldkirch, dans une institution religieuse ; mais fort, heureusement (si l’on peut dire !), la guerre de 1914 éclate et l’empêche d’exécuter son projet sans quoi vous seriez peut-être resté plusieurs années, jeune captif, dans les empires centraux en guerre avec la France.

     Le début des hostilités amène votre famille à revenir à Paris où vous habitez chez votre grand-père Stourm. Vous continuez vos études d’abord dans une petite institution privée, puis, au Collège Stanislas où vous préparez les deux parties du baccalauréat et enfin au Lycée Louis-le-Grand pour la préparation aux grandes écoles. C’est à Stanislas qu’un jeune professeur de Physique, M. Bedeau, vous communique son propre enthousiasme pour la science qu’il enseigne et, devenu un brillant élève, vous passez aisément les baccalauréats de Mathématiques et de Philosophie. Au lycée Louis-le-Grand, vous suivez sans enthousiasme les classes qui préparent aux examens d’entrée de l’École Polytechnique et de l’École Normale, classes que l’on désigne familièrement sous le nom de « Taupe » : sans doute vous trouviez qu’on y manque un peu d’air et de lumière comme ce doit être le cas pour l’animal du même nom quand il creuse ses boyaux souterrains. Vous passez sans éclat l’examen d’entrée de Polytechnique. Déjà, à cette époque, les arts vous attiraient et vous pratiquiez avec succès le dessin et la peinture : peut-être, si vous n’aviez pu entrer à la grande école de la rue Descartes, vous seriez-vous orienté vers le métier d’architecte suivant l’exemple d’un de vos oncles qui reconstruisit la ville de Cambrai après la guerre de 1914.

     Vous sortez de l’École Polytechnique dans un assez bon rang qui cependant, ne vous permettait de choisir comme carrière civile que celle d’Ingénieur des Télégraphes. Vous êtes ainsi amené à suivre, sans beaucoup d’assiduité, les enseignements qui, à l’École supérieure d’Électricité et à l’École supérieure des Postes et Télégraphes préparent à une carrière dont la perspective ne vous enthousiasmait guère. Vous m’avez raconté sur votre passage dans ces grandes écoles une amusante anecdote. Vous aviez à l’École Polytechnique comme camarade d’études Jean Borotra, dé trois ans plus âgé que vous, qui commençait à devenir célèbre comme champion de tennis et que vous admiriez beaucoup pour cette raison. Un jour où Borotra devait simultanément participer à un championnat à l’étranger et passer un examen, vous l’avez remplacé dans cet examen en vous présentant sous son nom à l’examinateur. Celui-ci, peu satisfait sans doute de vos réponses, vous dit d’un ton sévère à la fin de l’examen : « Monsieur Boratra, si vous jouiez moins au tennis, vous sauriez mieux votre cours de Mécanique » Vous comprenez certainement qu’en induisant ainsi votre interrogateur à faire « une erreur sur la personne », vous avez commis une faute grave qui eut mérité une sanction. Fort heureusement pour vous il y a très longtemps de cela et les règles de la prescription vous mettent aujourd’hui à l’abri, de toute poursuite.

     Bien qu’alors vous fussiez encore à un âge qui a la réputation d’être sans pitié, vous vous intéressiez déjà beaucoup, comme vous n’avez jamais cessé de le faire depuis, aux relations humaines et aux questions sociales. Vous vous occupiez des Équipes sociales, mouvement lancé par Robert Garric, et vous y avez consacré beaucoup de temps dans les années qui ont suivi votre sortie de l’École Polytechnique. Vous aimez à évoquer les réunions d’études qui avaient lieu le soir. Les jeunes gens, dites-vous, y venaient après une longue journée de travail, fatigués, désireux néanmoins de s’instruire et il fallait que l’enseignant fit un effort pour accrocher l’attention, se mettre à la portée des enseignés, faire en sorte qu’il fût suivi et suivi avec intérêt. Et vous pensez que vous avez ainsi appris à entrer plus tard en contact intellectuel avec les auditeurs de vos exposés et même avec les lecteurs de vos écrits.

     Devenu ingénieur des Télégraphes, vous ne vous sentez aucunement attiré par les problèmes compliqués et austères que pose la technique des communications téléphoniques et vous obtenez facilement d’entrer dans le service un peu délaissé des câbles sous-marins. Vous voilà donc pendant cinq années, de 1924 à 1929, sillonnant les mers pour réparer les câbles endommagés, tâche fatigante par les constants déplacements sur mer qu’elle entraîne, mais aussi tâche difficile car les câbles sous-marins peuvent être atteints de maladies très variées qu’il faut savoir diagnostiquer, puis guérir. Parti huit mois par an sur les océans, vous avez appris à commander des équipes de marins et de techniciens et cela a aussi contribué à votre formation. Pendant vos périodes de retour à Paris, vos occupations peu astreignantes vous permettaient de vous consacrer aux Équipes sociales.

Vous vous étiez marié en 1926 à Mlle Paul-Dubois, petite fille du sculpteur Paul Dubois et du célèbre historien philosophe Taine. Un deuil cruel devait vous frapper prématurément car vous avez été veuf quelques mois seulement après votre mariage. Remarié en 1929, à Mlle Jeanne Motte vous avez eu sept enfants dont l’un vient de vous être tragiquement enlevé et à l’heure actuelle vous avez dix-sept petits-enfants.

     C’est précisément en cette année 1929 que s’est produit dans votre vie un événement qui allait changer complètement l’orientation de votre carrière. Il arrive ainsi parfois dans la vie des gens jeunes que se produise une brusque et imprévisible inflexion qui décide de tout leur avenir comme si une inexorable prédestination venait soudain peser sur leur destin. Un de vos parents, notre Confrère commun de l’Académie des Sciences, Jean-Jacques Trillat, travaillait alors au laboratoire de mon frère Maurice il vous invite à venir l’y voir et vous présente à mon frère. Vous êtes alors saisi du désir de vous consacrer à la recherche scientifique et, vous faisant détacher du service des Câbles, vous venez travailler avec mon frère. Vous avez à bien des reprises parlé avec une grande émotion des années de formation scientifique que vous avez passées près de lui. En 1959, dans la leçon inaugurale que vous avez faite en prenant possession de la Chaire de Physique nucléaire du Collège de France, vous avez dit : « Maurice de Broglie fut mon maître depuis 1930. Il m’a formé, comme ses autres élèves, avec une ténacité et une patience admirables. Je garde cette formation comme un trésor d’un grand prix : dix années passées auprès de lui furent dix années heureuses, bénies si l’on peut dire, définissant une tranche d’existence si pure et si parfaite que la vie en reste marquée comme d’une grâce particulière, longuement développée. »

     À cette époque, mon frère dont les travaux de laboratoire avaient jusque-là successivement portés sur les ions, le mouvement brownien, les Rayons X et l’effet photoélectrique, commençait à se préoccuper de la Physique nucléaire alors en pleine expansion. Se sentant peut-être déjà un peu âgé pour entreprendre lui-même de grands travaux expérimentaux personnels dans ce domaine si nouveau et si difficile, il voulait orienter des élèves dans cette direction et leur faire effectuer leurs premiers travaux sur ce sujet dans son laboratoire. Vous étiez alors un jeune ingénieur des Télégraphes peu au courant des grands problèmes de la Physique contemporaine. Mon frère vous guide dans vos premières recherches, vous formant peu à peu avec une souriante bienveillance qui pimentait parfois une petite pointe d’ironie et de scepticisme. C’est alors que j’ai eu le plaisir de faire votre connaissance notamment dans ces réunions que mon frère présidait et qui avaient lieu autour d’une grande table au premier étage de son laboratoire de la rue Lord Byron, mais déjà je venais peu à ces réunions car, engagé depuis, quelques années dans la carrière universitaire et ayant moi-même des élèves, je ne disposais plus librement de mon temps. À cette époque, vous avez fait vos premiers travaux personnels, vos premières notes dans les Comptes Rendus de l’Académie des Sciences et écrit un petit ouvrage sur les transmutations artificielles dans la collection des Actualités scientifiques de la maison Hermann. Mais, votre principale tâche lut alors la préparation de votre Thèse de Doctorat intitulée « Recherches sur l’interaction avec la matière des particules de très grande énergie : électrons d’origines diverses et particules du rayonnement cosmique » dont le titre à lui seul traçait déjà le programme de ce qui allait être une partie très importante de votre œuvre. Cette thèse que je conserve précieusement dans ma bibliothèque, vous l’avez soutenue en Sorbonne le 31 mars 1936 devant un jury où j’avais le plaisir de siéger aux côtés de nos regrettés confrères Charles Fabry et Frédéric Joliot. La même année, vous devenez professeur de Physique à l’École Polytechnique et Directeur d’un important laboratoire consacré à l’étude de la Physique nucléaire, et des rayons cosmiques et rattaché à votre chaire.

     À partir de ce moment, vos travaux scientifiques sur lesquels je reviendrai tout à l’heure vont se développer dans toute leur ampleur et autour de vous une équipe sans cesse plus nombreuse de jeunes chercheurs va travailler sous votre direction, Les honneurs et les charges vont pour vous se multiplier. En 1949, vous entrerez à l’Académie des Sciences dans la section de Physique, en 1951, vous êtes associé à la direction du Haut Commissariat à l’énergie atomique, en 1956, vous devenez vice-président du Comité scientifique du Centre européen de la Recherche nucléaire le (CERN) et en 1964, vous en serez Président. En 1959, après la disparition prématurée du regretté Frédéric Joliot, vous êtes appelé à le remplacer au Collège de France dans la Chaire de Physique nucléaire et dès lors vous devrez assumer non seulement deux enseignements de nature très différente, l’un à l’École Polytechnique et l’autre au Collège de France, mais aussi la direction simultanée des deux importants laboratoires dépendant de vos deux chaires. Ce sont là de lourdes tâches dont vous vous acquittez allègrement avec cette compétence scientifique et cette chaleur humaine qui font de vous un grand animateur. Je dois maintenant aborder la partie la plus difficile de ma tâche : celle qui consiste à donner une idée générale de vos travaux scientifiques.

     Assurément je ne puis ici faire un exposé approfondi de la Physique nucléaire et de la théorie des particules et je me bornerai à esquisser rapidement l’histoire du progrès de nos connaissances dans ce domaine et la part que vous avez prise à ce progrès.

     Cette histoire peut, me semble-t-il, se diviser en trois phases : celle des grandes découvertes initiales, celle de l’étude des rayons cosmiques et celle des grands accélérateurs de particules. La période des grandes découvertes initiales a commencé peu de temps avant votre naissance en 1896, et en 1898 quand Henri Besquerel a découvert le phénomène de la Radioactivité de l’Uranium et quand Pierre et Marie Curie ont identifié le Radium. Elle s’est poursuivie par les travaux du grand physicien anglais Rutherford et de ses émules qui aboutirent à établir qu’il existe au centre de l’atome un « noyau » où est concentrée l’individualité de l’espèce chimique, mais qui est susceptible dans certaines circonstances d’éclater en donnant naissance à d’autres espèces chimiques, réalisant ainsi cette transmutation de la matière dont avaient rêvé les alchimistes de jadis. Entre 1910 et 1930, d’autres découvertes se sont succédées dans ce domaine à un rythme relativement lent et la plus importante d’entre elles fut sans doute celle des éléments isotopes par Aston. Puis soudain, à partir de 1930, cette nouvelle branche de la Physique sortant de sa relative somnolence se développe d’une façon presque explosive et les découvertes les plus sensationnelles se succèdent d’année en année nous révélant l’existence de toute une série de particules nouvelles : le neutron, l’électron positif, le méson, sans parler du mystérieux neutrino.

     Or, c’est justement au moment où commence cet extraordinaire essor de nos connaissances sur les noyaux et les particules que vous entrez au laboratoire de mon frère et qu’il vous apprend à en suivre les progrès. Tandis que vous vous mettez à apprendre les techniques expérimentales qui permettent d’étudier les phénomènes en question et que vous faites vos premières recherches et réalisation personnelles, celui qui en France obtient alors les résultats les plus remarquables, c’est Frédéric Joliot. Disposant à l’institut de Radium, que dirige encore Mme Pierre Curie, de grandes quantités de corps radioactifs, doué d’une extraordinaire habileté expérimentale et d’une extrême pénétration dans l’interprétation des résultats obtenus, travaillant soit seul, soit avec le concours de sa femme Irène Joliot-Curie, il arrive successivement à pressentir l’existence du neutron, à réaliser la production des radioéléments artificiels et à mettre en évidence d’une façon frappante le phénomène si important de la « fission » des noyaux qui contenait en germe la possibilité de capter une partie de l’énorme réserve d’énergie contenue dans les noyaux d’atomes.

     Dans toute cette première période du développement de nos connaissances sur les noyaux et les particules, furent uniquement utilisés dans les laboratoires peu étendus et mal outillés des dispositifs expérimentaux relativement simples et il fallut toute l’ingéniosité expérimentale de très habiles physiciens dont je viens de rappeler quelques noms pour réaliser alors de si remarquables découvertes. Mais le moment allait venir où pour progresser davantage il fallut employer d’autres moyens. Alors s’est ouverte ce que je nommerai, en employant un adjectif qui n’est certainement pas dans le dictionnaire de l’Académie, la période « cosmicienne » du progrès de la Physique des particules. Il ne s’agissait plus d’observer les particules d’assez faibles énergies que l’on pouvait détecter à l’aide des modestes dispositifs jusque-là utilisés dans les laboratoires ; on voulait désormais se servir de ces mystérieuses particules d’une très grande énergie venant des espaces sidéraux, les rayons cosmiques, dont on connaissait depuis longtemps l’existence. Ces particules, en raison même de leur très grande énergie, sont susceptibles de produire des désintégrations atomiques d’un type alors encore inconnu avec, du moins l’espérait-on, l’apparition de particules nouvelles. Mais les arrivées sur la Terre des rayons cosmiques sont relativement rares et ont lieu entièrement au hasard. De plus, ils sont fortement absorbés par l’atmosphère ce qui à la surface du sol réduit leur nombre et leur efficacité. De là pour les observer et enregistrer leurs effets toutes sortes de difficultés techniques que les physiciens qui comme vous se consacrèrent à leur étude ne purent surmonter qu’à l’aide de prodiges d’habileté et de continuels efforts. Réalisation et surveillance d’appareils délicats et compliqués, Installation et utilisation de laboratoires dans des régions de haute montagne exigeant de longs séjours dans des lieux où la vie est difficile, répétition des observations en des points divers du globe terrestre sous toutes les latitudes, envois de ballons-sondes dans des parties très élevées de l’atmosphère pour y recueillir et en rapporter de précieuses informations, telles sont quelques-unes des tâches qu’à partir d’environ 1935 et pendant une vingtaine d’années vous avez constamment effectuées ou dirigées.

     La moisson fut abondante et de nombreuses particules nouvelles furent ainsi découvertes. Ce furent d’abord les « mésons » qu’on appela d’abord « mésotons » et dont le nom fut ensuite raccourci. Leur existence avait été prévue d’une façon remarquable par le théoricien japonais Yukawa en cherchant à interpréter les interactions à très courte distance qui s’exercent entre les particules à l’intérieur des noyaux atomiques et en assurent ainsi la stabilité. On découvrit très vite l’existence d’un méson qu’on appelle aujourd’hui le méson m et on crut pendant quelque temps que c’était la particule dont Yukawa avait annoncé l’existence, mais il n’en est rien car il n’intervient que dans des enteractions très faibles. Mais un peu plus tard le vrai méson de Yukawa, le méson p , qui peut se présenter sous trois formes avec une charge électrique positive, négative ou nulle, fut à son tour découvert. Ce n’était qu’un commencement : toute une série d’autres particules qu’on appela mésons ou hypérons suivant la valeur de leur masse furent successivement détectées et en particulier ce méson lourd dont vous avez été un des premiers à soupçonner l’existence.

     Mais une troisième période dans la recherche des particules élémentaires allait bientôt s’ouvrir. Depuis une quinzaine d’années, d’énormes appareils, dont je me garderai bien d’énumérer ici les noms rocailleux, ont fait leur apparition donnant aux vastes locaux où ils sont installés un aspect bien différent de ceux des petits laboratoires d’autrefois. Leur mise au point est très difficile, leur construction est longue et très coûteuse, leur utilisation et leur entretien exigent un personnel nombreux et exercé. Ces appareils, qui constituent ce que l’on a souvent nommé « l’artillerie atomique », ont pour mission de nous fournir des faisceaux très intenses et bien dirigés de particules d’une nature bien déterminée telles qu’électrons, protons, etc. Avec ces faisceaux on peut obtenir, en les faisant passer à travers la matière, de très nombreuses désintégrations atomiques avec production d’un très grand nombre de particules nouvelles. Plus n’est besoin d’attendre l’arrivée rare et capricieuse des rayons cosmiques. L’emploi des grands accélérateurs de particules a mis fin à la période « Cosmicienne » de la Physique des particules.

     Dans la pacifique bataille pour la conquête des particules que permet aujourd’hui la constitution d’une puissante artillerie atomique, vous avez su tout de suite, en vous adaptant à une situation nouvelle, prendre une place importante. Vous êtes rapidement entrée en relation avec le Centre européen de Recherche nucléaire de Genève que l’emploi si souvent énigmatique des sigles a conduit à désigner couramment par le nom de CERN. Ce Centre à caractère international dispose de moyens très importants et groupe de nombreux chercheurs et techniciens de nationalités diverses dont la compétence est indiscutée. Vous avez participé étroitement dans ces dernières années à son activité au point que tout récemment on vous y a chargé des fonctions lourdes et importantes de Président du Comité des directives scientifiques. Depuis que vous êtes entré au Collège de France, le laboratoire que vous dirigez dans ce grand établissement a reçu une mission assez surprenante : il n’accomplit en principe aucune expérience, mais il reçoit régulièrement du CERN sous forme de clichés photographiques des documents fournis par les expériences qui sont faites à Genève et en examinant avec soin ces clichés et en analysant la forme des trajectoires de particules qui s’y trouvent inscrites, il cherche à déterminer la nature déjà connue ou encore inconnue de ces particules. On pourrait comparer le rôle de ce laboratoire avec celui que joue un « service du chiffre » tel que celui avec lequel je me suis trouvé en relations indirectes pendant la guerre de 1914. Un tel service du chiffre reçoit des télégrammes contenant d’importantes informations, mais rédigés sous une forme qui ne permet pas d’en saisir immédiatement la signification. Le rôle du service est alors de décrypter le texte des télégrammes et d’en extraire les informations qui y étaient cachées. Ce genre de travail est toujours très difficile et il l’est particulièrement dans les recherches qu’effectue votre laboratoire du Collège de France. Il exige alors de très fines analyses dans lesquelles vous êtes personnellement passé maître et de très longs calculs dont on doit d’abord établir minutieusement le programme et que seules peuvent ensuite effectuer rapidement les calculatrices électroniques dont on dispose à l’heure actuelle.

     Les résultats obtenus grâce à ce nouveau genre d’investigations sont déjà innombrables. Toute une longue série de particules, que l’on classe en particules de petite masse (leptons), en particules de masse moyenne (mésons) et en particules de grande masse (hypérons) sont aujourd’hui connues et la liste en est certainement loin d’être close. Combien nous fait sourire aujourd’hui l’affirmation de l’illustre savant anglais Eddington quand il croyait avoir démontré qu’en dehors du photon de la lumière, il ne pouvait exister que deux particules élémentaires, l’électron et le proton ! Et comment ne pas évoquer alors le magnifique début des pensées de Pascal où il souligne que notre imagination se lasse plus tôt de concevoir que la nature de fournir ?

     Nous nous trouvons maintenant en présence d’un véritable fourmillement de particules anciennement connues ou récemment découvertes. Les unes sont stables ou ont du moins une vie assez longue, d’autres plus instables ont une vie très brève, d’autres enfin sont si instables et ont une durée de vie si courte qu’on ne sait plus bien si on peut encore les appeler des particules. On sait aussi aujourd’hui qu’à toute particule chargée électriquement correspond une particule ayant la charge électrique opposée que l’on considère comme étant « l’antiparticule » de la première et dont l’électron positif a été le premier exemple connu. Généralement, si la particule est stable, l’antiparticule est éphémère et l’on pourrait imaginer des mondes inconnus de nous où ce rapport de stabilité serait inversé. Ainsi se pose le problème de « l’antimatière » relié à celui de la non-conservation de la parité dont vous parlez souvent et sur lequel vous aimez à exercer votre imagination.

     Le nombre sans cesse croissant des particules connues, le fait qu’elles sont individuellement caractérisées non plus seulement par deux grandeurs, leur masse et leur charge électrique, mais par au moins trois autres grandeurs supplémentaires, tout cela fait qu’aujourd’hui le problème des particules est devenu d’une effrayante complexité. Notre esprit toujours épris d’unification et de synthèse voudrait mettre de l’ordre dans ce désordre et pouvoir se représenter toutes les particules comme des édifices constitués par des combinaisons diverses d’un seul élément de base, comme j’avais déjà tenté moi-même de le faire, il y a une trentaine d’années, dans ma théorie, aujourd’hui bien dépassée, de la « fusion ». Je pense que les considérations de symétrie utilisées aujourd’hui dans ce domaine par les théoriciens, pour intéressantes qu’elles soient, ne suffiront pas à nous fournir la clef du problème. Une grande œuvre d’interprétation théorique, fondée sans doute sur des idées nouvelles, reste à faire dans ce domaine. Ce sera la tâche des physiciens théoriciens de demain, mais elle n’aura été rendue possible que par l’intelligence, la ténacité et les efforts prolongés des expérimentateurs qui, comme vous et vos collaborateurs, auront patiemment réuni les documents nécessaires pour l’accomplir.

     Sans insister davantage sur ce sujet difficile, je voudrais maintenant parler de votre œuvre écrite. Je n’entends pas par là les articles ou les notes où vous avez exposé le résultat de vos recherches scientifiques, mais bien les publications à caractère plus général qui s’adressaient davantage au grand public. Il s’agit donc d’ouvrages qui rentrent dans ce qu’on appelle souvent la vulgarisation scientifique. Cette appellation est acceptable à condition de bien préciser que le substantif « vulgarisation » ne croit pas avoir ici le sens péjoratif que l’on attache souvent à l’adjectif « vulgaire ». Il s’agit, en effet, ici de faire connaître sous une forme claire et assez facilement accessible à un public cultivé, mais non spécialisé, les idées et les conquêtes les plus importantes de la science contemporaine. Cet effort, très louable et méritoire en lui-même, n’est pas d’ailleurs sans quelque danger : il tend assez facilement vers ce que l’on désigne aujourd’hui sous le nom de « science-fiction », genre de littérature qui n’est pas sans mérite, mais qui trop souvent contient plus de fiction que de science. Bien entendu rien de tel n’est à craindre de votre part et toutes vos œuvres de vulgarisation scientifique sont d’une haute qualité.

     Je signalerai d’abord, sans vouloir m’y arrêter, deux petits fascicules que vous avez publiés chez l’éditeur Hermann dès 1933, c’est-à-dire tout à fait au début de votre carrière scientifique sur les transmutations artificielles et sur les Rayons cosmiques. Beaucoup plus important est l’ouvrage que vous avez publié en 1945 chez Albin-Michel dans la collection « Sciences d’aujourd’hui » que dirige notre ami André George et qui fut réédité depuis. Il était lui aussi consacré aux rayons cosmiques, mais également aux Mésons dont la découverte était alors récente. Comme vous étiez déjà alors l’un des grands spécialistes de ces questions, vous en avez fait une analyse très détaillée qui est encore aujourd’hui bien intéressante à relire pour tous ceux qui veulent s’instruire sur les Rayons cosmiques et sur l’état de la question des particules avant le début de l’ère des grands accélérateurs.

     Vous avez aussi dirigé, en y participant vous-même activement, la publication d’importants ouvrages. Et d’abord un très beau volume intitulé Les Inventeurs célèbres où se trouvent réunies des études sur la vie et sur l’œuvre d’hommes illustres qui, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, ont réalisé des inventions importantes dans toutes les branches des applications de la Physique, inventions qui, peu à peu et à un rythme de plus en plus rapide, ont contribué à transformer entièrement les conditions de la vie des hommes. Ce très vaste programme, vous avez cru devoir élargir encore en consacrant un certain nombre de ces études à ceux qui, par un grand effort intellectuel, ont ouvert des voies nouvelles dans les diverses branches de la Physique. On pourrait à ce propos épiloguer sur les différences qui existent entre la découverte et l’invention, la première mettant en lumière quelque chose qui était caché, mais qui existait déjà, tandis que la seconde consiste seulement dans la réalisation de dispositifs nouveaux. Mais la différence n’est pas si grande et les deux choses sont très liées. Celui qui parvient à arracher à la Nature quelques-uns de ses secrets crée en même temps une nouvelle manière de penser qui, dans le domaine intellectuel, constitue une sorte d’invention. D’ailleurs dans la langue juridique, ne dit-on pas de celui qui a découvert un trésor qu’il en est « l’inventeur » ? Réalisé avec la collaboration d’auteurs très qualifiés qui ont imprimé aux articles qu’ils ont écrits la marque de leur personnalité, Les Inventeurs célèbres, ouvrage d’une belle présentation et magnifiquement illustré, constitue un document important pour l’histoire des sciences et des techniques.

     Deux autres ouvrages Les Grandes découvertes du XXe siècle et La Science contemporaine dont la publication est due également à votre initiative ont été écrits en collaboration par des groupes de jeunes physiciens et ingénieurs. Ils résument sous une forme très vivante la plupart des grandes conquêtes de la Physique contemporaine en s’étendant même souvent aux domaines de l’Astronomie, de la Chimie et de la Biologie.

     Mais j’ai hâte d’en arriver maintenant à celui de vos livres où vous avez mis, si je puis dire, le plus de vous-même et où s’expriment sous une forme émouvante la pensée et les préoccupations intellectuelles, morales et sociales d’un grand physicien. Je veux naturellement parler de l’ouvrage qui a pour titre Des Atomes et des Hommes, titre qui à lui seul suffit à indiquer que vous avez voulu parler non seulement des recherches en Physique atomique, mais de toute l’atmosphère humaine dans laquelle se développent ces recherches. Dans ce livre, vous avez réuni toutes les leçons de votre expérience. Vous l’avez écrit à cinquante-cinq ans, c’est-à-dire à l’âge où, parvenu à la maturité et sentant les années s’accumuler, on aime à se retourner vers son passé et à contempler avec plaisir, mais non sans un peu de mélancolie, la longue route que l’on a déjà parcourue sur le bref chemin de la vie.

     Je n’insisterai pas sur la première partie du volume parce qu’elle est consacrée aux découvertes concernant les atomes et les particules qui se sont succédé depuis la fin du siècle dernier. Or j’en ai déjà assez longuement parlé et je n’y reviens pas. Vous examinez ensuite les conditions dans lesquelles se poursuivent les recherches dans les laboratoires de Physique atomique. Vous nous décrivez, non sans émotion, la longue formation de jeunes chercheurs, l’influence que peut avoir sur eux les conseils d’un maître bienveillant, la patience qu’exige toute investigation sérieuse et prolongée. Incidemment vous vous demandez, et cette question, n’est pas sans faire un peu sourire, si un bon travailleur de laboratoire doit nécessairement être intelligent et votre réponse est légèrement dubitative. Assurément il n’est peut-être pas nécessaire d’avoir une grande acuité d’esprit pour accomplir convenablement la partie purement manuelle du travail de laboratoire, mais vous serez certainement d’accord avec moi pour admettre qu’un bon physicien doit aussi tout de même être intelligent.

     La description que vous nous donnez du développement des centres de recherche que vous avez eu l’occasion de visiter dans différentes parties du monde et qui comportent des locaux et un personnel de plus en plus importants ainsi que des appareils de plus en plus compliqués et coûteux vous amène à faire ressortir la valeur du travail en équipe. On parle beaucoup aujourd’hui dans les milieux scientifiques et techniques du travail en équipe et l’on en souligne l’efficacité et même la nécessité. Il est certain que, dans beaucoup de cas, il est devenu la condition d’un travail efficace. Il en est ainsi dans l’industrie non seulement dans les usines, mais aussi dans les laboratoires de recherche où il faut aboutir rapidement à des résultats précis susceptibles d’applications commercialement rentables. Il en est aussi de même aujourd’hui dans les grands laboratoires purement scientifiques où la complexité des moyens de recherche et la diversité des tâches à accomplir exigent une coordination des efforts et une collaboration constante entre les chercheurs. Je crois cependant qu’il ne faut pas surestimer la valeur du travail en équipe et oublier que l’effort individuel plus ou moins isolé garde dans certain cas toute son importance. Même dans le domaine expérimental, il pourrait encore arriver qu’un savant travaillant dans un laboratoire modeste pourvu de petits moyens puisse découvrir des phénomènes importants comme cela était couramment le cas autrefois. Il est probable que de telles découvertes sont maintenant impossibles en Physique nucléaire, en Électronique et dans beaucoup d’autres branches de la Physique, mais il y a dans la science, et même dans la Physique, beaucoup d’autres domaines encore inexplorés. D’ailleurs même dans le travail en équipe le rôle de ceux qui le dirigent reste considérable. Leurs qualités d’intelligence et de volonté, leur action individuelle jouent un rôle essentiel dans les succès de l’équipe : vous en êtes vous-même un remarquable exemple. Enfin, il y a le cas des théoriciens dont vous parlez toujours avec une sorte de prudente réserve. Il est arrivé souvent dans l’histoire de la Science que des hommes travaillant presque isolément soient parvenus, en utilisant les données que leur fournissait le travail des expérimentateurs, à apercevoir des idées synthétiques nouvelles qui ont illuminé des régions entières de la Science et qui ont ainsi puissamment contribué à ses progrès. Ce genre de travail exige une concentration de pensée qui n’est guère compatible avec le travail en équipe : on ne voit guère Newton ou Einstein travaillant en équipe ! Ici l’effort individuel reprend toute sa valeur. Dans le passé, de très grandes découvertes scientifiques ont été effectuées par des hommes assez solitaires et je pense qu’il en sera encore ainsi dans l’avenir.

     Je ne puis entrer ici dans une étude détaillée de très intéressants tableaux que vous nous faites, avec beaucoup de talent, de la formation et de la sélection des jeunes chercheurs, du milieu constitué par les savants que vous avez fréquentés et de leur genre de vie, de leur fraternité et de leurs horizons. Je n’insisterai guère non plus sur la partie de votre livre intitulée La France peut-elle prendre un virage ? où vous étudiez d’une façon très pertinente comment une transformation des programmes et des méthodes d’enseignement pourra permettre aux Français, dont la formation fut souvent jusqu’ici plutôt littéraire et artistique que scientifique et technique, de s’adapter à une époque où les sciences et les techniques vont jouer de plus en plus un rôle essentiel, cette adaptation étant nécessaire pour leur permettre de ne pas prendre trop de retard par rapport à d’autres nations aujourd’hui plus puissantes ou mieux outillées. La question est importante, mais complexe. Pour ma part, je souhaite que les Français, tout en s’adaptant aux conditions nouvelles d’un monde en pleine évolution et d’une sévère compétition internationale, sachent conserver le goût des idées générales, la force de l’imagination créatrice et l’emploi correct de notre langue si précise et si apte aux fines analyses, car cela seul leur permettra de temps à autre d’étonner encore leurs contemporains, comme ce fut si souvent le cas dans le passé, en projetant soudain une vive lumière sur de vastes régions de l’inconnu.

     Dans la dernière partie de cet ouvrage, vous avez analysé l’attitude du savant atomiste en face des problèmes philosophiques, moraux ou religieux. Tous vos lecteurs ne partageront sans doute pas entièrement les idées que vous développez, mais tous devront reconnaître que vous avez exposé avec beaucoup de conviction et de talent vos opinions personnelles et vous loueront de vous être toujours montré compréhensif à l’égard de ceux qui ne pensent pas exactement comme vous.

     Tel est, rapidement résumé l’essentiel de cette œuvre vraiment originale par sa forme et par son contenu. Vous comptez en publier prochainement une troisième édition où vous parlerez des travaux et de l’atmosphère intellectuelle et morale du CERN de Genève, centre qui n’existait pas encore quand vous avez composé votre livre, mais avec lequel vous avez eu depuis lors de nombreux contacts. Néanmoins dès maintenant sous sa forme actuelle, Des Atomes et des Hommes est une grande œuvre qui restera.

     Avant de cesser de parler de vous, je dois encore faire mention de vos « violons d’Ingres ». Et d’abord le sport et notamment le tennis : vous l’avez pratiqué très jeune et, sans acquérir dans ce domaine la renommée de votre ancien condisciple Borotra, vous avez gagné de nombreux championnats et participé à de nombreux tournois. Aujourd’hui, bien que vos multiples occupations et les années qui s’accumulent aient un peu diminué votre ardeur sportive, vous n’avez pas renoncé à demander au tennis une récréation et une détente. Votre second violon d’Ingres, c’est la peinture. Très jeune, vous avez montré des dispositions pour le dessin et vous vous êtes exercé à peindre. Vous avez acquis dans cet art une certaine renommée et l’on sait que vous aimez à représenter des paysages de banlieue et des gares de chemin de fer. D’où vient cette prédilection ? Peut-être les maisons lépreuses des banlieues vous émeuvent-elles parce qu’elles évoquent l’humble existence de ceux qui les habitent. Peut-être les gares de chemin de fer évoquent-elles pour vous la vie laborieuse et sans gloire des auxiliaires obscurs qui assurent le transport et la sécurité des voyageurs. Peut-être votre peinture est-elle le reflet de votre souci des fraternités humaines.

     Jusqu’ici, Monsieur, je ne me suis occupé que de vous. Maintenant, conformément à la coutume, Je dois encore parler un peu de votre prédécesseur, le général Maxime Weygand. En parler, non pas pour analyser sa personnalité et sa carrière car vous venez de le faire en termes excellents, avec beaucoup de finesse et avec le respect que l’on doit à la mémoire d’un homme d’une grande droiture qui eut à porter à diverses reprises de très lourdes responsabilités, notamment dans des périodes tragiques de notre histoire. Ma tâche est seulement de dire quelques mots sur le rôle joué à l’Académie française par le général Weygand. Ce n’est pas pour moi une tâche très facile car je l’ai peu connu, pendant quelques années seulement, alors qu’il était déjà assez âgé et qu’il faisait partie depuis longtemps de l’Académie, y étant entré bien avant moi.

     Je sais cependant que le général Weygand était fier d’appartenir à notre Compagnie car il a écrit un jour dans une lettre la phrase suivante : « L’Académie française m’a fait l’honneur de me choisir pour représenter l’armée française à côté des grands chefs de la guerre. J’en ai toujours éprouvé une gratitude dont je serais heureux que l’hommage soit transmis à l’Académie. »

     Je sais aussi qu’il a pris une part active à la vie de notre Compagnie et qu’il fut fort assidu à ses séances. Il jouissait de l’estime et du respect de tous, même de ceux qui ne partageaient pas toutes ses opinions. Il s’intéressait à l’attribution des prix et aux questions concernant le Dictionnaire dont la révision est préparée par une Commission où il siégea longtemps. Dans les séances de l’Académie, quand on discutait sur le Dictionnaire, on lui demandait souvent conseil, notamment comme il était bien naturel, quand il s’agissait de termes concernant l’art militaire et ses avis étaient toujours précieusement recueillis.

     Il conserva jusqu’à un âge très avancé une grande activité physique et une parfaite lucidité d’esprit. Il ne cessa jamais de travailler, d’écrire livres et articles et d’assumer ponctuellement la lourde tâche de répondre à la très nombreuse correspondance qu’il recevait. Et, à ce sujet, je me permettrai de citer un de mes souvenirs personnels. Il y a peu d’années, Weygand venait d’écrire un livre intitulé L’Armée à l’Académie où il évoquait la figure des militaires qui siégèrent autrefois dans nos rangs. Il m’envoya son livre avec une aimable dédicace, je le lus avec plaisir et je lui écrivis une lettre de remerciement dans laquelle je faisais quelques remarques sur quelques personnages dont il était question dans son ouvrage. Par retour du courrier, il me répondit en faisant au sujet de mes remarques certains commentaires. Et je fus fort bien étonné de voir que cet homme, plus que nonagénaire s’était donné la peine de répondre immédiatement à une simple lettre de remerciement.

     Le général Weygand avait, je le sais, beaucoup d’estime et même beaucoup de respect pour la recherche scientifique. Il savait combien elle exige de travail, de persévérance et même parfois d’abnégation et, étant donné son caractère, c’était là des qualités bien faites pour lui plaire. Aussi je ne crois pas me tromper en disant qu’il eût été heureux s’il avait pu savoir qu’il serait remplacé dans nos rangs par le savant éminent, par l’homme d’une haute valeur intellectuelle et morale, que vous êtes.