Discours de réception d’Abel Bonnard

Le 16 mars 1933

Abel BONNARD

ACADÉMIE FRANÇAISE

 

M. Abel Bonnard, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Le Goffic, y est venu prendre séance, le jeudi 16 mars 1933, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Vous m’avez fait le plus grand honneur qu’un écrivain français puisse recevoir. Le sentiment que j’ai de ce que je vous dois vous est un sûr garant de ma gratitude. Ayant toujours pensé que rien n’est si beau qu’une institution qui a duré noblement, je considère avec complaisance votre illustre compagnie. Non seulement, elle assure aux choses de l’esprit, dans la hiérarchie temporelle, le haut rang qui leur revient, mais encore, dans un pays où l’on a trop détruit, elle est un des fleuves par où un grand passé nous arrive et je suis sûr d’obtenir votre approbation, si je vous dis que dans l’instant où vous m’accueillez parmi vous, admirant d’abord les mérites éminents et divers que vous présentez à mon esprit, je ne m’arrête pourtant pas là ; je veux apercevoir aussi ces fantômes éclatants sous les auspices desquels vous vous réunissez, jusqu’aux plus hauts d’entre eux, jusqu’à Racine et jusqu’à Corneille. Au moment où un écrivain voit son humble lampe de travail s’agréger d’en bas à cette constellation splendide, comment son émotion ne serait-elle pas profonde ?

Si je n’ai pas eu l’heur de vraiment connaître Charles Le Goffic, il m’est arrivé du moins de le rencontrer plusieurs fois, dans les dernières années de sa vie, et c’était assez pour sentir tout ce qu’il avait de chaleur dans l’âme. Je revois son encolure robuste, sa taille un peu ramassée, sa tête engagée dans les épaules, ses yeux mobiles comme le flot. Je me rappelle quelle était la vivacité, la volubilité même de son élocution, dès qu’un sujet l’intéressait ; dans la presse où il était de tout dire, il arrivait que son débit s’embarrassât et ses mains se hâtaient alors au secours de ses paroles. Avec sa barbe grise, ses cheveux annelés, il ne ressemblait pas mal à saint Pierre, tel qu’on le figure dans les vieux tableaux ; mais de même que, derrière la physionomie familière et populaire du pêcheur galiléen, se dessine le mince cercle de lumière qui révèle un saint, de même, dans la bonhomie de Charles Le Goffic, il fallait savoir distinguer les expressions plus subtiles qui annonçaient un poète.

Je ne vous conterai point en détail, Messieurs, la vie de mon prédécesseur, d’abord parce que je crois qu’il n’est pas de chose où un poète ait moins de part qu’aux événements de son existence ; ensuite parce qu’il s’est malheureusement passé trop peu de temps depuis sa réception à l’Académie pour que vous n’ayez pas gardé très présent le discours où M. Henry Bordeaux l’introduisit parmi vous avec autant de sympathie que d’intelligence. Vous savez que Charles Le Goffic est né à Lannion, que son père, libraire en cette ville, était un homme passionné pour les choses bretonnes, catholique et royaliste fervent, c’est-à-dire très fidèle au passé dont il sortait, ce qui est toujours un signe de noblesse. Sa mère, Bretonne elle aussi, faisait cependant arriver jusqu’à lui une lointaine ascendance vénitienne, exténuée par le temps ; il n’est peut-être pas de meilleure condition pour un poète qu’était ainsi le fils d’une race, d’avoir pourtant dans ses veines le faible élément étranger qui réveille et excite en lui la conscience de ce qu’il est, comme un battant émeut une cloche. Je rappelle aussi que Charles Le Goffic appartenait à une famille très nombreuse, étant le dernier-né de douze enfants. Comme vous voyez, Messieurs, il vaut la peine d’avoir beaucoup d’enfants, puisqu’on risque de finir par un poète. Charles Le Goffic ne manqua ni des grâces ni des épreuves qui donnent son sens à une vie d’homme, puisqu’il eut une épouse qui resta toujours pour lui la plus proche des compagnes, un fils dont il put être fier, une fille bien-aimée qui manqua soudain à sa vie qu’elle illuminait. Il eut ainsi avec le destin ces rencontres à la fois banales et sacrées qui donnent à un homme l’occasion de souffrir et à un poète celle de chanter. Président de la Société des Gens de lettres, il mit tout son zèle à défendre les intérêts d’une profession qui est aujourd’hui le moins favorisé des métiers. Je rappelle enfin que, professeur pendant dix années, mon prédécesseur était par sa formation un lettré et un humaniste, de sorte que s’il resta si étroitement attaché au génie breton, ce fut par une fidélité libre et éclairée et non point par l’espèce de captivité d’un homme qui n’aurait pas connu autre chose que ce qu’il aime.

Si je ne me trompe, Messieurs, ces indications suffisent ; en effet, un auteur est dans ses livres ou bien il n’est nulle part. Les combats mêmes qu’il a livrés à sa destinée ne nous intéressent que par les résultats qu’ils ont eus, et ses victoires, ce sont ses ouvrages. Je sais qu’en parlant ainsi je ne me conforme guère au goût du jour. Dès qu’un auteur est atteint ou seulement effleuré par le rayon de la gloire, on est curieux des moindres détails de son histoire, on furète dans toute sa vie : il n’y a plus que ses ouvrages qu’on néglige. Nos contemporains ressemblent à des gens qui, attirés vers un arbre par l’éclat de ses fruits, n’auraient plus, une fois arrivés sous ses branches, d’attention que pour ses feuilles. Nous pourrions dès maintenant, puisque nous ne suivons point cette mode, aborder l’œuvre de Charles Le Goffic ; s’il n’y avait pas dans son cas quelque chose de particulier. Il fut si associé à sa terre qu’on ne saurait arriver à lui sans passer par elle. Comme il se trouvait que je n’étais jamais allé en Bretagne, je compris que, si je ne comblais cette lacune, je ne serais point en état de parler de l’homme auquel je succède ici. Je partis donc de Paris, seul, en auto, au commencement d’octobre, par un fort mauvais temps, entrecoupé d’averses très drues et de bourrasques très violentes. Dans l’après-midi, cependant, comme j’étais plus qu’à mi-chemin, le ciel s’éclaircit. De grandes forêts d’un or bruni se déroulaient à contre-jour comme des fumées somptueuses. L’azur où fuyaient de grands nuages était vivifié et comme dilaté par un souffle marin, car, lorsqu’on va vers l’Océan, on est encore bien loin de ses bords qu’on avance déjà sous des ciels qui lui appartiennent. Sur la route où je n’apercevais personne, je voyais pendant un instant trotter devant moi un cheval solitaire, qui emportait sur sa croupe mordorée le reflet de la saison. Le soleil déclinant inondait l’horizon d’une pluie de lumière jaune. Je traversais une petite ville engourdie où des toits ronds s’endormaient autour d’un clocher aigu. Avec la crédulité qu’il faut aux voyageurs comme aux amoureux, je me demandais naïvement si la douceur bretonne m’atteignait déjà. Certaines contrées s’annoncent par des aspects si brusques et des changements si marqués qu’on ne doute pas du lieu où on les touche. Ici je ne rencontrais pas la frontière précise d’un pays, mais la frontière subtile d’une âme. Cette Bretagne dont j’approchais n’était point comme ces terres du Midi dont la caresse hardie s’empare aussitôt du voyageur ; ce qui venait jusqu’à moi, c’était plutôt une douceur tâtonnante qui me cherchait, me trouvait, me reperdait et dont le charme particulier s’insinuait je ne sais comment dans le charme général du crépuscule.

J’arrivai à Saint-Malo à la nuit tombante et au moment de la pleine marée que rendait plus forte encore la violence de la mer. Les vagues tonnaient sur le parapet de la route et aspergeaient d’un baptême d’embruns les autos qui fuyaient sur la chaussée. À peine assuré d’une chambre, je courus de l’hôtel jusqu’au rempart. Le spectacle était admirable ; les flots en révolte écumaient au bas des vieilles murailles, comme sur les îlots et les brisants dont leur blancheur me signalait les contours, mais cette colère de l’Océan ne semblait qu’une fête de sa force. Partout, dans un entrelacement de terre et de mer qui amusait d’autant plus mon esprit qu’il n’en savait pas la figure exacte, des phares ouvraient et fermaient leurs yeux de pierreries. Au haut d’un ciel lustré par le vent, où nuages superbes passaient à pleines voiles, éclatait une lune sans mollesse ni langueur, reine virile de tous ces prestiges. Dans les rues mêmes par où je revins et où des fenêtres éclairées encadraient partout les paisibles tableaux de la vie domestique, le vent faisait encore son bruit de sergent recruteur, et avec ses appels de clairon, ses roulements de tambour, ses promesses d’aventure, il semblait qu’il venait ravir l’âme des enfants à l’amour des mères. Enfin j’arrivai au port intérieur. Là, tout près des vagues grondantes, reposaient sur une eau lisse quelques voiliers dont la mâture nue dormait comme une ramure aigre et calme sur un ciel d’hiver. Telles étaient les images par lesquelles s’annonçait à moi cette terre bretonne dont l’âme est plus qu’à demi répandue sur la mer.

Le bref voyage que j’y fis m’a laissé cependant des impressions d’autant plus vives que mon passage fut plus rapide. Je ne me fais pas illusion sur ce qu’elles valent. Je sais qu’une vieille terre ne se laisse pas voler son secret si facilement. Si je voulais vraiment connaître l’âme bretonne, que n’emportais-je avec moi les ouvrages de ceux qui l’ont rapprochée de nous, depuis le grand Châteaubriand et le modeste Brizeux, jusqu’à Anatole Le Braz et Charles Le Goffic lui-même ? Ne pouvais-je relire les livres de Pierre Loti, d’André Suarès et l’ouvrage grave et magnifique qu’un de vous, M. André Chevrillon, a consacré à cette race et à cette terre ? Mais j’avoue que, dans ma course, je n’y songeais point : le bonheur des impressions directes était trop vif en moi pour me laisser l’envie ou le souci d’autre chose. Le premier voyage a ceci de délicieux qu’il est celui de la sensation : il nous semble que les choses s’y livrent à nous. Il est comme certains commencements d’amour où la facilité avec laquelle nous obtenons les premières faveurs nous abuse sur la difficulté que nous aurons à obtenir les dernières. Cependant je me trouvais cette fois parcourir un pays qui bien loin de se produire, évite de s’exprimer, une terre, qui ressemble à certains visages de femmes qu’on ne voit jamais tout à fait bien, parce qu’ils se détournent légèrement dès qu’ils sentent sur eux le poids d’un regard. Mais cela même me plaisait. J’aimais ces profils perdus de l’âme bretonne. J’achevai mon voyage par Vannes, molle comme une ville du Sud et peuplée d’ombres sanglantes. Après Saint-Malo, j’étais allé d’abord à Tréguier où, près de la vieille église, d’une rudesse adoucie par la vétusté, la statue dorée de Renan, affaissé sous le bras d’une Minerve étique, prête à ce grand homme, observateur perspicace et incorruptible de la démocratie, une figure peu digne de lui. Je parcourais ces rivages où parfois la terre et la mer opposent et heurtent leurs deux majestés contraires et où parfois elles entrelacent leurs lignes avec une grâce presque lascive. J’apercevais ces îles éparses de la Bretagne comme de sombres Sporades. J’aimais ces estuaires majestueux qu’ont là-bas les moindres rivières et où il semble que les Tritons viennent prendre une Nymphe rustique pour la mener en triomphe au lit du dieu Océan. Je n’étais pas moins touché par les aspects intérieurs de cette terre marine, par ces montagnes usées, par ces rochers pareils à des guerriers farouches qu’ont désarmés peu, à peu les faibles mains de l’air et de l’eau. Il pleuvait le plus souvent. Mais parfois le ciel s’éclairait, les juvéniles couleurs du Nord, encore attendries par l’humidité, faisaient partout leur rentrée. Alors l’auto du voyageur, s’arrêtant avec respect, n’était plus qu’un gros bourdon au bord de l’immense corolle qui a pour pistils des clochers.

Arrivons maintenant, Messieurs, à l’œuvre du Breton Charles Le Goffic. Elle est diverse et nombreuse. Mais où que sa curiosité porte notre auteur, il ne reste pas longtemps écarté de sa Bretagne. On dirait que son style s’affine dès qu’il parle d’elle ; mille adjectifs amoureux palpitent comme des papillons sur les paysages qu’il nous décrit. Mais ici se présente, une observation dont je désire marquer l’importance. Si épris qu’il soit de sa terre, et en raison de l’amour qu’il lui porte, notre poète n’admet aucun des thèmes faciles et convenus qui s’offrent à ceux qui parlent de l’âme bretonne. Il les rejette avec une aversion qui va presque jusqu’à la colère. Cette race qu’il aime, il veut la connaître telle qu’elle est. Il ne nous cache en rien, par exemple, ce qu’a pu avoir d’affreux la vie des mousses à bord des bateaux qui allaient à Terre-Neuve. Il ne nous déguise pas davantage les excès de cette ivrognerie qui semble n’être, chez les Bretons, que l’expression inférieure du besoin qu’ils ont de quitter la vie pour le rêve. Des romans comme le Crucifié de Keraliès, comme l’Abbesse de Guérande ne sont rien moins que des livres fades. Dans l’un il nous peint la superstition nouée à la haine ; dans l’autre il nous montre jusqu’à quelle dureté l’orgueil de caste peut porter une âme. De même, dans livre où il fait le portrait de La Tour d’Auvergne, il ne laisse pas de nous marquer finement ce qu’il y a d’un peu creux dans cette noble figure. Quand il nous raconte cette Chouannerie où il y eut tant de grandeur perdue, il est si soucieux de serrer les choses de près que cela l’empêche, si je ne me trompe, d’atteindre et de délivrer tout ce que ce sujet contenait de sublime obscur. Même dans son dernier ouvrage, Broceliande, que la mort ne lui a pas permis d’achever, il écarte la poésie que des trouvères français ont attachée à des noms de son pays. Tout cela lui paraît trop joli et trop mondain pour être breton, et, comme impatienté par ces histoires de fontaines magiques et de châteaux enchantés, il préfère ne laisser à la forêt de Paimpont que le charme banal, mais profond, que les clartés changeantes du ciel versent à ses ombres. Si j’insiste sur ce goût de Charles Le Goffic pour la réalité, c’est que bien loin de croire que cette disposition ait gêné en lui le don poétique, je pense qu’elle l’a nourri au contraire. La poésie, en effet, ne flotte pas dans le vide. Elle dort dans les entrailles du réel, comme les diamants et les émeraudes. Ce qu’on peut parfois reprocher aux réalistes, en littérature, ce n’est pas d’aller jusqu’où ils nous mènent, mais de n’avoir pas poussé plus avant. Ils descendent vers une mine qu’ils n’atteignent point, ils s’arrêtent aux portes de l’or. Les poètes pénètrent plus loin que les réalistes eux-mêmes : à travers les résultats de la vie, ils nous mènent jusqu’à ses intentions et à ses efforts ; car le monde où nous vivons ne doit pas être regardé comme quelque chose d’inerte : ce que nous appelons la réalité n’est que les décombres d’un rêve.

Avant d’en venir à l’œuvre poétique de Charles Le Goffic, je rencontre un groupe de livres qui ont beaucoup fait pour sa renommée : ce sont ceux où il a raconté l’admirable épopée militaire des fusiliers marins dans la bataille de l’Yser. Charles Le Goffic, dans ces trois ouvrages, a triomphé d’une des plus grandes difficultés qui puissent se présenter à un écrivain d’aujourd’hui, celle de bien parler de la dernière guerre. Car, d’une part, certains des nôtres, officiers ou soldats, accomplirent alors des actes tels qu’ils méritent d’épuiser la louange et actes suprêmes furent mêlés à tant de souffrances, de misères, d’angoisses et d’agonies qu’une louange trop expéditive ne paraît qu’une façon de leur manquer de respect. Parmi ceux qui prirent ainsi des droits absolus sur notre gratitude, les uns ont gardé une âme si simple, ou s’en sont fait une si haute que la louange ne les soucie pas. D’autres n’ont pas cessé d’y être sensibles, mais craignant qu’elle touche indiscrètement au monde de sentiments pudique, obscur, ombrageux d’où est sorti ce qu’ils ont fait de plus beau, ils aspirent plus encore à être compris qu’à être loués. Pour bien traiter une matière si délicate, Charles Le Goffic n’eut qu’à rester fidèle à son souci de la vérité. Il lui fut sans doute facile de suivre en esprit cette héroïque brigade où son fils le représentait et qui était principalement formée de ces Bretons comme il en avait connu de tout temps. Il nous a narré leurs exploits aussi simplement qu’ils les accomplirent. Ces marins étaient mieux préparés que qui que ce fût à regarder sans trouble la mort des batailles, parce qu’ils avaient déjà regardé la mort des tempêtes. Ce qui rend si noble, à mon sentiment, la formation du véritable homme de mer, ce n’est pas seulement la familiarité, avec le danger, c’est qu’il affronte le péril loin de tout spectacle et de toute gloire. Dans les rencontres où ces pêcheurs bretons déploient tout ce qu’un homme peut avoir d’adresse, de courage et de volonté, il n’y a autour d’eux que l’horreur de la nuit, la haine des écueils, les rages du vent et de l’eau, et quand ils reviennent à ce port qu’ils ont risqué de ne plus revoir, ils n’y trouvent personne pour les applaudir, mais seulement l’embrassement d’une femme avide de les reprendre pour quelques heures, et les enfants qui se pendent à eux, pour les alourdir et les retenir dans la maison, comme l’ancre retient leur barque dans le petit port. Aussi n’est-il guère de marins vantards, ou, s’il s’en trouve, ce sont les marins qui restent à terre.

Je goûte à présent, Messieurs, l’instant le plus agréable de cet éloge : j’arrive à l’œuvre poétique de Charles Le Goffic. Ils sont dans votre mémoire, ces poèmes si discrets qu’alors même qu’ils sont devenus célèbres, ils gardent la grâce de ce qui n’a pas été fait pour être connu. Je voudrais cependant vous en redire un, non seulement parce que je ne doute pas que vous n’ayez cette lecture agréable, mais parce qu’il n’est pas de magie plus sûre pour évoquer celui dont je parle, que de le rappeler ici par ses propres vers.

CHANSON POPULAIRE

À Maurice Barrès.

Les marins ont dit aux oiseaux de mer :
Nous allons bientôt partir pour l’Islande,
Quand le vent du Nord sera moins amer
Et quand le printemps fleurira la lande.

Et les bons oiseaux leur ont répondu :
Voici les muguets et les violettes,
Les vents sont plus doux ; la brume a fondu.
Partez, ô marins, sur vos goëlettes.

Vos femmes ici prieront à genoux,
Elles vous seront constamment fidèles ;
Nous voudrions bien partir avec vous
S’il ne valait mieux rester auprès d’elles ;

Nous leur parlerons de votre retour,
Nous dirons les gains d’une pêche heureuse,
Et comment, la nuit, et comment, le jour,
Comment votre cœur bat sous la vareuse.

Et nous les ferons renaître à l’espoir
Tandis que, les yeux tournés vers le pôle,
Elles s’en viendront, au tomber du soir,
Pleurer deux à deux sur les bancs du môle.

Admirons, Messieurs, ce que peut un art simple et adroit, alors même qu’il n’est pas doré des plus hauts prestiges, mais argenté seulement de sincérité et d’émotion. Ces vers n’ont pas cherché à être à la mode, ils ne seront donc jamais démodés. Ils n’ont pas prétendu à la première place, ils garderont donc toujours la leur. Si tendres qu’ils soient, on se tromperait fort en les prenant pour des romances. La romance est le contraire de la poésie, qu’elle contrefait, parce qu’elle a pour matière un sentiment faux ; ces poèmes sont nourris d’un sentiment vrai. Ils achèvent dans le ciel une œuvre enracinée dans la terre. Tant qu’on écoutera tinter dans l’air plein de nuances les Angélus bretons, ces rimes simples et justes se prolongeront aussi dans les âmes : l’œuvre poétique de Charles Le Goffic est un des clochers de son pays.

Quoique je sache, Messieurs, quelle est, en des occasions comme celle-ci, votre indulgence pour toutes les observations qu’on peut vous présenter, je suis trop convaincu de l’auguste importance de la poésie pour développer ici certaines considérations, uniquement parce qu’elles sont commodes à mon propos d’aujourd’hui. Je n’oublie pas que la plus belle parole de la religion : « Il y a beaucoup de maisons dans la demeure de mon Père », est aussi la plus belle parole de l’art. Il n’appartient qu’au génie de jouer librement au-dessus des hommes, de n’être lié à rien pour pouvoir s’attacher à tout et de remplir de sa richesse sa solitude. Mais au-dessous de ces exceptions souveraines, c’est un profond bonheur de ne pas être un individu isolé, un grain de talent plus ou moins brillant, mais au contraire comme Charles Le Goffic, d’achever toute une race. Distinct de ceux qui l’entourent sans être séparé d’eux, supérieur à son peuple sans lui devenir étranger, il chante ce que les siens n’auraient pas su dire ; il exprime leurs secrets sans les profaner, il porte leur silence jusqu’à la lyre. Le poète qui n’a aucune sorte de rapport avec les hommes médiocres en entretient de très étroits avec les humbles. Il nous rappelle par ses chants qu’une vie humble est très éloignée d’une vie basse et qu’elle reflète tous les astres d’une vie haute. Ainsi, quand il écrivait ses vers, Charles Le Goffic avait au-dessus de lui le ciel étoilé des Maîtres, c’est-à-dire, ce que la vie personnelle a produit de plus éclatant ; mais, au-dessous de lui, il avait ce que la vie collective a gardé de plus profond, ces vieilles femmes qui font sans le savoir des gestes de prêtresses en entretenant le foyer, ces paysans dont la vie de labeur est doublée d’une vie de rêve, ces pêcheurs dont la lutte avec l’Océan est une épopée obscure. Dans la triste désagrégation de l’âge moderne, mon prédécesseur peut-être comparé à quelques autres écrivains contemporains, l’austère, Ferdinand Fabre, le sérieux Pouvillon, mais il en est un surtout dont je veux le rapprocher, d’autant plus qu’ils furent tous deux liés d’amitié : c’est Maurice Barrès. Le cas de Barrès est cependant tout autre, car ce Lorrain a mis une volonté si marquée à retrouver sa terre qu’on peut presque dire qu’il l’a choisie. En parlant ainsi, je ne crois pas diminuer, mais relever au contraire la valeur de la leçon qu’il nous donné. L’homme exceptionnel qui pouvait à bon droit jouir de toutes les ivresses du monde, sacrifie une liberté légitime pour apprendre à l’homme ordinaire à ne pas se perdre par une liberté usurpée ; le grand vaisseau, encore enivré d’horizons, laisse tomber son ancre dans le port modeste qu’il ne quittera plus, et c’est un instant vraiment solennel que celui où le maître du navire, descendant à terre pour ne jamais repartir, se condamne volontairement à une beauté médiocre, pour retrouver une poésie profonde. Le cas de Mistral, qu’il est impossible de ne pas évoquer ici, diffère encore de celui-là : jamais il ne quitta sa Provence, mais sans se contenter de lui rester fidèle, il lui rendit toute l’âme qu’elle devait avoir, et il remit sur sa tête de paysanne la couronne de reine qu’elle avait perdue. Je ne conçois pas qu’un poète puisse avoir un destin plus beau que de sacrer ainsi le front de sa mère. L’histoire de Charles Le Goffic est plus simple ; il s’est borné à ne jamais rompre avec sa terre et alors même que les hasards de sa vie l’emportaient loin d’elle, il ne s’éloignait de sa Bretagne qu’en se retournant pour la regarder. Il avait un appartement à Paris mais il s’en échappait dès qu’il pouvait pour retourner à sa maison de la côte, comme un oiseau qui s’enfuit de sa cage pour revenir à son nid. La leçon qu’il nous donne ainsi, pour rester douce et modeste, n’en est pas moins précieuse. Dans la société d’aujourd’hui, où partout l’individu s’expose dans sa vanité et dans sa misère de diamant faux, il nous rappelle par son exemple que rien ne nous permet mieux d’enrichir ce que nous sommes que de demeurer fidèles à ce dont nous sortons. Le monde moderne est plein d’impies qui ne sont que des ingrats. Ces idées m’ont été rendues plus sensibles par un spectacle qui me fut offert, au cours du bref voyage dont je vous parlais tout à l’heure. Par un après-midi de dimanche, terne et doux, j’arrivai dans une ville où je m’étais promis de trouver la quintessence de la paix et de la langueur bretonnes : une grosse foire la remplissait de son vacarme. Ce mécompte me causa d’abord un vif déplaisir ; les voyageurs comme les amoureux ont leurs exigences : ils n’aiment pas sans condition. Mais bientôt mon humeur tomba et je ne m’occupai plus qu’à observer librement le spectacle qui m’avait fâché tout d’abord. Je dus convenir avec moi-même que nulle part je n’aurais pu trouver une foule moins grossière que celle-là. Elle s’amusait sans cris, sans quolibets, sans injures. Des chanteurs ambulants s’étaient établis à un carrefour. Accompagnée par deux hommes, l’un jouant de l’accordéon, l’autre râclant un violon, une femme d’une laideur effrontée jetait dans l’air les couplets d’une romance. Des gens rassemblés écoutaient, certains même avaient acheté le placard où les vers étaient imprimés, mais personne ne reprenait le refrain ; chacun d’eux, homme ou femme, préservait en soi le secret que cette romance avait réveillé et rien n’était si frappant que de voir comment cette chanson vulgaire suscitait en eux une émotion délicate. Des Bretonnes en grand costume allaient et venaient ; plusieurs étaient jolies, aucune n’était sans noblesse, et je voudrais rendre exactement la nuance de leur expression. Ce n’était rien moins que de la mélancolie, mais plutôt une sorte de supériorité involontaire sur les circonstances ; elles semblaient fort aises de se trouver là, mais on eût dit qu’elles n’y étaient pas tout entières et je croyais saisir dans leur physionomie cette mystérieuse ubiquité de l’âme bretonne, qui fait que, quel que soit le labeur auquel s’appliquent les gens de ce pays, ou le plaisir auquel ils s’adonnent, quelque chose d’eux-mêmes semble toujours soutiré à leur activité du moment, pour être retenu dans les Limbes où rêve la race. Ces femmes portaient les charmantes coiffes blanches qui sont là-bas répandues sur les foules comme les mouettes sur les flots. Je reconnaissais celle de Tréguier, avec ses deux barbes effilées, celle de Morlaix, dont la cuve enserre exactement le chignon, j’admirais surtout les deux anses, les deux arceaux de dentelle à peine rattachés au bonnet qui composent la coiffe ravissante de Saint-Thégonnec. Cependant d’autres jeunes femmes avaient mieux aimé se mettre des chapeaux à la mode d’aujourd’hui. C’était bien leur droit. Mais quelle figure faisaient ces tristes couvercles, invention d’une modiste provinciale, en comparaison des couronnes aériennes, chef-d’œuvre d’un art fixé, qui semblaient avoir été posées par la main des morts sur la tête des vivantes ! Celles qui s’étaient ajustées selon la mode actuelle croyaient sans doute s’élever ainsi dans la hiérarchie sociale et cesser d’être des paysannes pour devenir des dames. Or c’était le contraire qui arrivait ; elles semblaient déchues d’une royauté mystérieuse, abandonnées par les Fées, et moi-même, remarquant ce que chacune d’elles pouvait avoir de défauts physiques, j’exerçais involontairement sur ces Bretonnes désagrégées une critique qui n’aurait pas osé attaquer si directement celles de leurs sœurs que protégeait à mes yeux la majesté de l’ensemble où elles étaient placées. En regardant le contraste que cette coquetterie de hasard faisait avec les anciens costumes, il me semblait que je voyais s’opposer les pauvres fanfaronnades de l’individualisme moderne à tout ce qu’une tradition conservée assure à un être humain, fût-ce au plus ordinaire, de dignité, d’honneur, d’élégance, d’épanouissement véritable. Sous le spectacle qui m’était ainsi présenté, j’aurais volontiers écrit une phrase qui résume assez bien, je crois, le conseil que nous donne l’œuvre de Charles Le Goffic : « On n’est pas soi-même à soi tout seul. »

Nous voici, Messieurs, ramenés pour finir à cette Bretagne que nous avons considérée en commençant, mais il me semble que nous sommes maintenant plus près d’elle, par la médiation du poète qui fut ici mon prédécesseur. Je revois cette terre faite d’une âpreté qui s’use et d’une douceur qui se répand. Je revois ce que j’ai peut-être le plus aimé de ses paysages, ces courtes rivières dont l’Océan élargit majestueusement les estuaires, mais ce qu’elles évoquent maintenant en moi, ce sont ces âmes bretonnes dont la plus simple est agrandie par l’idée de la mort et de l’infini. Je revois ces églises qui, selon l’heure, lâchent ou rappellent leur peuple de femmes, et ces femmes auxquelles l’uniformité des robes noires et des coiffes blanches donne un aspect presque monacal, comme si c’était ici une vocation plus austère qu’ailleurs d’être épouse, mère, ménagère. Je revois ces villages dont les rues ne sont pas toujours bien tenues, mais dont les cimetières le sont toujours, de sorte que la fidélité des vivants pour les morts y resplendit sur les tombes. La Bretagne nous est précieuse pour l’âme qu’elle garde sans l’épuiser dans des paroles, pour le silence subtil qu’elle ajoute à un pays d’éloquence. Elle nous importe à la fois par le génie particulier qu’elle conserve et parce qu’elle fait arriver jusqu’à nous un passé général de l’homme qui est déjà englouti ailleurs. Tandis que je parcourais cette terre, elle évoquait en moi celle qui lui répond à l’autre bout de la France, je veux dire la Provence. Je les voyais s’opposer harmonieusement toutes deux, l’une en relief et l’autre en retrait, l’une aimant à s’exprimer autant que l’autre y répugne, l’une, la Provence, frappant l’azur de ses aspects définis, avec ses édifices antiques que le temps n’a pas osé mordre, l’autre, la Bretagne, persistant plus qu’elle ne résiste, avec ses églises de granit qui maintiennent leur masse sans défendre leur contour ; l’une, la Provence, pays de volupté où l’homme dit ma belle à celle qu’il aime, l’autre, la Bretagne, pays de tendresse où il lui dit ma douce ; l’une, la Provence, débordant sur la mer éclatante et comme publique où se rencontrent les différents peuples, où surgissent les îles précises de l’archipel grec, l’autre, la Bretagne, finissant sur un Océan qui ne mène à rien et au fond duquel on entrevoit seulement des îles errantes, celle de Saint-Brandan, l’ultime Thulé ; l’une montrant les pays où l’esprit se trouve, l’autre indiquant les espaces où l’âme se perd, l’une nous rattachant à l’antiquité claire et l’autre à l’antiquité obscure, l’une nous reliant à la pensée et l’autre nous reliant au rêve. Il nous faut garder et soigner également tout cela, Messieurs, si nous ne voulons pas tomber dans la pauvreté et la platitude. On répète à satiété que la France est le pays de la raison ; c’est an moins celui des raisonneurs. Mais la raison elle-même ne fait que s’agiter dans un cachot illuminé, si elle cesse d’entretenir avec le réel les rapports sans nombre qui ne sont pas moins nécessaires ni moins féconds lorsqu’ils l’embarrassent que lorsqu’ils l’éclairent. De toutes les différentes espèces d’hommes, il ne faut abominer que les tyrans maniaques qui veulent éteindre sous un badigeon d’uniformité la charmante variété des choses et changer en oiseau gris, en morne volaille, le paon éblouissant de la vie. La France n’est pas celtique, ni gauloise, ni romaine, ni latine : c’est-manquer à la comprendre que de la réduire à l’un quelconque de ses éléments ; c’est mal apprécier la merveille même de son génie, c’est désigner l’arc-en-ciel par une seule de ses couleurs. La France est la Musicienne de l’Occident. Elle a pour âme un concert. En ce jour où nous honorons Charles Le Goffic, que la riche symphonie se taise un instant, que le chant des violons s’apaise en un murmure de soie, que les cuivres retiennent leur clameur, tandis que, sur le silence attentif de tout l’orchestre, se dessine et se suspend une minute la mélodie suave du poète Breton.