Discours de réception de Henri Robert

Le 12 juin 1924

Henri ROBERT

Réception de Henri-Robert

 

M. HENRI-ROBERT, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Alexandre RIBOT, y est venu prendre séance le 12 juin 1924 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Je manquerais de clairvoyance et de modestie et je ferais preuve d’une ingratitude qui me rendrait moins digne encore de l’honneur que vous m’avez accordé, si je prétendais aujourd’hui venir, en mon seul, vous en remercier.

Cette faveur si haute, je la dois à la robe d’avocat que je porte depuis près de quarante ans et à qui vous avez accoutumé de réserver une place dans votre Compagnie. C’est elle qui me prête ses titres de noblesse.

Je ne m’y trompe pas : c’est au barreau, où depuis ma lointaine jeunesse s’est écoulée toute ma carrière, que vous avez voulu ouvrir votre porte. L’Ordre des avocats, déjà, avait magnifiquement reconnu ma fidélité. Je lui dois aussi, par l’effet de votre bienveillance, un ultime honneur dont je sens tout le prix.

Mais je ne pourrais oublier de rendre grâce à celui qui me permet de prendre la parole parmi vous.

Le 3 septembre 1640, mon illustre et lointain confrère, Olivier Patru, eut l’heureuse et redoutable inspiration d’adresser à vos prédécesseurs un compliment académique.

À mon tour, je devrais vous dire : « J’apprends aujourd’hui qu’on peut être votre confrère, « sans avoir votre mérite : »

Pour m’inviter à la modestie, Patru ajoutait, pensant à moi seul très certainement : « Vos successeurs ne seront plus désormais que l’ombre de ce que vous êtes et des enfants qui n’auront que le seul nom de leurs pères. »

Mais était-il besoin du souvenir de Patru pour m’inspirer ce sentiment d’humilité ? Et ne suffit-il pas d’évoquer la grande figure de celui auquel vous m’avez appelé à succéder ?

M. Alexandre Ribot était né en 1842, à Saint-Omer, d’une modeste famille de cette bourgeoisie provinciale, où se perpétuent les traditions d’honneur, de travail, d’ordre et d’économie qui ont, de tout temps, fait la force de la France et que malheureusement la crise économique actuelle risque d’emporter dans sa tourmente. La première partie de la jeunesse studieuse de M. Ribot s’écoula dans la petite ville de Saint-Omer, un peu grise et mélancolique sous son ciel du Nord brumeux et fin.

Il était le meilleur élève du lycée. Il s’y révélait, tout jeune encore, un virtuose du vers latin, un helléniste plein de promesses ! Ces fortes études classiques eurent sur sa formation intellectuelle une influence profonde dont nous pouvons retrouver la marque dans la qualité même de son éloquence.

Lorsqu’il fut parvenu à la classe de rhétorique, ses parents, sacrifiant au souci de l’avenir de leur fils la douce quiétude de leur existence provinciale, décidèrent de venir se fixer à Paris. Le premier du lycée de Saint-Omer fut aussi le premier du lycée Bonaparte. L’heure redoutable arrivait de choisir une carrière : très indécis, sans vocation bien déterminée, il ne savait quel parti prendre.

Sa supériorité s’affirmait aussi bien en sciences qu’en lettres. Il décida d’abord de se préparer à Polytechnique et s’assura encore la première place dans la classe de mathématiques élémentaires. Mais des raisons de santé le firent renoncer bientôt à poursuivre dans cette voie. Il s’inscrivit à la Faculté de Droit

Les études juridiques ont m double attrait : elles retardent pour les indécis le moment de se prononcer, tout en leur réservant de nombreuses possibilités d’avenir, et, pour le présent, elles assurent à ceux qui s’y livrent quelques années de fort agréable liberté. C’était vrai, surtout à l’heureuse époque où M. Ribot faisait son droit. Aujourd’hui, les terribles exigences de la vie chère ont rendu beaucoup moins enviable le sort des étudiants.

À vingt-trois ans, M. Ribot est licencié en droit et licencié ès lettres. Il a remporté les deux premiers prix de droit civil et de droit romain. Il a brillamment passé sa thèse de licence écrite en latin, ainsi que c’était alors l’usage. Ne sourions pas de ces premiers lauriers ! Ils semblent bien peu de chose, sans doute, auprès de ceux qu’il devait conquérir par la suite ; mais peut-être avaient-ils pourtant plus de prix à ses yeux : ils ne devaient rien qu’au mérite.

Toujours incertain de ce qu’il veut faire, il s’inscrit alors au barreau. Le stage au Palais est pour la jeunesse une agréable salle d’attente où, sans perdre son temps, on est bien placé pour regarder passer la Fortune, sous l’une des multiples formes qu’elle emprunte à la vie moderne, et pour s’attacher à ses pas.

Les très nombreuses lettres intimes, encore inédites, qu’il écrivait à ses deux meilleurs amis, Boucher et Duvergier de Hauranne, nous montrent toute la complexité de son caractère, déjà tel à vingt-trois ans qu’il le sera toute sa vie, et nous rapportent, prises sur le vif, des impressions et des anecdotes curieuses sur la fin du second Empire.

Il nous apparaît comme sans cesse déchiré par des tendances contradictoires, incessamment torturé par je ne sais quel malin génie qui annihile aussitôt, par des crises de doute et de découragements, toutes les velléités de son esprit généreux. Nous le voyons, un jour plein d’ambition, d’ardeur, d’élan, de volonté sûre d’elle-même, impatient d’agir, débordant d’enthousiasme, brûlant de s’affirmer, de faire triompher ses idées, de se dévouer au noble idéal de liberté auquel il a déjà consacré sa vie. « Il est temps, écrit-il, de me mettre à l’œuvre, de ne pas me laisser attarder dans la foule de ceux qui nous parlent chaque jour des grandes idées de liberté, de démocratie et qui savent à peine se rendre compte du sens de ces mots, dont, souvent, ils abusent cruellement. »

Il se défie des faux amis de la liberté : « Ceux qui ne la veulent que pour eux-mêmes, qui proposent de substituer le despotisme de la majorité au despotisme d’un seul. » — « La liberté, conclut-il, n’aurait pas de plus dangereux adversaires. »

Et soudain, sans transition, la lettre du lendemain nous le révèle triste, abattu, découragé, en proie à une lassitude désabusée qui ne lui laisse même plus le désir ni le goût de l’action, le pénètre de la vanité de toute ambition, le fait se complaire dans de longues et décevantes rêveries mélancoliques.

Ces jours-là, il est soutenu par l’idée de devoir, qui toute sa vie, sera le constant ressort de son activité ; il est réconforté par la douceur de l’amitié qui réchauffe son cœur et ranime ses forces. « Aux heures où l’esprit s’égare dans la tristesse, le souvenir d’un ami est comme la lumière qui montre au loin la terre ferme », dit-il dans une de ses lettres. Et c’est de l’homme qui a écrit ces lignes et cent autres semblables qu’on a pu prétendre qu’il n’avait pas connu l’amitié ! C’est parce qu’il l’a connue, au contraire, et ressentie très profondément qu’il est resté toute sa vie pieusement fidèle au souvenir des deux amis trop tôt perdus. Ils lui avaient été trop chers, ils avaient été mêlés trop intimement aux années de sa jeunesse, à ses rêves d’avenir, pour qu’il eût pu conserver l’espoir de les remplacer jamais. De là venait, sans doute, cette réserve un peu froide et qu’on prenait pour de l’indifférence : c’était surtout de la fidélité !

Le Palais de Justice offrait, dans les dernières années du second Empire, un intéressant spectacle. Par réaction contre le régime impérial, toute la jeunesse s’y montrait ardemment libérale. Le barreau n’a-t-il pas été, de tout temps, le dernier asile de liberté de penser et de parler ?

Dans la salle des Pas-Perdus, la génération de M. Ribot coudoyait chaque jour le grand Berryer, Jules Favre, Dufaure, Marie, Bethmont, Sénard. Attentifs, respectueux, pleins d’admiration, les stagiaires écoutaient la parole de ces illustres anciens, allaient les entendre plaider, frémissaient aux accents de leur belle et courageuse éloquence, lorsqu’au cours de quelque affaire politique, ils flétrissaient sans ménagements, l’arbitraire et le despotisme du régime impérial.

C’était le temps où Émile Ollivier, Picard, Jules Favre — les avancés de cette époque ! — suscitaient un enthousiasme général en se faisant au Corps législatif, les champions attitrés du libéralisme. Toute la jeunesse se pressait, chaleureuse, pleine d’espoir, aux séances où ils devaient prononcer un discours. Le retentissement de leurs paroles était immense. Le lendemain, dans la salle des Pas-Perdus, dans les couloirs du Palais, les stagiaires s’abordaient avec des airs mystérieux et satisfaits de conspirateurs, pour se redire les phrases vengeresses, en répéter les moindres mots, les commenter, les amplifier, comme si elles eussent possédé en elles-mêmes quelque vertu secrète, capable de consommer aussitôt la perte de l’Empire, la revanche et le triomphe de la liberté !

« Que d’espérances prochaines, que d’illusions sur l’avenir ! » devait écrire plus tard, d’une plume désabusée, M. Alexandre Ribot, à l’évocation de ces souvenirs de sa jeunesse ! Mais à cette époque, il était au premier rang parmi les plus ardents et les plus convaincus.

Il retrouvait à la conférence Molé — ce Conservatoire des aspirants parlementaires — d’autres jeunes avocats : Gambetta, Jules Ferry, Henri Brisson, Clément Laurier, Léon Renault.

Gambetta suivait assidûment les séances du Corps législatif. Ses camarades de la Molé se pressaient autour de lui lorsqu’au retour de la Chambre des députés, il leur racontait, avec une verve étourdissante, la séance à laquelle il venait d’assister, mimait, sous leurs yeux, les divers orateurs, mettait en valeur ou critiquait leurs arguments, faisait revivre la physionomie de l’assemblée, leur expliquait les manœuvres parlementaires, et leur dévoilait le secret de telle ou telle intervention inattendue. Souvent, après la conférence, M. Ribot revenait avec lui par les quais et le Carrousel jusqu’à la place du Théâtre-Français où ils s’attardaient, longtemps encore, à converser avant de se séparer.

Il y avait pourtant, entre leurs deux natures, entre leurs deux tempéraments, une opposition presque complète. M. Ribot, surtout homme de cabinet, très cultivé, ennemi de toute emphase, aimant la solitude et le travail, froid, correct, réservé, presque jusqu’à la timidité, ne parlant, avec quelle pénétrante simplicité ! que pour exprimer et défendre des idées longuement méditées. Gambetta, au contraire, type achevé de l’homme public, entraîné par sa fougue méridionale, toujours en mouvement, le verbe haut, le geste large, ne se sentant en pleine possession de sa pensée que dans le feu de l’improvisation, tandis que sa forte voix évoquait à mesure et entraînait en longues périodes éloquentes, les idées que son intuition merveilleuse savait deviner dans l’air, saisir au vol et s’approprier juste à point.

En 1865, M. Ribot est élu premier secrétaire de la Conférence. Dans les promotions voisines on relève les noms de Gambetta, de Méline, de Jules Cambon, du comte d’Haussonville.

Au début de l’année judiciaire, le premier secrétaire devait prononcer le discours de rentrée. M. Ribot a choisi comme sujet « l’éloge de Lord Erskine ». Le « Prince de la jeunesse libérale », titre que M. le comte d’Haussonville se plaisait à lui donner, croulait surtout faire sous l’Empire une apologie de la liberté. Cet éloge de Lord Erskine eut d’ailleurs une influence assez considérable sur ses idées et même sur sa carrière. L’étude de son personnage lui fit connaître le mécanisme de la liberté constitutionnelle en Angleterre. Il alla passer à Londres une partie de ses vacances, pour recueillir la documentation qui lui était nécessaire.

M. Ribot quitta Londres vers la fin de septembre 1866, pour se rendre à Herry, chez son ami Duvergier de Hauranne ; il s’y trouva en même temps que des hommes célèbres ou connus : Berryer, Saint-Marc Girardin, Changarnier, Sénard. Il s’en faut qu’il soit toujours sous le charme de leurs propos de table : « Au déjeuner et au dîner, écrit-il, on a parlé de l’Académie française. Tout cela était fort ennuyeux. Il est incroyable à quel point la conversation des gens distingués est vide et insignifiante. »

Il est à ce moment dans une phase de pessimisme, dans un état de dépression nerveuse.

« Hélas, je crains bien, dit-il, que ma vie ne continue à s’user dans des alternatives d’espoir, et de découragement, de travail peut-être stérile, et de lassitude morale et physique. »

Quel démenti splendide l’avenir ne devait-il pas donner à de si sombres pronostics ! Pourtant ses deux amis partageaient ses doutes et ses inquiétudes au sujet de sa santé qui semblait alors assez frêle. Et c’est la raison pour laquelle, tous deux le poussaient à renoncer au barreau qui mettrait ses forces à une trop rude épreuve, à accepter un poste plus tranquille dans la magistrature. Justement, un conseiller à la Cour, qui s’intéressait à lui, l’engageait à rendre visite au procureur général, pour lequel il lui avait donné un mot d’introduction. M. Ribot hésitait et semblait ne pouvoir s’y décider qu’à contre-cœur. Il était arrêté par de très honorables scrupules : il lui répugnait, avec les idées qu’il avait, de servir l’Empire, même comme magistrat. Ne serait-ce pas, pensait-il, manquer de dignité ?

Il se rendit compte, en causant avec quelques magistrats, que ceux-ci étaient plus près qu’il ne le pensait de partager ses idées et n’éprouvaient point les mêmes scrupules. « Presque tous les substituts de Paris, écrivait-il, sont in petto hostiles à la politique actuelle et une révolution découvrirait chez eux des sentiments aujourd’hui trop bien dissimulés. » Un régime est bien près de sa fin lorsqu’on peut porter sur ses fonctionnaires un semblable jugement ! M. Ribot, sur les instances très vives de son entourage, finit donc par aller voir le procureur général pour demander sa nomination dans la magistrature. Ce très haut magistrat s’appelait alors M. de Marnas. Qui donc s’en souviendrait aujourd’hui sans la visite que lui rendit le jeune stagiaire ?

Celui-ci le jugea d’ailleurs très irrespectueusement : « J’ai vu le procureur général, écrit-il à son ami, c’est un assez pauvre homme de toutes les façons ! Te le dirais-je ? J’ai comme un secret espoir que mon discours de rentrée me brouillera avec M. de Marnas. C’est insensé, mais que veux-tu ? J’éprouve une grande répugnance à signer ma demande. Est-ce pressentiment de l’avenir ? »

Son ami lui répondit par de spirituelles remontrances : « Tu es honnête, il n’est pas absolument nécessaire que tu sois maladroit. »

Le retentissement de l’éloge de Lord Erskine, trop libéral de tendances, eut pour premier effet d’indisposer M. de Marnas. Et le procureur général fit comprendre à M. Ribot que s’il ne consentait pas à modérer quelque peu l’expression trop vive de ses idées, sa demande ne pourrait sans doute pas être agréée.

« Les idées que j’ai exprimées sont et resteront les miennes, lui répondit nettement M. Ribot, je les ai exprimées avec trop de modération pour avoir rien à y changer. Je n’ai donc plus qu’à retirer ma demande. » Et c’est ce qu’il fit aussitôt.

Il resta au barreau, secrétaire de Nicolet. Pourtant la profession d’avocat ne lui plaisait que médiocrement : « C’est un métier difficile, écrivait-il, le rôle de ministère public serait plus aisé pour moi. La nature de mon esprit est de juger plus que de débattre. »

Mais il avait le cœur d’un avocat : quelques années plus tard, chargé comme substitut de remplir le rôle de ministère public, il prit la défense des trois premiers prévenus qui comparaissaient devant le tribunal et les fit acquitter brillamment. Certains jours pourtant il se reprenait à aimer sa profession, parce qu’il avait plaidé avec succès en Cour d’assises. Et il écrit plein d’espoir : « Je me place au premier rang des jeunes avocats d’assises, c’est-à-dire entre Cléry et Carraby ! »

M. Ribot, grand avocat d’assises ! Quel aspect inattendu de sa personnalité si riche en possibilités diverses !

Mais non ! M. Ribot se faisait illusion à lui-même lorsqu’il croyait se sentir attiré, tour à tour, par les sciences, par l’histoire, par la magistrature ou le barreau. Il n’avait, à la vérité, au fond du cœur, qu’une passion : la politique, et surtout tout sa politique, c’est-à-dire le triomphe des idées de liberté et de démocratie qu’il considérait comme la condition même de la grandeur de la France.

En 1869, toujours inscrit au barreau, il prit une part active à la préparation des élections.

Le Politique se révèle en lui et, pour la première fois, l’absorbe tout entier. Bien qu’il ne fût pas candidat, il vivait dans cette sorte de fièvre que connaissent tous ceux qui ont affronté les luttes électorales. Il écrit le 11 mai 1869 : « C’est un rude métier que celui de candidat à Paris. La conscience doit, parfois, cruellement souffrir. On dit que Ferry est forcé d’aller bien au delà de ses opinions. Le malheureux Jules Simon a des accès de tristesse découragée. Picard se tire d’affaire par la promesse d’être violent... demain ! »

L’Empire était décidément entré dans la voie du libéralisme. Le pays tout entier, appelé à se prononcer par le plébiscite, venait de ratifier l’évolution, et de consacrer l’Empereur par plus de sept millions de voix. Émile Ollivier était ministre... Le ciel semblait sans nuages !

De nouvelles instances furent faites auprès de M. Ribot pour lui proposer d’entrer dans la magistrature. Son patron lui-même, Nicolet, en avait pris l’initiative, affirmant au gouvernement qu’une telle nomination produirait la meilleure impression au Palais et serait considérée comme le gage d’une politique libérale. Dans de telles conditions M. Ribot ne pouvait qu’accepter.

Il avait rien renié de ses idées : ce n’était pas lui qui était allé à l’Empire, mais bien l’Empire qui était venu à lui.

Il fut nommé, d’emblée, substitut à Paris, le 5 mars 1870, presque en même temps que le jeune Guyot-Dessaigne qui disait alors : « Je ne vois pas sans inquiétude l’Empire s’engager dans la voie libérale ! » Aussi lorsque, plus tard, l’extrême gauche rappelait à M. Ribot, comme pour jeter le doute sur la sincérité de ses sentiments républicains, qu’il avait été magistrat sous l’Empire, celui-ci ne manquait-il jamais de riposter : « Et M. Guyot-Dessaigne ! » Ce nom seul suffisait à calmer aussitôt les plus ardents.

Le substitut Ribot, d’ailleurs, travaillait trop pour garder le loisir de s’occuper de politique. Il employait son temps plus utilement. C’est lui qui eut l’idée et prit l’initiative de fonder la société dé législation comparée, dont M. Dufaure fut président

Aussi lorsque celui-ci devint, quelques années plus tard, garde des Sceaux, s’empressa-t-il de nommer directeur des affaires criminelles, puis secrétaire général au ministère de la Justice l’ancien substitut dont il avait pu apprécier la distinction d’esprit et l’ardeur au travail.

Au moment de quitter le pouvoir, Dufaure offrit à M. Ribot de le nommer à un poste éminent dans la magistrature. « Je ne veux revenir au Palais qu’avec ma robe noire, » lui répondit simplement’ celui-ci. Il reprit sa place au barreau. Pas pour longtemps ! car en 1878, candidat républicain dans le Pas-de-Calais, il était élu député de la deuxième circonscription de Boulogne-sur-Mer.

« Mon élection a eu à Paris beaucoup de retentissement, écrivait-il. M. Dufaure me disait avant-hier, qu’on attendait beaucoup de moi, et moins encore de mon talent que de mon caractère. » À la Chambre, il décidait de siéger au centre gauche et il infusait un sang nouveau et une ardeur inaccoutumée à ce parti vieilli dont le crédit semblait usé. Immédiatement il se jetait dans la lutte et ses interventions retentissantes à la tribune sont si nombreuses, et sur les sujets les plus divers, qu’il faut renoncer à en suivre ou seulement à en énumérer toutes les manifestations.

Le 14 novembre 1880, il prononçait sur la très importante question de la réforme judiciaire, un remarquable discours dont pas un mot n’est à changer, après quarante-quatre ans écoulés, et qui pourrait être repris point par point comme l’exposé le plus actuel et le mieux étudié des réformes nécessaires, toujours promises et toujours remises !

Tout le monde est resté d’accord sur la nécessité des réformes urgentes que réclamait si clairement M. Ribot en 1880. Mais personne ne les a réalisées. Et c’est même probablement parce que tout le monde était d’accord que personne ne s’est soucié d’agir. Depuis un demi-siècle, la réforme judiciaire dort toujours à l’état de projet, ensevelie sous une approbation unanime.

La politique anti-religieuse n’a pas eu d’adversaire plus déterminé que votre regretté confrère.

Dans une lettre du 26 septembre 1878, à propos du discours de Gambetta qui avait rappelé la phrase célèbre : « Le cléricalisme voilà l’ennemi », M. Ribot écrivait : « Ce n’est pas là le tangage d’un chef de gouvernement. Est-ce qu’un homme politique ne doit pas faire tous ses efforts pour éviter que la lutte électorale ne s’engage sur le terrain religieux ? »

Il défendait encore cette idée l’année suivante à la tribune, en combattant l’article 7 de la loi Ferry, qui retirait aux Jésuites le droit d’enseigner.

« Vous les mettez hors la loi, disait-il, vous les abaissez au rang des repris de justice. Il serait indigne de nous de considérer la liberté comme une sorte de forteresse d’où les partis vainqueurs, après s’y être installés, foudroieraient plus aisément leurs adversaires.

Non ! Ge n’est pas là l’idéal que nous nous faisons des libertés républicaines. »

Cet appel à la tolérance ne fut pas entendu.

Et si M. Ribot le déplorait tant, ce n’était pas du point de vue du catholicisme dont il ne subissait guère l’influence, mais uniquement du point de vue républicain et du point de vue français. Il lui paraissait fâcheux, alors que tant de réformes socialement plus utiles sollicitaient les soins et l’attention du gouvernement, que celui-ci consacrât le plus clair de son activité à poursuivre une politique tendant à opposer les uns aux autres catholiques et républicains.

Il voulait la conciliation de tous les partis surfe terrain national, Chimère, peut-être, dans l’état actuel de nos mœurs ! Mais noble idéal, assurément, que celui-là et qui nous donne, lorsqu’on l’a compris, la clef de toutes les interventions politiques de M. Ribot. C’est lui qui le poussait à la tribune, contre toutes les mesures de haine et d’exception, aussi bien lorsqu’il s’agissait des Jésuites que des familles royales, aussi bien pour défendre l’indépendance des officiers que l’inamovibilité des magistrats, Il n’avait en vue- au-dessus des hommes qui passent, que le respect des principes de justice et de liberté auxquels il restait immuablement fidèle et qu’il considérait comme la meilleure sauvegarde de la République... telle qu’il l’avait rêvée !

Ce même idéal devait le dresser à la tribune en face de Gambetta. Déjà le jour où le grand tribun lui avait offert le ministère du Commerce, M. Ribot lui avait répondu qu’il ne pouvait accepter ce portefeuille sans connaître au moins les grandes lignes de la politique ministérielle à laquelle on voulait bien l’inviter à collaborer.

Cette prétention, pourtant légitime, avait paru inadmissible à Gambetta. Il avait, de sa propre autorité et sans en référer aux Chambres, décidé de créer deux nouveaux ministères et deux sous-secrétariats d’État.

Mais il fallait des crédits, et la commission des finances en accordant ces crédits avait cru devoir émettre le vœu, à l’instigation de M. Ribot, « qu’à l’avenir le président du Conseil ne puisse plus créer de nouveau ministère, sans avoir, au préalable, obtenu une loi ».

À la tribune de la Chambre, présumant trop de la puissance de son éloquence et se flattant sans doute, qu’on n’oserait point lui tenir tête en public, Gambetta demanda nettement à M. Ribot de retirer son vœu : « Vous émettez le vœu, lui dit-il ; qu’est-ce qu’un vœu ? Aujourd’hui ce n’est qu’un vœu demain ce sera un désaveu ! M. Ribot lui répondit : « Puisque nous vous accordons l’argent que vous demandez, souffrez que nous y joignions un conseil. »

Et avec une incomparable netteté de pensée et d’expression, se défendant de vouloir attaquer le ministère, il développa le point de vue juridique et constitutionnel de la question soumise à la Chambre. L’effet produit par ce simple exposé fut extraordinaire. Des applaudissements chaleureux, une véritable ovation dont il fut le premier étonné accueillirent M. Ribot à sa descente de la tribune. Le courage froid, l’attitude simple, la parole souple et pénétrante, la force de dialectique de ce jeune homme qui osait seul se mesurer au grand orateur dont le prestige imposait aux plus téméraires, avait littéralement conquis l’assemblée.

Gambetta ne s’y méprit pas. Il avait senti trop vivement la pointe acérée de son adversaire pour méconnaître sa valeur. Le succès sans précédent de son intervention était par contre-coup, il ne pouvait se le dissimuler, une première atteinte à son propre prestige. Il voulut répliquer, ensevelir son rival sous les fleurs, mais il trouva de nouveau M. Ribot prompt à la riposte, inébranlable sur le terrain juridique qu’il avait choisi, décidé à maintenir dans son intégrité le principe constitutionnel, qu’il avait entrepris de défendre et de sauvegarder. Les éclats de voix, les mouvements magnifiques d’éloquence, l’autorité du nom de Gambetta ne purent rien contre la discussion serrée, courtoise et ferme de M. Ribot, dont le succès grandissait encore à chacune de ses ripostes. Lorsque Gambetta cessa de parler, — nous dit un témoin de ce duel singulier, — pas un applaudissement ne, retentit et l’on entendit, dans un silence de mort, le pas pesant du grand tribun, essoufflé, qui descendait lentement les marches de la tribune pour regagner sa place...

Aucun vote n’intervint : mais le grand ministère était frappé à mort et disparaissait quelques semaines après cette séance émouvante.

Le ministère Jules Ferry tombait, quelques années plus tard, sous les coups directs de M. Ribot, sur la question du Tonkin.

« Vos fautes, lui disait-il, vous font un devoir de laisser à d’autres le soin de les réparer. Vous ne pouvez à cette heure que vous retirer. Vous le devez à la Chambre, à la République, à la France. »

Ces paroles sévères avaient d’autant plus de poids que M. Ribot, rapporteur du budget de 1883, avait pris à ce moment sur la Chambre un ascendant considérable.

M. Clemenceau, son plus redoutable adversaire, l’avait surnommé « l’homme du centre gauche ». Souvent ils s’affrontaient avec une égale intrépidité et sans doute avec une secrète et mutuelle estime. Parfois aussi, ils menaient côte à côte, mais pour des motifs différents, l’assaut contre quelque ministère.

M. Ribot, au nom des principes, portait le premier coup, rude coup ! puis, se défendant de vouloir ouvrir une crise ministérielle, il s’appliquait, aussitôt après, à panser les blessures qu’il avait faites et annonçait son intention de soutenir par son vote le ministère dont il venait d’ébranler le crédit et de ruiner le prestige.

Mais alors intervenait M. Clemenceau, dont la morsure était impitoyable sur l’adversaire affaibli et bientôt c’était l’hallali...

Aussi un jour où M. Ribot, interrompant M. Clemenceau, lui criait : « Vous passez votre temps à renverser des ministères », celui-ci put-il lui répliquer au milieu des rires de la Chambre : « Vous n’avez jamais manqué de m’y aider ! » Et c’était vrai !

C’était vrai, serai-je tenté de dire, en dépit des bonnes intentions de M. Ribot.

C’est qu’en effet, ce n’était point, en général, contre un ministère qu’il entamait la lutte, mais pour un principe ! Il se battait pour une idée qu’il entendait faire respecter et c’était presque par mégarde en tout cas, sans l’avoir cherché, qu’il renversait un cabinet.

Ce rôle lui avait valu toutefois, à défaut de crédit politique, beaucoup d’estime de ses adversaires. On l’appelait « l’intransigeant modéré » ou le « libéral autoritaire ». Il avait conquis une situation personnelle véritablement unique. Quoique tout jeune encore, il semblait, dans ce milieu parlementaire nouveau, le seul survivant d’une génération disparue. On disait « Monsieur Ribot » comme on avait dit « Monsieur Thiers ».

On eût pu croire qu’il avait vécu sous la Restauration et qu’il avait gardé des habitudes solennelles de cette époque une haute tenue, une certaine raideur, malgré son extrême courtoisie, qui n’étaient plus de mise sous la République des camarades, et qui formaient avec la familiarité un peu banale de ses collègues, un étonnant contraste et presque un anachronisme.

Son éloquence pourtant et son sens politique étaient bien de son temps et souvent il faisait preuve d’une compréhension si vive des problèmes de l’avenir, qu’il devançait son époque. Aucun sujet ne lui était étranger. Qu’il s’agit des finances, de l’instruction publique, de l’armée, de la magistrature, du système pénitentiaire, des cultes, des congrégations, des affaires étrangères, des impôts, des colonies, de la législation ouvrière et sociale, du projet de monopole de l’alcool ou de la question des sucres, M. Ribot, toujours aussi fortement documenté, était prêt à monter à la tribune, pour y exposer des vues justes et pénétrantes.

Son éloquence était simple et directe. Il avait, au plus haut point, le respect de la Chambre et le respect de lui-même.

Il avait su joindre les avantages d’une préparation minutieuse à ceux d’une complète improvisation. Par de vastes lectures, par de sérieuses études techniques, par de constantes réflexions, il s’imprégnait, si je puis dire, de son sujet. Puis, dans la solitude de son cabinet, il traçait rapidement le plan de son discours ; il notait comme des points de repères les principales idées qu’il se proposait de mettre en lumière ; parfois même, il écrivait pour s’en souvenir une formule heureuse qui se présentait à son esprit, ou bien la phrase décisive qui lui servirait de conclusion. Et c’était tout. Jamais il ne cherchait à fixer par écrit la forme définitive, jamais il ne s’astreignait à apprendre par cœur. Il savait qu’une forme rigide, arrêtée dans ses moindres détails, de l’exorde à la péroraison, peut convenir à l’éloquence de la chaire, peut-être même parfois à celle de la barre, mais jamais assurément, à l’éloquence de la tribune.

Sans doute, un Bossuet pouvait exercer sa mémoire et dire avec un art très sûr de lui-même, devant le Roi et la Cour, les phrases magnifiques de ses oraisons funèbres. Un Lacordaire, un Père Didon, un Père Monsabré, pouvaient de même préparer les moindres effets de leurs sermons.

L’orateur sacré, qu’il soit revêtu de la robe pourpre du prince de l’Église, de la robe violette de l’évêque ou de la robe blanche du dominicain, qu’il prêche le Carême du haut de la chaire de Notre-Dame, ou qu’il célèbre, en quelqu’une de ces admirables vieilles églises de France, une fête religieuse, ou l’émouvante commémoration des morts de la guerre, n’oublie jamais et ne laisse pas oublier qu’il porte, aux fidèles recueillis, la parole de Dieu.

Pénétré de la grandeur de sa mission, il participe du respect qu’inspire le culte dont il est le ministre. La chaire, d’où il parle, semble le rapprocher de Dieu, l’élever plus encore moralement que matériellement au-dessus de la foule attentive. La lumière des vitraux le transfigure et lui donne une auréole ; les sonorités de la voûte immense amplifient sa voix, lui prêtent plus de puissance et de majesté. Dans ce cadre incomparable, dont la beauté, la grandeur et le passé séculaire pénètrent les fidèles du sentiment de leur humilité, l’orateur sacré, paré d’un prestige unique et presque surhumain, les yeux levés au ciel, le visage inspiré, les bras étendus comme de grandes ailes blanches, peut porter, librement, la parole divine au milieu d’une foule respectueuse, ardente à l’écouter dam un silence religieux.

L’éloquence judiciaire est déjà moins privilégiée ! Sa robe noire confère encore à l’avocat une sorte de prestige. Elle fait de lui, disait Loysel, « un prêtre de la Justice ». Mais le sanctuaire de Thémis, où se débattent des intérêts humains en conflit, ne connaît déjà plus la sérénité divine des temples. Si les magistrats écoutent avec une consciencieuse attention les avocats qui doivent éclairer leur religion, si aucune manifestation du public — applaudissement ou protestation — ne doit troubler le silence ni rompre le cours de la plaidoirie, parfois, un adversaire impatient se jette au milieu d’une démonstration qui l’irrite, et une interruption risque de faire perdre son assurance à l’avocat qui manquerait d’autorité et d’esprit de répartie.

Cependant, les audiences de justice se tiennent habituellement dans un calme et dans un ordre qui sembleraient enviables à l’orateur parlementaire...

Le Politique doit avoir un cœur cuirassé d’un triple airain pour rester impassible à son poste, au milieu des furieux orages qui l’assaillent à la tribune. Dominé par le président qui, du haut de son fauteuil, agite fébrilement sa sonnette et couvre la voix de l’orateur plus qu’il ne la protège, il doit faire face, à la fois, à tous les points du vaste hémicycle d’où partent vers lui, comme autant de flèches acérées dont il serait la cible, des interruptions continuelles qui hachent son discours. Ce souci de parer les coups qu’on lui porte et de riposter ne doit pas lui faire oublier le sujet qu’il traite ni le faire dévier du plan qu’il s’est tracé.

Quel sang-froid, quelle présence d’esprit ne lui faut-il pas pour garder la maîtrise de sa pensée et de sa parole dans le bruit au milieu duquel il doit se faire entendre. Au pied de la tribune, les députés, les ministres vont et viennent, des conversations particulières s’engagent entre eux, les applaudissements d’une partie de l’assemblée alternent avec les claquements de pupitres ou les clameurs de l’autre. C’est un brouhaha continuel ou, ce qui est pire encore, une apparente inattention générale bien propre à décourager l’orateur le plus convaincu.

Rien ne saurait décrire le tumulte des séances agitées. L’orage éclate généralement vers la fin de la journée, lorsque les interpellations discutées ont attiré un grand nombre de députés et qu’on escompte une belle bataille où le Ministère court le risque de tomber. Les spectateurs des tribunes sont accourus pour voir dévorer le dompteur...

La curiosité, l’attente, l’anxiété, l’ambition, sont peintes sur tous les visages. C’est dans un calme inaccoutumé mais inquiétant et comme chargé de menaces qu’on écoute d’abord les orateurs. Puis tout d’un coup, en fin de séance, dans cette atmosphère surchauffée, sur un mot, un geste, le tumulte éclate ! Les huissiers s’interposent : le président, désespérant de ramener le silence, prend le parti de se couvrir et lève la séance.

Cependant, à la tribune, croisant ses bras, M. Ribot, en ces instants critiques, se redressait, impassible et dédaigneux, et attendait que l’orage fût passé, pour reprendre tranquillement son discours, un moment suspendu. Par la dignité de son attitude et par la maîtrise de sa parole il imposait son autorité : le grand charme de son art oratoire était dû à sa simplicité !

Lorsqu’appuyé des deux mains au marbre de la tribune, le corps penché en avant comme pour se rapprocher de son auditoire, tirant son vêtement d’un geste familier, il commençait à parler d’une voix un peu basse et comme voilée d’émotion, un souffle de sympathie passait sur l’assemblée. On avait l’impression qu’on allait entendre enfin le langage même de la vérité, cette vérité si belle en sa nudité naturelle dont chaque parti politique se réclame tour à tour, mais pour l’habiller aussitôt de sa livrée, lui prêter ses passions et le faire servir à ses ambitions.

Sa mémoire des chiffres était prodigieuse. Rapporteur du budget, il pouvait parler, sans notes, pendant plusieurs heures, sans jamais commettre une erreur. Il semblait se jouer des difficultés et des complications en cette matière si aride et si ardue des finances qui reste, il faut bien le dire, lettre close pour le commun des mortels et même des parlementaires !

Telle était pourtant son aisance, qu’il donnait à son auditoire l’agréable impression de tout comprendre, L’illusion flatteuse que rien n’était plus clair que ces problèmes si complexes, où chaque spécialiste peut trouver et montrer ce qu’il lui plait seulement d’y laisser voir.

Ses discours se terminaient généralement par un appel à la concorde, à la conciliation, à la collaboration bienveillante de tous les partis dans une politique d’apaisement, d’économie, de sagesse et de prévoyance. Lorsqu’il arrivait à la péroraison, redressant sa haute taille et rejetant sa belle tète en arrière, il croisait les bras et sa voix prenait plus d’ampleur et de sonorité ! Le visage inspiré, en pleine lumière, il semblait vraiment pénétré de la grandeur de sa mission, comme s’il eût été, à la fois, l’apôtre et le prophète d’une religion nouvelle, l’apôtre de la liberté, le prophète des temps meilleurs, promis sur la terre aux hommes de bonne volonté.

Après son échec en 1885, il était revenu au Parlement à la suite d’une élection partielle. Les temps étaient changés depuis i878 et son premier contact avec le nouveau personnel parlementaire lui causa une déception qu’il ne cache pas à son ami.

« Tu ne peux te faire une idée du niveau auquel sont tombées les discussions ! écrit-il. Des passions à gauche, et au centre une lâcheté qui arrête tout bon mouvement. C’est affligeant de voir ce que peut faire la crainte des comités électoraux. La politique n’est plus un métier enviable, on s’y use tristement quand on ne la prend pas, comme font la plupart de nos contemporains, ainsi qu’une distraction ou une affaire lucrative. »

La République allait bientôt faire appel à M. Ribot pour la défendre et la sauver. Le scandale Wilson, que la popularité grandissante du général Boulanger rendait redoutable, venait d’éclater. Le ministère était renversé.

Une vive effervescence, un grand désarroi, régnaient dans les milieux parlementaires. Les députés de la droite en profitaient pour demander une révision de la Constitution avec appel au peuple. La Chambre semblait tentée par cette procédure.

M. Ribot comprit le mortel danger qu’une telle entreprise, en un tel moment, ferait courir à la République. En un appel pathétique, il adjura tous les républicains sans distinction d’opinions e se grouper, en un bloc, autour du régime en péril, de repousser d’une seule voix le projet. Son éloquence fut le tocsin d’alarme qui rallia les hésitants.

Le 17 mars 1890 il fut enfin, pour la première fois, ministre des Affaires étrangères dans le cabinet présidé par M. de Freycinet. Il conserva son portefeuille sous le cabinet Loubet et devint président du Conseil le 8 décembre 1892, au moment le plus critique des affaires de Panama. Comme ministre des Affaires étrangères, il eut sur les destinées de la France une action dont on ne saurait contester l’extrême importance : sous son Ministère les bases de l’alliance franco-russe furent posées et les prémices du rapprochement franco-anglais eurent lieu à Portsmouth.

M. Ribot consacrait toute son attention à ces importants problèmes d’équilibre européen, lorsque l’affaire de Panama, qui sommeillait discrètement depuis trois ans au parquet et que rien ne paraissait plus devoir réveiller, éclata, soudain, comme un coup de tonnerre.

La veille du jour où un député devait monter à la tribune pour y jouer le rôle d’accusateur, Paris apprenait coup sur coup des nouvelles stupéfiantes : le grand officier de la Légion d’honneur, Cornélius Hertz, avait pris le train pour Londres, et son homme de confiance Arton était parti, avec quelques millions, pour une destination inconnue.

Le lendemain, après une orageuse interpellation, l’assemblée nomma une commission d’enquête présidée par Henri Brisson.

M. Brisson, mandé à l’Élysée pour former un nouveau cabinet, échoua après trois jours d’efforts. M. Casimir Périer ne fut pas plus heureux dans ses démarches. La crise ministérielle se prolongeait et la situation devenait chaque jour plus grave. Le 6 décembre, le président Carnot appela M. Ribot. En vingt-quatre heures celui-ci réussit à constituer un gouvernement avec M. Loubet à l’Intérieur, M. Rouvier aux Finances, M. Bourgeois remplaçant M. Ricard à la Justice. Ce nouveau cabinet, presque entièrement composé de ministres d’hier, qui changeaient seulement de portefeuilles, fut assez fraîchement accueilli par la Chambre. C’est un « ministère de mystification » disait la droite furieuse. Et la gauche, mécontente de l’échec de M. Brisson, ne paraissait pas plus satisfaite. Ce fut pourtant ce ministère qui, par son habileté servie par sa réputation d’intégrité, permit au régime de franchir la passe dangereuse où il risquait de sombrer.

L’opinion publique reprochait au gouvernement de ne rien faire, de manquer d’énergie. Le 17 décembre, M. Ribot fit arrêter en même temps les anciens administrateurs de Panama. C’était un magistral coup de théâtre. Les journaux étaient pleins du récit de ces arrestations.

M. Ribot, ferme à son poste, n’ayant en vue, par delà la justice, que le salut de la République en péril, continuait à gouverner la tête haute. Il devait remanier son ministère au fur et à mesure que des défaillances nouvelles s’y produisaient. La route était jonchée de ministres tombés ! Mais la figure austère de M. Ribot demeurait inattaquable, à l’abri du soupçon, et ralliait tous les républicains, sans excepter ceux d’extrême gauche auxquels il avait fait appel en un si grand péril. Le prestige de son intégrité lui valait ce redoutable honneur de tenir, en un tel moment, le drapeau de la République au-dessus de la boue où se débattaient quelques-uns de ses collègues.

Il connut des heures singulièrement critiques. Son ministère n’eut, certain jour, que six voix de majorité et dans cette majorité comptaient huit voix de ministres ! Il l’emporta pourtant. Car lorsqu’il montait à la tribune, pour protester de son entier dévouement à la justice, lorsqu’il déclarait avec cet air d’émouvante sincérité, qui lui était particulier, qu’il ferait « honnêtement », « loyalement », « fermement » tout son devoir,— c’étaient ses trois adverbes de prédilection, ceux qui semblaient le caractériser, — toute la Chambre et tout le pays avaient vraiment l’impression que la justice était en de bonnes mains.

D’ailleurs, pour fortifier cette impression, n’avait-il pas agi avec une énergie que beaucoup avaient d’abord trouvée excessive ? À son instigation, dix demandes en autorisation de poursuites avaient été, le même jour, brusquement formulées devant les Chambres.

Le rôle de M. Ribot était terminé : il avait été le liquidateur politique de l’affaire de Panama et avait sauvé la République du péril qui la menaçait. Son ministère tomba le 30 mars 1893, sur la réforme du régime des boissons.

Il revint à la présidence du Conseil comme ministre des Finances le 26 janvier 1895, dans des circonstances de nouveau difficiles.

C’était au moment de la démission de M. Casimir Périer, et M. Léon Bourgeois n’avait pas réussi à constituer un Cabinet. M. Ribot garda le pouvoir jusqu’au 25 octobre 1895 ! Puis il reprit à cette date sa place au centre gauche et pendant près de vingt ans il y demeura, éloigné du gouvernement.

Peut-être la grande figure austère du syndic parlementaire de l’affaire de Panama évoquait-elle des souvenirs désagréables. Quoi qu’il en soit, il ne resta pas inactif et, dans l’opposition, son rôle se révéla fécond et bienfaisant. La tribune fut, durant toute cette période, son grand moyen d’action. Il se montrait à la Chambre d’une assiduité exemplaire, qui témoignait de sa scrupuleuse conscience. On le voyait dès l’ouverture des séances, arriver à grandes enjambées, les cheveux au vent, le front pensif, l’air grave, prendre place à son banc, d’où il suivait attentivement tout le travail parlementaire — tel un étudiant vieilli, mais toujours studieux. Il écoutait les discours, sans jamais applaudir — sans doute par crainte de troubler l’orateur. Puis il décidait de prendre la parole et on le voyait se rapprocher de la tribune, la tète penchée, soucieux, comme à la fois hésitant et pénétré de l’importance du devoir qui le poussait à intervenir.

Sur toutes les questions, il se montrait homme de sage avis et de prudent conseil. Alors que l’affaire Dreyfus déchaînait les passions et que la Chambre parlait d’évoquer le procès, il disait simplement, sans dévoiler son sentiment sur le fond de l’affaire : « Laissons faire la justice, nous ne sommes pas ici pour juger. » Et tels étaient les partis pris que ce langage de simple bon sens irritait et scandalisait beaucoup de ses collègues.

C’est de cette époque également que datent ses principales interventions contre les socialistes dont il combattait avec vigueur les généreuses et séduisantes utopies. Il mettait le pays en garde avec toute l’autorité que lui donnaient sa longue expérience et son passé : « contre ces belles théories qui donnent lieu, assurément, au plus magnifique langage mais qui contiennent dans leurs flancs les plus cruelles, les plus dangereuses déceptions pour l’avenir ».

Et l’on pourrait dire de ses discours qu’ils étaient vraiment des actes, et des actes de grand courage si cette formule dont on a cruellement abusé n’offrait le danger de nous faire confondre trop volontiers la parole et l’action et de nous induire à penser que nous pouvons nous dispenser d’agir lorsque nous avons parlé.

M. Ribot, lui, ne se contentait pas de parler, il songeait à l’amélioration des conditions sociales des travailleurs. La grave question des logements ouvriers le préoccupait à juste titre. Il voulait remédier à ce qu’on a appelé « la lèpre du taudis ».

Donner plus d’hygiène, plus de confort, plus de bien-être aux familles modestes dont le travail quotidien est la seule ressource, tel était le but qu’il s’était proposé d’atteindre par la loi du 10 avril 1908 sur le « bien de famille » qui a gardé le nom de « loi Ribot »,

Votre confrère habitait alors, rue de Tournon, non loin du Sénat où il allait entrer en 1909, une de ces nobles et paisibles maisons qui deviennent chaque jour plus rares, et qui évoquent le charme du passé et un peu de la figure du vieux Paris. Cette demeure avait été d’abord l’Hôtel de M. de Brancas et s’élevait à la place de l’immeuble que la Saint-Barthélemy avait rasé. Elle fut habitée plus tard par le général Lannes, puis par Ricord. M. Ribot y mit aussi son empreinte personnelle, au point qu’il semblait vraiment qu’une sorte de sympathie réciproque unît l’un à l’autre, le maître et le logis, en un tout harmonieux et qui se complétait.

Lorsqu’un visiteur pénétrait dans son vaste cabinet de travail, studieuse « cité des livres » et de la pensée, dont l’impressionnante hauteur de plafond, la paix et le silence faisaient songer à quelque secret sanctuaire, lorsqu’il apercevait, par les grandes fenêtres, où la lumière d’une claire matinée parisienne mettait un rayon de gaîté, non point l’animation bruyante de la rue, mais la silhouette immobile d’un vieil arbre dans un petit jardin, il avait soudain l’illusion de se trouver reporté dans le passé, à l’époque de la monarchie de Juillet, et il était presque tenté de regarder comme l’apparition de quelque jurisconsulte du temps de Berryer, la haute silhouette de M. Ribot dont la belle tête grave se profilait tout d’un coup, lumineuse et blanche, sur la portière de velours rouge. Il n’était pas jusqu’à un portrait, dédicacé, de M. Thiers qui n’ajoutât encore à cette illusion.

Dans ce cadre paisible, dans la douce atmosphère d’une vie de famille, entre l’affection dévouée de sa femme, admirable compagne, digne de son cœur et de son esprit, et l’amour filial du Dr Ribot, qui secondait souvent son père dans ses recherches et son travail, s’écoulait, sans autre ambition que de se rendre utile, la vie privée, toute simple et laborieuse de votre regretté confrère.

C’est là qu’il reçut, le 8 juin 1914, la mission de constituer un ministère. Eh ! quoi ? Après vingt ans d’oubli systématique, on faisait, à nouveau, appel à son autorité ! La France était-elle donc en danger ? Hélas M. Ribot l’apprit aussitôt, par les clairvoyants avertissements que multipliait alors notre grand ambassadeur M. Jules Cambon. Le devoir lui commandait d’accepter cette lourde tâche. Il le fit sans hésitation... mais aussi sans illusion. Car bien qu’il eût réussi à obtenir l’adhésion de MM. Bourgeois et Peytral, il ne se flattait point d’être bien accueilli par la Chambre de 1914, qui n’avait pas pardonné à l’ancien adversaire du combisme sa rude opposition.

Le 12 juin, M. Ribot montait à la tribune pour lire à la Chambre la déclaration ministérielle. On sait trop par quels cris et quel tumulte il fut accueilli.

Le ministère Ribot tomba, le soir même de cette lamentable séance.

Et puis ce fut la guerre — l’union sacrée devant le mortel péril ! Aux jours les plus sombres de la retraite, le 26 août igi4, René Viviani, reconstituant son ministère, demandait à M. Ribot de se charger des finances.

Étrange destinée ! que celle de ce vieillard de soixante-douze ans dont le caractère prudent, modéré, la tournure d’esprit et le savoir immense semblaient faits pour donner tous leurs fruits dans les calmes travaux d’un gouvernement paisible et qu’on n’appelait jamais au pouvoir que dans les moments les plus critiques et les plus troublés !

L’armée durement éprouvée à Charleroi et à Morhange battait en retraite, l’ennemi approchait de la capitale, les caisses étaient vides, les établissements de crédit paralysés par le moratorium. Il fallait de l’argent pourtant : c’est « le nerf de la guerre ».

En une occurrence si critique, M. Ribot adopta l’idée de créer les bons de la Défense nationale, tandis que sur la Marne « notre Joffre », secondé par ses admirables lieutenants, arrêtait, puis repoussait l’envahisseur, grâce au sublime, à l’héroïque sacrifice de tous les soldats de France. La patrie était sauvée par l’effort simultané de tous ses enfants... Le maréchal Foch avait bousculé l’ennemi dans les marais de Saint-Gond : c’était le prélude de la victoire de 1918 !

S’il convient en rendant à chacun ce qui lui est dû de ne pas oublier l’indispensable rôle du financier qui sut trouver l’argent, de l’homme d’État qui dut nouer et resserrer les alliances nécessaires, de l’industriel et de l’ouvrier qui fabriquèrent les armements et les munitions, de l’intendant qui assura les vivres, du politique qui fit opportunément l’union, du cultivateur qui fit sortir de terre « le brin d’herbe sacré qui nous donne le pain », il faut surtout que tous s’inclinent et que tous s’effacent devant le Soldat ! car tous ils n’ont été que les serviteurs très humbles de celui qui versa son sang et qui sut, sans défaillance, sacrifier son bonheur et sa vie.

Le rôle du civil, si efficace qu’il ait pu être, ne saurait être mis en parallèle avec celui du combattant, et notre dette de reconnaissance envers celui-ci ne doit jamais s’éteindre.

La Marne laissait à la France quelque répit pour s’organiser. Malheureusement tout était à faire... avec les Allemands à Noyon. Ah ! nous payions cher notre imprévoyance, qui eût risqué d’être mortelle si l’un des vôtres, alors qu’il était président du Conseil, n’avait obtenu du Parlement, grâce à son éloquence et à son courage, le vote de la loi de trois ans.

Mais le temps n’était point aux regrets stériles — pour M. Ribot moins que pour personne : il fallait de l’argent, il en fallait sans cesse, il n’y en avait pas et pourtant il fallait en donner. M. Ribot recourut alors à l’emprunt. Il avait dit à la Chambre, en 1903, au temps de la paix : « Il ne faut pas recourir à ces facilités trompeuses, qui ne font que reculer les difficultés. L’emprunt c’est la pente sur laquelle on glisse doucement, mais on se retrouve ensuite au bord de l’abîme. » Il dut s’y résigner pendant la guerre.

Le rôle financier de M. Ribot, quelque écrasant qu’il ait été, ne représente pourtant qu’une partie de son activité pendant la guerre.

Le 20 mars 1907, il devenait président du Conseil et ministre des Affaires étrangères. Il donna sa démission à la fin d’octobre 1917 et ne revint plus au pouvoir. Mais il ne se désintéressait point de l’avenir de la France et à la signature de l’armistice, il se préoccupait à juste titre de notre situation financière. Il montrait, dès décembre 1918, à la tribune du Sénat, avec sa coutumière et pressante logique, qu’il était d’une importance vitale pour nos finances que fussent consacrées avant tout, par le traité de paix, la garantie et la priorité de notre droit aux réparations. Il insistait sur la nécessité de régler immédiatement la grave question des dettes interalliées. Il fallait, disait-il, que le sort de ces dettes, nées de la guerre, fût liquidé tout de suite, amiablement, en mettant à profit l’étroite union qui survivait encore entre les nations alliées.

Quelques jours avant sa mort, le 21 décembre 1922, il faisait un suprême effort pour demander au Sénat d’appuyer et de renforcer par un vote unanime de confiance l’autorité du président du Conseil, M. Raymond Poincaré, qui s’apprêtait alors à aller défendre à Londres les droits sacrés de notre pays. Il son dernier discours lorsque, trahi par ses forces, il dut s’arrêter un instant et demander à s’asseoir. Mais déjà sa volonté réussissait à dominer sa faiblesse passagère. Tandis que ses collègues et son fils s’empressaient auprès de lui et lui conseillaient de prendre quelque repos, il eut l’énergie de poursuivre son discours... Et l’on put assister à cet émouvant spectacle : le grand vieillard dont, pendant un demi-siècle de vie parlementaire, l’éloquence n’avait cessé de retentir au service de toutes les nobles causes, parlant, pour la dernière fois, assis à la tribune, tous les sénateurs descendus dans l’hémicycle, l’écoutant, debout, dans un respectueux silence, groupés autour de lui, comme pour ne rien perdre des dernières clartés de cette lumière dont la flamme épuisée semblait vaciller déjà au souffle de la mort prochaine.

Il s’éteignit le 14 janvier 1923, en pleine lucidité intellectuelle. Sur sa table était ouvert son livre de chevet : l’1mitation.

La veille de sa mort, il s’excusait par un mot écrit de sa main, de ne pouvoir assister à une séance de l’Académie des Sciences morales. Et il disait à un ami qui, frappé de la lassitude infinie de son regard, lui conseillait de prendre enfin quelque repos : « À quoi sert-il de vivre lorsqu’on ne peut plus travailler ? » Nobles paroles où se révélait son attachement à ce qui fut le but constant de toute sa vie : lutter, pour ses idées, — servir sa Patrie !

À travers toute l’histoire de la troisième République, à laquelle il fut intimement mêlé, sa voix éloquente aura constamment défendu le même idéal et fait entendre au milieu des passions le langage de la raison et de la concorde.

La mort, déjà, vous l’avait enlevé lorsque sa pensée vint rayonner une fois encore parmi vous pour répondre au discours de M. Georges Goyau. Elle vous redisait, cette pensée d’outre tombe, sa foi tenace dans l’avènement de la liberté, de la réconciliation et de l’« union de tous les hommes de bonne volonté. »

Puisse ce vœu, exprimé par delà le tombeau, se réaliser un jour !

Le simple avocat que vous avez appelé à lui succéder, il salue respectueusement la mémoire de son illustre ancien, de celui qui, renonçant à mener à la fois les luttes du prétoire et celles de la tribune, ne voulut être, durant un demi-siècle, que l’avocat de la France.