Réponse au discours de réception de Charles Le Goffic

Le 4 juin 1931

Henry BORDEAUX

Réception de Charles Le Goffic

 

Monsieur,

Ah ! Monsieur, comment ne pas déplorer, en vous accueillant dans notre Compagnie, la monotonie de nos réceptions ! La fantaisie n’y est point conviée. Un roulement de tambour est toute notre musique. Nos maréchaux eux-mêmes sont venus sous cette coupole sans appels de clairons ni déploiement de drapeaux. Je vous imagine, faisant votre entrée, précédé de bombardes et de binious sonnants, sans compter les accordéons de Plougastel, perdu dans une mer de bannières et d’oriflammes, de larges feutres aux rubans de velours, de gilets et de vestes brodés où s’entrecroisent des laines multicolores, et surtout de coiffes blanches comme la crête des vagues : coiffes de Tréguier que vous avez comparées aux mitres d’évêques, coiffes de Concarneau « pareilles à des raies fraîchement pêchées, coiffes de Châteaulin aux ailes palpitantes, coiffes léonardes bombées comme des vases aux anses grêles et délicates([1]) », coiffes de Quimperlé, mousseline transparente sur une calotte de soie rose, coiffes diverses et chantantes, « où les filles de Bretagne qui aiment tant à danser mettent leurs rivalités quand elles sont à l’âge d’aimer([2]) » et qui font l’orgueil des villages. Je crois les voir en face de vous, toutes ces coiffes, immobiles comme des barques dans un havre sûr, parce que les visages qui sont dessous se recueillent dans le plaisir de vous avoir écouté. Visages le plus souvent concentrés et graves, mais éclairés par ces yeux que Renan compare à de claires fontaines où le ciel se mire sur un fond d’herbes ondulées.

Car toute la Bretagne veut entrer ici avec vous. Elle est sur vous : ne vous a-t-elle pas offert votre épée et n’a-t-elle pas brodé pieusement votre costume ? Que dis-je ? elle est en vous. Toute votre œuvre est sortie d’elle, du jour où, l’ayant quittée, vous l’avez connue. Dès votre enfance pourtant, elle s’était révélée à vous, dans la boutique même de votre père qui était libraire à Lannion et qui, ayant annexé une imprimerie, s’était fait éditeur des bardes. Éditeur des bardes : quelle fortune pour ses douze enfants ! Et c’est vous qui l’avez toute recueillie. Il recevait une fois l’an ses auteurs et l’on défonçait à cette occasion vingt tonneaux de cidre. Vingt tonneaux de cidre : lequel de nos éditeurs se peut vanter d’une telle munificence ? N’allez-vous pas vous-même trouver mesquin notre buffet académique où vous ne découvrirez point de ces guadiguennous que vous vantez dans vos poèmes et qui, nous apprend une note savante, sont un entremets fait de sang de porc aux pruneaux, ni même de ces sandwichs à la moutarde qui ont votre complaisance si j’en crois un de vos biographes qui vous représente ainsi : « Par une nuit de Noël contempler Le Goffic à une heure du matin lorsqu’il dévore un sandwich abondamment moutardé, voilà qui vous donne pour toute l’année à venir la paix intégrale de l’âme. » Je crains fort que vous ne rencontriez point cette paix intégrale dans notre alimentation.

Ces bardes au gosier sec et aux dents longues arrivaient chargés d’offrandes invisibles. Ils apportaient à votre enfance le cœur des vivants et l’esprit des morts. « O Bretagne, chantait l’un d’eux, ô le plus beau des pays ! Bois au milieu, mer alentour ». Argoat et Armor ; mais Armor désigne ensemble la Bretagne et la mer. Le plus beau des pays : votre barde, en vérité, ne manquait pas d’impertinence. Sans doute ignorait-il, — et c’est là son excuse, — ma Savoie natale qui possède deux ciels : celui de ses lacs bleus et celui pour qui ses montagnes nous obligent à lever la tête.

Vous ne pouviez plus rencontrer chez votre père ce Yann-ar-Gvenn l’aveugle que Brizeux a chanté et qui animait tous les pardons, mais vous avez plus tard recherché sa trace. — Comment était-il ? avez-vous demandé à un vieillard qui l’avait connu. — « Petit et gros, Monsieur, à peu près comme vous, tenez. » La figure de cet aveugle riait par tous les pores, comme la vôtre aujourd’hui, mais vous y ajoutez ce regard des Celtes dont vous avez parlé à propos de l’amiral Ronarc’h, un peu voilé, et qui semble toujours regarder très loin ou en dedans. Ce barde aveugle était un peu sorcier, comme tous les poètes, et disposait de certains secrets pour mater les femmes acariâtres. Il en avait d’autres, sans doute, insinuez-vous dans le pittoresque chapitre que vous lui consacrez, pour maintenir les femmes dans le droit chemin, mais qui se perdirent avec lui. Sa femme, devenue veuve, se remaria par précaution, à soixante-dix ans, expliquant le plus sérieusement du monde qu’elle préférait les secondes noces au risque d’un accident. Il a laissé d’innombrables complaintes qui se psalmodient encore aux pardons. L’une d’elles prélude ainsi : « Jadis les jeunes filles ne buvaient pas d’eau-de-vie et demeuraient longtemps sages et belles ». Qu’eût-il pensé des cocktails et des portos ?

En revanche n’avez-vous pas connu ce Prosper Proux, auteur de la Bombarde de Cornouailles, qui dans la même élégie mêlait les cimetières, ses belles et ses chiens ? Lui aussi était un bon vivant, « ami des franches lippées, avouez-vous, et grand trousseur de cotillons » ? Un érudit lui a consacré une thèse de doctorat qu’il a soutenue devant la Faculté de Rennes et qu’il eût souhaité de soutenir en celte ; mais, écartant résolument les légendes, il ne lui a définitivement accordé que trois bonnes amies à la fois, outre sa femme légitime. Vous l’appelez le premier bombardier de Bretagne, comme La Tour d’Auvergne fut le premier grenadier de France.

Yann-ar-Minous, le petit barde de Tréguier, soumettait ses cantilènes à vos parents. Ainsi avez-vous pu aisément l’approcher. Souvent il venait de loin, tenant à la main ses sabots pendant toute la marche pour ne pas les user, mais les chaussant à l’arrivée, afin d’honorer ses hôtes. Il gagnait jusqu’à trois cents francs par an avec ses chansons, mais, comme les cigales, il ne chantait qu’aux mois chauds.

Tout le monde n’est-il pas poète en Bretagne, où le vers et la mélodie ne font qu’un ? Il en est même qui le sont trop, comme ce Charles Gwennon qui composa sept mille vers en un mois pour rafistoler un ancien mystère. Celui-ci habitait la banlieue de Paris. Quand vous lui rendîtes visite, vous fûtes surpris de trouver chez lui quantité de couronnes mortuaires avec toutes les inscriptions ou banderoles qui peuvent rappeler un deuil familial, père, mère, femme, enfants. Déjà vous vous demandiez quelle catastrophe incroyable avait pu frapper le malheureux dont la gaîté vous paraissait un scandale : il vous expliqua alors que sa femme, pour l’aider à vivre, fabriquait cette décoration funèbre.

À Paris vivait aussi, en ce temps-là, un autre barde quasi célèbre, Narcisse Quellien, du pays de Tréguier, le doux poète d’Annaïk, l’ami de Renan et le pilier de ces dîners celtiques où se réunissaient, autour de quelques linguistes bretons, des Belges, des Roumains, des Espagnols, des Tchèques, un nègre. « Ce nègre des dîners celtiques, racontez-vous, fut longtemps fameux parmi nous. Il assistait aux obsèques du pauvre Quellien, mais ce n’était pas le même. Les Bretons se sentaient bien un peu débordés dans cet afflux de nationalités étrangères. Mais enfin, pourvu qu’il y en eût là deux ou trois, Renan — l’Arthur de la nouvelle Table Ronde — laissait entendre que l’honneur était sauf. C’était le plus indulgent des hommes. Il acceptait de conférer l’investiture celtique à tous les convives de bonne volonté : Henri Martin, Coppée, Theuriet, Bourget, Ledrain, Richepin, Barrès, Tellier, Vicaire, Bouchot la reçurent ainsi tour à tour. »

Ce Narcisse Quellien est surtout connu par une de ses sônes, la Messe blanche. Un ivrogne couché dans un fossé y voit passer à minuit une procession d’âmes qui gagne l’église en ruines de Saint-Michel, près de Tréguier. — Pour qui cette messe qui n’a pas de servant ? — C’est pour quelqu’un destiné à être prêtre et qui s’en est allé dans l’autre monde sans avoir dit sa messe... c’est pour Renan mort avant d’avoir été prêtre dans son pays.... « Effectivement, ajoutait Renan qui citait lui-même le poème, voilà ce que je suis : un prêtre manqué. Quellien a très bien compris ce qui fera toujours défaut à mon église, c’est l’enfant de chœur. Ma vie est comme une messe sur laquelle pèse un sort, un éternel Introïbo ad altare Dei et personne pour répondre : Ad Deum qui laetificat juventutem meam. Ma messe n’aura pas de servant. Faute de mieux, je me la réponds à moi-même ; mais ce n’est pas la même chose. »

Ne convenait-il pas, Monsieur, d’aborder votre œuvre par une visite au tombeau presque anonyme de ces innombrables poètes populaires dont les esprits flottent au-dessus de votre sol natal ? Certes, la Bretagne a ses maréchaux des lettres françaises, un Chateaubriand, un Renan, mais on ranime le feu de l’Arc de Triomphe où repose le soldat inconnu avant de se rendre aux Invalides où les grands chefs entourent l’Empereur. Vous m’avez donné l’exemple dans les quatre volumes de l’Ame bretonne, et avant vous votre ami Anatole Le Braz dans la Légende de la mort chez les Bretons armoricains et dans Au pays des pardons, et avant tous les deux les Luzel et même les de La Villemarqué. Car la tricherie du Barzas Breiz est encore tirée, comme Ossian, du fonds populaire. Le pays breton n’a jamais séparé nettement le monde réel du monde merveilleux. Le surnaturel le survole à fleur de terre comme ces vapeurs légères qui montent de la rosée du matin. Faut-il croire notre confrère Camille Jullian qui, dans son admirable Histoire des Gaules, appelle l’Armorique terre des morts parce qu’elle aurait été, en des temps éloignés, la nécropole du monde occidental, ce qui expliquerait les deux mille menhirs de Carnac ? Nulle part les âmes ne se pressent si nombreuses, dans un état intermédiaire qui leur permet de se mêler au monde des vivants, soit qu’elles intercèdent auprès d’eux pour obtenir des prières, soit qu’elles les avertissent de mystérieuses menaces, soit qu’elles les caressent ou les tourmentent du souffle glacé de leurs lèvres. Il y a là comme une intimité qui, dans la lumière du jour, est supportable, mais qui, le soir venu, se charge d’angoisse. Les nuits sont toutes livrées aux revenants et aux fantômes. Malheur aux attardés ! Cependant la présence d’un enfant suffit à les protéger, et de même le port d’un instrument de travail. Les morts respectent l’image sacrée du labeur quotidien comme la confiance des cœurs nouveaux et ingénus. L’Anaon, c’est le peuple immense des âmes en peine, enfants morts sans baptême qui errent sous forme d’oiseaux au petit cri plaintif comme un vagissement, noyés qui n’ont pas eu de sépulture bénie, morts par accident ou violence qui doivent demeurer en suspens jusqu’à ce que soit écoulé le temps qu’ils avaient à vivre. L’Ankou est, dans chaque paroisse, le dernier mort de l’année qui, debout sur un char attelé de deux chevaux en flèche, vient chercher ses compagnons.

Cette communication avec les morts implique une survie quasi matérielle. Le soir de la Toussaint, il convient de leur servir un repas. Les cimetières sont sonores des conversations qu’ils tiennent entre eux ou avec les membres de leur famille. Qu’un peu de feu couve sous la cendre, pour le cas où le mort désirerait se chauffer à son ancien foyer. Les nuits de tourmente on entend les noyés qui s’interpellent le long de la côte. Quand un pêcheur périt en mer, un goéland vient battre de l’aile contre la vitre de sa maison et la silhouette du bateau perdu s’aperçoit au loin, comme portée par les nuages.

Ce pays de la mort est aussi le pays de l’amour. Ce n’est point l’amour triomphant. Toutes vos chansons de Bretagne dénoncent la fragilité du bonheur. Le bonheur passe et l’amour dure jusque par delà la tombe. Morte ou vivante, la bien-aimée reste toujours la bien-aimée. Il semble que l’amour, chez vous, s’oppose à tout ce qui change, seul obstacle à l’incessante destruction du temps et de la mer. C’est pourquoi la mort en est si jalouse, comme si elle espère que l’excès même lui livrera tôt ou tard son ennemie. N’est-ce pas le symbole qui se cache sous la légende de cette Marie Cornic de Bréhat qui avait épousé un capitaine au long cours ? Comme elle soupirait en l’absence de son mari, sa mère lui donna cet avertissement : « Il n’est pas bon de trop aimer, Marie ». Mais elle répondait : « Il n’est rien de bon au monde que d’aimer et d’être aimée. » Une nuit, elle crut entendre qu’on sonnait la messe. Elle se leva et courut à l’église. À la quête, elle s’aperçut que dans sa hâte elle avait oublié son argent. Elle s’excusa, mais le quêteur insista et finit par lui réclamer son alliance d’or. Elle la donna en pleurant. Quand le prêtre vint réellement célébrer le saint sacrifice, il la trouva à son banc qui pleurait encore. Elle lui conta la cérémonie imaginaire, mais l’alliance manquait à son doigt. « La voici, dit le recteur qui la retrouva sur la pierre sacrée. Emportez-la et rentrez chez vous. Vous avez beaucoup aimé, vous aurez beaucoup à pleurer... » Cette même nuit, le bâtiment de son mari se perdait corps et biens en vue des côtes d’Angleterre.

De tels intersignes ne sont pas rares chez vous. Et vous-même, tout à l’heure, vous croyant encore et toujours en Bretagne, ne nous révéliez-vous pas que François de Curel avait dénoncé à l’avance sa rencontre avec la mort ? L’intersigne, titre d’une des plus étranges nouvelles de ce Villiers de l’Isle-Adam, votre compatriote, génie magnifique et incomplet qui, dans un style d’une transparence de cristal, bafouait de son ironie le monde moderne où le ciel sert d’affiche, où l’Ève future est fabriquée en série avec des automates et des phonographes, où Tribulat Bonhomet, savant, philanthrope et homme du monde, massacre des cygnes pour s’assurer qu’ils chantent bien avant de mourir.

Trop aimer, c’est tenter de vaincre la mort qui se venge. Il y a toujours une sirène qui chante sur la mer de Bretagne, et c’est la voix d’Ahès, fille du roi Gralon, qui fut précipitée dans les flots avec la ville d’Ys. L’enchanteur Merlin l’a-t-il recueillie pour la changer en fée dans la forêt de Brocéliande ? Vos bois, comme vos flots, sont hantés. Pourtant les calvaires et les pardons ont remplacé les dolmens et les cérémonies barbares, et les druides ont cédé la place aux saints qui sont, chez vous, innombrables et rarement authentiques. Chacun de ces petits saints a, comme les villes d’eaux, sa spécialité curative. Saint Yves, dûment canonisé, lui, est bon pour tous les maux : de là son incontestable supériorité. Il est le grand saint Yves de la Vérité à qui l’on voue les parjures et qui les frappe de mort dans l’année. Advocatus et non latro, ainsi l’appelle une insolente prose de l’Église, ce qui doit signifier tout simplement qu’étant avocat il ne trafiquait d’aucun mandat politique.

Dans vos études sur l’Ame bretonne, vous ne nous cachez point, Monsieur, votre amitié pour ces saints dont les papiers ne sont pas en règle et qui vous rappellent les petits dieux familiers du paganisme, et même vous n’hésitez pas à nous conter l’aventure de saint. Corentin que les habitants de l’île de Sein invoquent pour obtenir des pêches miraculeuses. Quand les barques rentrent vides, le saint passe un mauvais quart d’heure. Certains malappris vont jusqu’à lui lancer leur chique en plein visage, et ce visage, qu’on n’ose point débarbouiller une teinte de maladie de foie. Le clergé a dû intervenir.

Or, tous ces oratoires champêtres ont leur pardon. « Les pardons, avez-vous écrit, sont restés des fêtes de l’âme. On y rit peu et l’on y prie beaucoup. » Anatole Le Braz a épinglé cette phrase en tête de son livre Au pays des pardons où il célèbre tour à tour le pardon de saint Yves à Porz-Bihan, près de Tréguier, la Troménie de saint Roman qui est le pardon de la montagne, sainte Anne de la Palude, qui est le pardon de la mer, mais sa prédilection va à Rumengol, qui est le patron des chanteurs, parce qu’on y récite encore le De profundis pour le roi de Cornouailles, et parce qu’on risque d’y voir reparaître sa fille Ahès au-dessus de cette ville d’Ys engloutie qu’il appelle la Belle aux eaux dormante. Certes, le romancier de Pâques d’Islande et le poète de la Chanson de la Bretagne, cet Anatole Le Braz qui n’a pas été des nôtres et que vous me reprocheriez de ne pas évoquer ici, a purifie dans sa langue châtiée ce grand flot déferlant sur votre pays de l’Océan des âges. Mais, quand vous célébrez vous-même ces pardons, leurs prières, leurs jeux rustiques et leurs pittoresques batailles, nous nous sentons comme recouverts d’une poussière d’âmes soulevée au-dessus de cette terre surnaturelle.

Quelqu’un, que nous ne saurions égaler, a défini avant vous la poésie de la race celtique. Ernest Renan, dans l’un de ses plus fameux Essais, n’a-t-il pas montré que la littérature de ce petit peuple a connu au moyen âge une prodigieuse influence, changé les lois de l’imagination européenne et imposé à toute la chrétienté ses motifs poétiques ? L’éternelle illusion y a trouvé son asile. Les pierres des tombeaux n’y gardent pas les morts, qui continuent leur promenade terrestre. Car la vie n’est pas une aventure personnelle : elle se relie à toute une chaîne de traditions. Aussi l’histoire de cette race est-elle une complainte continue comme le chant de la mer. « Rien n’égale, écrit Renan, la délicieuse tristesse de ses mélodies nationales : on dirait des émanations d’en haut qui, tombant goutte à goutte sur l’âme, la traversent comme des souvenirs d’un autre monde. Jamais on n’a savouré aussi longuement ces voluptés solitaires de la conscience, ces réminiscences poétiques où se croisent à la fois toutes les sensations de la vie, si vagues, si profondes, si pénétrantes, que, pour peu qu’elles viennent à se prolonger, on en mourrait sans qu’on pût dire si c’est d’amertume ou de douceur. »

Et voici que l’analyse même de cette sensibilité armoricaine s’alanguit au point de nous bercer comme une musique.

Aucune autre race n’a introduit dans l’amour un plus délicat mystère. Elle en fait un enivrement, une folie, un vertige et la femme y prend une forme ailée, intermédiaire entre l’homme et le monde spirituel. « L’amour en Bretagne, dit ailleurs Renan, est une volupté intérieure qui use et tue. » Il y a des siècles qu’Iseult et Tristan sont morts pour avoir bu le philtre dangereux et cette douleur d’aimer que rien ne passe en douceur retentit encore en nous, transposée par notre savant confrère Bédier ou orchestrée par Richard Wagner. Le plus grand écrivain de Bretagne après le poète du moyen âge et Chateaubriand nous en transmet l’écho, et Chateaubriand, votre seigneur de la mer et des forêts, qui rencontra la Sylphide dans les bois de Combourg, ne se lassa jamais de la poursuivre, l’appelant encore désespérément à plus de soixante années dans une auberge de Suisse, au bord des Alpes, comme la tempête ouvrait sa fenêtre au fantôme de sa jeunesse. La mer, l’amour et la mort, avec ces trois thèmes il a composé son grand air. Ce sont les trois appels de Tristan, ce sont les trois fleurs de toute la poésie celtique.

Voilà pourquoi, peut-être, la Bretagne, trop portée aux élans lyriques, n’a pas eu, comme la Provence, son épopée. Un Mistral lui a manqué. Elle a failli l’avoir en Brizeux. Marie la Bretonne est une sœur de Mireille avec plus de silence, une défense plus farouche de son secret. Son poète cherche en elle un rayon de Dieu qu’on ne voit pas. Elle s’est contentée, de sentir son cœur et ne s’est jamais trahie. Ou sa peine s’est mêlée à cet appétit collectif de souffrir qui semble attrister, à l’âge de l’amour, les belles filles aux coiffes blanches et leur inspire des Parties de pleurs comme d’autres vont aux parties de plaisir. Marie n’est sans doute qu’une ébauche auprès de Mireille, comme les Bretons ne sont qu’une ébauche auprès de ce Poème du Rhône où Mistral osa prendre un fleuve pour héros. Et pourtant la vieille terre de granit recouverte de chênes s’était confiée à Brizeux. Le vers, chez lui, se gonfle comme une voile au vent, puis il semble que le vent s’apaise trop tôt :

O landes, ô forêts, pierres sombres et hautes,
Bois qui couvrez nos champs, mers qui baignez nos côtes,
Villages où les morts errent avec les vents,
Bretagne, d’où te vient l’amour de tes enfants ?

Il a célébré les arbres, les fontaines, les chemins creux où les amants, au retour des pardons, cherchent l’ombre... Telles que la rosée, leurs voix tombent sans bruit par la route boisée. Comme Chateaubriand dans les Martyrs, comme, plus tard, Barrès dans la Colline inspirée et vous-même dans le Crucifié de Keraliès, il a, sous le culte du Dieu unique, relevé les anciennes traces des dieux morts :

Sous les chênes sacrés sont couchés nos ancêtres ;
Ouvrez la dure écorce et vous verrez encor
La druidesse blonde et sa faucille d’or.

Il s’était initié à toute la vie rustique et marine de la Bretagne. Aux veillées, il écoutait les conteurs. Pour faire danser les jolies filles, il soudoyait les musiciens et il offrait aux jeunes couples des paniers de cerises dont les noyaux, selon qu’ils retombent à droite ou à gauche, désignent qui se mariera dans l’année. Son amitié s’étendait jusqu’aux arbres, et ne le vit-on pas donner une belle pièce de dix sous à un enfant pour retirer « lentement, sans blesser le vieil arbre », un morceau de granit serré entre deux racines d’un chêne ?

Brizeux, Le Braz, n’ont jamais pu ni quitter la Bretagne, ni s’y fixer tout à fait. Comme-eux, vous êtes un de ces déracinés qui passent leur vie à reprendre racine. Vous vous partagez entre Paris, désert d’hommes comme l’appelait Jean-Jacques, ville des multitudes déracinées, comme l’appelait Veuillot, et Rùn-Rouz qui est votre maison de campagne. Mais Rùn-Rouz a votre prédilection. Là, vous retrouvez mieux votre enfance et ce fond de souvenirs qui donne des couleurs d’aubes notre crépuscule.

Dans l’Illustre Bobinet, vous nous contez l’histoire de ce Piphanic, de Lannion, votre ville natale où vous l’avez connu, qui, le jour du départ de Charles X, fit serment de ne plus sortir de chez lui tant que les Bourbons ne seraient pas remontés sur le trône. Ainsi vécut-il quarante ans. Une route communale ayant donné accès sur son parc, l’enfant que vous étiez alors, et vos cruels petits camarades, vous vous amusiez à lui crier « Henri V est arrivé ! » Il prenait aussitôt sa grande lunette pour voir si le drapeau blanc, sur la tour carrée du Baly qui domine la ville, avait remplacé le drapeau tricolore. Un jour, votre ami Bobinet imagina de monter sur la tour et d’y accrocher un torchon d’un blanc douteux. Au cri poussé, Piphanic, qui toujours s’y laissait prendre, ajusta sa longue-vue et aperçut le drapeau blanc. Il avait alors quatre-vingt-treize ans. Il s’habilla et l’on vit ce revenant dans les rues de Lannion. Il y fut bafoué et, s’apercevant qu’il avait été trompé, il perdit connaissance. Quand il revint à lui, ce fut pour dire, doucement, à ses jeunes bourreaux : « Quand la nouvelle sera vraie, venez me la dire au cimetière... » Il acceptait la mort pour lui, non pour sa foi dans la Maison de France.

Votre foi dans le passé breton, vous avez commencé par la perdre. Brizeux et Le Braz l’avaient aussi perdue Paris vous a tous pris tour à tour, avant de vous rendre à vous-mêmes, c’est-à-dire à la Bretagne. Vous aviez oublié la langue celtique, ou à peu près. Tous, plus tard, vous avez pu écrire en breton, mais de courts poèmes. Mistral qui n’était pas allé si loin avait gardé le provençal. Faut-il s’en réjouir ou le regretter ? Dans mon pays de Savoie, la question ne s’est pas posée. Le français y a toujours triomphé et la Savoie a même donné à l’Académie française son premier grammairien, Vaugelas, prédécesseur de M. Abel Hermant.

Mais vous-même, vous n’étiez pas de pure race bretonne. Votre aïeule maternelle descendait de ces gondoliers de Venise, appelés par Colbert, à Versailles, pour y gouverner la flottille du grand Canal. Par cette navigation de plaisance, le restaurateur de notre marine pensait donner à la noblesse le goût des choses de la mer. Cette corporation d’Italie habitait un hameau, en ruines aujourd’hui, qu’on appelait la Petite Venise. L’un d’eux vint à Lannion, et y fit souche. Le Dieu des rencontres avait préparé l’alliance de vos grands-parents dans un but de littérature. Quand Charles Maurras, compagnon de votre jeunesse, et l’un des premiers à saluer l’aurore de votre talent, vous louera d’avoir donné « à l’incertitude des choses une voix précise, une voix classique et latine », il rendra hommage sans le savoir à cette ascendance italienne intervenue dans votre filiation bretonne. Dernier-né d’une douzaine d’enfants, vous deviez connaître l’une de ces enfances difficiles et courageuses qui valent le plus riche patrimoine en substituant aux biens matériels la concentration des forces que la prospérité désagrège. Votre mère, devenue veuve, avait repris la librairie. La librairie et même les bardes, circonstance aggravante. Une vieille servante, Marie Noël — nous admirons aujourd’hui, en poésie, une autre Marie Noël — vous emmena à Roscoff pour vous fortifier, à Roscoff que je connais bien, car, parti un jour pour visiter votre Bretagne, je commençai par Roscoff et ne poussai pas plus avant. La mer et le ciel me prirent. Ils étaient d’un bleu pâle et fin qui les mêlait à l’horizon. Quand vous écrivez : « La Bretagne est grise incurablement, comme l’automne, d’un gris nuancé et argenté », laissez-moi protester, ne l’avant vue que sous un clair soleil qui traversait les clochers à jour de Saint-Pol-de-Léon, avec un sourire ineffable, et il n’y avait ni revenants, ni fantômes. Mais il y avait des sirènes.

Cependant il convenait de vous apprendre quelque chose d’imprimé. On vous mit au collège municipal de Lannion, « sorte de Légion étrangère de l’Université, avez-vous écrit, où l’on incorporait bénévolement, pour peu qu’ils eussent un diplôme de bachelier, tous les ratés des autres carrières libérales ». Ignorez-vous donc que la Légion étrangère est un corps d’élite ? Ces méchants professeurs, à défaut du rudiment, vous enseignaient une humanité pittoresque et originale, avec tout ce qu’elle comporte de tentatives avortées, de tares redressées, de faiblesse congénitale et aussi de bonne volonté. Un de ces bohèmes vous apportait le grec à domicile et touchait pour ses répétitions dix sous et un verre d’eau-de-vie. Son grec en était parfumé. De là, vous fûtes expédié à divers lycées, notamment à celui de Nantes où vous eûtes pour voisin de classe M. Aristide Briand. Enfin, une carrière de professeur s’ouvrait devant vous. Ainsi avez-vous, quelques années durant, pratiqué le vagabondage universitaire, déracinant à votre tour à Gap, à Évreux, au Havre de jeunes provinciaux inoffensifs,

Mais Paris vous attirait, car déjà vous composiez poèmes et romans. À vingt-trois ans vous fondiez une revue, les Chroniques, avec le jeune Barrès tout frais échappé de sa Lorraine et Jules Tellier, poète délicat et inachevé, avec votre compatriote le philosophe Le Dantec et André Bellessort, lettré robuste et avide de humer le vaste monde. Vous avez même tenté l’annexion à la Bretagne de la Lorraine en la personne de Barrès que vous avez conduit chez Renan. Il en rapporta un livret fort irrespectueux qui scandalisa, et vous le premier. Vous n’aviez pas encore découvert votre pays. Je me demande même si Barrès ne l’a pas découvert avant vous ; mais en Bretagne, c’est la Lorraine qu’il a vue. Dans Sous l’œil des Barbares, quand il parle de la Lorraine qu’il n’a pas encore servie, et qu’il aperçoit dans son patrimoine de mélancolie quelque parcelle des inquiétudes que ses ancêtres ont ressenties dans cet horizon, il se souvient des beaux yeux des filles de Bretagne dépaysées : « J’ai vu à Paris, écrit-il, des filles avec les beaux yeux des marins qui ont longtemps regardé la mer. Elles habitaient simplement Montmartre, mais ce regard qu’elles avaient hérité d’une longue suite d’ancêtres ballottés sur les flots me parut admirable dans la ville... »

Paris avait presque fait de vous un incroyant, et même presque un insurgé. Le mariage vous rattachera à la terre bretonne. On ne célébrera jamais assez l’influence latente et sage de ces pieuses femmes de France qui, doucement et sans bruit, mettent de l’ordre dans la maison, dans les cœurs et dans les cerveaux.

Dès lors votre vie se simplifie en se compliquant. Vous quittez l’Université et vous lancez à corps perdu dans votre œuvre littéraire. Œuvre multiple, qui va du poème au roman, de la critique à l’histoire, sans compter les obligations du journalisme et de la conférence. Vous débutez brillamment avec ce recueil de vers, Amour breton, qui vous a pour toujours classé parmi les poètes. Ainsi rejoignez-vous ici un Henri de Régnier qui sous une forme ailée a prêté des accents nouveaux et stoïquement émouvants aux voix de la nature civilisée, aux raffinements de l’amour comblé ou souffrant, au désir sans espoir de la durée ; un Pierre de Nolhac qui, dans le Testament d’un Latin, redonne à la forme classique ce pouvoir d’interpréter nos joies et nos tristesses d’aujourd’hui comme si elles étaient de tous les temps ; un Paul Valéry qui prolonge le culte des idées en l’entourant d’un halo mystérieux et obscur par excès de clarté. Vous apportiez, vous, un parfum de bruyère, une odeur de varech, l’air salin et salubre qu’on respire chez vous et ce rythme allègre qui s’apparente à la chanson populaire. Gabriel Vicaire en avait donné la formule dans ses Émaux bressans : Gabriel Vicaire, esprit délicieux, poète plaisant et tendre que j’ai entendu dans ma prime jeunesse. Il disait un poème où il s’agissait d’une pécheresse morte qui, accoutumée à mettre le prix au bon accueil, s’empressait auprès de saint Pierre afin d’obtenir l’entrée du paradis ; saint Pierre se donnait beaucoup de mal pour demeurer inflexible, d’autant plus qu’elle avait allumé sa curiosité en lui parlant des Champs-Élysées qu’il ne connaissait pas. Gabriel Vicaire : encore une conquête de la Bretagne. Car cette Bretagne, à qui vous consacrez votre œuvre diverse, vous lui donnez des annexes. Vous lui annexez Vicaire après Barrès et, comme par hasard, toute la guerre avec l’épopée des fusiliers marins, et encore le maréchal Foch et le général Weygand sous le prétexte qu’ils y ont leurs maisons des champs. Votre Bretagne est inquiétante : le reste de la France n’aura bientôt plus qu’un pavillon à l’Exposition coloniale, sous la garde, il est, vrai, d’un prince de Lorraine constructeur d’empire, notre illustre confrère le maréchal Lyautey.

Donc, vous aviez invité Gabriel Vicaire à Rùn-Rouz. Il s’y trouva si bien qu’il ne voulut plus s’en aller. Vous dûtes partir vous-même et le déposer au village voisin qui porte ce nom exquis La Clarté, chez une bonne femme du nom d’Aimée Le Gall qui recevait les artistes et les poètes comme votre père les bardes autrefois, pour trois francs par jour, cidre, café et pousse-café compris. Mais Gabriel Vicaire ne se contentait pas de l’ordinaire. Sa capacité d’absorption liquide stupéfiait les Bretons eux-mêmes et jusqu’à son nouvel ami intime, maître Jakoïc Perrot « notoire biberon s’il en fut, racontez-vous dans un charmant petit ouvrage où vous évoquez quelques ombres, qui, entre tafia, gin, schiedam, whisky, rhum et eau-de-vie, se vantait d’avoir entonné assez d’alcool dans sa carrière maritime et terrestre pour mettre à flot un vaisseau de 36 canons ». Ils se lièrent si fort qu’ils voulurent entreprendre ensemble le voyage de Lannion. Lannion n’est qu’à dix kilomètres. Ils employèrent une semaine à couvrir ce parcours qui, naturellement, est coupé de quelques débits de boissons. « Encore, précisez-vous, ne purent-ils dépasser Guéradur et leur fallut-il se contenter, comme Moïse sur le Nébo, de saluer d’en haut et de loin la terre promise. Le char à bancs du commissionnaire les rapatria... »

Gabriel Vicaire était prédisposé à sentir votre Bretagne. Sa Bresse natale a aussi des pierres levées, des fontaines miraculeuses et des fées, sans compter le poème de pierre que Marguerite d’Autriche édifia pour l’amour de son mari et qui est l’église de Brou. Il a chanté les bêtes et les gens de chez vous, mêlant volontiers l’enchanteur Merlin à saint Nicolas et le réveillon à la messe de minuit. La Bretagne reconnaissante a imprimé son médaillon sur une roche entre Ploumanac’h et La Clarté.

Dans la préface d’Amour breton vous avouez, non sans mélancolie, qu’il faut se résigner à être de sa race et vous rappelez l’aventure de ces moines irlandais qui ne savaient à la chapelle que chanter un motet en l’honneur de saint Patrice, mais l’air en était si doux que le saint lui-même descendait du ciel pour l’entendre. Un jour un profane réclama en bâillant : « Vous ne savez donc pas d’autres airs ?... » Lors, le charme fut dissipé, les moines n’osèrent plus chanter et saint Patrice ne se dérangea plus.

Le charme, pour vous, ne s’est jamais dissipé. Vous n’avez pas cessé de chanter le pays des ajoncs et des bruyères sous un ciel voilé, Lannion, votre ville natale, que vous ne pouvez nommer sans un tremblement dans la voix, tout un peuple de dieux, de héros et de saints, les pauvres matelots happés par la vie et les nostalgiques appels des cités sous-marines et les fêtes que vous nimbez d’une lumière catholique, mais où vous évoquez la fille maudite du roi Gralon.

Brizeux, dans un de ses voyages à Scaer en Bretagne, apprenant que les murs de l’église vont être recouverts de fresques, pose aussitôt cette question sur le peintre : « Est-il catholique ? » La réponse étant négative, il conclut : « Tant pis, il ne peindra jamais bien les Bretons. » C’est ainsi qu’une Bretagne laïque vous fait peur. Ma préférée de toutes vos élégies, c’est peut-être celle que vous consacrez à ces lits-clos, à ces vieux lits bretons où l’amour et la mort se succèdent :

Tous deux seraient là, comme au bout du monde,
Isolés, perdus dans leur grand amour...
... Et c’est dans leur crypte à jamais fermée,
Qu’ils s’endormiraient du dernier sommeil...

Aujourd’hui ces lits ont pris le chemin des magasins d’antiquaires. Ils symbolisent à vos yeux tout ce qui est menacé de mourir chez une race qui puise sa force et sa beauté dans ses traditions.

Ces traditions, votre œuvre les maintient presque involontairement, non seulement vos poèmes et vos romans, mais vos ouvrages historiques où vous montrez une impartialité qui va jusqu’à la dureté, en sorte que c’est presque malgré vous que votre amour éclate. Le premier de vos romans, et peut-être le plus typique sinon le plus célèbre, le Crucifié de Kéraliés est directement inspiré d’un drame réel qui se passa à Hengoat dans le Trégor. On y suit la déformation du sens religieux dans une cervelle paysanne et l’atroce vengeance des ratés de la vie contre celui que la vie a caressé dans son cœur. Saint Yves de la Vérité à qui l’on voue les imposteurs pour qu’il les frappe dans l’année est ainsi exploité en faveur de la plus basse envie. Comme les frères Gaillard de la Colline inspirée, vos Salaün ont puisé, sous couleur de religion, dans un fond de superstitions païennes et vous avez raison de rappeler à leur propos le mot de Barrès sur la discipline de l’Église qui empêche cette flore malsaine de croître, sans quoi « tous les délires s’épanouiraient et des places désignées pour être des lieux de perfectionnement par la prière deviendraient des lieux de sabbat ».

Après la déformation du sens religieux, voici que vous analysez, dans l’Abbesse de Guérande, la déformation du sens aristocratique. Au nom du passé, la vieille Mme de Sonil tourmente sa belle-fille, la malheureuse Jeannine Le Huédé, fille d’un saunier de Bourg-de-Batz, que son fils, enseigne de vaisseau, a épousée pour sa beauté et sa modestie ensemble et qu’il lui a confiée comme il est envoyé en Chine où commande l’amiral Courbet. Elle ne pardonnera pas cette mésalliance à la jeune femme. Épouvantable mégère qui s’acharne sur sa victime avec une courtoisie apparente et qui se croit protégée par des siècles de noblesse, réplique à rebours de cette Mme de la Chanterie, dans l’Envers de l’Histoire contemporaine de Balzac, qui soumet à la charité son aptitude au commandement.

Votre Madame Ruguellou est encore un type balzacien. Après avoir montré comment les traditions religieuses et hiérarchiques se déforment, avec quelle verdeur et quelle indignation vous avez pris la défense de ces mêmes traditions qui, respectées et comprises, assurent au contraire l’ordre social et servent de frein aux ambitions et aux appétits ! La guerre leur a été déclarée sous l’invocation du progrès, de la laïcité, de la modernité, comme si elles pouvaient faire naufrage sans risquer d’entraîner dans leur remous tous les barrages spirituels. Ce que peut devenir cette guerre, soi-disant de doctrine, transportée dans un chef-lieu de canton où elle se change bientôt en persécution et en chasse à l’homme, c’est la trame de votre roman : Mme Ruguellou est la femme du maire qu’elle dirige à son gré. Elle ne recule devant aucune ignominie pour écraser la classé ennemie marquée à ses yeux des anciens stigmates. Comme le mouvement des marées est soumis, dit-on, aux phases de la lune, la décadence de nos mœurs politiques ne peut venir que d’en haut, d’institutions sans base ou de législateurs sans doctrine. « On doit prendre garde, avertissait un de nos plus grands esprits politiques, Montesquieu, de blesser l’humanité aux endroits les plus tendres. »

Cependant, mes préférences, dans votre œuvre de romancier, vont à la Payse, simple histoire d’une Bretonne déracinée, contrainte à s’installer au Havre avec sa mère pour y tenir un petit commerce. Mône est fiancée à un gars de son pays, mais elle se laisse prendre aux fausses grâces d’un ténor de café-concert. En vain son amie Jeanne Kerguidec lui rappelle-t-elle ce qu’est l’amour breton : « Il ne s’occupe pas de frivolités, il s’accommode de vieilles robes autant que des neuves et préfère le silence aux réunions bruyantes. Il est le plus fort et le plus fragile aussi de nos sentiments ; il ne vient qu’une fois et remplit toute la vie. C’est pour cela que ceux qui aiment ont l’air si malheureux : ils craignent sans cesse pour leurs amours, et c’est au point qu’ils préfèrent quelquefois n’en pas jouir et ensevelir leurs secret avec eux... » La pauvre Mône descendra toute la pente. Elle la descendra en se rendant compte de sa chute et de la vanité de l’effort, avec une sorte de jansénisme farouche que vous nous dites commun chez les Celtes : « la grâce perdue, ils ne luttent plus, se savent condamnés et s’obstinent dans le mal par la persuasion où ils sont qu’un retour au bien est impossible... »

La Bretagne aux grands calvaires et aux pardons bruyants et pieux ; la Bretagne où les beaux jours ont quelque chose de précaire et d’inusité et semblent plus beaux qu’ailleurs parce qu’ils sont plus rares, a inspiré bien des romanciers, et parmi les plus grands. Comment ne pas rappeler celui qui fut, après Chateaubriand et Michelet et avec Barrès, notre plus grand poète en prose, l’auteur de Pêcheur d’Islande et de Mon frère Yves où la mer triomphe des plus tendres amours ? Puis-je oublier que la Bretagne a donné le jour à ce Louis Hémon qui découvrit le Canada dans Maria Chapdelaine, cette Mireille des neiges, à ce Charles Géniaux qui, dans la Passion d’Armelle Louanais, ralluma sa flamme mystique ? Hier encore, ne retrouvions-nous pas la Bretagne dans ce Gildas Maguern de l’émouvant Magnificat de René Bazin, le séminariste que ses maîtres comparent, dans les épreuves, au rocher battu des flots dont sont bâtis vos oratoires : « La mer ne l’entame pas, mais elle le fait chanter. »

L’histoire, Monsieur, n’a pas réussi à vous sortir de la Bretagne. Tentez-vous le portrait de quelque grand personnage ? Votre compatriote, La Tour d’Auvergne, s’offre à vous : La Tour d’Auvergne qui, sommé de choisir au temps de l’émigration entre l’ancienne monarchie et la jeune République, définit la patrie pour l’homme de guerre en répondant : la patrie est dans les camps ; La Tour d’Auvergne qui refusera dès lors tout avancement et qui incarne l’honneur militaire. Vous eussiez pu donner pour épigraphe à votre essai cette page d’un discours qui fut prononcé ici même, à la veille de la guerre, par notre maître Paul Bourget recevant Émile Boutroux qui succédait au général Langlois : « Le devoir du soldat, disait il, est d’incarner en lui un certain nombre de vertus et aussi d’habitudes qui disparaîtraient de la Nation s’il n’y avait plus d’armées permanentes... Il doit sans cesse cultiver en lui l’endurance physique et morale, se préparer sans cesse au danger et sans cesse pratiquer l’obéissance dans la discipline... Son honneur est, comme celui du vrai savant et du vrai prêtre, de ne pas gagner d’argent. Son métier est quelque chose de plus qu’un métier. Nous attendons de lui plus que des autres. Il est le dévoué par excellence, le dévoué jusqu’au sacrifice du sang, jusqu’au sacrifice de la volonté... » Nous attendons de lui plus que des autres : il a donné dans la guerre, et multiplié par toute la nation, tout ce qu’on pouvait attendre de lui.

L’histoire présente nous fait mieux comprendre l’histoire du passé. Votre La Tour d’Auvergne qui fut tué à soixante ans comme il marchait avec ses hommes, j’ai eu la chance de le connaître. J’ai même passé avec lui la veillée des armes dans une creute de l’Aisne. Seulement, il s’appelait de Villebois-Mareuil, et c’est à l’attaque du fort de la Malmaison que tomba cet admirable lieutenant lui aussi sexagénaire qui avait voulu reprendre du service.

Mais vous n’avez pas craint d’aborder un sujet plus délicat et difficile à traiter pour un Breton que le portrait de la Tour d’Auvergne, et c’est la Chouannerie. La chouannerie bretonne, qu’il ne faut confondre ni avec les guerres de Vendée dont M. Émile Gabory s’est fait l’historien, ni avec la chouannerie normande incomplètement traitée par La Sicotière et symbolisée par un romancier de génie dans le Chevalier des Touches. Vous avez été impartial, c’est-à-dire que vous avez donné tort à tout le monde. Cette chouannerie ne vous a apporté que désillusion. Vous citez en épigraphe, afin de vous l’appliquer à vous-même, ce fragment de lettre adressée par un chouan à Charles Nodier : « ...Tu tiens à tous les partis par quelques idées et tu te dérobes à tous par quelques répugnances... » Je vous vois surtout des répugnances. La Chouannerie demeure pour vous « la grande chose obscure » dont parlait Barbey d’Aurevilly qui, du moins, en fit sortir la poésie chevaleresque de bravoure et de fidélité. Certes, vous avez débrouillé ses causes, le refus d’accepter la constitution civile du clergé comme la conscription. Certes, vous avez montré en elle un duel entre le réalisme terrien et la philosophie révolutionnaire. Certes, vous l’avez heureusement définie : « une guerre de clair de lune investissant les villes, coupant les routes et menée sur la bruyère au chuintement des hiboux par des soldats fantômes ». Mais visiblement vous ne ressentez aucun attrait pour cette guerre d’embuscades. Vous êtes partagé entre la foi dans la patrie qui est dans les camps, à la frontière et non dans les bois du Bocage, et la défense de la foi religieuse plutôt que royale. Vous êtes rigoureusement exact, mais, dans ce livre, vous êtes sans amour. C’est peut-être la rançon de l’exactitude. Je la trouve trop chère et permettez-moi d’être partial contre vous, et même pour les deux partis, pour les lances et pour les Bleus. Pour les Bleus en la personne de leur chef, ce Lazare Hoche envers qui je vous trouve bien sévère quand, pensant lui rendre une justice tardive, vous dites de lui : « Il est à ce point de la courbe où l’ambitieux à fond d’honnête homme peut, sans danger pour son ascension, découvrir le monde moral. » Cet ambitieux n’avait pas attendu. Oubliez-vous sa détention à la Conciergerie, sa fidélité au général Leveneur compromis, ses Lettres au Comité du Salut public à qui il propose ce moyen, d’en finir avec la Vendée : « mettre en liberté les prêtres réfractaires et leur laisser dire messe et complies », car il va jusqu’aux complies, ses ordres à ses officiers : « Habitue tes hommes à la fatigue, au feu, à la victoire, et surtout à respecter l’innocent habitant des campagnes... que jamais on ne puisse te reprocher un acte arbitraire, une vexation... », ses lettres privées : « ... Jamais on ne me verra épouser ni les factions ni les hommes en place. Les unes et les autres passent, mais la patrie est toujours là. » Et il succède au Turreau des Colonnes infernales et il est guetté par Tallien ! La Vendée, reconnaissez-le, a été vaincue par un admirable chef, le seul véritable rival de Bonaparte.

Partial, je le serai aussi en faveur des Blancs de Bretagne parmi lesquels il ne me semble pas possible que vous n’ayez pas découvert quelque chevalier des Touches ou quelque Charette. Ceux-ci ont eu la chance de rencontrer un Barbey d’Aurevilly ou un Lenôtre. Je me contenterai difficilement de vos Boisguy ou de vos Tintiniac. Mais en voici un autre, en effet, qui sort tout vivant des Mémoires d’Outre-Tombe, ce Gesril avec qui Chateaubriand jouait, enfant, au bord de la mer. Déjà, il commandait à ses petits camarades et leur imposait un exercice périlleux sans daigner en courir le risque lui-même et sans que nul, pourtant, ne mit en doute son courage et son audace, tant on sentait le chef en lui. À Quiberon, Hoche lui demande de se porter à la nage jusqu’aux vaisseaux anglais pour faire cesser un feu devenu inutile : « Allez, souffle-t-il, et ne revenez plus... » Il y alla et il revint pour mourir avec ses compagnons. Vous ne l’avez pas oublié, mais il méritait mieux qu’une mention rapide.

Cette même race bretonne, vous allez maintenant nous la montrer dans la guerre où il n’y eut ni Bleus ni Blancs, et c’est l’épopée des Fusiliers marins que vous avez écrite en trois volumes : Dixmude, Steenstraete, Saint-Georges et Nieuport. Précisément ce que vous goûtez le plus dans cette armée nouvelle, c’est la fraternité d’armes. Elle est plus étroite encore chez les marins où la communauté presque journalière des risques crée une amitié plus profonde. — Pourquoi l’aimiez-vous tant ? avez-vous demandé à l’un de ces hommes en lui parlant du lieutenant de vaisseau Martin des Pallières, et il vous répondit : « Je ne sais pas... on l’aimait parce qu’il était brave et qu’il avait toujours le mot pour rire... mais surtout parce qu’il nous aimait ». De même, ce lieutenant Gautier qui aperçoit un de ses hommes dans un fossé et lui demande : « Eh bien, petit, qu’est-ce que tu as ? — Oh ! lieutenant, je suis blessé à la jambe et je ne peux pas me traîner. — Tiens, monte sur mon dos... » Et voilà ce qu’il y a de nouveau à l’ouest et ne se trouve peut-être pas ailleurs, cette amitié du chef et du soldat.

À Dixmude, l’amitié vient de haut, de cet amiral Ronarc’h dont vous tracez un si beau portrait. Un jour, les fusiliers marins virent leur amiral qui revenait de visiter les tranchées de l’Yser en compagnie d’un officier de haute taille, silencieux, aux yeux graves, sanglé dans son dolman noir. Celui-ci serra la main de l’amiral et « remonté sur la berge, s’arrêta un moment pour contempler le triangle de marécages qui faisait à présent tout son royaume ». C’était le Roi des Belges, Albert Ier.

Dans les Marais de Saint-Gond vous avez momentanément oublié vos Bretons pour rendre un hommage plus général à l’armée du général Foch dans la bataille de la Marne. Là encore, dans votre récit, je trouve des portraits mêlés aux faits, un commandant de Beaufort, un capitaine de Boisanger, tant d’autres qui sont demeurés dans ce cimetière de Mondement dont le phare n’éclaire plus que des tombeaux. Ces morts doivent y revenir, comme c’est l’habitude chez vous. Ils disent des paroles qu’il ne convient pas d’oublier. Soldats inconnus : mais non soldats anonymes. Pas plus dans la guerre que dans la paix les hommes ne connaissent l’égalité. Rendons un hommage particulier à ceux qui ont été l’entraînement, l’exemple, la conscience des autres et les ont invités au plus tragique des devoirs, celui qui comporte le don de la vie. Voilà, Monsieur, la leçon de vos livres de guerre. Et quand vous faites dire au maréchal Foch, — qu’on a tout de même beaucoup fait parler avant qu’il parlât lui-même, — que la victoire, comme le génie, est une longue patience, aussi bien la victoire économique et politique que la victoire militaire, c’est rappeler qu’un pays ne dure que par la foi dans ses destinées et la volonté de les accomplir.

 

Ce sens de la durée, votre prédécesseur, François de Curel, avait pu le puiser dans ses forêts de Lorraine. La forêt rappelle aux générations la solidarité qui les unit. Car elle exclut la vie au jour le jour. Il faut, pour l’administrer, écarter les nécessités immédiates, disposer du temps. Par delà la mort de la forêt, ce que Ronsard pleure dans sa fameuse élégie, c’est aussi l’évolution qui atteindra peu à peu, avec l’image altérée de la terre, les familles enracinées au sol. Un arbre est le rappel d’un long passé et invite à la conservation. C’est une société en décadence, celle où personne ne consent plus à planter pour un avenir éloigné, où chacun entend profiter lui-même de ses œuvres.

Mes arrière-neveux me devront ces ombrages…

affirme le vieillard de La Fontaine. Quel est donc le souverain qui cherchait pour ministre un forestier et répondait, comme on lui en demandait la raison : « Un forestier fait des plans d’aménagement qui se répartissent sur un siècle ou tout au moins sur un demi-siècle. On n’administre bien la chose publique que si on l’envisage dans cinquante ou cent années... »

Comme Ronsard, fils des conservateurs de la forêt de Gâtine, François de Curel avait passé sa jeunesse dans l’assemblée solennelle des arbres. Il avait chassé le sanglier, le cerf, le chevreuil et vagabondé à la façon des jeunes faons pour qui l’ombre est la liberté. Pouvait-il se promener dans ses bois de Lorraine, sous les forts de Metz, au-dessus de la Seille, sans se dire à lui-même comme son Jean de Miremont dans le Repas du lion : « Mon enfance entière s’y promène encore. » De la forêt il avait surpris tous les secrets, il connaissait toutes les essences, les essences d’ombre et les essences de lumière. Car il y a, parmi les arbres, comme parmi les hommes, des essences de lumière et d’ombre.

Il faut l’avoir entendu parler de ses bois avec cette exaltation mesurée qui était sa manière, pour comprendre à quelle profondeur était entré en lui le sens forestier. M’accordant son estime, spécialement à cause de quelques chamois que j’avais tirés, il m’avait convié à chasser le sanglier. Je devais le rejoindre — mais la mort m’avait précédé — dans un pavillon qu’il habitait dans la saison des chasses. Il y avait là, dans la clairière, me disait-il, un abreuvoir où les cerfs venaient boire la nuit. Par une sorte de trêve cet abreuvoir était respecté et les bêtes le savaient. Elles y venaient sans hâte et presque sans crainte. Au clair de lune, c’était un spectacle de rêve : les biches d’abord se glissaient sans bruit, furtives, pareilles à des ombres mouvantes ; elles buvaient avidement, comme si elles s’attendaient à être dérangées. Cependant ce n’était point le voisinage de l’homme qui les effarouchait. Tout à coup, reniflant le vent, tandis que de leurs naseaux l’eau coulait encore en gouttelettes, comme sur un signal elles se dispersaient, se jetaient dans le bois, disparaissaient. Le maître, le sultan, le cerf qui les avait envoyées en éclaireurs, s’approchait, les ramures hautes et daignait à son tour s’abreuver.

Comment dès lors s’étonner si la poésie dont l’œuvre de François de Curel est imprégnée et qui lui communique cet accent mystérieux et confidentiel, seul capable d’atteindre notre cœur profond, a le parfum sauvage des forêts ? Certes, on les respire surtout dans les Fossiles et dans Le Repas du lion où il a déposé ses impressions ardentes de coureur de bois et de chasseur. Mais dans toutes ses pièces, dès qu’une image élargit le dialogue, soyons certains que les forêts l’inspirent. Dans la Danse devant le miroir qui prétend résumer toute la comédie de l’amour, Louise, plus âgée, enseigne son amie Régine : « L’âme ressemble à une forêt qui, de loin, forme un bloc verdoyant et superbe ; essaie d’y pénétrer et les ronces t’arrêtent, les lianes t’entravent, les épines te déchirent, tu vas, tu viens, dans le dédale des sentiers boueux... tu es perdue. » Anna de Grécourt, l’invitée, se compare aux vieux saules creux : « Le bois mort du cœur n’empêche pas les branches de verdir et les oiseaux d’y trouver un abri ». L’image des nénuphars dans la Nouvelle Idole qui, dans l’étang dont les eaux sont demeurées hautes, tendent désespérément leurs tiges pour atteindre la surface et s’épanouir au soleil, a été vue dans une de ces clairières où les arbres ceinturent une eau stagnante dont le voisinage est propice aux affûts. Et pareillement l’aigle du Coup d’aile, et le petit coucou de la Fille sauvage dont le chant trompeur fait gravir à l’enfant séduit la montagne.

« Ne sommes-nous pas frères des chênes et des hêtres géants ? se demande Robert de Chantemelle... Je plane sur les basses tiges, je prends pour moi toute la lumière... » François de Curel a-t-il pris le parti de ces voleurs de soleil ? Il est impartial dans son œuvre. Mais il semble se partager entre des croyances contradictoires, tant il met de zèle et de flamme à communiquer à ses personnages tous les arguments qui leur peuvent tour à tour donner raison. Il est hanté par le problème des droits et des devoirs de la supériorité. Attiré vers les êtres exceptionnels comme la Julie Renaudin de l’Envers d’une Sainte, criminels même comme le Michel Prinson du Coup d’aile, il oppose à la foule avide de bonheur et d’amour, mais égalitaire et envieuse, le savant, le chercheur, l’isolé, le chef. C’est la pensée qui se retrouve dans les Fossiles, dans le Repas du lion, la Nouvelle Idole, la Fille sauvage même où la religion des grands hommes succède un à celle des dieux, la Comédie du génie enfin qui est en quelque sorte son Faust et la recherche, non de l’absolu, mais du droit mystérieux à l’autorité. Or, de toute évidence, cette pensée lui est venue par ses yeux d’enfant qui ont contemplé la Cime indéterminée des forêts.

Votre compatriote Lamennais, qui fut pareil à un grand chêne foudroyé, avait déjà tiré de la forêt toute une esthétique. Mais la forêt n’est-elle pas aujourd’hui dépossédée de son mystère et guettée par l’industrie ? Tous vos écrivains bretons ont aperçu cette menace qui ne pèse pas seulement sur les bois, mais sur toute la vie agricole. Brizeux s’excuse, dans la préface de Marie, d’avoir attiré sur la Bretagne la curiosité des touristes : « Que mon pays me pardonne, dit-il, si j’ai montré le chemin de ses fontaines et de ses bruyères ! » Et Renan se demande si la belle émeraude des mers du couchant n’est pas appelée à disparaître : « Arthur ne reviendra pas de son île enchantée et saint Patrice avait raison de dire à Ossian : « Les héros que tu pleures sont morts : peuvent-ils renaître ? » Et le grand écrivain se hâtait de noter avant qu’ils passent « les tons divins expirant ainsi à l’horizon devant le tumulte croissant de l’uniforme civilisation ». Vous-même, à chacun de vos retours, vous avez constaté ce retrait, dans les villes et jusque dans les villages éloignés, des coutumes antiques et des croyances devant cette fabrication de la vie mécanique. Lorsque Maurice Barrès entreprit sa campagne pour la grande pitié des Églises de France, destinée à sauvegarder toutes ces puissances spirituelles qui sont le contrepoids nécessaires du progrès matériel, vous accourûtes à son côté, mais, en vrai Breton, pour l’intéresser à vos cimetières : « On les sécularise ici, lui écriviez-vous, ailleurs on les déplace. Et les morts ne sont plus en sûreté chez nous. »

Ne pas toucher aux cimetières, vous saviez bien que c’était ne pas toucher à la Bretagne où les morts commandent Et puis, n’aviez-vous pas une tombe à vous qui vous attachait plus spécialement à cette terre d’amour et de mer ? Notre cœur ne bat-il pas-toujours un peu dans nos pensées et nos théories ? Vos plus beaux vers sont consacrés à cette tombe au pays de Trégor, au bord de l’Océan. Ni Victor Hugo à Villequier, ni Lamartine à Beyrouth n’ont trouvé de plus purs accents pour pleurer une vie dans sa fleur tranchée. Ah ! comme vous avez su bercer votre enfant dans son lourd sommeil :

... La mer de Trégor, féérie éternelle
Dont tu caressais tes yeux chaque été !
Là, tu seras encor tout près d’elle,
Près d’elle, mon cœur, pour l’éternité.

 

Tu pourras la voir, tu pourras l’entendre.
Elle qui, l’hiver, au creux de ses fjords,
Semble célébrer sous un ciel de cendre
Un perpétuel office des morts,

 

Te dévidera, dans le flot qui monte,
De sa voix rêveuse et comme en dedans,
Le vieux conte obscur qu’elle se raconte
Depuis des milliers et des milliers d’ans...

 

Depuis des milliers et des milliers d’ans. Barrès d’avance vous avait compris. L’auteur du 9 novembre en Lorraine a répondu à cette supplication en faveur du repos et de l’autorité des morts par cette formule : « Nous défendons moins le passé que l’avenir. Parlons clair et net, nous défendons l’éternel. » S’inspirer du passé n’a jamais signifié s’installer dans le passé. Car nos seigneurs les morts ! comme Barrès les appelle, libérés du poids des jours, nous précèdent et nous montrent la lumière au bout du chemin…

 

[1] Anatole Le Braz.

[2] Maurice Barrès.