Réponse au discours de réception de Maxime Weygand

Le 10 mai 1932

Jules CAMBON

Réception de Maxime Weygand

 

Monsieur,

Au commencement de votre discours, vous nous avez dit que l’Académie, en vous accueillant, avait voulu honorer l’armée. Cela est vrai. L’Académie sait ce que la France doit à l’armée : de tout temps, elle s’est plu à le proclamer. C’est ainsi qu’en 1714, elle fut heureuse de recevoir, parmi ses membres, le vainqueur de Denain, le maréchal de Villars.

Nous n’avons pas abandonné cette tradition. Aujourd’hui, nous couronnons en vous ces soldats qui, quatre années durant, ont supporté toutes les misères, les intempéries, les périls, même la dépression des échecs, et dont le courage est venu à bout d’une armée qui se croyait la première du monde. Nous savons aussi qu’une troupe, si elle n’est pas dirigée, est une masse informe exposée à tous les hasards, et qu’elle n’est pas une armée. C’est pourquoi nous honorons l’armée française en honorant ceux qui la commandent.

L’Académie avait, autrefois, appelé à elle votre prédécesseur, ainsi que le glorieux chef dont vous avez été le collaborateur intime. Ils ne sont plus, ni l’un ni l’autre, mais vous trouverez toujours parmi nous le maréchal dont le seul prestige suffit, il y a seize ans, à conserver à la France, au nord de l’Afrique, la fidélité d’un Empire, et cet autre maréchal, cet illustre homme de guerre, qui défendit Verdun et qui fut le restaurateur de la discipline dans la troupe.

Toute la gloire, tout l’honneur dont l’armée couvrit alors le pays, vous les verrez représentés ici, et nous sommes heureux que vous veniez y ajouter l’éclat de votre nom.

Vous nous avez parlé du maréchal Joffre, et vous avez tracé, d’une main savante, le dessin d’une vie, tout entière consacrée au pays.

Jeune encore, et chargé de lourdes responsabilités, à Formose, à Madagascar, sur les bords du Niger, où il nous assurait la possession de Tombouctou, Joffre montrait déjà cette fermeté de caractère, cette volonté et cette netteté d’esprit qui faisaient sa force et qui s’imposaient autour de lui. Plus tard, il devint chef de l’État-major général. Lorsque, en 1914, la France fut attaquée, le pays s’abrita derrière sa solidité. Après la perte de la bataille des frontières, son autorité et son calme maintinrent l’esprit de l’armée. Vous avez rappelé que son adversaire, von Kluck, avoua après sa défaite, qu’il ne savait pas que des soldats vaincus pussent, après bien des jours de retraite, se relever, attaquer à leur tour, et faire reculer leurs vainqueurs. Le général von Kluck avait appris la théorie de la guerre, mais, sans doute, il connaissait moins le patriotisme français, et ce qu’il entre d’entêtement et de ressort dans l’âme du paysan de notre pays. Le maréchal Joffre était bien de notre pays.

Ah ! Monsieur, je ne puis revenir à ces années d’angoisse sans ressentir quelque chose des émotions que nous éprouvions alors. Longtemps avant l’explosion de la guerre de 1914, notre inquiétude la prévoyait et le Gouvernement de la République cherchait, autant que le permettait la dignité du pays, à écarter le danger qui nous menaçait.

Aujourd’hui que les événements sont passés, il est aisé d’en suivre l’enchaînement ; mais, à ces heures où rien n’était résolu, où tout semblait dépendre d’un accident, du hasard, du caprice d’une volonté, il n’était pas toujours facile de prévoir ce que serait le lendemain. Quand on est loin de son pays, quand les avis qu’il vous envoie sont tronqués ou défigurés, malgré soi, on hésite, on tâtonne, on attend, on cherche à comprendre ; quelquefois, on se décourage ; et puis, on espère. On ne cesse d’imaginer des combinaisons, de faire des propositions pour sauver, avec la paix de l’univers, l’amour-propre de tout le monde. Malgré soi on s’irrite, quand on a devant soi la mauvaise volonté évidente d’un adversaire qui se croit sûr de triompher, quand on se heurte à son dessein arrêté de lancer le monde dans les horreurs de la guerre ; quand on se demande encore si, dans les Cabinets de l’Europe, les hommes d’État n’ont pas voilé la statue de la Justice, et s’ils n’abandonneront pas, aux attaques de la force, les défenseurs du droit,

Et lorsque, après tant d’efforts inutiles, la guerre éclate ; lorsque, après de premiers échecs, il se trouve un homme pour arrêter l’envahisseur, vaincre et sauver le pays ; lorsqu’enfin on peut tout espérer... Ah ! Monsieur, quelle reconnaissance n’a-t-on pas pour celui qui a fait cela ; pour Joffre, dont le nom sera à jamais inscrit dans les fastes de la nation française ?

Cependant, quels qu’eussent été les services du maréchal Joffre, l’heure vint où ils furent discutés et méconnus. À ce propos, vous avez remarqué combien il était souhaitable que les rapports du Gouvernement et du Commandement fussent fixés à l’avenir. Malheureusement, il n’est pas aisé de les déterminer. La question n’a jamais pu être bien résolue. On peut essayer de le faire, mais, je l’avoue, je doute qu’on puisse parfaitement y réussir. Les rapports du Gouvernement et du Commandement dépendent surtout des personnes et, aussi, d’autres éléments incertains qu’aucune législation ne peut prévoir. La force des choses domine les règlements et les lois. Au milieu du trouble de la guerre, dans les moments même où la nature humaine est le plus incapable d’avoir du désintéressement, peut-on lui demander d’être juste ? C’est précisément alors que ses passions s’exaltent. Le patriotisme lui-même peut l’entraîner et la tromper. Au fond, c’est le succès qui déterminera tout. Il en a toujours été ainsi. Ces difficultés-là, l’ancien régime les a connues, et l’autorité du roi n’y pouvait rien. Il suffit de lire les Mémoires de Saint-Simon pour voir comme à Versailles on se défiait des généraux dont les efforts étaient ainsi contrecarrés.

Permettez-moi un souvenir personnel : j’ai rencontré, quand j’étais encore presque enfant, des vieillards qui, bien des années auparavant, avaient servi dans les États-majors des généraux de la Révolution ; je me souviens de leur langage sur les commissaires aux armées. Ils en avaient conservé l’horreur, et, cependant, il faut bien reconnaître que le Directoire avait quelques motifs de s’inquiéter d’un Bonaparte s’avançant sur la route de Campo-Formio, car il se sentait devenir impuissant à contenir le jeune héros victorieux.

Le général Joffre était fort de l’immense service qu’il avait rendu au pays, mais le temps passait et, avec lui, venait l’oubli. La reconnaissance ne s’accommode pas de l’accoutumance. D’ailleurs, le caractère du général, sa volonté jalouse et la réserve qui lui était habituelle, lui rendaient difficile de se plier à la familiarité indiscrète, qui est assez fréquente dans les milieux politiques. Il en résultait des malentendus dont il souffrait. Joffre m’en a fait un jour l’aveu : il avait un grand souci d’épargner le sang de ses soldats, mais il redoutait les manifestations sentimentales de ceux qui visitaient le front ; elles pouvaient, à ses yeux, ébranler l’âme des troupiers. Pendant ces tristes jours, je le rencontrai au ministère de la Guerre ; il me parla de ses ennuis. « Que voulez-vous, me dit-il, non sans amertume, on voudrait que je fisse la guerre et qu’il n’y eût ni mort ni blessé ! », et il ajoutait : « Tout ça, c’est de la politique. »

C’est peu après qu’il connut la disgrâce et il apporta, à la supporter, la même force d’âme qu’il avait eue lors des échecs du début de la guerre. Nommé maréchal de France, il fut envoyé en Amérique par le Gouvernement. Il accompagnait M. Viviani. On put juger alors de sa popularité dans le monde. Vous l’avez rappelé ; le peuple des États-Unis lui fit un accueil enthousiaste. Partout, la foule l’entourait, l’acclamait, et je suis convaincu que sa présence sur le sol américain contribua puissamment au mouvement qui portait vers nous le cœur de cette grande nation.

Le maréchal Joffre avait aussi une faculté qui, peut-être, lui suscita quelques ennemis. Il connaissait les hommes. Sa fermeté les offusquait parfois, car nous avons pris l’habitude et, peut-être, le goût de la faiblesse. S’il n’hésitait pas à confier des postes difficiles à ceux dont il appréciait la valeur, il sacrifiait ceux-là même qu’il aimait, quand il les jugeait inégaux à leur tâche. Ce côté de son caractère a bien servi la fortune du pays et la vôtre. Il vous avait distingué avant la Marne ; il vous désigna au général Foch qui commandait la neuvième armée, pour faire partie de son état-major. C’est ainsi que vous en eûtes la direction. À ce moment décisif de votre carrière, la prévision de Joffre vous avait deviné.

Il vous avait deviné, mais, pardonnez-moi de dire que, sans doute, il ne connaissait pas certains détails de votre vie d’enfant. S’il les avait connus, peut-être eût-il hésité, et pourtant, il y aurait vu que, dès lors, vous possédiez les mêmes qualités qu’il avait pressenties en vous : l’instinct du commandement, l’énergie et la volonté. Vous les aviez dès votre jeune âge. On m’a conté, qu’étant élève au lycée Louis-le-Grand, vous prîtes un jour, la direction d’une révolte. Vos camarades de dortoir soutinrent sous vos ordres un véritable siège, se servant comme projectiles de tout ce qui leur tombait sous la main. On dut appeler la troupe pour vous réduire, si bien que, dans sa juste sévérité, l’Université vous renvoya. Cependant, elle vous avait jugé. Elle ne fut pas impitoyable. Elle vous rouvrit plus tard ses portes, pour vous permettre d’entrer à Saint-Cyr. Vous aviez donné là un bien mauvais exemple à vos camarades de lycée, mais vous nous aviez appris, en même temps, qu’il ne faut pas désespérer des mauvaises têtes.

En 1887, vous êtes sorti de Saint-Cyr dans la cavalerie et vous avez suivi votre chemin dans les dragons et dans les hussards. Après avoir été instructeur en chef des exercices militaires de l’École de cavalerie de Saumur, vous vous trouviez lieutenant-colonel à Nancy, quand vous fîtes partie de la mission qui accompagnait le général Joffre en Russie, dans l’été de 1913. Là, il put vous juger et c’est ainsi que, plus tard, il fut conduit à vous mettre à même d’être pour nous ce que, grâce au Ciel, vous avez été.

Ce jour-là, commença entre vous et le général Foch, cette collaboration intime qui, pendant la guerre, fut une de nos forces, et cette amitié fidèle et touchante qui, dans l’avenir, unira toujours votre nom à celui de votre glorieux chef. Vous nous avez donné une leçon : il y a soixante ans, au temps de nos désastres, la fortune nous eût peut-être été plus favorable s’il y avait toujours eu, entre les esprits, de l’intimité et de la confiance. Grâce à Dieu, il n’en a plus été ainsi, et vous nous avez montré que l’intelligence, pour être complète, a besoin autant d’aimer que de comprendre.

M. le maréchal Pétain, qui a succédé parmi nous au maréchal Foch, a dit en parlant de lui, que la force de la pensée et celle de la volonté étaient les traits essentiels de sa physionomie. Oserai-je ajouter qu’il avait aussi une vive imagination et que cette imagination, s’associant en lui à la réflexion la plus profonde, donnait à sa pensée tout son essor ? C’est peut-être là l’originalité de son génie. Foch était un entraîneur d’hommes. Sa passion s’imposait, et, quelles que fussent les circonstances, heureuses ou critiques, sa foi emportait tout. Faut-il rappeler son action à la réunion de Doullens où fut décidée la coordination des armées alliées et préparé le commandement unique ? L’armée allemande s’avançait, menaçant de séparer les forces françaises des forces anglaises. Les membres des deux Gouvernements, les généraux des deux armées devaient se réunir dans cette ville pour délibérer. Le maréchal Douglas Haig conférait avec lord Milner dans l’intérieur de la mairie, et, en attendant qu’il eût fini, M. Poincaré. M. Loucheur, M. Clemenceau, le général Foch se promenaient dans le petit jardin qui précédait cette maison. En rentrant à Paris ce soir-là, M. Clemenceau nous racontait comment Foch allait de l’un à l’autre, plein de feu, enflammant de son espérance le cœur de tous et redonnant de la certitude à ceux qui se prenaient à douter. « Ce diable de Foch, disait Clemenceau, il est enragé de se battre. »

Quels qu’aient pu être, depuis, les dissentiments qui ont séparé ces deux hommes, l’histoire se souviendra que, pour le salut de la France, Foch et Clemenceau, à l’heure du péril, ont pensé, voulu, senti ensemble.

Vous n’avez pas quitté le maréchal Foch au cours de ces longs mois de guerre. Vous étiez auprès de lui à la bataille de la Marne, et vous nous avez dit éloquemment votre émotion, quand, le soir, après la victoire, vous portiez à un corps voisin l’ordre de poursuite lancé par le général. Vous ne le quittiez pas pendant la course à la mer, quand il réussissait à faire échouer les desseins des Allemands, qui, vaincus sur la route de Paris, espéraient prendre leur revanche en nous séparant de nos communications avec l’Angleterre. Vous étiez son compagnon dans la bonne, comme dans la mauvaise fortune. Enfin, au mois de mars 1918, lorsque Foch reçut le commandement unique qui nous assura la victoire, vous fûtes major général des armées alliées. Quand tout fut fini, vous deveniez secrétaire général du Comité militaire interallié de Versailles, que présidait le maréchal. Je ne saurais oublier, Monsieur, qu’alors, à la Conférence des ambassadeurs, lorsqu’une question militaire surgissait, et c’était quasi à toutes les séances, le maréchal Foch nous donnait tous les éclaircissements dont nous avions besoin. Vous l’accompagniez, et ses exposés s’appuyaient sur les renseignements que vous nous apportiez avec l’exactitude, la précision et l’abondance d’un homme auquel aucun détail n’échappait dans le grand ensemble auquel présidait votre chef. La Conférence aimait à vous consulter.

Cependant, la paix semblait assurée, lorsqu’en 1920, on entendit des bruits de guerre. Les alliés purent croire la Pologne en danger. Sa reconstitution avait été, de leur part, un grand acte de justice. La France fut émue.

Il y a bien des années, longtemps avant 1870, j’allais entendre à Saint-Sulpice les conférences du Père Gratry. Il y mêlait la religion à la philosophie, parfois même à la politique, et il nous dit un jour que, depuis le partage de la Pologne, l’Europe était en état de péché mortel. C’était là un péché contre lequel notre nation, sans distinction de parti, avait toujours protesté, hélas ! sans succès et non sans périls pour elle-même. Le jour où elle fut victorieuse, elle voulut l’effacer. À la Commission chargée d’étudier la question polonaise, on vit un jour paraître, sous la conduite de M. Paderewski, les délégués de ce malheureux pays. Ils nous apportaient le témoignage de leur foi et leurs espérances. Leur présence évoquait à nos yeux tout ce que la patrie de Sobiewski avait fait pour la civilisation dont, jadis, elle avait été le boulevard. Ils nous disaient que la plus sûre garantie de la paix était d’établir entre les peuples de l’Est et de l’Ouest de notre Continent, l’équilibre territorial sur lequel l’ordre européen devait reposer. Ils invoquaient les services rendus à notre pays sur les champs de bataille. Ils nous rappelaient Poniatowski et les lanciers polonais morts à Somo Sierra pour ouvrir le chemin de Madrid à Napoléon. J’ajouterai même qu’il n’était pas jusqu’à la présence de l’éminent artiste, parlant au nom des délégués, qui ne nous apparût comme un symbole et qui ne nous rappelât que son pays, pendant les années de sa servitude, avait trouvé dans l’art, l’expression de sa douleur. Chopin avait été la voix de son âme inquiète. Nous sentions que la Pologne était toujours vivante, et c’est ainsi qu’enfin, elle fut reconstituée.

Cependant, en Russie, ceux qui avaient renversé l’infortuné Nicolas II, avaient hérité de l’impitoyable politique de l’autocratie russe. Leur armée entra en Pologne et menaça la jeune République. Elle pénétra jusqu’aux portes de sa capitale. C’est alors que le Gouvernement français vous envoya en mission avec notre confrère, M. Jusserand. Vous aimiez ce pays auquel vous attachait un lien intime et cher qui unit votre nom à celui de notre grand Balzac. Lorsque vous y fûtes arrivé, le Gouvernement de Varsovie vous adjoignit à l’État-major général de l’armée polonaise et, peu après, eut lieu la bataille. Le maréchal Pilsudski fut victorieux, et les envahisseurs se virent réduits à regagner la Russie. Ainsi, dès la première heure, la Pologne avait défendu notre civilisation contre ces peuples intermédiaires qui, placés entre l’Europe et l’Asie, apportent dans leurs actes, ce mélange troublant de rêve et de cruauté qui caractérise le despotisme de l’Orient.

Peu après, vous rentriez en France. Le comte Joseph Potocki, au nom de la noblesse, vous avait offert le sabre historique de l’ancien roi, Stéphane Batori ; votre modestie me permettra d’ajouter que la reconnaissance des Français n’était pas moindre que celle du peuple polonais.

Vous êtes, Monsieur, de ceux auxquels la République ne cesse de faire appel. Le 12 avril 1923, vous étiez nommé haut commissaire en Syrie, et commandant en chef de l’armée du Levant. Vous succédiez au général Gouraud. Ce grand soldat avait pacifié tout le pays compris entre la mer et l’Euphrate, entre la Cilicie et le Djebel Druse.

La Syrie, où la France avait accepté le mandat de l’Europe, est attachée à notre pays par d’anciens souvenirs. Son nom évoque tout le passé de l’action française en Orient. Ne craignez rien, je ne remonterai pas jusqu’aux Croisades, mais, pour ne parler que du XIXe siècle, il faut bien reconnaître que, pendant de longues années, nous avons toujours été présents dans ce beau pays. Il est peuplé des éléments les plus divers ; les chrétiens et les musulmans s’y sont coudoyés depuis des siècles sans se mêler. Nos missionnaires ont trouvé là un champ d’action pour leur ardeur apostolique ; ils nous ont, en même temps, bien servis. Ils ont fondé des universités et des écoles, et nous n’avons pas eu là de meilleurs représentants. Ils rendaient populaires dans ce pays notre nom, notre influence et notre langue. J’en ai eu, un jour, une preuve singulière. C’était après la guerre entre l’Espagne et les États-Unis, je me trouvais à Cuba, alors occupé par les troupes américaines, sous les ordres de mon ami, le général Wood. Je m’étais égaré dans La Havane, et je demandai mon chemin à l’un des agents de police qui portaient l’uniforme américain. Il me répondit en français et, comme je m’en étonnais, il me dit qu’il se considérait comme Français, parce qu’il était Syrien, et qu’il avait été élevé dans une école de nos missionnaires. Je fus, je l’avoue, charmé de cette rencontre. D’ailleurs, dans ce pays, quand nous avions été obligés de montrer notre force, nous l’avions toujours fait au nom de l’humanité ; on l’avait vu, en 1860, lors de ce qu’on a appelé l’expédition de Syrie. À cette époque, les Druses fanatiques massacrèrent une partie de la population chrétienne. Nous eûmes l’honneur de rétablir l’ordre dans le pays. L’émir Abd-el-­Kader, qui résidait à Damas, et qui était reconnaissant à la France de la générosité avec laquelle il avait été traité, nous prêta son concours. L’abbé Lavigerie, jeune encore, et qui dirigeait alors l’œuvre des Écoles d’Orient, se rendit dans le Liban, pour porter des secours aux victimes. Grâce à nous, la population put vivre et respirer ; nous apportions ainsi la paix dans ses montagnes et notre force se revêtait de la douceur chrétienne.

Haut commissaire en Syrie, vous y continuiez l’œuvre commencée par votre illustre prédécesseur. Il y avait créé la République libanaise ; il restait à organiser la Fédération syrienne. Après des élections qui vous permirent de connaître les vœux du pays, le territoire des Alaouites forma, comme le Liban, un territoire indépendant et l’unité syrienne réunit, en un seul État, Damas et Alep. C’était là, proprement, la Syrie et c’est ainsi que, sous l’égide de notre drapeau, une jeune nation naissait.

Dans ces régions qui, depuis tant de siècles, ne savaient plus ce que c’était qu’un gouvernement, nous voulions organiser le pays. Vous étiez tout d’abord résolu à faire cesser le brigandage qui le désolait. Les bandits qui tombèrent dans nos mains furent jugés sans délai. D’autre part, la Transjordanie voisine, qui est placée sous le mandat anglais, était devenue, pour les agitateurs qui passaient la frontière, un refuge et un repaire. Vous obteniez des autorités britanniques que ce désordre prît fin. Enfin, vous vouliez développer les richesses économiques de ce beau pays qui, placé entre l’Égypte et la Turquie, devait être le point de jonction des chemins de fer qui relient le Bosphore au Nil. Vous pensiez aussi à rapprocher, si j’ose dire, la Perse de la Méditerranée, en favorisant, au travers de l’Irak, les communications économiques de la Syrie avec ce grand pays.

Telle était la grande œuvre que vous aviez en vue, lorsque, dix-huit mois après votre arrivée à Beyrouth, vous fûtes rappelé en France. D’autres services à rendre vous y ramenaient, mais il suffit de se souvenir de l’émotion que produisit en Syrie la nouvelle de ce rappel, pour mesurer la popularité que vous y aviez conquise. Le jour où vous quittâtes Beyrouth, la population tout entière vous témoigna son affection et ce ne fut pas sans peine, qu’au milieu du concert unanime des regrets de la foule, vous pûtes vous embarquer.

Vous reveniez, Monsieur, prendre votre place dans les rangs de l’armée, et vous fûtes nommé Directeur du centre des Hautes Études militaires. Après tant de services rendus dans les différents postes où l’on vous a envoyé, vous alliez apporter dans la direction des travaux de nos officiers, tout ce que l’expérience peut ajouter de force à la doctrine.

C’est peu de temps après que vous écriviez la Vie de Turenne. La mode, en ce moment, est aux biographies, mais, de toutes celles qui peuvent être contées, quelle histoire est plus riche en enseignements que celle de ce grand soldat !

Il est difficile de parler de Turenne sans songer à ce que ce héros, si modeste pour lui-même et en même temps si glorieux de sa famille et de son rang, a fait pour notre pays. Le prince d’Orange avait été son maître militaire ; il disait de lui qu’il égalerait un jour les plus grands capitaines. Au temps de Richelieu, Turenne prit du service sous nos drapeaux, il combattit en Italie et vous avez rappelé qu’au siège de Casale, il rencontra, pour la première fois, Mazarin qui appartenait alors au pape Urbain VIII, et dont l’habile activité obtint la cessation des hostilités. Mazarin et lui devaient se retrouver à Paris pendant la Fronde et travailler ensemble. Leurs relations cordiales étaient la condition de leurs succès. Mazarin, comme je l’ai vu plus tard chez M. Thiers, se piquait de se connaître aux choses de la guerre. Il aimait à s’occuper de la conduite des opérations, il se flattait même de les inspirer, et, d’autre part, il avait le bonheur de ne pas avoir d’amour-propre ; la force de sa volonté se dissimulait sous sa courtoisie italienne et il ne redoutait pas les avis dans les affaires de son métier. Il tenait Turenne au courant des directions de sa politique. Ainsi, la confiance réciproque qui unissait ces deux hommes, avait résolu la question des rapports du gouvernement et du commandement. Lorsque le Cardinal fut mort, Louis XIV regarda le Maréchal comme son guide militaire et, plus tard, il le nomma maréchal général, pour l’élever au-dessus de ses collègues.

Quand, peu de temps après la victoire de Turckheim, Turenne fut tué à Salzbach, la douleur du Roi fut profonde. On a raconté que lorsqu’il en apprit la nouvelle, il eût une sorte de saisissement. « J’aurais préféré, dit-il, perdre une bataille ou vingt mille hommes. »

Pendant que j’étais ambassadeur en Allemagne, j’ai visité le lieu même où Turenne est mort. Le terrain appartient à la France qui a tenu à honneur de le conserver. Une allée d’arbres conduit de la route à l’endroit même où le héros est tombé. Un ancien soldat français, qui habitait là, était chargé de garder ce monument de notre piété. Dans ce petit coin de terre, on est près de l’Alsace et on se souvient des paroles que le Maréchal prononça et qui furent longtemps inscrites sur son tombeau : « Il ne faut pas qu’il y ait un homme de guerre en repos en France, tant qu’il y aura un Allemand en Alsace. » Grâce à Dieu, ni votre chef, ni vous-même, n’avez pas été en repos.

 

Enfin, Monsieur, le 20 janvier 1930, vous avez été nommé Chef d’état-major de l’armée et vous l’êtes resté jusqu’en 1931. Alors, vous devîntes vice-président du Conseil supérieur de la Guerre, et Inspecteur général de l’armée. Votre passé est un garant de l’avenir et l’Armée française sait que celui qui serait son chef, en cas de péril, la connaît, l’aime, la défend et n’a pas d’autre souci que de la tenir prête pour sa grande tâche.

Vous connaissez notre Nation ; elle est la plus pacifique de la terre, mais vous savez aussi que votre devoir particulier est d’assurer sa défense et les conditions de sa sécurité. On parle beaucoup, en ce moment, de désarmement, mais il ne faut pas oublier que, si les peuples acceptent le dur sacrifice qu’est le service militaire, c’est qu’ils savent que leur salut en dépend. Suivant le mot de Saint Luc, ils pensent que si un homme fort et armé garde sa maison, ce qu’il possède est en sûreté.

Il y a en effet une contradiction, et même un paradoxe, à séparer l’idée de la force de celle de la sécurité. Ces deux idées sont, comme on dit, fonction l’une de l’autre, mais les hommes aiment à oublier. Cela n’est pas surprenant. Le chancelier Bacon n’a-t-il pas écrit, un jour, que la rivière du Léthé coulait aussi bien à la surface de la terre qu’au fond des Enfers ? Pourquoi faut-il que tant de gens se laissent séduire par la douceur de ses eaux ? Il semble que jamais, plus qu’en ce moment, on n’a parlé de paix, et qu’en réalité, jamais on n’a plus pensé à la guerre. Il faut écarter ce cauchemar et nous associer à tous les efforts tentés en vue de la consolidation de la paix, mais, en même temps, notre prudence ne doit pas négliger de chercher, comme autrefois, à nous prémunir contre l’incertitude du lendemain, par des amitiés efficaces. Le monde a besoin de vivre en paix. Il lui faut jouir de ce calme qui, seul, permet à l’homme d’être homme, de vivre de la vie de l’esprit, de s’interroger, de réfléchir, de penser enfin, et de s’élever au-dessus de soi-même. Ne serait-il pas temps que les hommes inquiets qui, au dehors, se plaisent à exaspérer les esprits, voulussent bien ne plus nous assourdir de leur propagande passionnée ?

Vous entrez dans notre Compagnie ; vous y trouverez la plus aimable réunion et de véritables amitiés. Il en est, hélas ! parmi nous, qui ont presque fini de parcourir le chemin de la vie ; ils en sont venus à cet âge où on peut la juger et se juger soi-même. Il faut avoir vécu pour s’apercevoir que de tout ce qu’on a fait, bien peu de chose reste derrière soi, heureux s’il reste quelque chose. Cependant, nous devons bénir le Ciel de donner à la jeunesse l’illusion de croire qu’elle découvre le monde et qu’elle pourra y changer quelque chose. Nous n’agirions pas, si nous apportions dans notre œuvre le sentiment du peu que nous pouvons ; une âme désenchantée est bien près d’être une âme stérile. C’est pour cela, Monsieur, que nous aimons votre foi dans l’avenir et votre volonté d’agir. Tant d’espérances reposent sur vous !

Je parlais de l’Armée tout à l’heure. Permettez-moi d’y revenir. On ne voit jamais en elle que l’instrument du temps de guerre. J’imagine pourtant qu’en temps de paix, son rôle est presque aussi grand. Chez un peuple comme le nôtre, qui est plus porté à l’enthousiasme qu’à la discipline, elle est justement une école de discipline, une école d’autorité aussi. Elle apprend aux uns à obéir et aux autres à commander ; enfin, elle enseigne la nécessité de la hiérarchie et elle nous apporte le sentiment de l’ordre. Il n’est pas jusqu’aux travers de l’armée qui ne s’accommodent à la figure que nous aimons à lui voir et qui ne soient la représentation de ceux de notre Nation même. Tous les enfants de la terre de France ont passé dans nos régiments à l’ombre du drapeau tricolore. Par là, l’armée est devenue l’image du pays ; elle nous parle de notre passé et sur elle, repose notre confiance dans l’avenir.

Je me souviens de 1871 : — la guerre contre la Prusse était finie et aussi, la triste lutte contre la Commune de Paris ; — un jour, l’armée française, reconstituée avec les troupes revenues de captivité, fut passée pour la première fois en revue au Bois de Boulogne. Le maréchal de Mac-Mahon la commandait et la présentait à M. Thiers, alors chef du pouvoir exécutif. Le soleil éclairait ce spectacle sublime. La population qui y assistait, suivait, silencieuse et grave, les évolutions de ces soldats qui avaient tant souffert. C’était une résurrection. Des larmes coulaient sur le visage de M. Thiers, et je le vois encore ainsi que le Maréchal. Ils s’approchèrent l’un de l’autre, saisis tous deux d’une émotion que partageait la foule. L’âme de la France était là et on sentait que la nation elle-même, blessée, mais non pas morte, se redressait pour attester sa volonté de vivre.

Est-il besoin de dire ce que, depuis lors, l’armée a fait pour le pays ? Ses travaux, ses luttes, sa victoire enfin ? Comment un bon Français ne sentirait-il pas tout ce qu’il lui doit ? Ah ! Monsieur, on peut parfois s’inquiéter des querelles qui nous divisent ; on peut voir de brillants esprits s’éprendre de chimères ; on peut douter de tout ; on peut tout craindre ; mais, les Français, malgré leurs dissidences, ont, au fond de leur âme, une foi commune. Ceux-là même qui semblent le plus détachés de nos croyances, qu’ils traitent de préjugés, sentiraient, si jamais la Patrie était de nouveau menacée, leur cœur enflammé de cette passion, faite de piété et d’orgueil, qui soutenait les soldats de Turenne, ceux de Hoche et ceux du maréchal Joffre. Sûrement, les générations de demain ne seront pas infidèles à l’idéal de leurs pères et c’est pour nous une joie de vous voir aujourd’hui parmi nous, vous qui avez la lourde charge de maintenir notre tradition de gloire.