Discours de réception d’Alfred Capus

Le 28 juin 1917

Alfred CAPUS

Réception de M. Alfred Capus

 

M. Alfred CAPUS, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Henri POINCARÉ, y est venu prendre séance le jeudi 28 juin 1917, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Si vous aviez élu, pour remplacer Henri Poincaré, quelque maître de la science, il aurait eu à sa disposition le plus riche sujet et une matière presque inépuisable. Mais en nommant un homme de lettres, vous ne lui avez pas ordonné de comprendre dans toute son étendue et dans tous ses détails, une œuvre qui représente peut-être en notre temps le sommet de la connaissance humaine. Ce grand monument scientifique a des parties qui ne sont accessibles, en effet, qu’aux seuls initiés. Un profane qui s’y aventure, se sent d’abord glacé. Ces proportions inusitées, ces brusques ouvertures sur les terres lointaines, ces larges espaces peuplés de symboles, troublent la vue ; on est tenté de rentrer vite dans le monde des apparences familières et de se résigner à l’ignorance. Sachons surmonter, au contraire, ce premier découragement ; pénétrons fut-ce à tâtons et en trébuchant, sous les voûtes de l’édifice, sans nous effarer de leur hauteur et nous ne regretterons pas notre audace. Peu à peu, ce mystérieux royaume des nombres va s’animer autour de nous et une sorte de révélation s’accomplira, car l’intelligence s’habitue aux profondeurs de la pensée comme l’œil aux ténèbres. On se sent alors dans un lieu unique habité par l’harmonie et par la raison et doué d’une extraordinaire sonorité. Il suffit d’y élever la voix et, pourvu que l’on parle le langage de l’esprit, aussitôt de longs échos vous répondent. Et le prix de l’effort ce sera une vision de l’Univers incomparable par l’ampleur et par la hardiesse. C’est que le maître qui a édifié cette œuvre n’est pas seulement un géomètre égal aux plus illustres, il est aussi un évocateur souverain de l’inconnu, et un guide infaillible à travers les secrets de la nature. Un simple écrivain peut essayer de le mesurer par ces côtés de son génie et quand je vous aurai dit ma reconnaissance d’un honneur inestimable, vous m’excuserez d’avoir eu recours à des métaphores pour vous insinuer les difficultés de la tâche et vous faire prévoir mes erreurs.

Ce droit de toucher aux choses scientifiques, l’écrivain le tient de sa tradition même. En France, la littérature, la science, la philosophie, n’ont pas de modes d’expression séparés et irréductibles. Un des créateurs de notre langue moderne, Descartes, en la trempant, pour ainsi dire, dans le bon sens, lui imprima sa marque originelle ; il ouvrit une ère philosophique et démontra la géométrie transcendante en s’adressant à des gens du monde. Dans notre pays, le savoir n’a jamais été réservé à quelques mandarins, pas plus qu’il n’a exigé un langage obscur et des formules ésotériques ; et c’est un magistrat qui a donné à l’algèbre la perfection. Depuis le XVIIe siècle, l’éducation de notre bourgeoisie a su maintenir les deux tendances scientifique et littéraire, et ce serait une grave atteinte à l’intelligence française que de la soustraire à l’une ou l’autre de ces directions. Sans cette double influence, une carrière comme celle d’Henri Poincaré n’aurait pas eu cet essor puissant que notre génération admira ; elle n’aurait pas réalisé son développement complet suivant ce dessein net et ferme si exceptionnel en tous les temps et particulièrement à l’époque où Poincaré débuta.

Son aptitude aux mathématiques se dégagea de bonne heure, mais sortit d’une instruction déjà générale et abondante. Des témoignages précieux nous restent de cette jeune curiosité qui s’étendait à tout, de l’histoire naturelle à la politique. Vous avez lu et entendu le récit de ces charmantes anecdotes que je n’ai pas à vous rappeler. Chez certains êtres doués, la vocation n’hésite guère ; elle est précisément l’instinct de curiosité en action, réclamant une satisfaction immédiate et faisant son choix. Puis la volonté intervient, la volonté qui n’est encore au départ de la vie que la conscience de ce que nous pouvons. Henri Poincaré eut très vite cette clarté de lui-même. Depuis son entrée à l’École polytechnique et ensuite à l’École des mines jusqu’à son arrivée à l’Institut, c’est sa première étape. Sa réputation de mathématicien y atteignit la plus grande hauteur et prépara la gloire du savant universel et du philosophe. Dès les examens, s’était formée autour de son nom cette petite célébrité de camarades qui est quelquefois trompeuse et quelquefois une annonciation. À peine avait-il cessé d’être un écolier, que des travaux d’analyse mathématique, puis un mémoire présenté à l’Académie posaient sa personnalité de savant et le rayonnement commençait.

Au lendemain de 1870, peu de carrières se développaient avec cette belle régularité sociale. Il y avait à ce moment-là à Paris, dans le monde des lettres, du journalisme, du théâtre, beaucoup de jeunes gens qui, entrés comme Poincaré et quelques années à peine après lui dans les grandes écoles, avaient abandonné leurs études sous des influences et des nécessités diverses : erreur des familles dans le choix de la profession, manque d’argent, hâte pour chacun de gagner sa vie. La presse en pleine transformation s’ouvrait à ses jeunes bourgeois lettrés, rebutés par les dures épreuves des examens et des concours, incapables aussi de l’abnégation que la science réclame. Ils n’avaient pas perdu tout contact avec leurs aînés et avec leurs maîtres. Ils les suivaient de l’autre rive, tantôt avec des regrets, et tantôt avec des sourires selon les péripéties de leurs débuts littéraires. Quand les heures n’étaient pas trop lourdes, dans la caresse des premiers succès ils se félicitaient d’avoir quitté le professorat ou la carrière d’ingénieur, ils se prenaient au mirage de l’indépendance. Un article inséré dans un journal, un acte joué dans un théâtre les faisait s’apitoyer sur les camarades de collège qui s’avançaient péniblement à travers la hiérarchie professionnelle.

Dans le monde contemporain, chaque génération. ressemble à un cortège serré où l’on doit garder son rang sous peine d’être un déclassé ou un réfractaire. Ceux qui s’écartent courent le risque d’être roulés par la tempête et de ne pouvoir plus rejoindre la marche. Pendant la période qui succéda immédiatement à la défaite, ce phénomène fut très fréquent et devint une des caractéristiques de la jeunesse. Avant perdu confiance en des cadres sociaux qui avaient mal résisté, elle voulut s’établir en dehors d’eux, et en marge, et elle chercha à s’en créer de nouveaux. Il y a là un passage de notre histoire morale très intéressant, parce qu’il en sortit plus tard cette espèce particulière d’anarchie qu’on pourrait appeler l’anarchie bourgeoise. Ce ne fut d’abord que le goût d’une vie plus libre, mais à combien d’hommes cette illusion n’a-t-elle pas coûté la vie ou la liberté ? Parfois un frisson passait sur nous d’être seuls sur les chemins de traverse en proie aux rôdeurs. C’était aux heures incertaines, devant un insuccès ou ce que nous croyions être une injustice, et l’amertume nous montait aux lèvres avec le doute de la vocation qui nous avait jetés dans ces aventures. Alors les camarades d’école au cortège régulier prenaient leur revanche, et lorsque nous les rencontrions par hasard, ils nous paraissaient plus heureux que nous et surtout plus sages. Ils nous donnaient des nouvelles de nos aînés, dont quelques-uns comme Henri Poincaré étaient déjà presque illustres, tandis que nous cherchions lentement notre voie. Et il a fallu, messieurs, tout le jeu déconcertant de l’existence pour que ce fut justement un vague élève de l’École des mines qui ait à vous parler aujourd’hui de ce maître de la science, d’un des dominateurs de la pensée moderne.

De simples souvenirs personnels seraient impertinents en cette circonstance s’ils n’étaient pas encore un hommage à Poincaré. Leur justification c’est qu’ils montrent dans la réfraction du milieu parisien sa renommée grandissante et le remous autour d’elle. Quand parurent les travaux de Poincaré sur les fonctions fuchsiennes, on put entendre des auteurs dramatiques en parler, je ne dirai pas avec des directeurs de théâtre, mais entre eux. Ils mettaient de la coquetterie à montrer qu’ils n’avaient pas perdu toute attache avec leurs anciennes études et en tiraient même devant leurs confrères une certaine vanité. Le nom de Poincaré leur était bien connu. Ils savaient que les débuts du jeune savant dans les sciences mathématiques avaient été les plus brillants peut-être de notre siècle. « Ce jeune homme commence comme Cauchy », déclarait un de ses maîtres dès le premier concours. Je devrais ici vous expliquer en quoi consistent les fonctions fuchsiennes, mais diverses considérations s’y opposent dont la principale est que je ne suis pas bien certain moi-même de le savoir. J’ignore en outre qui était Fuchs. Les renseignements n’abondent pas sur ce géomètre allemand dont la biographie est marquée par ce trait assez fréquent chez les savants de son pays, que Fuchs n’est pas l’inventeur des fonctions fuchsiennes. Certes je ne me flatte pas que vous aurez ainsi un aperçu très exact de cet admirable progrès de l’analyse, travail capital de la jeunesse de Poincaré et qui restera, affirment ses pairs, son plus beau titre de gloire dans le domaine mathématique. Victor Hugo a dit, en des vers d’une magnificence bizarre :

Il n’est point de brouillards comme il n’est point d’algèbres

Qui résistent au fond des nombres et des cieux,

A la fixité calme et sereine des yeux.

 

On aurait tort de croire que cela ne signifie absolument rien. Évidemment ce n’est pas un moyen sûr d’intégrer toutes les équations différentielles. Mais quelque réserve qu’il y ait à faire sur les rapports du lyrisme et des mathématiques, les demi-ignorants que nous sommes n’ont pas de meilleure méthode que celle du poète. Car la fixité de l’esprit sur les abîmes scientifiques donne un vertige qui les mesure. On ne comprend pas, et il vous reste cependant une impression de grandeur et de vérité, un peu de cette émotion qu’éprouvait Pascal devant le silence des espaces infinis. Ce frémissement de la haute intelligence, l’œuvre de Poincaré tout entière le provoque et avant même que le génie, chez lui, ait atteint la plénitude on est frappé déjà par sa puissance évocatrice, par sa faculté de découvrir brusquement les origines et les lointains des questions.

Ainsi les fonctions fuchsiennes ont de singuliers prolongements vers des problèmes généraux et essentiels. Elles ouvrent une perspective sur la géométrie non euclidienne, sorte de nihilisme géométrique qui vient de la pensée slave et qui fut d’ailleurs très fécond par les réflexions qu’il suggéra. Il s’applique, comme vous le savez, à ruiner d’abord la troisième proposition d’Euclide qui est présente, sinon à toutes les mémoires, du moins à presque toutes ; ce qui fait que je peux vous la rappeler sans pédanterie : « Par un point pris hors d’une droite, on ne peut faire passer qu’une parallèle à cette droite » et à imaginer une géométrie n’ayant aucun rapport avec celle d’Euclide, mais tout aussi logique et tout aussi cohérente. Un vieux révolutionnaire s’écriait, devant cette invention : « Chouette ! on chambarde l’espace ! » L’univers non euclidien a peut-être également un ancêtre en Dalembert qui écrivit un jour : « La définition et les propriétés de la ligne droite sont le scandale de la géométrie. » Mais Henri Poincaré s’aperçut bientôt que les deux géométries euclidienne et non euclidienne, n’étaient sous des conventions différentes de langage, qu’une seule et même vue de l’esprit humain, et il s’engagea ainsi sur la voie où il devait rencontrer les impérissables observations de La Science et l’Hypothèse et de La valeur de la Science.

Ici nous sommes à la seconde étape de sa carrière, celle que le public cultivé d’Europe et d’Amérique suivit d’un regard passionné. Il ne subissait pas seulement le prestige de la science, il était remué par la hardiesse d’un raisonnement qui ébranlait les antiques notions du nombre, de l’espace et de la force. On avait vécu jusque là en sécurité avec ces abstractions. Les mathématiciens, après avoir longtemps cherché depuis Pythagore, ce que c’était que le nombre, avaient renoncé à le définir, Leibniz essayait en vain deux font quatre et en vain de démontrer que deux et fondait concurremment avec Newton le calcul infinitésimal, alors qu’il ne pouvait éclaircir le principe de l’addition. On se heurtait aux mêmes difficultés pour vérifier les axiomes qui sont à la base de la géométrie et de la physique, et on avait fini par leur accorder un caractère sacré. La complaisance était d’autant plus facile que la série des découvertes n’en était pas interrompue et que l’obscurité de la source n’empêchait pas le fleuve de couler. Henri Poincaré n’accepta pas cette soumission aveugle aux axiomes et aux propositions premières et il voulut savoir où était la source de la science.

Ce fut, en France principalement, sa position philosophique. Elle avait au premier aspect, et pour des regards distraits, quelque chose de sacrilège et de destructeur qui contentait les tendances de la société un peu après 1900. Étrange phénomène que celui de la renommée de Poincaré se frayant triomphalement un passage et s’installant parmi les préjugés, les contradictions, les luttes intellectuelles et tout le bariolage moral du Paris de cette époque ! Il faut pour se l’expliquer se reporter à cette époque même, se rappeler l’atmosphère des salons, le ton de la conversation et l’impossibilité presque physique où l’on était alors, en France, de se mettre d’accord sur quoi que ce fût. Jamais la critique n’avait été plus aiguë ; elle dissociait tous les systèmes philosophiques, toutes les opinions générales sur la science, sur l’histoire, sur la politique. Elle n’en laissait que des miettes et des poussières que le vent emportait dans les endroits où l’on aime à se figurer que l’on pense et où chacun les ramassait au hasard. Avec cela on se faisait des idées qui duraient tout le long d’un repas et suffisaient à donner de la gravité à une réunion mondaine. La composition en était incroyablement disparate. Il n’y eut jamais tant de diversité dans les types et dans les mœurs. Des gens complètement incultes affectaient le sérieux et ne toléraient point la plaisanterie sur les sujets élevés ; des personnes cultivées se plaisaient à paraître frivoles ; le geste et la parole avaient renoncé à toute sincérité profonde. L’ensemble était chatoyant, équivoque et fiévreux. C’est dans cette posture que la société élégante inaugura le XXe siècle. Vue du point où nous sommes aujourd’hui, elle transmet l’impression que tous ces gens tournoyaient comme à l’approche d’un cyclone et qu’ils se hâtaient de récapituler leurs erreurs avant de les expier noblement et de les réparer.

Un milieu pareil se trouve dans un état complet de réceptivité à tout ce qui est neuf et soudain. Il aime par coups de foudre, se livre entièrement à l’objet aimé, puis se reprend comme il s’est donné. Quand un écrivain, un philosophe, un artiste le possède, ce n’est qu’un instant, mais cet instant a sa valeur, Il ne faut pas dédaigner, par exemple, la réaction d’une philosophie sur les gens du monde, surtout en France où, par la finesse du jugement, la mode a été souvent une intuition. Les salons de l’an 1900 imposeront-ils leur pensée à l’Histoire ainsi que l’ont fait ceux du XVIIIe siècle ? Il est délicat de le prédire. Cette pensée est précieuse cependant pour nous autres contemporains et peut nous instruire même par sa légèreté et son incohérence. Ainsi les efforts que font certaines femmes pour rattacher leurs moindres actes à une vue philosophique sont loin d’être dépourvus d’intérêt ; ils nous renseignent à la fois sur cette femme et sur cette philosophie. De même les raisons pour lesquelles un poète ou un penseur ont été acclamés par la société mondaine d’une ville comme Paris, ne sont pas négligeables, et s’il arrive que la postérité en soit stupéfaite, le cas se présente aussi où elle est obligée de les confirmer.

Le premier grand livre de Poincaré : La Science et l’hypothèse, lu par toute l’élite française, causa donc une vive rumeur parmi les gens du monde à snobisme philosophique. L’auteur montra ici une supériorité nouvelle et ne daigna point s’en apercevoir. Pour le penseur, ou pour l’artiste, ce genre de succès est une épreuve décisive. En exaltant la personnalité, il lui tend un piège dangereux : la vanité, où elle se disperse. Henri Poincaré ne s’y prit jamais. Il n’admit aucun des avantages médiocres qui accompagnent la gloire, quand l’homme en jouit de son vivant. La sienne était composée des plus purs rayons et l’on se demande comment elle a pu demeurer si hautaine dans le tumulte contemporain, et à la fois si universelle. On se l’explique mieux pour un Pasteur ou un Berthelot dont les travaux avaient des conséquences immédiates et accessibles à la foule. Rien dans ceux de Poincaré ne semblait devoir intéresser une démocratie ni déterminer un tel prestige. Nul progrès de l’industrie ou de l’hygiène n’y paraissait impliqué, et pourtant l’œuvre avait une autorité singulière. Il est possible, je crois, d’en trouver la cause dans nos mœurs plus que dans nos idées. La valeur unique de Poincaré n’était contestée ni à l’étranger ni même en son propre pays ; l’unanimité absolue s’était faite autour de lui ; toutes les académies se le disputaient. Or, les démocraties, vivant sous le culte électoral adorent l’unanimité ; elles y voient une consécration définitive de l’élu et leur propre consécration. C’est ce qui explique, peut-être, qu’un mathématicien ait atteint de nos jours, un degré de popularité que son génie eût dû lui épargner.

Le résultat fut encore que la pensée d’Henri Poincaré subit des interprétations successives et des déformations qu’il est curieux d’étudier. L’anarchie mondaine s’en empara. Je me hâte de dire que je n’accuse point les gens du monde d’être anarchistes ou de l’avoir été à l’heure dont je vous parle. Ils restaient de fermes conservateurs dans l’ordre social ; ils étaient inébranlablement attachés au principe de propriété ; le trouble dans la rue leur eût été insupportable. Mais au contraire, le trouble dans les esprits leur procurait une âpre distraction et quelque chose d’assez analogue à de la volupté. Ils se sentirent frappés d’une sorte de grâce à l’envers, quand, à la lecture du livre de Poincaré, ils crurent entendre que la science ne reposait que sur des conventions et des hypothèses ; qu’elle avait sa source dans l’avidité de l’esprit humain et non dans la nature ; que l’espace possède trois dimensions, non point parce que la nature les lui a données, mais parce qu’il est plus commode de l’imaginer ainsi et que cela nous épargne des complications de langage. N’en étions-nous pas arrivés par exemple, à accepter sans contrôle, et comme une vérité démontrée, l’idée que la terre tourne autour du soleil ? Qui eût osé revenir au système de Ptolémée qui fait tourner tous les astres autour de la terre et dont l’ignorance des premiers âges se contentait ? Et voilà que, quatre siècles après Copernic, un maître du savoir remarque qu’il n’existe nulle part dans l’espace, un poste de l’intérieur duquel on puisse observer si réellement la terre tourne ; et que, par conséquent, cette affirmation : la terre tourne, n’a aucun sens puisqu’aucune expérience ne permettra jamais de la vérifier. Alors la découverte de Copernic peut se résumer en ces mots : « Il est plus commode de supposer que la terre tourne parce qu’on exprime ainsi les lois de l’astronomie dans un langage bien plus simple. »

« La terre ne tourne plus autour du soleil, c’est charmant ! s’écrièrent des femmes du monde qui aimaient l’astronomie. D’autres, moins savantes, se rangèrent à cette opinion avec plus de légèreté. Les messieurs avaient des sourires complaisants. Quel triomphe d’établir sur une théorie scientifique l’incertitude de nos jugements et l’insouciance du lendemain ! Quelle justification de la vie hasardeuse et du plaisir si les lois même de la science ne sont plus que du provisoire et de l’à peu près ! Ces sentiments divers, surexcités par la lecture, par la conversation, par la recherche des surprises intellectuelles constituaient l’anarchie spéciale d’une fraction importante de la bourgeoisie conservatrice.

Une réaction contre cette tournure d’esprit était inévitable. La loi de Newton sur l’égalité de l’action et de la réaction ne saurait évidemment sortir du domaine de la mécanique et s’appliquer strictement à une société humaine. Elle y rencontre cependant d’étonnantes analogies en ce qui concerne les sentiments et les doctrines. En politique, en philosophie, en art, un mouvement ne s’impose qu’en préparant d’une façon mystérieuse et indirecte les mouvements qui doivent plus tard se substituer à lui. C’est un appel d’air sans cesse nouveau dont l’âme a besoin pour brûler. Vous savez, messieurs, qu’une influence redoublée du catholicisme sur une partie de la jeunesse française fut contemporaine de ce scepticisme cultivé qui portait le doute aux bases mêmes de la connaissance. Ce moment est déjà enregistré par les historiens de nos mœurs. Des arguments presque identiques concluaient en sens inverse et poussaient les uns au mépris de toute discipline, les autres aux disciplines les plus rigoureuses. Quelques-uns de ces derniers disaient : « Puisque la science n’offre plus à l’esprit que des lois approximatives et des axiomes contestés, puisqu’elle n’apporte qu’une explication chancelante de l’univers et qu’elle en est réduite à avouer la fatalité de ses erreurs, alors son rôle est terminé. Elle n’est plus qu’une collection de faits inscrits dans des catégories différentes comme dans des vitrines séparées. Ses découvertes, si sublimes soient-elles, n’apportent à l’homme que des améliorations extérieures de la vie ne lui fournissent que des recettes et des procédés ; elles sont sans valeur spirituelle. Devant cette immense faillite, les âmes éprises d’ordre et de grandeur n’ont plus de refuge que dans le sentiment religieux. La conception générale du monde formulée par le catholicisme n’apparaît pas désormais plus artificielle que celle des savants et, au moins elle ne s’est jamais démentie. Nous n’avons donc plus à choisir qu’entre l’anarchie et la foi. »

La pensée d’Henri Poincaré était d’une telle richesse qu’ainsi, de tous côtés, on venait y puiser. Il n’eût tenu qu’à lui de profiter de cette position souveraine. Le public était prêt à accueillir un prophète, révolutionnaire ou croyant qui l’eût étourdi avec quelque grande illusion. Mais la conscience d’Henri Poincaré repoussa la sommation d’avoir à se décider entre deux termes extrêmes. Ce noble savant ne voulut ni que l’on compromît sa pensée ni qu’on le forçât. Il prétendit la conserver dans sa hauteur, dans sa pureté, dans son indépendance. Nul parti ne put l’attirer à soi et le mettre à la tête d’une foule. À ceux qui ne le comprenaient pas ou feignaient de ne pas le comprendre, il fit une réponse d’une clarté admirable : La valeur de la Science.

Dès la préface, il coupait les attaches entre le scepticisme et lui, et aussi entre lui et la Révélation. Il montrait que nous nous méprenons sur ce langage artificiel du physicien ou du géomètre qui a l’air de n’être qu’un vain jeu de l’esprit et une commodité : « Mais sans ce langage, disait-il, la plupart des analogies intérieures des choses, nous seraient demeurées à jamais inconnues, et nous aurions toujours ignoré l’harmonie intérieure du monde. La meilleure expression de cette harmonie, c’est la loi : la loi est une des conquêtes les plus récentes de l’esprit humain ; il y a encore des peuples qui vivent dans un miracle perpétuel et qui ne s’en étonnent pas. C’est nous, au contraire, qui devrions nous étonner de la régularité de la nature. Les hommes demandent à leurs dieux de prouver leur existence par des miracles ; mais la merveille éternelle c’est qu’il n’y ait pas sans cesse des miracles. Et c’est pour cela que le monde divin, puisque c’est pour cela qu’il est harmonieux. S’il était régi par le caprice, qu’est-ce qui nous prouverait qu’il ne l’est pas par le hasard ? » Et plus loin il concluait : « C’est donc cette harmonie qui est la seule réalité objective, la seule vérité que nous puissions atteindre, et si j’ajoute que l’harmonie universelle est la source de toute beauté, on comprend quel prix nous devons attacher aux lents et pénibles progrès qui nous la font, peu à peu, mieux connaître. »

Or, comment ces progrès s’accomplissent-ils ? Par le concours de l’esprit et de l’expérience, le premier créant les symboles scientifiques qui encadrent la seconde, laquelle à son tour guide l’esprit dans la masse obscure des choses et l’empêche de s’égarer. Pour qu’un phénomène ne soit pas qu’un geste incompréhensible de la nature, il faut, en effet que l’homme soit présent. Shakespeare l’a dit dans une image exquise : « La corneille chante aussi mélodieusement que l’alouette s’il n’y a personne pour l’écouter. » Le génie visionnaire de Poincaré, son intuition d’artiste aperçut que c’est aux points de rencontre de l’expérience et de l’esprit que la science prend sa source et il a jeté sur ce problème des origines d’immortelles lueurs.

M. Boutroux a donné ce vigoureux raccourci de la doctrine. « Ainsi l’esprit propose et l’expérience dispose. » C’est-à-dire, Messieurs, que la science est née du conflit initial de l’homme et de la nature, celui-là armé d’une curiosité destinée à n’être jamais assouvie, celle-ci avare des innombrables secrets qu’elle ne se laisse arracher qu’un à un. Durant de longs âges un mystère commun les enveloppa. Ils vécurent confondus par le décret de leur création. L’humanité commença à l’heure où il leur fut permis d’être des puissances distinctes, et il semble dès lors que la nature n’ait jamais pardonné complètement à l’homme d’avoir gagné sur elle son indépendance. La lutte fut d’abord farouche entre des adversaires, dont l’un se sentant d’une essence supérieure, voulait asservir l’autre et le traiter en esclave. Cette lutte, c’est la civilisation. À mesure que les siècles passaient, elle se faisait inégale et la nature s’inclinait vers l’homme davantage. D’implacable, elle devenait familière, puis soumise, mais avec des intermittences de colère et de révolte. Un traité était nécessaire entre ces deux formidables pouvoirs. La science, c’est le traité de paix qui unit dorénavant l’homme à la nature, et règle leurs rapports.

Mais ce traité est tellement complexe, obligé de prévoir tant de cas ; il contient tant d’embûches, de difficultés, de subtilités, qu’il ne faut point être surpris si nous devons le reviser constamment. Il y a des clauses secrètes qui se dévoilent tout à coup ; il y en a qui ont été mal rédigées et qui sont sujettes à des interprétations équivoques. Chaque génération veut en insérer de nouvelles à son usage personnel. Qu’est-ce qu’une théorie scientifique ? C’est un article de ce traité. D’un âge à l’autre, il cesse de correspondre à nos besoins changeants, à notre imagination élargie, à notre soif d’apprendre, à notre ardeur de conquêtes. Qu’est-ce qu’une loi scientifique ? C’est une convention que nous proposons à la nature pour en adapter les phénomènes aux mesures de notre esprit et nous familiariser avec eux. La loi de la gravitation universelle paraît jusqu’ici la plus solide de ces conventions, mais rien ne prouve que la nature consentira à l’observer indéfiniment. Alors, nous lui en proposerons une autre et ainsi de suite. Ce sera un accident, ce ne sera pas une faillite ; souvent même il en résultera une obligation féconde, amenant à distinguer des rapports plus profonds et plus harmonieux entre les choses.

Il ne faut donc pas dire à la science : « Tout ou rien ». Cette hautaine exigence finirait par conduire l’homme à une immense et tragique déception. La science nous a donné assez de certitudes pour ne la point chicaner sur ses erreurs, ses hésitations et ses doutes. Elle est d’une loyauté totale. Si nous lui demandons le bonheur ou la justice, elle nous répond que cela ne la regarde pas. Si nous lui réclamons la vérité absolue, elle nous dit qu’elle l’ignore et que son objet n’est pas de l’atteindre. Littré a écrit magnifiquement : « L’immensité est un océan qui vient battre notre rive, et pour lequel nous n’avons ni barque ni voile, mais dont la claire vision est aussi salutaire que formidable. » Cette poursuite incertaine et douloureuse est l’honneur de notre destin ; et nous sommes des hommes par la connaissance de nos limites autant que par les angoisses d’une ambition illimitée et toujours déçue.

Ce sort cruel a des compensations ; car, depuis un temps immémorial, la nature, domptée, agit vis-à-vis de nous, et malgré nos soupçons à son égard, avec délicatesse et bonne foi. Elle ne nous a jamais promis formellement que le soleil se lèverait tous les matins sans exception, et cet astre, pourtant n’y a jamais manqué, sans se préoccuper d’obéir à Copernic plutôt qu’à Ptolémée. Longtemps il nous a laissé croire que c’est lui qui montait à l’horizon. Puis il nous a suggéré que c’était peut-être la terre qui se tournait mollement vers lui, mais dans l’une et l’autre hypothèse, il ne nous a mesuré ni la lumière ni la chaleur. Acceptons donc comme la condition même de notre destinée la vérité approximative et l’à-peu-près de l’observation, et disons-nous que, deux et deux c’est, malgré tout, dans notre univers imparfait, ce qui se rapproche encore le plus de quatre.

Il n’y aura pas, vraisemblablement, de conclusion au débat entre la science, le scepticisme d’une part, et les croyances religieuses. Si, de nos jours, la controverse a pris une telle acuité, c’est que la science avait ouvert des perspectives sur un avenir qui se dérobait sans cesse. Elle portait le poids des espérances trompées chez ceux-là qui s’obstinent à exiger d’elle la vérité totale. La gloire philosophique de Poincaré est d’avoir discerné que les causes de cette impuissance à connaître l’absolu, se trouvaient à l’origine même et dans les conditions où l’esprit humain avait rencontré la nature. La science a son péché originel qui l’empêcherait éternellement d’atteindre à la connaissance parfaite et à la maîtrise du monde, si elle y prétendait. Henri Poincaré en a fait en son nom le courageux, j’allais dire l’héroïque aveu : il a transporté le débat sur un terrain loyal, puis hardiment, il a défendu celle qu’on voulait abattre parce qu’elle était trop sincère.

On eût dit, en effet, que le monde était las de crier d’admiration pour tant de sublimes découvertes. Parce que la science déclarait maintenant que ce n’était point son affaire de nous fournir une morale et une foi, on l’accusa presque de trahir le vrai progrès, de rester impassible devant nos détresses et devant nos angoisses. Pis encore ! on affirma qu’elle en contenait d’imprévues : des détresses aux formes fantastiques, des angoisses que l’homme n’avait pas traversées jusqu’ici. La guerre, quand elle éclata, renforça encore l’acte d’accusation. Que de malédictions, depuis trois ans, se sont élevées contre la science pour son infernal pouvoir de détruire et de broyer ! N’était-ce pas sa complicité avec le barbare qui avait failli étouffer la civilisation ? Les cœurs aimants ne lui en pardonnaient pas le frisson. Quelle injustice ! Eh bien ! non, non, cette guerre atroce n’est pas la fille de la science ! Elle lui a volé ses secrets, elle s’est parée de son nom pour hausser le crime ! Ah ! comme l’illustre savant dont je vous parle eût dénoncé ces blasphèmes ! De quel accent il eût voué au châtiment ceux qui souillaient les plus beaux titres de noblesse du genre humain !

Vous ne me blâmerez pas, j’en suis sûr, de cette hypothèse sur Henri Poincaré. On est amené invinciblement à confronter ce grand témoin de notre race à des événements où toute notre race est engagée. Notre imagination, secouée par les péripéties du drame, ne perçoit plus directement les êtres et les choses du passé ; d’elle à eux, la guerre a interposé un prisme étrange qui décompose la lumière qu’ils nous envoyaient. Tel fait historique, tel homme est mieux éclairé ; tel autre est plongé dans l’ombre. Pour chacun d’entre nous, il n’est point jusqu’aux souvenirs de jeunesse qui ne reviennent à la mémoire chargés d’un autre sens. Les contacts que le hasard nous a ménagés avec des individus éminents ont donc besoin d’être revisés. En ce qui concerne Henri Poincaré, ce travail s’est imposé à moi et j’ai été frappé des proportions que prenait alors ce grand homme. Je ne l’ai aperçu qu’une fois, à l’occasion d’une visite académique. Il me pria de m’asseoir par un geste précis et sans prononcer de paroles oiseuses. Je lui exposai mon ambition avec des excuses, que je ne formulai point, mais qu’il devina, de le déranger pour une question aussi étrangère aux hautes mathématiques, et ce soupçon amena sur ses lèvres un sourire furtif que je ne pris point pour une adhésion. Il me laissa m’en aller assez vite. Mais quelle impression j’avais subie en ces trois ou quatre minutes ! Je ne sus pas l’analyser à ce moment. Je n’en sentis que la pesée et un peu de gêne. Aujourd’hui, je la reconstitue dans une atmosphère plus favorable à la vérité, à une lumière plus vibrante. Je revois cette figure attentive et tendue, ce regard qui semblait déchirer un voile pour pénétrer jusqu’à vous. Ce personnage entouré de tant de disciples, comblé d’honneurs, avait l’air d’appartenir encore à l’époque où le savant venait de rejeter l’enveloppe du magicien. Henri Poincaré se relie, en effet, aux premiers maîtres qui, dès la Renaissance, créèrent la science moderne par des intuitions géniales qui n’étaient pas apparues depuis l’Antiquité. Car le progrès n’est pas une illusion ; mais ce qui en est une ; c’est de croire à la continuité du progrès. La ligne en est souvent brisée, il peut être interrompu par des forces brutales endormies dans l’histoire et qui se réveillent tout à coup ; il est à la merci de monstres qu’on croyait enchaînés et que, soudain, un sombre enchantement délivre. Au XVIe siècle, la raison humaine après des alternatives de renoncement et de recherche infructueuse du grand œuvre retrouvait sa véritable école : la Nature. Elle pressentait le triomphe que le XVIIe siècle lui réservait. Ce siècle est tellement fameux par la littérature et par la politique qu’on ne songe pas assez à la place qu’il occupe dans l’histoire de la science. Elle est la première pour les sciences rationnelles et notre dix-neuvième, ce prodigieux inventeur, ne la lui dispute pas. Il suffit de ne pas oublier que le XVIIe siècle scientifique commence à Galilée et par Descartes, Pascal et Fermat, s’étend jusqu’à Leibniz et Newton. Ce fut l’époque où l’esprit de l’homme osa, pour atteindre les lois naturelles, un bond qu’on ne lui croyait pas permis et qu’il n’a pas dépassé. Les vues du grand physicien florentin n’ont été démenties par aucune autre expérience et toute la méthode expérimentale en est, au contraire, sortie ; l’analyse infinitésimale est l’instrument des conquêtes scientifiques modernes ; la loi de la gravitation n’a pas rencontré un astre rebelle, et en deux cents ans, la lune même n’a été en retard que d’une seconde sur la position que lui assigne le calcul. C’est évidemment le minimum de la désobéissance.

L’œuvre de Poincaré, par le puissant appel à la raison et à l’esprit, et par la force de l’induction appartient à la lignée de ces œuvres Immortelles. Elle en a l’éclatante matière et les projections sur l’avenir. Je n’ai pas l’audace de vouloir dresser devant vous un savant de cette taille. À peine ai-je pu esquisser le philosophe et l’écrivain. Le mathématicien, le géomètre, n’entre pas dans le cadre que vous m’accordez. On ne peut, d’ailleurs, l’aborder qu’avec la connaissance du calcul infinitésimal qu’il avait porté à la suprême puissance et aux suprêmes difficultés.

Que je voudrais avoir le don de vous montrer la fécondité de cette méthode qui, en familiarisant la raison avec l’infiniment petit, lui en apprit plus sur la nature, que la contemplation des immensités ! Je me bornerai à vous en rappeler le principe, d’une simplicité admirable. Il consiste à ne s’approcher qu’à petits pas, à pas extrêmement petits, de grandeurs trop complexes pour que la raison puisse les embrasser tout entières ; à envisager ainsi une ligne courbe comme composée de lignes droites extrêmement petites qui n’ont plus l’espace nécessaire pour s’infléchir ; un mouvement énorme et varié comme la somme d’une infinité de mouvements uniformes qui n’ont pas le temps de se dépareiller. Ces quantités toutes petites sont accessibles à notre esprit. Il peut alors établir entre elles des relations ; puis il les prolonge jusqu’à ces grandeurs trop complexes pour être à sa portée, mais qu’il atteint ainsi par une série de merveilleux détours qui constituent ce que la mathématique nomme l’intégration.

L’outil forgé par le XVIIe siècle multiplia les forces de la science en leur prêtant de plus en plus la forme mathématique. Notre époque en vint à concevoir la possibilité d’incliner un jour tous les phénomènes de l’univers aux conditions de l’analyse transcendante, de les représenter par des équations différentielles qu’il ne resterait plus qu’à intégrer. Poincaré renouvela par cette méthode l’électro-dynamique et l’optique. Il l’appliqua à l’étude des marées et aux hypothèses cosmogoniques qu’il examina dans des leçons qui attiraient à la Sorbonne les savants du monde entier. Il fit prévoir l’extension de plus en plus grande de notre domination sur la terre. Elle est le rêve irréalisable de l’humanité. Mais sur les voies de cette réalisation, personne n’est allé plus avant que Poincaré. Il a entrevu, dans le lointain, des points lumineux qui n’étaient perceptibles qu’à son regard. En ses études de physique mathématique, dans l’impérissable ouvrage : Méthodes nouvelles de la Mécanique céleste, il a soulevé un coin du voile qui cache les grands secrets : et si un jour surgit quelqu’autre Descartes ou quelqu’autre Newton, il devra mettre au fronton de son œuvre le nom d’Henri Poincaré.

Messieurs, ce qui caractérise les êtres appartenant à ce cortège, c’est, en plus de leur génie, leur passion de la vérité. Elle est pour eux à la fois le réel et le divin. Elle contient l’idéal de la vie et la règle de la conduite. Cette passion suffit à isoler ces individus exceptionnels du reste de l’humanité, à qui tant de mensonges sont nécessaires. Mais leur isolement est précieux pour nous. À la hauteur où ils s’élèvent, ils aperçoivent mieux les horizons et les chemins, ils peuvent nous avertir de nos égarements et nous montrer les vraies routes. Ils dépassent les meneurs de peuples ; ils sont les guides de cette humanité, la part la plus délicate et la plus sûre de sa conscience, et ce n’est jamais en vain qu’aux heures obscures, elle les interrogera sur le devoir. Henri Poincaré ne nous a pas livré seulement sa pensée scientifique ; il nous laisse encore, si nous savons le découvrir dans ses travaux, un enseignement général de la vie, sans dogmatisme, à la manière des maîtres de notre pays. Il a écrit des pages qui contiennent toute la leçon de demain ; il les a écrites en cette langue, d’un tour si libre qui est la sienne, en cette langue dont les raccourcis saisissants viennent à chaque instant éclairer l’ironie, concentrer la force, faire jaillir la poésie intérieure. Tout ce qui n’est pas pensée est le pur néant. » « La pensée n’est qu’un éclair au milieu d’une longue nuit, mais c’est cet éclair qui est tout. » Mais, à mon avis, c’est dans ces quelques lignes qui terminent presque son livre : La valeur de la Science que Poincaré a enfermé le meilleur de sa pensée morale. « Ce n’est que par la science et par l’art que valent les civilisations. On s’est étonné de cette formule : la science pour la science, et pourtant cela vaut bien la vie pour la vie, si la vie n’est que misère ; et même le bonheur pour le bonheur, si l’on ne croit pas que tous les plaisirs sont de même qualité, si l’on ne veut pas admettre que le but de la civilisation soit de fournir de l’alcool aux gens qui aiment à boire. » Et il ajoutait : « Toute action doit avoir un but. Nous devons souffrir, nous devons travailler, nous devons payer notre place au spectacle, mais c’est pour voir, ou tout au moins pour que d’autres voient un jour. »

Voilà ce qu’il disait, et tout l’homme est là avec ses convictions profondes et la générosité de son cœur ; et l’enseignement est là aussi. Ces mots : « La science pour la science », vont loin dans un monde où l’industrie est érigée en divinité. Et pourtant, une observation juste, une vérité nouvelle dont on ne tire pas un profit immédiat, peuvent contenir de prodigieuses surprises. C’est l’histoire de l’électricité qui ne fut d’abord qu’une distraction de savants, étudiant une remarque faite six cents ans avant Jésus-Christ, par un simple berger de Grèce. Qu’est-ce que l’industrie aurait perdu si l’on avait abandonné des recherches qui ne semblaient qu’un jeu ? On fit de la science pour la science, et un siècle plus tard, la vie fut transformée. C’est qu’au-dessus de l’utile, il y a le vrai.

Il est donc indispensable qu’en dehors de la multitude qui ne conçoit que l’utile, il y ait dans la nation une culture scientifique désintéressée et une élite pour en conserver la tradition. Élite, démocratie, c’est la dualité du monde contemporain. Ces deux puissances doivent y subsister côte à côte, sans se confondre, ni se combattre, sous peine qu’une société ne soit plus qu’une cohue. Une démocratie qui ne supporterait pas une élite auprès d’elle retournerait vite à la barbarie ; une élite de son côté qui méconnaîtrait les droits et les beautés même d’une démocratie serait justement dévorée. Le problème de la liberté ne doit être résolu ni aux dépens de l’une ni aux dépens de l’autre et c’est probablement sous cette condition qu’il se posera demain. Car une nation victorieuse peut voir sa victoire ruinée par des ignorants ou par des fanatiques, si elle n’est pas sans cesse avertie et préservée. Ce sera le rôle de l’élite française, dont les privilèges ne resteront légitimes que si elle les justifie par des services. Qu’elle apprenne pour cette tâche à se servir à son tour de nos grands hommes et à ne point les considérer seulement comme une parure, mais comme une richesse ! Dans le monde antique, on annonçait la victoire de la patrie par des feux allumés de montagne en montagne. Les grands hommes ont la même mission. Aux sommets de l’Histoire ils forment, d’une génération à l’autre, le lien supérieur, et c’est par leur génie que se transmet la flamme !