Discours de réception de Émile Boutroux

Le 22 janvier 1914

Émile BOUTROUX

Réception de Émile Boutroux

 

M. BOUTROUX, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. LANGLOIS, y est venu prendre séance le 22 janvier 1914 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

En désignant, pour succéder à un militaire, un philosophe, le jour même où vous remplaciez un historien par un militaire, vous n’avez pas, simplement, imposé à votre élu le devoir de vous dire son remerciement personnel. Vous attendez de lui, si je ne me trompe, qu’il proclame cette vérité, l’une des plus importantes, mais aussi, parfois, l’une des plus méconnues, que la pensée et l’action ne sont pas deux forces rivales, ou même ennemies ; que chacune d’elles prétendrait en vain se passer de l’autre : que, si la pensée sans l’action n’est que dialectique abstraite ou futile dilettantisme, l’action sans la pensée nous asservit au hasard, à la passion ou à la violence ; que, sans doute, il est plus difficile qu’on ne croit de concilier ces deux puissances, mais que cette conciliation est le devoir, et que de la mesure où elle est effectuée dépend, en définitive, dans les sociétés comme chez les individus, la dignité, la rectitude, la vraie grandeur, le degré d’humanité de la vie humaine.

J’ai entendu dire que depuis un quart de siècle la philosophie n’avait pas été représentée à l’Académie. Je n’en crois rien. Toute la philosophie n’est pas retirée dans Barbara et Baralipton. En notre pays de France, où les lettres admettent la profondeur et où l’esprit de géométrie est ami de l’esprit de finesse, tel roman, telle pièce de théâtre, telle poésie, tel livre d’histoire, tel discours politique ou judiciaire, tel ouvrage de science, par la lumière pénétrante qu’il projette sur la nature et la destinée de l’homme, est, sans nul doute, en même temps qu’une œuvre scientifique ou littéraire, une manière de méditation philosophique. Qui voudrait nier qu’une philosophie ne s’exhale du rire de Molière, ou de l’expérimentation de Claude Bernard ?

Nul vide, certes, n’était à combler. Mais il vous plaît de faire entendre qu’à vos yeux la philosophie a son prix, même chez les philosophes ; que l’effort séculaire de la raison pour se former des idées claires, précises, justes et méthodiquement déduites sur les problèmes suprêmes qui s’imposent à l’humanité, est, lui aussi, chose humaine et intéressante. Permettez-moi de vous en remercier au nom des philosophes de notre pays. Ils aiment à vous voir témoigner que, conformément à la tradition française, ils tâchent de philosopher, non seulement pour les spécialistes, mais pour les honnêtes gens.

J’offre, en outre, à l’Académie française, le salut de l’Académie des Sciences morales et politiques, à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir. Si cette dernière s’applique, avant tout, à traiter les choses morales comme objets de recherche scientifique, elle n’oublie pas qu’en cette matière, la science et l’art se pénètrent, et que la forme, ici, fait partie du fond. De là vient sans doute la parenté que vous vous plaisez à constater entre elle et vous.

Il convient également que je vous remercie au nom de l’Université, qui m’a formé et que je sers, de l’Université, l’une des plus authentiques, idéales et vivantes incarnations de notre génie national. Passionnée pour la probité intellectuelle, et jalouse de contribuer, dans son domaine, à la gloire de notre pays, elle entend ne le céder à personne quant à l’étendue, à la profondeur et à la précision scientifique des recherches. Mais elle sait qu’elle s’appelle l’Université de France, et que, par conséquent, elle doit, selon la mission de notre pays, contribuer à maintenir, à travers les progrès de la science et de la puissance humaine, la distinction nécessaire entre civilisation et politesse, érudition et jugement, science et conscience. Les suffrages que vous continuez à lui accorder montrent assez combien est apprécié le zèle avec lequel elle remplit cette double tâche.

Que vous m’avez admis à l’honneur de représenter les grands corps que je viens de nommer, c’est de quoi, regardant mes intentions sinon mes œuvres, je vous remercierais sans embarras, si je ne songeais que vous m’avez appelé à prononcer l’éloge de M. le général Langlois, non seulement malgré mon incompétence, mais, chose plus inattendue encore, à cause de cette incompétence même. Les desseins de l’Académie seraient-ils insondables !

Cruelle énigme, en effet, si, comme plusieurs l’affirment, la division du travail, désormais, devait être l’unique fondement des sociétés humaines, si le devoir, aujourd’hui, consistait à se clore hermétiquement dans sa spécialité, et à s’interdire de rien comprendre à celles des autres !

Mais cette assimilation de la société humaine aux sociétés animales est-elle, vraiment, l’idéal où nous devons tendre ? L’homme n’a-t-il donc plus le droit d’exister en tant qu’homme ? Et n’est-ce pas, précisément, le rôle et l’originalité de cette Académie, de maintenir les titres de la grandeur humaine, particulièrement de la grandeur française, en face des prétentions, parfois un peu exclusives, des spécialités et des compétences ?

En ce sens, il était bien vôtre, l’éminent soldat dont nous déplorons la perte : car, savant et technicien de premier ordre, il fut un admirable exemplaire de l’homme et du Français.

 

Hippolyte Langlois naquit à Besançon le 3 août 1839, de parents à peu près purement franc-comtois. Son père était avocat au barreau de Besançon ; sa mère, Louise Turquin, née à Salins, en Jura, était fille d’un ancien chef d’escadron d’artillerie, qui avait été camarade de Bonaparte à Brienne.

Le général aimait à sentir, vivantes en lui, les qualités de sa race : ténacité opiniâtre et réfléchie, santé morale, disposition à la générosité et à la bonté, bravoure, esprit frondeur, sens pratique. Il répétait volontiers l’adage de son pays : « Comtois, rends-toi —Nenni, ma foi ! »

Sur un point cependant j’hésite à voir en lui un produit du sol. On attribue généralement aux Comtois une pondération un peu lente, une sagesse peu portée à l’enthousiasme : le général fut la mobilité, la souplesse faite homme, et sa prudence n’eut d’égal que son élan et son ardeur juvénile. Avons-nous bien le droit, au nom de nos systèmes, de mettre au pas la nature et l’esprit ; et le grand Comtois Pasteur ne s’était-il pas déjà permis d’unir, à une extrême circonspection, une passion quasi mystique pour la science, pour la patrie et pour l’humanité ?

Après quelques années passées à l’École des frères de Marie, de Besançon, Hippolyte Langlois, à onze ans, entra au lycée, dans la classe de sixième. Il était intelligent, vif, ambitieux, malgré sa santé d’apparence délicate, malgré ses doux yeux bleus et ses boucles blondes, qui lui donnaient l’air d’un enfant timide. Cependant il ne réalisa pas exactement l’idée du bon élève. Il était fort indiscipliné. Pendant les leçons du professeur, il écoutait surtout le canon que l’on tirait au polygone de la Butte ; et une voix criait en lui : « Tu seras polytechnicien. » Il adorait le jeu et la vie en plein air : ses devoirs en souffraient, et ses succès aux distributions de prix laissèrent à désirer.

Il n’en fut pas moins reçu à l’École polytechnique à l’âge de dix-sept ans (1856). Il en sortit dans un bon rang, non sans s’être vu frapper d’exclusion temporaire pour avoir pris part à une manifestation.

Il avait droit d’entrer dans une carrière civile : il choisit l’artillerie ; et il fut admis, le second, à l’École d’application de Metz.

Lors de la guerre de 1870, il était capitaine instructeur d’équitation et de conduite des voitures au 17e régiment d’artillerie à cheval.

Son régiment fut envoyé à Metz. Le capitaine, affecté à la défense de la place, resta, durant tout le siège, en dehors des opérations de l’armée.

Ne pouvant agir, il regarda et il médita.

Il vit des régiments qui, placés dans les conditions physiques et morales les plus déprimantes, souffrant de la faim, condamnés à l’inaction, avaient néanmoins conservé intacts leur entrain, leur foi en eux-mêmes, leur puissance de vaincre. Certains régiments, au contraire, sans que leur situation fût aucunement pire, offraient un spectacle tout différent. Tristes, défiants, mécontents, en proie à la manie critique, avant de se battre ils étaient vaincus.

Or les premiers étaient commandés par des chefs qui appuyaient leur autorité sur la confiance et l’affection de leurs subordonnés. À la tête des seconds étaient des officiers jaloux de pratiquer une discipline de fer et d’imposer l’obéissance à coups de punitions. Une telle méthode, en campagne, étant impraticable, nul lien ne subsistait entre chefs et soldats.

Une seconde leçon que le capitaine recueillit à Metz, c’est qu’il est vain, désormais, de se reposer sur ses facultés d’élan, d’intrépidité, d’inspiration subite, pour forcer la victoire. Non seulement nos guerres d’Afrique, mais celles même de Crimée et d’Italie, faites d’épisodes, nous avaient gâtés. Il nous fallait rapprendre la grande guerre, la guerre de l’époque impériale, en l’adaptant aux conditions nouvelles. Il nous fallait rétablir la doctrine napoléonienne, et, méthodiquement, nous exercer à la pratiquer. Il fallait, d’un mot, se préparer : parole très simple, mais très sérieuse, qui n’implique pas seulement l’exécution ponctuelle de règlements, même très bien faits, mais, avec la création de toutes les ressources scientifiques et matérielles, la formation d’intelligences droites et souples, de corps agiles et forts, de cœurs haut placés, capables de dévouement et de sacrifice.

Le capitaine Langlois a trente et un ans. Les idées qu’il se forme alors, sa vie en sera, autant qu’il dépendra de lui, la fidèle réalisation.

Il s’était marié peu de temps avant la guerre, et il avait vu avec chagrin, dès le 16 août, sa femme obligée de quitter Metz et d’aller vivre à Valenciennes dans sa famille. Tandis qu’après la capitulation, il était prisonnier de guerre à Prentzlau, en Poméranie, une place brillante dans l’industrie lui fut offerte. C’était une situation solide, c’était la vie de famille aisée et tranquille. Quel avenir, d’autre part, après nos désastres, offrait encore la vie militaire ? Le capitaine n’hésita pas : « On me ferait un pont d’or, répondit-il, que je ne quitterais pas l’armée. » Servir la patrie comme soldat, jadis, c’était la carrière ; maintenant, c’était le devoir.

Rentré en France, le capitaine est affecté au 17régiment d’artillerie à la Fère.

L’heure est solennelle. Il s’agit de couper court aux lamentations, aux vains regrets, aux prévisions sombres. Si le malheur brise les faibles, il trempe les forts. Un seul rôle convient à l’armée : se recueillir et travailler.

L’artilleur Langlois ne se borne pas à faire, avec sa conscience professionnelle, son métier de capitaine ; il s’applique à l’étude des questions d’artillerie. Il compare l’artillerie des diverses puissances européennes, il médite, il cherche ; et de ses méditations naît une idée nouvelle, qui, sans doute, a germé dans d’autres cerveaux, mais que nul plus que lui ne devait contribuer à réaliser : l’idée d’un canon conciliant, au plus haut degré, la rapidité du tir et la mobilité. À la suite d’expériences longuement poursuivies, le colonel Langlois, depuis 1885 professeur de tactique d’artillerie à l’École de Guerre, déclara que, grâce aux progrès métallurgiques récemment accomplis, l’idée était mûre, non seulement en théorie, mais en pratique. Il exposa ses résultats dans son grand et fameux ouvrage : L’artillerie de campagne en liaison avec les autres armes, publié en1892.

De toutes parts s’élevèrent des protestations. La thèse du colonel heurtait de front toutes les idées reçues. Peu s’en fallut qu’une telle audace ne lui coûtât son avancement dans la carrière. Deux fois présenté pour le grade de général, deux fois il fut ajourné par la commission supérieure de classement. Mais qu’importait son intérêt personnel ? Il exposa ses vues aux jeunes officiers de l’École de Guerre, il les persuada ; et le mouvement d’opinion qu’il créa finit par avoir raison de la sacro-sainte routine. Notre canon de 75, le premier canon à tir rapide qui ait paru, fut, sinon celui-là même que le colonel avait rêvé du moins la mise en œuvre du principe qu’il avait posé.

Mais il ne suffit pas que l’artillerie possède toute la perfection dont elle est capable : il faut encore que l’on sache s’en servir. Ne demander à chaque arme que ce qu’elle peut donner, lui demander tout ce qu’elle peut donner, telle est la maxime du colonel : on y reconnaît sans peine le « Connais-toi » de Socrate, appliqué à l’artillerie.

Or les vieux bombardiers se glorifiaient volontiers de leur splendide isolement. On se représentait la bataille de l’avenir comme une suite de luttes particulières de chaque arme contre l’arme semblable. C’étaient d’abord de gigantesques mêlées de cavalerie, au loin, en avant des armées. Puis vient le tour de l’artillerie : deux longues lignes de canons, face à face, s’épuisent dans un duel bruyant, auquel les autres armes assistent passives. L’infanterie, enfin, mal soutenue par ses sœurs fatiguées, s’avance ([1]). Non plus que dans une tragédie composée selon les règles, l’ordre des actes ne peut être brouillé ou interverti.

Conception fausse autant que dangereuse, déclare le général : vous demandez à l’artillerie trop et trop peu.

L’artillerie, à elle seule, ne peut déloger un ennemi moralement fort ; il y faut l’action de l’infanterie, c’est-à-dire l’attaque. Telle était, lors de la guerre d’Italie, en face du canon rayé, l’opinion obstinée de nos vieux troupiers : ils avaient raison. Plût à Dieu qu’on les eût écoutés en 70 ! Aujourd’hui comme hier, cette doctrine est la vraie.

D’autre part, tandis que l’infanterie, attaquant vigoureusement l’adversaire, l’oblige à se découvrir, l’artillerie doit agir le plus possible dans le minimum de temps, de manière à permettre aux fantassins de s’emparer du point visé, tâche à laquelle convient excellemment le canon à tir rapide.

Arrière donc la doctrine de l’action successive et isolée des différentes armes ! Pour produire tout leur effet, les trois armes doivent opérer simultanément et solidairement.

Que l’artillerie renonce à son orgueilleuse indépendance ! Elle ne remplit son office qu’en liaison avec les autres armes. La primauté appartient à l’infanterie, qui demeure la reine des batailles. De son action et de celle de la cavalerie doit se déduire le rôle de l’artillerie.

À se subordonner, celle-ci ne s’amoindrit pas, elle se grandit. C’est gagner de médiocres lauriers que de se distinguer tout seul, inutilement pour l’armée, à ses dépens peut-être. « Être membre, a dit Pascal, c’est n’avoir de vie, d’être, et de mouvement que par l’esprit du corps et pour le corps. » Chacune des armes dont se compose l’armée en est un membre : il n’y a de gloire pour elle que dans sa contribution à l’œuvre commune. Or cette contribution suppose le concours, l’accord, l’harmonie, l’entente matérielle, morale et cordiale des différentes armes, en un mot, selon la belle formule du général Dragomirof, la camaraderie de combat.

Contre l’artilleur qui semblait déprécier l’artillerie, les attaques redoublèrent. Décidément cet officier manquait d’esprit de corps ; il ne comprenait pas que l’empressement convaincu à défendre les doctrines officielles et à prendre le mot d’ordre procure, bien plus sûrement que la manie de chercher le mieux, tranquillité, approbation, avancement.

Le colonel soutint ses thèses avec sa science, son ardeur et sa ténacité : ici encore il triompha. Et, aujourd’hui, il est le grand artilleur Langlois.

Bientôt, cependant, non content de traiter de l’artillerie, il aborda la tactique à un point de vue général. C’était la manière de ce génie philosophique, d’élargir progressivement son champ de vision, et de considérer, de plus en plus, chaque partie dans ses rapports avec le tout.

Nommé général de brigade en 1894, alors seulement qu’il allait atteindre sa sixième année de grade, il était, en 1895, appelé au commandement de la 17e brigade d’infanterie, à Auxerre.

Pour cet esprit curieux et souple, ce fut une joie de changer d’arme. Il apporta à cette fonction nouvelle sa passion de savoir et de comprendre, son goût de l’expérience directe. Et les officiers, à la suite des manœuvres, s’écriaient : « Le général est plus fantassin que nous tous !»

Le général poursuivait ses méditations tactiques.

C’était, en ce temps, l’opinion courante, que les progrès de l’armement devaient entraîner une révolution dans la tactique. On posait en principe que, désormais, les fronts étaient inviolables ; que, contre la ligne de feu actuelle, l’attaque était condamnée à échouer. Dès lors, la tactique napoléonienne, suivant laquelle la décision finale doit être demandée à une action de vive force, accomplie au moment et au point choisis par le commandant en chef, devenait impraticable. La seule tactique possible était celle de l’enveloppement. C’était le feu de l’unité qui se trouvait être la mieux commandée, ou la mieux servie par les circonstances, qui devait, en tel ou tel point, imprévu du commandant en chef, ouvrir la brèche par où se précipiteraient les troupes de l’attaque. L’assaut n’était plus la cause efficiente de la victoire. L’arme blanche n’avait plus d’autre rôle que de constater et d’achever le triomphe du feu.

Ainsi le feu était le maître ; l’intelligence, le commandement, descendaient au rang de subordonnés. Il était normal que, tandis que se livrait l’action décisive, le chef demandât : « Où se bat-on ? » Le progrès consistait précisément dans l’effacement croissant de l’homme devant la science impersonnelle, la matière et le hasard !

Quelle révolution, en effet, non seulement dans la tactique, mais dans la vie entière, si cette doctrine était la vérité ! Mais, en vain les plus hautes autorités militaires l’érigeaient-elles en dogme : le général Langlois ne s’inclinait que devant l’expérience et l’analyse raisonnée des faits. Il étudia minutieusement les batailles les plus significatives, notamment celle de Woerth, il soumit à la critique les guerres récentes, il multiplia les observations sur le terrain ; et il conclut à la restauration de la tactique napoléonienne.

Elle doit être adaptée, certes, aux conditions nouvelles, comme tout ce qui vit. Mais elle subsiste dans ses principes, comme tout ce qui est vrai.

Le principe fondamental, c’est la nécessité de l’offensive. L’homme est plus fort pour attaquer que pour se défendre. L’offensive est le seul moyen d’obtenir l’effet décisif. Et la défensive même n’est efficace que si elle se traduit en offensive.

Le combat normal présente plusieurs phases, dont aucune, en principe et abstraction faite des intuitions du génie, ne saurait être brusquée impunément.

C’est, d’abord, la prise de contact. Les avant-gardes donnent au commandement le temps de réunir ses forces, le renseignent, prennent possession des points dont l’occupation est jugée utile. Le chef, cependant, maintient entière sa liberté d’action.

Le combat s’engage : c’est la seconde phase, celle de la préparation. Elle est capitale, et peut durer plusieurs jours. Elle consiste en combats de front, dans lesquels l’infanterie, soutenue par l’artillerie, s’efforce d’user l’adversaire, de découvrir son point faible, ou de l’affaiblir en un point déterminé.

Vient enfin la troisième phase, celle de la décision.

Les péripéties du combat ont permis au commandement de fixer le point et le moment précis où doit être frappé le grand coup. L’action, maintenant, est aussi rapide, violente et concentrée que possible.

Une réserve a été gardée, à l’abri du danger et des émotions de la lutte. Elle est fraîche, ardente, exaltée à l’idée du rôle qu’elle va jouer. Par des cheminements habiles elle a été amenée, sans voir et sans être vue, jusqu’au point d’où partira l’attaque. Soudain l’ordre est donné. Il signifie. Tout est prêt pour la victoire ; à vous de la consommer.

Les masses profondes s’avancent, résolument, rapidement, irrévocablement. Non contentes d’entretenir un feu d’une violence croissante, elles se précipitent, baïonnette au canon, vagues de fer et de feu, successives et irrésistibles. Elles agissent par la nuée de coups qu’elles portent, mais surtout par ce je ne sais quoi d’impondérable et de formidable : le prestige d’une multitude en mouvement, corps énorme qu’anime une volonté commune, et que rend plus impétueux encore la constatation du trouble qu’il cause. Frappant, enfin, le grand coup, non physique, mais moral, elles atteignent l’ennemi, non plus dans ses engins et ses moyens d’action, mais au cœur, dans sa volonté de résister et de se battre. Seul l’homme peut avoir raison de l’homme.

Doctrine arriérée, s’écria-t-on, inégale aux conditions de la guerre future ! Et les objections de pleuvoir !

Elles n’étaient pas pour décourager le général. Il tint bon, et il l’emporta. Ses idées ont passé intégralement dans le règlement du 28 mai 1895 sur le service des armées en campagne. Et, devenu, en 1898, commandant de l’École de Guerre, il put s’appliquer, avec une autorité nouvelle, à les propager et à les défendre.

Œuvre de science, de courage, de patriotisme, de foi dans les forces morales et dans la valeur de l’homme œuvre française !

Car le général, pour s’adonner au perfectionnement du matériel ou à la constitution de la doctrine, n’a garde d’omettre jamais les conditions morales : partout il les met au premier plan. Quelle que soit la puissance des engins matériels, et la justesse des principes tactiques, ces facteurs ne sont rien, si, pour les mettre en œuvre, les hommes font défaut.

La guerre de l’avenir ne demandera pas aux individus moins de valeur personnelle que la guerre d’autrefois : elle en demandera plus. Jadis, on se touchait les coudes, on voyait l’ennemi, on mesurait l’effet de son action, on sentait planer au-dessus de l’armée, et se fixer, sur tous et sur chacun, le retard perçant du chef suprême, qui, tout en dominant l’ensemble, discernait, suivait, secondait les efforts des braves, et qui, ce soir, leur dirait en les embrassant : Mes enfants, je suis content de vous ! Aujourd’hui, on est dispersé, perdu dans un espace sans bornes, loin des chefs, loin des camarades même : on se sent isolé, abandonné, seul. L’ennemi, invisible, ne se révèle que par un feu d’une rapidité, d’une densité, d’une violence, d’une étendue prodigieuses. Quel rôle chacun joue-t-il dans ce drame immense ? Il l’ignore. Tout conspire à susciter le trouble, la peur, l’affolement, et cette fatale suggestion : à quoi bon ? L’ancienne guerre voulait des braves, celle d’aujourd’hui réclame des héros !

En vain la doctrine est-elle claire et précise, elle ne se suffit pas. Elle consiste dans un certain esprit, non dans des formules. Elle veut, pour être efficace, des intelligences libres et alertes, des caractères fortement trempés, qui sachent, à travers les émotions de la lutte, l’interpréter, l’adapter à des circonstances infiniment complexes et diverses.

L’extraordinaire mobilité et rapidité d’action que déterminent les engins modernes suppose, chez les soldats, un entrain, un élan, une impétuosité extrêmes, joints à une imperturbable solidité, endurance, maîtrise de ses nerfs et de son imagination.

Le principe de la liaison des armes implique faculté d’entente, d’abnégation, de sacrifice.

La tactique de l’attaque signifie qu’il est nécessaire, pour frapper utilement, de se découvrir soi-même, et que la pire des faiblesses, c’est la peur des responsabilités.

Enfin, s’il est vrai que la défaite n’est, en définitive, que le renoncement à la lutte, c’est, au fond, entre deux volontés que tout combat se livre. Un succès obtenu n’est nullement la victoire. Son premier effet est souvent de détendre, chez le vainqueur même, le ressort de l’énergie, et de lui faire souhaiter le repos, le relâche, ta jouissance des lauriers conquis. La résistance obstinée de celui que l’on croyait avoir réduit irrite et déconcerte, comme une absurdité, comme un refus de se rendre à l’évidence. Ne laissons jamais dire qu’une première bataille, si importante soit-elle, décide de la tournure que prendra la guerre. La victoire, aujourd’hui, affaiblit autant que la défaite ; et c’est la persuasion d’être vaincu qui est la vraie défaite. Jusqu’au dernier moment l’issue, en réalité, est incertaine. La victoire demeure à celui qui, avec le plus de force et de persévérance, a voulu vaincre.

Où puiser une telle vertu ?

On ne saurait la fabriquer dans les âmes en appliquant telle ou telle recette de moraliste ou de conférencier. Erreur, aussi, de se reposer sur l’instinct, sur la tradition, sur le sentiment, dans des sociétés telles que les nôtres, où l’on se targue de tout remettre en question.

Mais il est, au plus profond de nous-même, une communion mystérieuse avec quelque chose de plus grand que nous, de plus beau, de plus saint, dont l’influence est capable de susciter et d’entretenir la force d’âme que réclame le devoir militaire.

Ce quelque chose est ce qu’on nomme la patrie.

On ne peut, scientifiquement, en démontrer la valeur. Rien de plus conforme à la raison, toutefois, que le culte dont elle est l’objet. Comment se détacher de la patrie, si l’on songe à tout ce qu’elle met de grandeur, de noblesse, d’idéal, d’émotion, de force, dans notre vie ? Et comment ne pas l’aimer, ne pas la vouloir toujours plus belle et plus grande, quand cette patrie s’appelle la France ? Hésiterions à reconnaître que nous sommes, avec nos pères et avec nos descendants, avec notre sol et avec nos monuments, substantiellement unis ? Repassons notre histoire, considérons les aspirations, les efforts, les luttes séculaires, qui en sont la trame ; les chefs-d’œuvre qu’a enfantés le génie de nos écrivains et de nos artistes ; étudions notre langue, l’une des merveilles de l’esprit humain ; songeons aux généreux desseins qu’ont nourris nos grands politiques, nos rois, incarnation du peuple, et la nation française, d’abord mère, puis héritière de la royauté : rappelons-nous le salut de notre pays, scellé par le martyre de Jeanne, cette épée vierge, ce cœur pur, cette prière ardente de la patrie, ainsi que l’appelle le poète-lauréat anglais ; fixons nos yeux sur le noble modèle d’humanité qu’en notre pays grands et petits, simples et savants, unissant fraternellement leurs pensées, se sont efforcés de concevoir et de réaliser ; et nous comprendrons par la raison, comme nous sentirons par le cœur, la signification supérieure que notre qualité de Français donne à notre existence ; et nous n’aurons, pour être patriotes, qu’à écouter, en notre for intérieur, une voix qui est à la fois celle de nos morts et celle de notre propre conscience nous n’aurons qu’à être nous-mêmes.

 

C’est ainsi que les études et réflexions du général Langlois aboutissent à une véritable philosophie de la guerre. Mais, ici surtout, qu’est-ce que philosopher, si l’on oublie d’agir ? La question est de savoir si les conditions que pose la théorie sont, chez nous-mêmes, réalisables.

Le premier élément de la guerre, c’est le nombre. Nous ne l’avons plus. Fait singulièrement grave. Car il semblerait indiquer, s’il persistait, que la vaillante et joyeuse confiance dans l’avenir qui anime les peuples attachés à leurs traditions et voués à un idéal, est, chez nous, en train de faire place à cette religion morne du bien-être et de l’indépendance individuelle, qu’installe sournoisement l’égoïsme dans les âmes d’où la foi s’est retirée.

À défaut du nombre, nous conservons la qualité : le soldat français est comme né pour la guerre actuelle.

Sa valeur personnelle est hors de pair.

Il est gai, accommodant, obligeant, bon camarade, plein d’entrain et d’élan, intelligent, ingénieux, souple, vif, habile à tirer parti des circonstances. Or ces facultés, que le rang serré ne permettait guère de déployer, sont, plus que jamais, les qualités nécessaires. Le soldat français brûle de se distinguer ; l’admiration de ses pairs et de ses supérieurs lui est une récompense sans égale. Sous l’influence de ce mobile, il n’est rien qu’il n’ose.

Volontiers frondeur, on ne peut dire qu’il soit naturellement discipliné. Il n’a pas toujours, pour les détails du service intérieur, toute la révérence qu’on souhaiterait. Les corrections, les réprimandes hautaines et dures ne réussissent que médiocrement à l’amender. Mais que n’obtient-on pas de lui quand on partage sa vie, quand on entre dans ses sentiments, dans ses affections, dans sa piété pour les siens, quand, tout en maintenant la subordination militaire, on pratique l’égalité morale ! « Nos troupiers, disait le général, sont incomparables quand on sait les prendre ; et, pour cela, il suffit de les aimer. »

Observez la conduite du soldat français dans la mémorable bataille de Woerth. « En suivant dans ses détails, écrit le général, cette lutte émouvante de l’infanterie française, seule, aux prises avec un ennemi très supérieur en nombre, écrasée par une artillerie puissante dont rien ne peut la débarrasser, on est saisi d’un sentiment d’orgueil et d’admiration pour le passé, d’un sentiment de confiance absolue pour l’avenir. De telles troupes, bien commandées, sont capables de tout. »

De son côté, l’officier français, s’il garde son caractère, n’aura nul goût pour cette morgue insolente qui tient l’inférieur à distance, lui signifie qu’il est d’une autre race, et ne daigne attendre de lui qu’un respect extérieur et une obéissance passive. Jadis, le roi de France tenait son palais ouvert à tout venant, et disait : « Vous savez que chacun a loi d’entrer qui veut. » L’âme française n’a pas changé : un chef, c’est un père, c’est un homme simple, accessible et bon, qui, en parlant à ses subordonnés, met son cœur dans cette appellation familière : « Mes enfants ! »

Précieuses dispositions naturelles ; mais la fleur que promet le germe suppose la culture. Pour former un orateur, disait Quintilien, il faut trois choses : la nature, la doctrine, le travail.

Le général Langlois applique à son art la théorie de Quintilien.

Le chef est, essentiellement, un éducateur.

Il enseigne à ses subordonnés la doctrine, telle que l’expose le Règlement. Il enseigne ces principes en esprit et en vérité, de telle sorte que chaque soldat devienne, lui-même, la doctrine faite homme, c’est-à-dire une pensée vivante, capable de se déterminer de mille manières, selon les circonstances.

N’oublions pas que l’éducation militaire a, pour objet final, non la correction extérieure, mais le combat. Il ne suffit pas, pour apprécier la valeur des troupes, de s’enquérir si les pantalons ne sont pas trop longs, si les bretelles sont bien mises, si les sangles des chevaux sont bien blanches, si les harnachements sont bien cirés. La tâche est moins simple. Il s’agit de savoir si l’on a devant soi, non des automates, mais des hommes.

Certes, les sentiments ne s’imposent pas. Mais il y a, dans la parole et surtout dans l’exemple d’un chef foncièrement animé de l’esprit militaire et de l’amour de la patrie, une influence naturelle à laquelle l’âme d’un Français ne résiste pas. Notre pays demeure l’un de ceux où l’homme vibre le plus au contact de l’homme.

 

En 1901, le général fut appelé à faire l’application de ses idées sur le point du territoire où un habile et vigoureux entraînement de l’armée est le plus immédiatement nécessaire, à Nancy. Il commande le 20e corps. Nul n’est plus digne de ce poste d’avant-garde.

L’impression qu’il produisit fut tout de suite décisive.

Le général Langlois était de taille moyenne, sec, nerveux, agile, corps droit et souple, mâchoire énergique, regard clair où se lisaient à plein franchise, droiture, intelligence, volonté, bravoure, gaieté, bonté.

Il avait la passion des exercices physiques ; il y voyait le moyen de faire, du corps, l’instrument puissant et docile de la volonté. Il niait la fatigue, il ne l’admettait ni chez les hommes, ni chez leurs montures. Il imposait à ses élèves des randonnées à toute allure qui leur donnaient le frisson.

Il était obstiné, opiniâtre, prêt à sacrifier tout intérêt personnel au triomphe de la vérité.

Nulle précipitation, d’ailleurs, dans ses jugements. Ce passionné est un esprit réfléchi, ce fougueux cavalier est un travailleur patient et circonspect, qui ne se fie qu’aux idées éprouvées, et qui traite la tactique comme une science expérimentale.

Il est très indépendant de caractère et d’opinions, mais il n’est pas moins obéissant. La dignité, à ses yeux, réside dans l’accomplissement spontané du devoir.

Très savant, très habile à juger et critiquer, grand tacticien et fin psychologue, le général est une âme simple, nu brave homme, un cœur ouvert à tous les sentiments honnêtes et généreux. Son énergie n’a d’égale que sa douceur. Il estime que le premier devoir du chef est de se faire obéir. Mais, selon la résolution qu’il a prise dès sa jeunesse, il attend l’obéissance, principalement, de la confiance et de l’affection. Il aime sincèrement ses hommes ; et il est, en fait admirablement obéi.

L’obéissance, d’ailleurs, ne lui suffit pas. Il entend qu’une même pensée une même volonté anime le chef et ses subordonnés. Il atteint aisément ce but, par son entrain communicatif, sa verve, son optimisme réfléchi, son esprit de justice et d’équité, sa sollicitude pour ses hommes, son vrai et profond sentiment de camaraderie, ce talisman qui transfigure et rend inviolable l’autorité.

Il n’est pas moins jaloux de la souplesse de son esprit que de celte de son corps. Il se défie de cette étrangère, qui, sous le nom de spécialisation, s’installe dans notre for intérieur et y supplante l’intelligence.

Aussi n’est-il pas seulement un militaire. Il aime la société, les lettres et les arts. Lui-même s’exerce à l’aquarelle, il exécute des émaux dignes de Limoges.

Il sait, excellemment parler et écrire. Son éloquence est proprement celle dont Pascal disait qu’on est étonné et ravi lorsque, s’attendant de voir en auteur, on trouve un homme. La clarté de son style est de toutes parts célébrée. C’est la vraie clarté française, celle qui ne simplifie pas artificiellement les choses pour permettre au premier venu de s’imaginer qu’il les comprend, mais qui, à force de précision, d’ordre, de finesse, d’habileté à dégager les idées directrices, permet à un esprit attentif, suffisamment préparé, de s’adapter au sujet, de l’embrasser et de le pénétrer, dans son ensemble et dans sa profondeur. Clarté que nous ont enseignée les Montaigne, les Descartes, les Pascal, les Bossuet, les Montesquieu, les Renan, et qui, loin de rendre l’effort inutile, l’appelle et l’excite en le dirigeant : car, selon le mot de Raphaël, comprendre, c’est égaler.

Commandant du 20e corps, le général Langlois déploya, dans l’exercice de sa fonction, une activité considérable. Il réalisa vraiment cette préparation à la guerre où tendaient toutes ses pensées : tantôt expliquant la doctrine, tantôt parcourant la région lorraine et donnant mille enseignements sur le terrain, toujours enflammant les cœurs, tant par son enthousiasme que par les solides raisons qu’il apportait de croire et d’espérer. Car il n’était pas de ceux qui commandent la foi comme on commande une manœuvre. Son patriotisme sérieux et mâle n’admettait qu’un guide pour affronter l’avenir : la vérité.

Il a montré, à Nancy, ce qu’est un chef. Le souvenir de ses leçons ne s’effacera pas.

Il mêlait volontiers l’armée à la société. Ses réceptions au Palais du Gouvernement étaient des plus brillantes. Merveilleusement jeune et souple, le général Langlois donnait le signal et l’exemple de la danse. Il était d’ailleurs admirablement secondé par une compagne digne de lui, dont la jeunesse et la vivacité n’étaient pas et dont le charme rehaussait encore la splendeur de ces fêtes.

La famille du général était, non seulement respectée, mais aimée, pour sa bonté, sa simplicité, sa cordialité. Les visiteurs affluaient. On causait gaiement et familièrement, tandis que se promenait çà et là, avec un gracieux sans-gêne, un chat siamois d’une grande beauté, qui, déjà, illustrait la race.

Le général passa dix-huit mois à Nancy. La Lorraine l’adopta : il se sentit et demeura Lorrain de cœur.

 

En 1902, il fut appelé à Paris, pour y remplir les hautes fonctions de membre du Conseil supérieur de la Guerre. Atteint, en 1904, par la limite d’âge, il fut mis au cadre de réserve.

Bientôt, à l’instigation de votre confrère M. Mézières, il devenait sénateur de Meurthe-et-Moselle, puis académicien. Son activité, pour changer de forme, ni ne se ralentit, ni ne changea d’objet. Par la plume, par la parole, par l’action législative, il continua son œuvre d’éducateur. Il profita même de sa situation pour aborder certains sujets avec une liberté que, sous les drapeaux, il s’était refusée.

Il traita de l’avancement des officiers. Son esprit philosophique et sa fierté républicaine ne se contentaient, ni du mandarinat que crée la superstition des examens, ni de l’infaillibilité et de l’arbitraire administratifs. Nulle formule mathématique, selon lui, ne pouvait trancher un problème qui est d’ordre moral. Il est vrai qu’en se déterminant d’après de telles formules, on esquive la responsabilité. Mais le devoir est d’affronter la responsabilité. Le général cherchait, dans des commissions de classement bien organisées, le moyen de régler les choix sur la seule appréciation des chefs hiérarchiques.

Soldat, il demande, avec une énergie indomptable, que l’intérêt de l’armée et du pays préside seul aux choses militaires. L’intervention de la politique est, à ses veux, la ruine de cette confiance mutuelle de cette camaraderie, sans quoi nulle organisation n’est efficace. Elle tend à créer, au sein de l’armée nationale, une armée de prétoriens. Que la politique reste chez elle ! Qu’est-ce qu’un bon ingénieur, un bon musicien, un bon financier, eût dit le vieux Socrate, sinon celui qui est habile dans son art ? Qu’est-ce qu’une bonne armée ? Celle qui est capable de faire respecter la patrie et de soutenir son honneur. Tout ce qu’on ajoute à cette définition la ruine.

Non que le général méconnaisse ou diminue la prééminence de l’élément civil. L’armée est la servante de la nation. À celle-ci de déterminer, par l’organe de son gouvernement, l’opportunité, l’objet, le terme des hostilités. Mais, une fois la guerre décidée par le pouvoir compétent, l’armée, qui aura la responsabilité de l’issue, doit être maîtresse de ses mouvements.

Il faut maintenir jalousement la sublimité de ce mot servir. En lui réside tout ce qui peut faire la grandeur de l’homme, pourvu que la puissance que nous servons soit elle-même la servante du devoir.

Qui commandera au chef ? demande le philosophe grec. Et il répond : La loi !

En prenant séance parmi vous, le général Langlois définit en ces lignes mémorables notre situation militaire : « Le jour où l’armée devra répondre à l’appel de la patrie en danger, calme, fière, consciente de sa force, d’elle-même, elle se dressera et, hardiment, pourra dire : Je suis prête. »

À lui, tout particulièrement, nous sommes redevables de ce résultat. La promesse qu’il s’était faite à Metz, il l’a tenue.

 

Cependant, tandis que subsistaient, intactes, l’intelligence, la volonté, l’ardeur au travail du général, la maladie, déjà, s’emparait de son organisme. Il ne lui laissa prendre aucun empire sur son âme ; sa vivacité naturelle, son zèle pour le bien, son énergie, sa chaleur de sentiment, ses tendres affections le soutenaient. Un jour, pourtant, assistant à une séance d’aviation, cette forme merveilleuse de la mobilité, dont il avait, des premiers, saisi l’importance, il prit froid. En rentrant chez lui il dut s’aliter, et bientôt s’éteignait, après de cruelles souffrances, ce grand cœur, ce puissant esprit, ce noble soldat.

Sa mort fut profondément ressentie par l’armée, par le monde savant, par le pays. Celui qui parla en votre nom, et qu’en vain mes yeux cherchent parmi vous ([2]), s’exprima en ces termes :

« Si nous sommes souvent honorés de compter dans nos rangs un des chefs de notre armée, ce n’est pas parce qu’ils sont brillants et redoutables, ce n’est pas parce qu’ils inventent des engins très perfectionnés ; c’est parce que l’officier est, avant tout, un éducateur, parce que son métier, comme celui du poète, est d’élever les âmes, de les rendre plus fortes et plus prêtes au sacrifice. Le général Langlois a été un grand éducateur. L’âme française lui doit beaucoup, car il a travaillé à lui rendre la confiance en elle-même, la foi et l’espérance. »

 

Ce grand militaire est mort sans avoir vu le feu. Ne le plaignons pas. Il avait l’âme assez haute pour sentir que l’accomplissement du devoir obscur est aussi utile à la patrie, aussi méritoire, aussi glorieux, que les actions d’éclat qui en sont le fruit et la récompense.

Son rôle, d’ailleurs, ne s’est pas terminé avec sa vie il dure encore. Et, le jour où il nous faudrait prendre les armes, ce sont ses enseignements qui seraient notre lumière et notre force. Pareil aux dieux d’Homère, il serait le génie qui plane au-dessus de l’armée, qui combat avec elle, qui l’anime, la guide, l’avertit, lui montre le but, redouble son élan, partage ses alarmes et ses enthousiasmes, et jouit avec elle de la victoire commune.

Venue à son heure, l’œuvre de votre confrère a, en outre, une valeur humaine, universelle et permanente.

Elle nous rappelle notre condition véritable dans ce monde.

Les nations, comme les individus, sont et seront toujours, à tout instant de leur vie, placées dans le carrefour d’Hercule.

D’un côté, c’est, comme but suprême de notre activité, le bien-être, la molle douceur de se laisser vivre, le confort, la tranquillité, le progrès, situé dans la multiplication scientifique des satisfactions données à nos besoins, et, plus encore, de ces besoins eux-mêmes. Comme conséquence, c’est le renoncement à jouer un rôle dans le monde, à y défendre une idée, un principe, une foi ; c’est l’acceptation, passive et satisfaite, des décrets de la force ; c’est la suppression ou la sophistication de ces mots gênants : justice, courage, honneur, dignité.

De l’autre côté, c’est la volonté d’exister, de subsister, et de se vouer à quelque noble tâche ; c’est l’amour actif de la patrie, cette forme visible, concrète et vivante de l’idéal, ce foyer de chaleur et de lumière, où se conserve et d’où rayonne tout ce que nos ancêtres ont fait et pensé de grand. Et c’est, comme conséquence, l’effort, le risque, la lutte, sans quoi rien ne progresse, rien ne se maintient ; c’est le mépris de l’indifférence et du dilettantisme ; c’est, enfin, s’il arrivait que la patrie, ayant épuisé tous les moyens honorables de conciliation, dût faire appel au dévouement de ses enfants, la résolution de couper court aux sophismes de l’égoïsme et de la peur, et de répondre simplement : Me voici !

De ces deux voies laquelle suivre ? Le raisonnement, pour en décider, ne suffit pas : ceci est affaire, non seulement de raison, mais de cœur et de volonté. Ouvrons nos âmes à l’influence qui émane de toute la vie, de l’œuvre entière, de la personne du général Langlois, et nous n’hésiterons pas.

 

Leçon d’énergie et de générosité, l’œuvre du général est, au fond, une grande leçon de philosophie.

Pendant des siècles, la valeur humaine fut, à la guerre, la force par excellence. Puis une époque est venue où la science, avec ses méthodes infaillibles, a paru réduire à néant le rôle de l’initiative et de l’énergie individuelle, et substituer victorieusement l’arme au soldat. Or, avec le général Langlois, l’homme redevient l’acteur principal du drame, pourvu qu’il s’unisse à la science, comme à une collaboratrice indispensable.

Pareillement, l’humanité, en face de l’univers, a cru d’abord qu’elle en était le centre. Chantecler se glorifiait de faire, par son chant, lever le soleil.

Puis la science a rabattu notre superbe ; même elle a prétendu nous convaincre que ses chiffres et ses formules existaient seuls, et que tout ce qui constitue notre nature propre : pensée, conscience, sentiment, cœur, volonté, liberté, n’était que vains simulacres, sans consistance et sans efficace : telles, ces nuances légères et changeantes qui se jouent à la surface de l’Océan.

Mais la réflexion sur la science elle-même montre que les forces matérielles, à elles seules, n’expliquent rien ; que l’esprit, lui aussi, lui surtout, mérite le nom d’être : et que la nature est un tel mélange de mécanisme et de pensée, que la machine s’y fait souple et docile, pendant que l’intelligence s’y développe à l’aide des agents physiques eux-mêmes.

C’est la conclusion où aboutissent les recherches des philosophes : c’est le fonds de la doctrine du général Langlois.

Il a pensé, senti, vécu, sous l’action des idées les plus hautes et des mobiles les plus généreux : les leçons qu’il nous lègue en elles, en un sens éminent, la vérité et la vie.

 

[1] Général LANGLOIS : Manœuvres d’un détachement de toutes armes avec feux réels, 1897.

[2] M. Henri Poincaré, mort le 17 juillet 1912.