Discours de réception d'Henry Roujon

Le 8 février 1912

Henry ROUJON

Réception de M. Henry Roujon

 

M. Henry ROUJON, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Henri BARBOUX, y est venu prendre séance le jeudi 8 février 1912, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Lorsque M. Patru, qui était l’avocat le plus fameux du royaume, prit place dans votre Compagnie, il voulut se montrer égal à sa renommée. Il fit son compliment avec tant d’agrément et de politesse que « l’Académie — raconte Pellisson — obligea tous ceux qui furent reçus depuis d’en faire autant ». Voilà qui n’est point pour diminuer mon embarras. Mais telle a été, à mon égard, votre bienveillance qu’il ne m’est pas impossible d’apporter un peu de nouveauté aux antiques formules de remercîment. Vous avez daigné faire mentir à mon sujet un proverbe consacré : il n’est plus vrai que les absents aient tort par définition. Lorsque le vote de l’Académie a comblé le vœu que j’osais à peine avouer à moi-même, je n’étais pas seulement éloigné de vous ; des informateurs, dont l’habitude est de se presser, prétendaient que j’allais m’absenter définitivement. Vous n’avez voulu en rien savoir, et vous avez éprouvé sur moi la vertu curative de vos suffrages. J’admire encore, comme au sortir d’un rêve, mon bonheur et votre bonté. Assurément, je ne saurais l’oublier, le meilleur de votre faveur s’adresse à mes aimés confrères de l’Académie des Beaux-Arts. Naguère vous aviez choisi parmi eux quelqu’un que je désespère de suppléer ; je me souviens toutefois que M. Eugène Guillaume était pour moi le plus sûr des guides et le plus paternel. Je me sens aujourd’hui encore sous sa protection : j’ose me réclamer de son souvenir. C’est au moment où vous songiez beaucoup à lui et un peu à moi, que j’ai failli mettre fin à la perpétuité, toute viagère, qu’il a plu à l’Académie des Beaux-Arts de me conférer. C’eût été la moins pardonnable des incorrections ; laissez-moi me réjouir sans aucune retenue que l’on n’ait pas eu à me la reprocher.

M’est-il permis aussi de penser que le sort d’un chroniqueur — l’écrivain éphémère par excellence — a séduit votre esprit de miséricorde ? Un des vôtres vous parlait un jour tristement de ce que le temps fait de l’éloquence ». Qu’est-ce donc auprès de ce qu’il fait des feuilles d’un journal ? La destinée des journalistes, si irrévocablement condamnée à l’oubli, vous a paru sans doute attendrissante ; et, dans votre généreuse équité, vous avez accepté, comme délégué de cette corporation sacrifiée, quelqu’un que vous aviez sous la main. Les années de ma vie où je n’ai pas écrit des chroniques me paraissent, ainsi qu’il est dit au Conseil d’État, une « interruption d’activité ». Eh bien ! tout ce temps perdu, vous avez poussé la mansuétude jusqu’à m’en tenir compte. Décidément, c’est une vérité d’expérience que le journalisme mène à tout, à condition — d’y rentrer.

Toutes les formes de l’improvisation sont menacées du même naufrage. Ainsi pensait M. Barboux, non sans mélancolie. « Mêlée, disait-il, aux affaires du monde, notre parole passe avec elles. » Il s’exagérait, par modestie, ce que les succès du prétoire ont de périssable. Mais ce qu’il a perfectionné sans cesse, et réussi, mieux encore que le plus admiré de ses discours, c’est sa vie elle-même. Là, Messieurs, a été son chef-d’œuvre.

 

Henri Barboux est né, le 24 septembre 1834, à Châteauroux. C’est une ville sans grand pittoresque, qui ne manque point d’un charme tranquille. Ce Berry, peuplé par George Sand de prophètes et de sorciers, apparaît plutôt au voyageur comme la terre d’élection du bon sens. M. Barboux père, avoué des plus estimés, la mère, femme d’une rare énergie, prirent de leur fils les plus tendres soins. L’enfant, envoyé au lycée d’Orléans, s’y montra un écolier accompli. Il ambitionnait d’entrer à l’École. Polytechnique ; la politique renversa ce beau projet. Cité, après le coup d’État, devant la commission mixte de l’Indre, l’avoué républicain fut interné pendant quelques mois. Néanmoins M. Barboux ne prit jamais le titre de « fils d’une victime du Deux Décembre » ; il négligea d’employer une formule de distinction dont il a été peut-être abusé. Il se rappelait seulement avoir reçu alors le baptême de l’esprit d’indépendance ; la carrière de fonctionnaire lui apparut aussitôt comme un servage. Sa vocation d’ingénieur l’abandonna ; la vocation de libéral incorrigible s’était emparée de lui tout entier.

Fils d’un avoué, il était naturel qu’il songeât à la profession d’avocat. Qui n’y a pas songé plus ou moins ? Il n’est pas de carrière plus tentante pour une jeune âme d’ambitieux. Vous vous souvenez, Messieurs, de ce passage d’un livre d’Anatole France. Deux collégiens entrent en amitié :

« Fontanet me demanda ce que faisait mon père. Je lui dis qu’il était médecin.

  • Le mien est avocat, répondit Fontanet, c’est mieux
  • Pourquoi ?
  • Tu ne vois pas que c’est plus joli d’être avocat ?
  • Non.
  • Alors, c’est que tu es bête ! »

Sans aucun doute, cet enfant est devenu une des sommités du barreau. Il était pénétré de cette parole de d’Aguesseau : « Le plus précieux de tous les biens est l’amour de son état. » Chacun ne pense-t-il pas secrètement que sa profession est supérieure à toutes les autres ? L’avocat le pense et il ne néglige aucune occasion de le proclamer. On doit lui envier cette joyeuse assurance, infaillible conseillère d’énergie. Il y a là une heureuse tradition séculaire. À la fin du XVIe siècle, Denis Godefroy exprimait, dans la latinité la plus pure, cette réconfortante pensée : « La profession d’avocat est un chemin certain pour aller au ciel. » À vrai dire, quelques broussailles se dressent sur la route du salut. Le prestigieux métier exige de ses aspirants une première épreuve faite pour refroidir encore les vocations tièdes. Il faut, comme on dit, « aller chez l’avoué ». La cléricature est assurément un des emplois les plus édifiants que l’on puisse faire de sa jeunesse ; on en peut rêver de plus souriants. Un clerc d’avoué est rigoureusement sevré d’idéal ; on l’enferme dans un local qui, généralement, reçoit le jour par en haut, afin que les frivolités du siècle ne viennent pas troubler son initiation. L’adepte captif rédige là des proses sans métaphores, et, dès qu’il a fini, il recommence. Il est merveilleux que tant de jeunes intelligences acceptent bénévolement ce stage austère. C’est, paraît-il, une initiation indispensable. Il n’est accordé de s’y soustraire qu’aux jeunes avocats qui ont pu, avant l’âge de trente-cinq ans, devenir ministres à plusieurs reprises ; même de nos jours, ce cas demeure exceptionnel.

Henri Barboux fut clerc d’avoué, sinon avec ivresse, du moins avec la plus exemplaire résignation. Toutefois, s’il apprenait la procédure sans ennui, il lui dérobait assez de loisirs pour satisfaire de plus séduisantes curiosités. Il lisait infatigablement. Voilà encore une initiation recommandée aux stagiaires par les vieux moralistes du barreau. Le docte Claude Henrys, qui fut avocat au bailliage de Forez, prescrivait l’usage des livres « et de ne point les lire comme les chiens d’Égypte boivent l’eau du Nil, savoir en courant ». Ce sage disait encore : « Ce n’est pas dans la mollesse d’un lit, ce n’est pas dans l’amusement du jeu, ce n’est pas au giron des dames que se forment les avocats. » Il est vraiment à l’honneur de la nature humaine qu’une carrière qui exige ce minimum de vertus, et de tels sacrifices, ait été de tout temps une carrière encombrée. Ne sourions point de cet orgueil ; le barreau lui doit d’être resté, à travers tous les régimes, le conservatoire de l’indépendance. Cette fière école a formé le caractère d’Henri Barboux.

En entrant au barreau, il y surprit les derniers échos de la liberté. Dans le Palais des années 1858, 1860, retentissaient les grandes voix de Dufaure, de Jules Favre, par-dessus toutes celle de Berryer, au service de toutes les chevaleries. Presque aussitôt le nouveau venu était nommé secrétaire de la Conférence. Ce secrétariat, — vous me permettrez ce rapprochement. — c’est un peu le prix de Rome des étudiants de l’art oratoire. Aux aspirants du barreau, comme aux pensionnaires de la villa Médicis, est imposée l’obligation d’un bel envoi. Barboux choisit un panégyrique. Avec Bethmont, venait de se taire une des plus nobles voix du barreau français. Bethmont avait traversé le pouvoir, au lendemain de Février. Le coup d’État l’avait rendu au Palais ; il y était vénéré. Chacun savait que ce front de rêveur ne s’était jamais courbé pour une bassesse. Ce républicain avait bravé la dictature ; ce démocrate n’avait pas adressé à la foule un mot de flatterie. « Aime le peuple, écrivait Bethmont à son fils, sans oublier que lui aussi est un despote, qu’il a besoin d’être éclairé, moralisé, gouverné, et que c’est grande folie que de lui accorder une confiance sans limite. » Faire l’éloge d’un tel homme fut pour le jeune stagiaire l’occasion d’un succès, dont M. Thureau-Dangin, son voisin et son émule, n’a pas perdu le souvenir. Une première œuvre est toujours un peu une confession ; M. Barboux se mit tout entier dans son discours de début. Lorsqu’il se rassit, au milieu des applaudissements, il avait conquis, de haute lutte son diplôme d’orateur. Il ne lui restait plus qu’à devenir un avocat.

Pour former un avocat, il faut beaucoup de circonstances favorables et notamment le concours de cette capricieuse magicienne qui s’appelle la Chance. Les dons les plus rares, le suffrage des devanciers, la conscience, le savoir, le talent, le courage, rien de tout cela ne suffit à faire jaillir ce qu’on a appelé joliment « les sources mystérieuses de la clientèle ». À quarante ans, déjà célèbre dans la salle des Pas perdus, Barboux attendait encore la fortune. Il n’en eut que plus de mérite à donner au barreau une preuve de son attachement passionné. L’Empire venait de tomber. Par ses traditions de famille, par toutes ses tendances, Henri Barboux était lié au parti républicain. Ses amis politiques arrivaient au pouvoir. La délégation de Tours réclama sa collaboration. On lui offrit une préfecture, il eut l’esprit de la refuser. Que voulez-vous ? Cet homme singulier pensait que tout métier exige un apprentissage et que l’on ne s’improvise pas administrateur. Pour prouver sa bonne volonté, il se laissa nommer secrétaire du Conseil des prises maritimes. Après la paix, il fut prié encore d’accepter un emploi public par le gouvernement réparateur de Thiers. Mais il s’était juré, dans le secret de sa conscience, de devenir une des célébrités du barreau ; il attendait son heure.

Messieurs, il est bien vrai que des événements providentiels signalent l’aurore des grandes carrières. M. Barboux fut favorisé par une circonstance qui, aujourd’hui encore, est considérée au Palais comme miraculeuse : M. Bétolaud fut obligé de se reposer ! Le maître de la dialectique confia quelques-uns de ses dossiers à son jeune confrère ; c’était lui ouvrir à deux battants la porte du succès. Désormais Me Barboux ne quittera plus la barre ; il va y illustrer un genre.

D’où vient, Messieurs, que la postérité, à qui l’on soit par ailleurs de si singulières indulgences, traite sans bonne grâce l’éloquence judiciaire ? Il semble qu’elle la veuille maintenir en marge de la renommée. Est-ce jalousie de la plume contre la parole, vieille rancune des écrivains sobres contre les orateurs abondants ? Montaigne, qui goûtait chez Cicéron le stoïcien, parlait dédaigneusement de ses plaidoyers : « Je veux des discours qui donnent la première charge dans le plus fort du doute : ceux de Cicéron languissent autour du pot. Ils sont pour l’école, pour le sermon et pour le barreau où nous avons loisir de sommeiller. » Récemment, un juge moins charitable que Montaigne, un grave magistrat intellectuel qui n’a jamais rendu d’arrêt de complaisance, Brunetière, prononçait contre l’éloquence judiciaire un verdict de condamnation. Il se complaisait à donner de l’art oratoire plusieurs définitions, toutes ingénieuses et profondes, dont aucune ne faisait accueil à l’éloquence du barreau. Brunetière concluait par cette sentence, tranchante comme un couperet : « L’avocat ne saurait être éloquent sans sortir de son sujet. »

Eh bien ! mais n’est-ce pas là précisément ce qui pourrait mettre tout le monde d’accord ? Par bonheur, depuis qu’il y a des avocats et qui plaident, ils mettent de l’orgueil et du génie à sortir de leur sujet. La digression, cette charmante escapade en dehors des règles du discours, a été heureusement inventée pour qu’il soit fait place à l’éloquence judiciaire au royaume de littérature.

Les mortels les moins fantaisistes qui aient vécu, Messieurs de Port-Royal, ont laissé là dessus d’illustres exemples. L’aïeul de tous les Arnauld, le grand avocat qui argumenta contre les Jésuites pendant quatre audiences, excellait dans la digression. Ayant à rappeler la généalogie d’un de ses clients. M. Arnauld se mit soudain à raconter la bataille de Fornoue : ce fut si pathétique, et par conséquent si opportun, qu’un des auditeurs, le duc de Montpensier, pensa qu’il assistait à l’affaire et tira l’épée. Un autre solitaire janséniste, M. Antoine Le Maître, avant que sonnât pour lui l’heure de la pénitence, avait été un avocat fameux. Les jours où il plaidait, les prédicateurs s’abstenaient de monter en chaire, pour aller recevoir au Palais une leçon d’humilité, et de peur aussi de manquer d’auditeurs. Lorsque le divin bienfait de la Grâce le vint foudroyer, M. Le Maître renonça avec allégresse aux vanités oratoires ; toutefois, il attendit pour consommer son pieux sacrifice que le Palais entrât en vacances. Alors que rien d’humain ne lui était plus, il plaida quelques semaines encore. Si nous en croyons le bon mémorialiste Fontaine, le suprême plaidoyer de M. Le Maître fut le plus beau qu’il ait prononcé ; il en fut aussi le mieux diversifié. Ce noble esprit ne fuyait ni les incidentes, ni les prosopopées ; il arrivait à ce saint de s’égarer, hors du discours, à la poursuite d’une belle idée étrangère. Aussi pourrait-on soutenir, en invoquant l’exemple d’Antoine Le Maître, que les plaidoiries qui sont gardées de périr le doivent surtout à leurs digressions.

Les harangues de Me Barboux peuvent survivre aux intérêts ou aux passions qu’elles défendaient ; il avait le secret d’élever la cause au-dessus d’elle-même. Lorsqu’il publia le procès qui mit son nom hors de pair, il eut la coquetterie de lui donner ce titre prosaïque : Un mur mitoyen. Les Pères du Saint-Sacrement étaient en conflit de voisinage avec les époux Lannet. Ce fut pour l’avocat de la congrégation l’occasion de formuler sa théorie du droit d’association. Me Barboux prit du plus haut possible cette question si haute ; d’un différend particulier, il tira une leçon de philosophie sociale. Il se livra sans mesure à son sujet, il se passionna, sa verve alla jusqu’au lyrisme. Si loin qu’il se fût laissé entraîner, il n’avait pas perdu de vue le but à atteindre. À la fin la voix s’abaissa ; sur le rabat, qui avait cessé de flotter, glissa cette modeste phrase : « Je crois avoir suffisamment prouvé le droit de mes clients à élever un mur mitoyen. » Me Barboux gagna son procès.

Il en gagna bien d’autres. Plusieurs des affaires qui lui furent confiées méritèrent le titre de « bien parisiennes ». Vous ne reprocherez pas à un ancien directeur des Beaux-Arts une préférence pour les procès de théâtre. Alors qu’il était stagiaire, M. Barboux allait applaudir Rachel au parterre de la Comédie. Ce fut une joie pour lui d’avoir à protéger le testament de la tragédienne. Procès éminemment poétique, où les honoraires eux-mêmes revêtirent un caractère idéal : M. Barboux ne voulut accepter qu’un volume de Racine, annoté par Phèdre. Peu après Mme Sarah Bernhardt demandait à Me Barboux de l’assister dans son différend avec la Société du Théâtre-Français. Il n’est pas impossible, aujourd’hui, de parler de cette illustre querelle avec sérénité : les passions se sont apaisées. MBarboux se présenta donc pour Mme Sarah Bernhardt, défenderesse. Avait-il des doutes sur le point de droit ? Il semble avoir préféré le pathétique à la froide raison : il plaida la pitié. Il montra, d’un côté une administration inhumaine et omnipotente ; de l’autre, une frêle créature, prêtée pour un instant à la terre, et qu’il fallait se hâter d’applaudir avant qu’elle ne s’évanouit, telle qu’une Malibran de la tragédie. Par extraordinaire et pour cette fois seulement, M. Barboux a exagéré. Son incomparable cliente lui a infligé un démenti qui dure encore, pour la plus grande gloire de l’art français. Tant il est vrai que certains procès ne sauraient être plaidés avec calme ; l’orateur qui s’en charge devient par cela même un Méridional, fût-il le plus posé des Berrichons. Le hasard, qui est homme d’esprit, a voulu que Me Barboux fût accueilli ici même par son ancien adversaire. L’administrateur de la Comédie-Française félicita le plus amicalement du monde l’ancien avocat de Sarah Bernhardt d’avoir si mal prédit, en plaidant si bien. Mon cher ami M. Jules Claretie a donné là une preuve nouvelle de son inaptitude à la vengeance et de sa généreuse philosophie.

Ce sont surtout les procès innocents que j’ai cherchés au recueil des discours de MBarboux. Il eut encore à représenter la famille de Choiseul dans une revendication d’un caractère presque féodal. Les descendants du ministre de Louis XV affirment que l’État leur doit une loge au théâtre de l’Opéra-Comique ; j’ajoute, me servant d’une formule trop connue, qu’ils prétendent jouir de ce privilège aussi longtemps que le duc de Choiseul sera mort. Il fut un temps où le devoir m’imposait sur ce litige une théorie dont je me souviens confusément. Me Barboux a si élégamment exposé la thèse contraire, qu’en relisant sa plaidoirie j’ai dépouillé toute ma vieille conscience de défendeur. J’ai compris le bon roi Henri qui, après avoir assisté au duel de deux avocats, s’écriait : « Ils ont raison tous les deux ! » MBarboux ne fit rien pour envenimer cette jolie affaire de style Pompadour. La question l’amusait : c’est le type du procès qui fait accourir les stagiaires et qui met le Palais en joie. La spirituelle harangue du défenseur des Choiseul sert de modèle aujourd’hui encore ; je me suis laissé dire en effet que cette aimable cause se plaidait toujours.

Les affaires de théâtre ne sont pas toutes souriantes. Après l’incendie de l’Opéra-Comique, un excès de zèle judiciaire transforma en coupable le directeur, Carvalho. Me Barboux a empêché là une iniquité ; en n’étant que véridique et équitable, il se montra souverainement habile. Il obtint que le premier jugement fût réformé. Ah ! Messieurs, il fallait entendre le pauvre Carvalho parler de son sauveur avec des sanglots de gratitude ! Le beau métier qui permet de se faire ainsi du client d’un jour un ami pour toute la vie !

Où retrouver encore l’éloquente combativité de Barboux ? Dans ces cataclysmes financiers qui ont passé sur notre société comme des cyclones : Affaires des Métaux, de l’Union Générale, de Panama. Ce dernier procès oppresse toujours votre souvenir. Vos regards cherchent la place où siégeait le héros d’audace et de ténacité que l’admiration populaire appelait « le grand Français ». Sous l’écrasante catastrophe, cette forte volonté avait fléchi ; cette pensée de conquérant, si dominatrice, s’était abîmée dans la nuit. La haine elle-même reculait devant la honte de traîner sur les bancs d’un tribunal tant de gloire vaincue. Et pourtant, devant l’opinion en fureur, le grand absent demeurait un accusé. MBarboux se dévoua passionnément à la défense d’un tel malheur. Il fallait parler chiffres, il en parla : mais, à tout instant, il évoquait, et de quelle manière ! le lutteur magnanime dont avaient eu raison tant de basses convoitises et d’injustes fatalités. Il croyait avoir persuadé les juges, il se flattait de les avoir émus. Le premier arrêt lui fut une cruelle déception. On vit alors un mouvement de colère chez le professionnel impassible, une révolte chez le juriste si respectueux de la chose jugée. Me Barboux faillit s’oublier. « Je ne plaiderai plus, s’écria-t-il, devant ces gens-là ! » Serment assurément sincère de plaideur déçu, mais aussi serment d’orateur qui, fort heureusement, ne fut point tenu.

Comment eût fait Me Barboux pour bouder le Palais ? Il était alors au sommet de la réputation : on ne l’appelait plus que le « Bâtonnier ». Le bâtonnat, ce maréchalat du barreau, ce n’est pas assez dire qu’il l’avait obtenu, — il l’incarnait. Oserai-je rappeler qu’à l’âge où l’on n’est rien encore, j’ai été avocat, comme tout le monde ; je l’ai même été moins que tout le monde, assez toutefois pour avoir compris quel magnifique personnage est le bâtonnier. Sans doute la pompe qui sanctionnait jadis son investiture s’est trop modernisée. Autrefois, l’on célébrait par une messe en musique l’élection du chef de la confrérie de Saint-Nicolas. Le bâton était posé, entre deux cierges, devant le lutrin ; le bâtonnier allait le premier à l’offrande, et il était tenu de faire trente-six révérences en regagnant son siège. Après la messe, il recevait l’investiture en la chambre de saint Louis. Dès lors il devait remettre mille livres à la communauté pour ses aumônes, et s’engager à fournir la cire, la bougie et les bouquets des messes. La fête se terminait par un festin offert au bâtonnier par la communauté des procureurs ; selon les lois d’une sage hiérarchie, les procureurs servaient les convives, et diraient ensuite avec les restes. Ces beaux usages sont abolis ; mais, Messieurs, ne vous semble-t-il pas voir votre confrère accomplissant un à un tous ces rites avec autant d’aisance que de gravité ? Rien dans cet auguste cérémonial n’était pour déplaire à la fière idée qu’il avait de son Ordre. Rappelez-vous à quel point il avait identifié son individu au type même de la profession. Deux peintres supérieurs ont fait son portrait : le pénétrant maître Delaunay et mon cher confrère de l’Académie des Beaux-Arts, Gabriel Ferrier. L’un et l’autre ont donné à leur modèle un caractère hautement typique. Nous gardons tous dans la mémoire l’image de ce petit homme, vif, ardent, nerveux, qui conservait, sous sa dignité bourgeoise, un fond de bonhomie campagnarde. Il resta toujours du paysan chez MBarboux, quelque chose de la ruse et de l’endurance des gens de la terre. Sa voix, nette et claironnante, admirable instrument de persuasion qui plantait l’argument comme une vrille, cette voix faite pour interdire aux magistrats de sommeiller, gardait, même dans le pathétique, un écho de la gaîté villageoise. L’œil mobile, le nez batailleur, la mince bouche serrée indiquaient le génie des affaires ; le front un peu ravagé, le teint d’ivoire disaient les veillées studieuses ; cette fine main loyale, que Delaunay a montrée et appuyée fortement sur la barre, signifiait et sincérité.

Ces belles plaidoiries, qui nous semblent improvisées, étaient le prix d’un effort savant. Henri Barboux avait reçu au lycée d’Orléans le bienfait des humanités. Les hommes de cette génération demeuraient naïvement convaincus que savoir le latin conférait une supériorité. Au cours de son existence absorbée par mille devoirs MBarboux conserva toujours jalousement en lui le trésor de latinité. Peut-être, Messieurs, sera-ce au Palais que s’attarderont les derniers humanistes. L’amour des lettres antiques est, pour les avocats, un devoir de pitié filiale. Il est probable que le contentieux a été inventé dès la période de la pierre polie : mais l’Avocat, avec toutes ses vertus et aussi tous les brillants défauts qui le complètent, cette création-là, c’est un produit du Forum romain.

Cicéron est le doyen de la corporation, je n’ai pas dit le patron : nul n’ignore que saint Yves représente le barreau au Paradis. Cicéron, lui, exerce la dignité plus profane du bâtonnat perpétuel. On s’explique que les œuvres du vieux consulaire aient servi de bréviaire laïque à Me Barboux. Il ne cessait de relire — dans le texte — les dialogues où sont fixées les règles du plaidoyer : « En présence d’un client, plaider contre lui la cause de l’adversaire, pour l’obliger à se défendre. Resté seul, l’avocat doit examiner son affaire, en prenant, l’un après l’autre, trois rôles différents : le sien, celui de l’adversaire et celui du juge. » Ainsi procédait Me Barboux. Il méditait longuement ses harangues. Les écrivait-il ? Je crois bien qu’il l’a fait plus d’une fois, surtout à ses débuts. Souvent, dans l’ordonnance de l’argumentation, dans ces couplets si soigneusement agencés, dans le rythme des périodes, on aperçoit la trace de la plume. Mais lorsque les points principaux avaient été mis sur le papier, commençait pour lui le travail favori, celui qui consistait à parler. Ce n’est pas médisance de rappeler qu’il faisait fort peu de cas du silence. Afin de donner à un plaidoyer sa forme définitive, il se le récitait à lui-même. Aussi tout lui était-il cabinet d’études. Il a composé plus d’un de ses discours sous les ombrages de son domaine de Vienne-en-Val. Il aimait à prendre les sapins de Sologne pour premiers auditeurs. Un jour qu’il répétait ainsi une plaidoirie, il se crut si bien au Palais qu’il lança ses arguments à pleine voix. Son jardinier accourut : « Monsieur m’a appelé ? — Non, mon ami, répondit Me Barboux, brusquement revenu à la réalité. Quand vous m’entendez parler tout haut, ne vous dérangez pas, — je travaille. » C’est un mot profond d’avocat artiste.

Faire d’un plaidoyer une œuvre d’art, savoir parler d’affaires en parlant français et, pour cela, lire du latin le plus souvent possible, telle était sa méthode. Serait-il vrai que ce genre d’éloquence est en péril de disparaître ? Verrons-nous reléguer parmi les vieilles modes tout ce qui faisait l’orgueil de l’avocat et les délices du juge : l’apostrophe, la prosopopée, l’allusion, la péroraison véhémente ? À notre époque fébrile, les jeunes orateurs voudraient-ils aussi faire de la vitesse ? Sans rhétorique et sans la toge cicéronienne, l’éloquence judiciaire renierait sa noblesse native.

Me Barboux n’était jamais plus heureux qu’en s’abandonnant à l’ivresse de la plaidoirie. Mais dans son cabinet, en face du client, irrité ou malheureux, quelle sagesse consolatrice était la sienne, et comme il excellait aux bons conseils ! Le cabinet d’un maître du barreau est une clinique des maladies de l’âme. Devant ce confident obligé, les mensonges abdiquent ; les moins véridiques des créatures humaines disent la vérité à leur avocat. Balzac ne s’y trompait pas lorsqu’il faisait de ses hommes de Palais, les avoués Desroches et Derville, le procureur général Granville, de si subtils analystes du cœur. Une époque se confesse dans ses procès. Des conflits féroces de l’intérêt, le plus souvent il ne se dégage que du scandale et de la douleur « Ne plaidez pas ! » cet avis, que Scapin donne en bouffonnant, devient, dans la bouche d’un conseiller intègre, le dernier mot de cette philosophie indulgente qu’enseigne la science des hommes et des lois. Dans le silence de son cabinet, Me Barboux exerçait une sorte de magistrature morale ; ce parfait galant homme, toujours si heureux pourtant de plaider, se souvenait, aussi fièrement que de la plus retentissante de ses plaidoiries, d’un prudent conseil donné tout bas. Plus d’une vanité est sortie insensibilisée de chez ce bienfaisant clinicien ; il a apaisé plus d’une colère et réconcilié bien des haines. Les affaires qu’on plaide procurent le profit et la renommée ; celles qu’on refuse confèrent l’autorité.

De ses hautes fréquentations intellectuelles le sage humaniste avait gardé le goût de toutes les élégances, y compris celle du désintéressement. J’ai dit qu’il croyait fermement que tout exemple se trouve aux livres des anciens. Ses prédilections de latiniste allaient jusqu’à lui faire fréquenter Quintilien et le chérir. Bossuet, pourtant, savait l’arracher au commerce de l’antiquité ; les œuvres du sublime sermonnaire voisinaient dans sa bibliothèque avec Dalloz. Avant de partir pour le Palais, une page de Bossuet lui servait de tonique. N’est-ce pas une hygiène incomparable pour s’entretenir l’intelligence en exaltation ? Toutes les préférences de Barboux étaient de cet ordre. Javoue m’expliquer moins aisément ses tendresses pour Dante. Pratiquer Dante assidûment semble difficilement compatible avec des occupations absorbantes ; lorsqu’on habite la Divine Comédie, on n’a guère le loisir de sortir pour aller ailleurs. L’admiration de Dante lui était surtout souvenir de jeunesse. La mère du jeune Henri Barboux lui fit donner, lorsqu’il eut quinze ans, des leçons d’italien. Son premier maître était un patricien de Venise, proscrit avec Daniel Manin. Un écolier généreux, qui avait vu planter un arbre de la liberté sur la promenade de Châteauroux et qui lisait Mes Prisons de Silvio Pellico, ne pouvait que devenir éperdument amoureux de cette princesse captive, l’Italie de 1849. Dante est, comme chacun sait, le précurseur par excellence du Risorgimento ; à quinze ans, le jeune Barboux, pour l’amour du vieil Alighieri, s’était fait néo-gibelin ; il lui en resta toujours quelque chose. Lorsqu’il citait la Divine Comédie à la barre, il eût cru faire injure au tribunal en traduisant la citation ; et le tribunal, par déférence pour Dante et pour lui, faisait mine de se délecter. Quand il était en voyage, il daignait quelquefois m’envoyer de ses nouvelles par cartes postales. J’en ai reçu de Pise, de Florence, de Sienne, toutes en langue italienne ; il m’en a même envoyé de Sologne, écrites dans le plus pur toscan. À Florence surtout, il se croyait chez lui. Il avait pour la démocratie florentine le faible d’un bon médecin envers une malade dont le cas est intéressant et désespéré. Le meilleur écrit de M. Barboux, celui où brille le mieux son lumineux bon sens, porte ce titre : L’impôt sur le revenu à Florence. Il n’est pas inopportun de relire ces quelques pages. Les juristes financiers de Florence partaient de ce principe, cher aux multitudes, que la richesse étant chose punissable, la loi lui doit des châtiments. Tout un système, d’une logique irréprochable, livrait les fortunes au caprice de taxateurs irresponsables et tout-puissants. Grâce au tamburo, sorte de boîte qui s’ouvrait aux dénonciations patriotiques, il était loisible aux simples citoyens de stimuler le zèle des fonctionnaires ; il y avait de ces boîtes civiques un peu partout, chez le capitaine des Huit, dans la cour du Podestà, dans les églises. Le jeu régulier de l’impôt progressif, ainsi pratiqué, ruina les citoyens riches tout d’abord et ensuite la République elle-même. Ce fut un grand sujet d’étonnement pour Cosme et pour Laurent de Médicis, lesquels, à l’exemple de tous les hommes politiques passés, présents et futurs, avaient l’âme bourrée de bonnes intentions. « C’est à peine, observait M. Barboux, si dans un État paisible, composé de citoyens aussi vertueux que Socrate, une telle législation pourrait être appliquée. » Il concluait qu’il est préférable de ne pas soumettre la conscience publique à d’aussi enivrantes tentations. L’italianisant s’affligeait à la pensée que la cité la plus sympathique de l’histoire s’était transformée en un troupeau de fraudeurs traqué par de mauvais bergers. Puis le patriote songeait à une autre démocratie aussi séduisante, aussi glorieuse qu’Athènes et Florence, et non moins prompte aux étourderies sociales. Il lui disait à l’oreille : « Prenez garde, ô ma mère, d’imiter vos arrière-cousines qui firent de l’impôt une contribution de guerre levée par une classe victorieuse sur une classe vaincue. » Est-ce à dire que Me Barboux ne voulait point de la lutte des classes ? Mon Dieu, non ! Il était homme de juste milieu ; et en cela encore Cicéron lui servait de modèle.

Est-il une destinée moins enviable que celle d’un politique modéré ? L’histoire est jolie femme : ses préférences vont aux énergies violentes, elle garde ses sourires pour les tempéraments sanguins. Cicéron, par exemple, en tant qu’homme public, excite aujourd’hui encore le dédain des extrêmes. Et pourtant, entrer dans la vie en bravant Sylla, sauver l’État d’un péril infâme, et fuir l’opprobre dans une mort stoïque, ce n’est pas si mal pour quelqu’un qui, au dire de l’éminent M. Mommsen, manquait totalement de caractère. Mais, pour son malheur, Cicéron était du centre gauche. Il fut un de ces parlementaires scrupuleux, que l’on juge faibles et indécis parce qu’ils se demandent, un peu longuement parfois, où se cache le devoir. Notre cher maître Gaston Boissier, le seul moderne qui ait connu Cicéron intimement, n’a pu lui-même s’empêcher d’écrire : « Cicéron employa tout le temps qui sépare le passage du Rubicon de la prise de Brindes à changer d’opinion tous les jours. » Nous en parlons à notre aise, nous postérité, qui savons que le pompéianisme était condamné par les dieux. Les contemporains discernent moins facilement, dans le tumulte des idées et des haines, ce qui peut-être deviendra un jour de la justice et de la vérité.

Si l’on veut honorer Me Barboux dans ses goûts les plus chers, il faut relire ce De Oratore qui fut son livre de chevet. Ce que se disent, sous les platanes, les consulaires Antoine et Crassus ressemble d’une manière inquiétante à des propos d’hier. Ces dignes Romains, sans doute membres du Conseil de l’ordre et anciens ministres, occupèrent toute la première journée de leur villégiature à s’entretenir des graves circonstances où se trouvait l’État ; ils tombèrent promptement d’accord que la République était perdue. Ayant dûment prédit la fin du monde, ils se mirent au bain ; après quoi, ils savourèrent un souper exquis. La journée du lendemain fut consacrée à l’exaltation de la profession d’orateur. N’est-ce pas là un dimanche idéal ? Sans doute ; mais ceux qui ne sont pas du centre gauche, les autres, occupent leurs loisirs moins théoriquement.

Il est fâcheux, mais point inexplicable, que M. Barboux se soit toute sa vie occupé de politique, sans que la politique ait consenti à s’occuper de lui : il répugnait aux disciplines tyranniques. Aussi la très sincère ardeur de ce bon citoyen, son zèle patriotique, sa conception si élevée du devoir, tout cela demeura inutilisé. On relégua toute cette sagesse sous les ombrages de ce Tusculum qui s’appelle l’« Union libérale ». Me Barboux dirigeait là, comment dire ? mettons un syndicat de mélancolies. D’autres syndicats furent plus redoutés. Le président de l’Union libérale, entouré d’un collège de justes, jetait un éloquent cri d’alarme toutes les fois qu’il se commettait en politique une imprudence un peu trop forte : c’est assez dire que sa mission n’avait rien d’une sinécure. Nous ne saurions trop méditer ces nobles homélies ; on y retrouve comme un écho des remontrances que la Robe adressait à l’absolutisme. Obstinément libéral et conservateur, l’héritier des vieux parlementaires prétendait mettre obstacle à la rage de détruire, et cela « à une époque où l’on démolit jusqu’aux ruines pour les réduire en poussières ». À vrai dire, il dédaignait la politique ; elle le lui a rendu. Je n’affirmerais pas qu’il n’en ait point ressenti quelque tristesse. Et pourquoi non ? Pourquoi n’aurait-il pas eu, très légitimement, l’ambition de grossir la liste de ceux qui ont passé du barreau au pouvoir ? Liste souvent glorieuse et qui s’enrichissait hier encore. Bien que démocrate, il ne voulait point, et il osait le dire, que l’ordre vint quand même d’en bas. À son tour, il pensait : « Le péril est à gauche. » Ah ! cette parole, je l’entends encore, dans la bouche de celui qui l’a méditée le premier ! Ce fut l’honneur, ce fut aussi le crime inexpiable de l’homme d’État sans peur et sans reproche, qui a été mon chef et mon bienfaiteur. On sait ce qu’il en a coûté à Jules Ferry d’opprobre et d’outrages pour avoir osé cette prophétie. Aujourd’hui on la retrouve sinon sur les lèvres de ses détracteurs, du moins au fond de leurs repentirs. Messieurs, ne plaignons point Barboux d’avoir passé à côté de la vie publique ; au moins n’a-t-il pas connu ce qu’elle réserve d’amertumes à ceux qui prétendent, devant l’idole moderne, garder l’esprit libre et la tête haute.

Quels que soient les démentis que les événements infligent aux principes, sa confiance demeurait inébranlable dans la vertu de la liberté. Il respectait l’État, en se méfiant de lui, ou plutôt des choses innombrables qu’on lui impute ou qu’on lui fait dire. Cet homme de loi craignait les légistes. Lorsqu’on lui demanda, au sujet du droit d’association, une consultation, qui reste un modèle, il opposa finement l’opinion d’un ancien commissaire du gouvernement, Gosse, à la pure théorie jacobine de Merlin : « Merlin, disait-il, était un très grand jurisconsulte, M. Gosse n’était qu’un homme juste. » Nous nous expliquons facilement qu’avec ces idées et ce tempérament MBarboux n’ait point pratiqué la politique ; il ne pouvait que la rêver. Dans le secret de ses ambitions, il songeait à une Salente démocratique où il aurait été un homme d’avant-garde, presque un esprit aventureux. N’était-ce pas là le rêve d’un rêve ?

Si M. Barboux éprouva quelque déception d’avoir été réduit à n’exercer dans les affaires publiques que le pouvoir il cacha ce regret au fond du cœur. Aussi bien nétait-il point embarrassé d’occuper joliment les rares loisirs que lui laissait le barreau. Le plaideur qui attendait, fort longuement parfois, le moment d’être reçu par M. le bâtonnier pouvait prendre dans son salon une délicate leçon d’éclectisme. Je ne parle pas de ces bronzes industriels, uniformément patinés, dont les clientèles reconnaissantes accablent les médecins célèbres et les grands avocats ; Me Barboux dut subir, comme les autres, ces touchantes manifestations de la gratitude. Il leur préférait toutefois quelques toiles de maîtres bien choisies. Il parlait d’art avec une ardeur méritoire. Peut-être, en ces subtiles questions d’esthétique, parmi ces impondérables dont se compose le mystère du goût, lui aurait-on souhaité plus de doute. Au Palais, il faut se décider très vite ; dans les musées il est préférable de faire précéder ses jugements d’un peu d’extase. J’imagine qu’au cours du voyage de Hollande M. Barboux a regardé hâtivement la Ronde de Nuit ; il y a assurément quelque courage à se brouiller avec Rembrandt, mais, cette fois, l’esprit critique l’a entraîné au delà de ses intentions. D’ailleurs les artistes en diraient bien d’autres s’ils parlaient de jurisprudence.

Si ouvert qu’ait été son esprit, M. Barboux n’a eu de profonde passion intellectuelle que pour le barreau. Il n’avoua aucune ambition extérieure au Palais de Justice, sinon, Messieurs, celle qui fait regarder de votre côté. En souhaitant d’être des vôtres, il entendait encore obéir à une tradition de son Ordre. Au XIXe siècle, vous avez reçu du Palais Berryer, Dufaure, Jules Favre, Dupin aîné, Edmond Rousse. Vous avez pu conserver longtemps M. Rousse, l’homme le mieux fait pour représenter parmi vous les élégances et les vertus de sa profession. Tant qu’y fut des vôtres, il vous plaisait de ne point lui donner de coadjuteur. Il se montrait pourtant impatient d’avoir un rival : il va sans dire qu’il avait son candidat. Cette cause de M. Barboux, M. Rousse l’a plaidée, comme il savait plaider, avec cette ferveur dont le souvenir vous charme encore ; Me Barboux, qui s’y connaissait, avait bien choisi son avocat. Le jour où la cause fut gagnée, le dévoué défenseur n’était plus là pour jouir de son succès. Mais le prétoire tout entier exerçait sur votre vote une pression, habilement respectueuse. En donnant comme successeur à Ferdinand Brunetière un orateur du barreau, il vous plaisait d’oublier un des préjugés du célèbre critique. N’est-ce pas d’ailleurs Brunetière qui disait : « Il nous faut en tous genres des hommes qui ne mettent rien au-dessus de la gloire de leur profession » ? Vous admettiez que votre nouvel élu eût été en quelque sorte plébiscité par ses pairs. Bien que l’Académie ne craigne rien ni personne. Il lui aurait été douloureux de se brouiller avec le barreau : l’Ordre des avocats et votre Compagnie ont entre eux cette parenté de rester, en pleine vie moderne, pareils à ce que les a faits la France d’autrefois. D’ailleurs, ce n’était pas seulement l’ordre des avocats, mais tout le Palais qui intercédait en faveur de Me Barboux. Il y parut, au banquet solennel qui, le 26 juin 1907, fut offert à votre élu. Les chefs de la magistrature, ceux des grandes compagnies judiciaires, trois cent cinquante avocats, acclamèrent le Bâtonnier Académicien. Ce fut un beau jour de récompense pour le travailleur irréprochable en qui cette foule qui était une élite, saluait plus d’un demi-siècle de talent et de probité. Et lorsqu’il vint prendre séance sous cette coupole, avec quelle sincérité souriante l’excellent homme avouait son orgueil et vous promettait son zèle ! Peut-être sentait-il que les heures lui étaient comptées ; il voulait jouir pleinement de l’honneur dont vous aviez couronné sa vieillesse.

Il mourut trop tôt. Le sort, qui semblait l’avoir tant favorisé, avait eu pour lui les duretés qu’il n’épargne à personne : des deuils cruels avaient dévasté son foyer. Et puis il avait usé du travail comme d’une débauche. Ces grands laborieux succombent tout d’un coup sous le poids de leur vie. N’ayant jamais chargé sa conscience, Me Barboux se sentait léger et prêt à partir. Il reçut l’inévitable visiteuse comme quelqu’un qui n’a pas peur d’elle, avec sa fine politesse d’autrefois. Sa dernière pensée mondaine fut pour le Palais : il manda à son chevet le Bâtonnier afin de prendre congé de son Ordre en toute correction. Lorsqu’il sentit que toutes ses démarches profanes avaient été accomplies selon les règles, le chrétien ne songea plus qu’à son salut ; à travers tous les orages de la pensée moderne, il avait conservé intacte la foi apprise aux genoux de sa mère. Cette suprême sérénité, l’euthanasie de la sagesse antique, c’est, pour le croyant ou le philosophe, pour l’homme de bien, quelle que soit sa doctrine, la récompense méritée. M. Barboux devait finir ainsi.

 

Messieurs, on accuse volontiers les mœurs d’aujourd’hui de traiter la mort elle-même avec trop de familiarité. Sans doute nos rites funéraires s’accomplissent dans l’indifférence et parmi tous les bruits de la rue. Toutefois, devant certains départs, il se fait on ne sait quel silence d’une éloquence infinie. Tandis que vous conduisiez Henri Barboux au lieu du repos, ce muet hommage vous accompagnait. C’est l’adieu de la foule à ceux dont, le plus souvent, elle ignore les œuvres mais de qui elle a entendu dire qu’ils avaient purement et hautement vécu.