Réponse au discours de réception de Jules Cambon

Le 20 novembre 1919

Alexandre RIBOT

Réception de Jules Cambon

 

Monsieur,

Votre discours est rempli de vues élevées, de sentiments délicats, tel qu’on devait l’attendre de vous. L’Académie savait ce qu’elle faisait en vous appelant à succéder à M. Francis Charmes. Qui aurait pu, à votre place, tracer de notre regretté confrère un portrait d’une si parfaite ressemblance ? Vous avez eu tous deux les mêmes origines et, appartenant à la même génération, vous vous êtes liés de bonne heure d’une étroite amitié. Vous avez suivi sinon les mêmes routes dans la vie, du moins les mêmes directions. Vous avez observé d’un même œil les évolutions de notre temps. Vous vous êtes accordés presque toujours dans vos jugements sur les hommes et sur les événements. Si M. Francis Charmes avait eu à choisir son successeur parmi nous, c’est à vous sans doute qu’il eût tout de suite songé.

 

J’ai moi-même, vous le savez, connu dans l’intimité notre confrère. J’ai gardé de lui un souvenir très cher, comme de l’homme le plus fidèle à ses amis, du jugement le plus sûr, de l’esprit le plus fin et de la modestie la plus rare chez un écrivain. S’il y avait, ainsi que vous l’assurez, un reste de jansénisme dans ses traditions de famille, il n’avait rien de l’intransigeance d’un Saint-Cyran, ni de la raideur des doctrinaires. Son abord était plein de bonne grâce et de simplicité toujours avenante. Il s’échauffait rarement dans la discussion ; il parlait d’un ton calme où on sentait une grande maîtrise de lui-même, un équilibre bien établi de sa pensée, une absence presque complète de préoccupations personnelles et, en même temps, une sincérité, une force de conviction et une passion contenue qui inspiraient le respect autant que la sympathie. Dans le monde où il aimait à fréquenter il était un causeur agréable parce qu’il savait écouter, et qu’ayant beaucoup vu il avait beaucoup retenu. Personne ne connaissait mieux que lui l’Europe et rien de ce qui se passait en France ne lui était étranger. Aussi sa conversation était-elle abondante en aperçus rapides et souvent originaux, en anecdotes amusantes et instructives. Ses opinions, bien assises, avaient quelque chose de la solidité de son pays natal. Le fond de ses idées était celui d’un Français de vieille souche en qui se retrouvent tous les instincts, tous les sentiments que des siècles de vie nationale ont développés et fondus ensemble. Il était conservateur, si l’on entend par là qu’il aimait l’ancienne France, qu’il ne voulait pas qu’on en altérât les traits essentiels, qu’on la défigurât. Mais il avait trop étudié l’histoire pour ne pas comprendre que les sociétés humaines obéissent à certaines lois d’évolution. Dans le camp des conservateurs, il y a toujours eu place pour des amis sincères du progrès. M. Francis Charmes était de ces conservateurs qui ne s’attardent pas dans leurs préjugés ni dans les regrets du passé. Il ne se serait jamais obstiné contre la volonté du pays. S’il eût vécu en Angleterre, il eût été, au siècle précédent, un libéral de l’ancienne école, c’est-à-dire un conservateur décidé à marcher avec son temps et à se prêter aux changements nécessaires.

Ce tour d’esprit, ce goût des réalités, cette absence de tout dogmatisme étroit ne devaient pas déplaire à M. Thiers. C’est après sa retraite du Pouvoir qu’il avait fait la connaissance de M. Francis Charmes et de son frère Gabriel. Il se prit vite d’amitié pour eux. Vous nous avez rappelé, après notre confrère lui-même, ces visites du matin à l’Hôtel de la place Saint-Georges, ces longs entretiens où M. Thiers se mettait en frais pour raconter sa propre histoire en même temps que celle du pays et où il mêlait aux vues les plus hautes sur le passé et sur l’avenir les propos les plus piquants sur le présent. S’il ne ménageait pas ses adversaires il n’épargnait pas toujours à ses amis d’assez dures vérités. Sa conversation était si vivante, on y découvrait un sens élevé des grands intérêts du pays qu’on ne se lassait pas de l’écouter. M. Francis Charmes ne jouait pas seulement le rôle d’auditeur. M. Thiers l’interrogeait, l’invitait à donner son avis, le consultait sur ses projets de manifestes à l’adresse du pays. Notre confrère avait gardé des notes de quelques-uns de ces familiers. Ce serait dommage qu’elles fussent détruites ; elles seront un régal pour ceux qui les liront, après qu’auront disparu tous les acteurs de cette histoire déjà si lointaine.

M. Francis Charmes est entré au Journal des Débats à l’heure où ce journal dessinait son évolution vers la République. Il devait y passer presque toute sa vie et y revenir avec bonheur après son séjour au Ministère des Affaires étrangères. Comme l’a dit M. Émile Faguet, un de ses condisciples au lycée de Poitiers, dans l’article qu’il a écrit après la mort de notre confrère : « Il était si bien dans le cadre grave et de bon goût du Journal des Débats qu’il semblait qu’il était né pour ce journal ou plutôt que ce journal était né pour lui. » Vous avez parlé, comme il convient, Monsieur, de cette vieille maison où se conservent quelques-unes des meilleures qualités de l’esprit français, la mesure, la politesse, l’ironie légère, où l’amour de l’ordre se confond avec l’amour du progrès et où la bourgeoisie française n’a cessé de trouver de sages directions. Le Journal des Débats peut revendiquer l’honneur d’avoir été au premier rang des journaux qui ont le plus contribué à la fondation de la République. C’était, a dit M. Francis Charmes, l’âge héroïque du centre gauche. Il n’y eut jamais dans notre pays de luttes plus ardentes. Mais comme nous oublions vite ce qui a passionné nos devanciers ! Qui se souvient aujourd’hui de la Commission des Trente et de ses chinoiseries » ? Qui songe encore à cette fameuse conjonction des centres presque aussi difficile à réaliser que la quadrature du cercle ? Quelle leçon de modestie peuvent en tirer ceux qui ont été mêlés à toute cette histoire ! Lorsque survint le 16 mai, M. Francis Charmes et son frère Gabriel menèrent une campagne des plus vives contre le gouvernement. Ah ! les beaux coups de plume et quel entrain, quelle verve endiablée ! Quand les modérés se donnent carrière, rien ne peut les arrêter. Notre confrère n’avait qu’un désir, c’était — lui-même l’a écrit — qu’on poursuivît le Journal des Débats. Quel éclat eût fait un tel procès ! On ne lui donna pas cette joie. Après que le feu de la bataille eut commencé de s’éteindre, un esprit pondéré comme celui de M. Francis Charmes ne pouvait pas ne pas se demander si ces luttes ne laisseraient pas des traces qu’il serait difficile d’effacer. La France n’aurait-elle pas besoin de rassembler un jour toutes ses forces contre l’ennemi qui l’avait vaincue ? L’union n’était-elle pas le grand devoir de tous les Français ? Il put constater avec joie, avant de mourir, que ces anciennes querelles, si violentes qu’elles aient été, n’ont pas empêché qu’en présence de l’invasion la France n’ait eu qu’une seule âme, qu’une seule volonté, celle de refaire l’unité morale du pays pour refaire l’intégrité de la patrie.

S’il a été, quand il le fallait, un homme de parti, M. Francis Charmes n’a pas cessé, durant toute sa vie, d’être un des fidèles représentants de l’esprit libéral. À travers toutes nos révolutions et tous les changements qu’elles ont amenés, il y a toujours eu dans notre pays des hommes d’origines, de croyances, de conditions diverses, fortement attachés à la liberté, décidés à la réclamer pour eux-mêmes et résolus à ne pas la refuser à leurs adversaires. Ce n’est pas seulement chez eux affaire de tempérament ou d’éducation ; c’est aussi la conviction réfléchie que la liberté accordée à toutes les opinions, à tous les intérêts est une des meilleures garanties d’ordre et de paix au sein de la nation. Un gouvernement ne perd rien de sa vigueur à respecter chez ceux qui le combattent le droit de propager leurs doctrines. Il n’en est que plus fort pour réprimer toute atteinte aux lois, tout appel à la violence. L’unité de la nation ne se maintient que par le consentement de tous à faire, s’il le faut, à la patrie le sacrifice de leurs biens et de leur vie et ce consentement s’obtient d’autant plus facilement que les citoyens ont le sentiment qu’ils ne sont pas opprimés ni gênés dans la manifestation de leurs préférences. Liberté de la presse, liberté d’association, liberté des cultes et de l’enseignement, voilà le trépied sur lequel repose de nos jours la liberté générale. Notre pays a vu des combats ardents et opiniâtres se livrer autour de ces libertés. Des défaites partielles, des reculs momentanés n’ont fait que retarder leur victoire sur les anciennes défiances et les timidités des Pouvoirs publics. Si le parti libéral est moins un parti organisé, ayant ses cadres et ses traditions qu’un groupement qui se forme en quelque sorte d’instinct à certains moments entre des hommes divisés en beaucoup de points, ce parti ne laisse pas d’avoir dans l’histoire de notre pays des pages assez glorieuses. Il compte de grands orateurs, des écrivains illustres et aussi quelques hommes d’action et de gouvernement. M. Francis Charmes a mérité par toute sa vie publique d’y tenir une place des plus distinguées.

Notre confrère n’a pas écrit seulement dans le Journal des Débats. Ce n’est pas trahir son secret que de dire qu’il a, ainsi que son frère Gabriel, prêté sa plume au journal le Parlement où M. Paul Bourget se souvient d’avoir publié, avec quel éclat ! ses premiers articles de critique littéraire et d’où sont sortis des écrivains de grand talent. À la Revue des Deux Mondes, M. Francis Charmes a fourni pendant plus de vingt ans des chroniques politiques dans un style d’une clarté, d’une transparence sans égales. On peut dire de ces chroniques ce que M. Francis Charmes a lui-même écrit à propos de la correspondance diplomatique de M. de Talleyrand : « La parfaite simplicité mise au service des grandes choses devient la distinction suprême. » Les chroniques de notre confrère ont été un véritable enseignement pour tous ceux qui s’intéressent en France aux affaires publiques. Au dehors, elles ont été encore plus appréciées que chez nous. M. Francis Charmes à été une sorte d’ambassadeur de l’esprit français auprès de l’opinion publique à l’étranger. Bien qu’il ne se fît pas d’illusions sur la destinée de ces feuilles écrites au jour le jour, il avait consenti à réunir ses chroniques du temps de la guerre, ainsi qu’un article sur le livre de M. de Bulow. On y trouve à chaque page les témoignages de sa clairvoyance, de sa fermeté d’âme, de l’ardente conviction qu’il avait de notre victoire.

Les idées de notre confrère sur la politique extérieure s’étaient fixées de bonne heure. Il a toujours soutenu, avec son frère Gabriel, que la France manquerait d’un point d’appui solide si elle ne s’efforçait pas de marcher d’accord avec l’Angleterre. En 1871, nos voisins avaient laissé M. de Bismarck établir sur l’Allemagne l’hégémonie de la Prusse, sans apercevoir que l’Allemagne façonnée par le militarisme prussien voudrait un jour étendre sa domination sur le monde. L’Angleterre ne tarderait pas à sentir la menace contre elle-même. En attendant, il fallait ne pas aigrir les difficultés que nous avions avec elle, les liquider peu à peu, maintenir fortement notre accord en Égypte, nous efforcer d’associer partout aux traditions libérales de l’Angleterre les idées de progrès que la France s’est toujours fait honneur de propager. C’était la politique de Gambetta. M. Francis Charmes et son frère l’ont défendue avec une véritable passion aux heures où elle a semblé perdre chez nous du terrain et faire place à une autre politique qui s’inspirait un peu trop étroitement des intérêts et des nécessités de notre expansion coloniale.

Vous avez, Monsieur, tracé dans un raccourci plein de vigueur, l’histoire de notre diplomatie depuis l’établissement définitif de la République. Vous nous avez montré la France tout occupée, après avoir pansé ses blessures, à cultiver son jardin, c’est-à-dire à étendre son domaine colonial. Vous avez justement fait honneur de cette politique à Jules Ferry, superbe d’énergie et de ténacité dans son rôle de pionnier de la grandeur française. Vous avez fortement marqué le contraste entre cette première période et celles qui l’ont suivie, où s’est développée la politique des alliances. Vous n’avez pas voulu dire que la politique coloniale n’avait pas survécu à la retraite de Jules Ferry. Après Tunis et le Tonkin, notre effort est loin d’être épuisé. Il se continuera, sous les successeurs de Jules Ferry, par notre établissement définitif à Madagascar, par l’extension de nos possessions au Congo, au Dahomey, dans le bassin du Niger, aux rives du lac Tchad, par notre emprise sur le Maroc qui va devenir le pendant de la Tunisie. Jamais l’audace de nos explorateurs, de Brazza à Marchand, n’a été plus grande et jamais notre armée coloniale n’a eu des chefs plus dignes d’elle depuis Joffre et Galliéni, jusqu’à Gouraud et Mangin que nous verrons bientôt au premier rang des héros de la grande guerre. Le contraste est peut-être moins accentué qu’il ne semble tout d’abord entre les différentes époques de notre histoire diplomatique. Il y a eu, certes, des nuances dans la politique française, tantôt plus de vigueur et de hâte à forcer le succès à doubler les étapes, tantôt plus de souci de ménager les intérêts des alliances du lendemain, de résoudre les difficultés d’une main légère, de mettre à leur rang toutes les questions. Mais il existe malgré tout, dans la politique française, un fond d’unité qu’on ne saurait méconnaître.

L’heure n’était pas venue, dans les années qui ont suivi notre défaite, de sortir de notre isolement. L’Allemagne n’avait pas encore fait sentir à l’Europe le besoin de rétablir un certain équilibre des forces pour assurer le maintien de la paix. Un moment arrivera, en quelque sorte de lui-même où, suivant le mot de M. de Freycinet, nous nous trouverons en présence d’une situation nouvelle sans avoir été conduits à faire une politique nouvelle. Nous n’avons pas cherché des alliances pour les tourner en une menace contre l’Allemagne. Nous n’avons fait que recueillir les fruits de notre sagesse et de la confiance que nous avons inspirée au monde. M. Francis Charmes a pu voir l’achèvement de la politique qu’il n’avait cessé de conseiller. L’alliance avec la Russie, puis notre entente avec l’Angleterre, bientôt suivie du rapprochement de l’Angleterre et de la Russie, la fin de nos malentendus avec l’Italie, l’engagement pris et loyalement tenu par elle de ne se prêter à aucune agression contre nous, voilà quels ont été en quelques années les résultats de cette politique. Il n’en faut pas faire honneur seulement aux hommes qui l’ont inspirée ou dirigée, mais aussi aux diplomates qui, comme vous, Monsieur, ont travaillé à en assurer le succès, à force de patience et d’habileté.

Ce qui rendait M. Francis Charmes merveilleusement apte, comme vous l’êtes vous-même, à traiter ces questions de politique extérieure, c’est qu’il voyait les choses telles qu’elles sont, sans les dénaturer au gré de ses désirs. C’est une qualité aussi rare que le bon sens dont a parlé Descartes. Combien n’y a-t-il pas d’hommes d’esprit qui se croient nés pour être diplomates et à qui il ne manque que de savoir prendre l’exacte mesure des événements et des forces qui les produisent ! M. Francis Charmes, tout en ayant des vues d’ensemble bien arrêtées et si éloigné qu’il fût de toute sorte d’indifférence ou de scepticisme, était assez maître de lui pour tout observer avec calme et avec sang-froid. Il ne se laissait ni emporter ni troubler par la passion. Aussi quel conseiller admirable était-il dans les affaires difficiles, dans les moments où un ministre appelé à prendre des décisions graves éprouve le besoin d’avoir auprès de lui un témoin à qui il puisse confier ses embarras, qu’il puisse interroger sans crainte et écouter avec la certitude de n’en recevoir que des avis salutaires ! Quel repos d’esprit de sentir qu’on est d’accord avec un tel conseiller ! S’il nous fallait ici le témoignage d’un illustre vétéran de la politique, je suis sûr qu’il ne nous ferait pas défaut.

Comment, en nous retraçant la vie de M. Francis Charmes, n’auriez-vous pas, Monsieur, évoqué l’intimité si touchante qui a existé entre lui et ses deux frères, Xavier qui vient d’être enlevé à l’Académie des Sciences morales et politiques, d’une volonté si ferme, plus administrateur et moins versé que ses frères dans l’art d’écrire, mais élevé dans les mêmes disciplines et Gabriel, écrivain d’un rare talent, polémiste redoutable, si séduisant et si passionné en qui une mort prématurée a ravi tant d’espérances et de promesses de gloire ? En vous écoutant, nous pensions à ce bel exemple d’amitié fraternelle que vous avez donné vous-même avec votre aîné. Il est rare que deux frères aient pu suivre dans la vie les mêmes sentiers sans se gêner mutuellement, en se soutenant, au contraire, en s’aidant de toutes façons. Quelle similitude de vos deux carrières ! Il semble que l’une soit le pendant symétrique de l’autre. Vous avez eu tous deux les mêmes débuts. Vous avez été les administrateurs du même département. Vous avez poursuivi votre œuvre, l’un en Tunisie, l’autre en Algérie, dans cette Afrique du Nord, véritable joyau de la France. Vous avez occupé tous deux des ambassades et vous vous êtes succédé dans le même poste avec un égal bonheur. Votre intimité est telle que vous ne faites rien sans vous écrire. Cette correspondance, si elle est un jour publiée, nous mettra au courant de bien des secrets. Elle éclairera des points obscurs de notre histoire diplomatique. Quelle force et aussi quelle douceur dans cette amitié ! Vous m’en voudriez si, en ce jour où vos mérites apparaissent en pleine lumière, je ne rendais pas hommage à ce frère aîné que l’Institut compte depuis longtemps parmi ses membres. Il fallait, Monsieur, que vous fussiez des nôtres pour que ce dernier trait de ressemblance avec votre frère vint achever le parallèle.

Vous êtes sorti, comme M. Francis Charmes, d’une de ces familles de bourgeoisie de l’ancienne France où les vertus domestiques étaient en honneur, où s’accumulaient tant de réserves de savoir, d’intégrité, d’amour de notre pays et où se préparaient de bons serviteurs de la patrie française. De même que M. Francis Charmes, vous avez perdu votre père de bonne heure et vous avez été élevé par une mère admirable qui s’est consacrée tout entière à vous et à votre frère. Vous avez quelques liens de parenté éloignée avec le célèbre conventionnel qui a créé le Grand Livre de la Dette publique et laissé un renom de sévère probité. C’est presque la seule ressemblance qu’il y ait entre lui et la branche d’où vous êtes issu. Votre mère était de la Bourgogne et c’est de là que vous êtes venu à Paris tout enfant, après la mort de votre père, ainsi que votre frère aîné. Je n’ai pas connu le foyer modeste où vous avez été élevé, mais des témoins de votre enfance m’ont parlé de cette maison de la rue de Fleurus qui avait des airs de province, avec son petit jardin, dans ce quartier alors si tranquille et de mœurs plus ecclésiastiques que mondaines. Votre oncle, vicaire à Saint-Sulpice et qui devait être plus tard évêque de Langres, habitait avec votre mère. La paisible demeure s’ouvrait discrètement à des amis dont vous écoutiez avidement les conversations. Le ton de la maison n’était pas celui d’une grande indulgence pour le régime impérial. On était de l’opposition libérale ; on ne pardonnait pas à l’Empire d’avoir sacrifié les droits du Saint-Siège à l’unité italienne et on applaudissait aux discours de M. Thiers. L’oracle était le Journal des Débats et aussi le Correspondant. Votre mère était une bonne catholique, mais de ce catholicisme ouvert, pas du tout étroit, qui ne l’empêchait pas d’aimer l’Université. Vous fîtes vos études, ainsi que votre frère, au lycée Louis le Grand et n’étant pas trop pressé de choisir une carrière, vous entrâtes à l’École de droit d’où l’on sort tout qualifié pour être avocat ou notaire ou pour faire partie d’un des états-majors de l’armée immense des fonctionnaires publics.

Vos études de droit achevées, vous vous faites inscrire au barreau et vous conquérez de haute lutte le titre envié de secrétaire de la conférence des avocats. Vous fréquentez la salle des Pas-Perdus du Palais de Justice où se pressent, à côté des maîtres du barreau, la plupart exilés de la politique, tant de talents impatients de prendre leur essor. Qui n’a pas connu le Palais dans ces dernières années de l’Empire n’a pas l’idée de ce qui se dépensait d’esprit dans ces conversations où des hommes, venus de tous les anciens partis, confondaient fraternellement leurs regrets du passé et leurs rêves d’ambition pour l’avenir. L’opposition libérale était le rendez-vous de toutes les espérances. Il y avait dans l’air qu’on respirait le pressentiment de changements prochains ; mais personne ne se doutait que nous fussions si près d’une catastrophe, le veux dire d’une guerre avec l’Allemagne. Vous étiez assidu non seulement au Palais, mais aussi aux réunions de la conférence Molé où Gambetta nous apportait les impressions toutes chaudes des séances du Corps législatif et en des causeries familières, qui se prolongeaient fort avant dans la nuit, exerçait sur nous sa puissance de séduction presque aussi grande que son éloquence. Vous m’avez rappelé — car je l’avais oublié — que vous fûtes chargé en 1869 de faire un rapport sur la séparation de l’Église et de l’État. Vous demandiez l’abrogation du Concordat ; mais je dois reconnaître que vous vouliez substituer à la législation du Consulat des dispositions à la fois prudentes et libérales pour permettre à toutes les confessions religieuses de vivre avec un statut régulier. M. Renan, à qui vous aviez envoyé votre rapport, vous fit l’honneur un peu inattendu d’en parler dans le Journal des Débats.

Pendant la guerre de 1870, de même que M. Francis Charmes, vous avez rempli votre devoir à la tête d’une compagnie de mobiles qui se distingua dans plusieurs combats autour de Paris. La guerre finie, M. Jules Simon vous accueillit dans son cabinet au ministère de l’Instruction publique et vous fit entrer comme auditeur à la Commission provisoire qui remplaçait le Conseil d’État, Vous êtes resté un des collaborateurs de M. Jules Simon presque jusqu’à la chute de M. Thiers. Votre santé était alors délicate ; on vous conseilla de faire un séjour dans le midi de la France, puis en Algérie. Le général Chanzy, dont le nom mérite d’être associé à ceux des vainqueurs de 1918 pour la belle résistance qu’il opposa à l’invasion en 1870, était gouverneur de notre grande colonie. Il vous reçut avec bienveillance ; vous sûtes vite gagner sa confiance, si bien qu’il vous chargea d’exposer ses idées à la petite commission qu’avait constituée M. Dufaure pour étudier les problèmes algériens. Je vous vois encore dans ce rôle où vous commenciez votre apprentissage de futur gouverneur des enveloppé tout déjà général. Vous étiez déloppé de sortilèges de cet admirable pays, de cette nouvelle France qui doit nous consoler de la perte du Canada et de la Louisiane. Quand nous regardons ce magnifique Empire, aujourd’hui heureusement flanqué de la Tunisie où votre frère a fait une œuvre si française et du Maroc où notre confrère le général Lyautey mérite tant de reconnaissance par ses talents d’homme de guerre associés à de rares qualités de politique et d’administrateur, nous sentons nos cœurs battre d’une légitime fierté et s’ouvrir à toutes les espérances. Nous n’avons pas seulement développé les richesses du sol conquis par nos armes. Nous avons voulu aussi gagner le cœur des indigènes en les traitant avec bienveillance, en les associant de plus en plus à l’administration des intérêts communs. L’élan avec lequel ils ont répondu à nos appels pendant la guerre et mêlé leur sang à celui de nos fils montre que cette œuvre de rapprochement est déjà presque réalisée.

Mais pour y réussir, il a fallu lutter contre la tendance fâcheuse qui nous poussait en quelque sorte d’instinct à soumettre aux mêmes règles le gouvernement de la vieille France et celui de la jeune colonie. N’a-t-on pas eu un jour l’idée de rattacher l’Algérie à chacun de nos ministères, comme si les provinces algériennes étaient de simples départements français ? C’était le triomphe de la fausse symétrie et aussi de la routine administrative. Que devenait l’autorité du gouverneur général ? Il userait son énergie à vaincre les résistances des bureaux, habitués à ramener toutes les affaires au même niveau, incapables de comprendre qu’un pays si différent du nôtre, ne peut être administré de loin suivant les règles que nous appliquons, avec un succès d’ailleurs médiocre, à nos propres affaires.

Vous n’êtes arrivé. Monsieur, au gouvernement de l’Algérie qu’après avoir été préfet de Constantine, secrétaire général de la Préfecture de police, préfet du Nord, où vous avez laissé après votre frère de si bons souvenirs et enfin préfet à Lyon où vous avez achevé de vous préparer à la diplomatie par votre constante préoccupation de concilier entre eux vos administrés, au lieu d’entretenir leurs divisions. Votre œuvre en Algérie a été toute de fermeté pour réclamer des Pouvoirs publics l’indépendance nécessaire du gouvernement général et toute de bienveillance à l’égard des indigènes. Votre nom figure avec honneur sur la liste des gouverneurs qui ont bien mérité de l’Algérie.

C’est seulement après avoir fait ce long apprentissage que vous entrez en 1897 dans la diplomatie. Vous êtes envoyé à Washington où la légation française a été récemment élevée au rang d’ambassade. On s’est aperçu un peu tard que ce peuple de cent millions d’âmes, lié à la France depuis plus d’un siècle par une sympathie que les années n’ont fait qu’accroître et qui est devenue une part de ses traditions nationales, de son tempérament, de sa sensibilité, allait prendre de jour en jour une plus grande place dans les affaires du monde. Il reste attaché à la fameuse doctrine de Monroe ; mais si cette barrière continue de défendre les États-Unis contre toute immixtion de l’Europe dans les affaires américaines, elle s’abaisse d’elle-même pour permettre aux États-Unis de prendre part aux réunions où se débattent des intérêts européens élargis aux proportions d’intérêts du monde entier. On ne prévoyait pas encore que la guerre déchaînée par l’Allemagne amènerait à un jour prochain les États-Unis sur les champs de bataille de France et d’Italie et qu’au Président de la grande République américaine appartiendrait l’honneur de tracer les conditions d’une paix fondée sur la justice et de dessiner les premières lignes de la future Société des Nations. Ce grand événement dont on ne peut encore mesurer toute l’importance est un des faits les plus considérables de l’histoire. Mais quand vous arrivâtes à Washington, les États-Unis étaient presque à la veille de s’engager dans la guerre avec l’Espagne au sujet de l’indépendance de Cuba et c’était une première manifestation de ce rôle agrandi qu’ils allaient revendiquer dans la conduite des affaires du monde. Vous avez été choisi par l’Espagne comme plénipotentiaire pour signer les préliminaires de paix et les États-Unis n’en ont pris aucun ombrage. Vous avez laissé, en quittant ce pays, des regrets et des sympathies qui ne sont pas effacés. Vous vous êtes appliqué, pendant votre mission, à faire mieux connaître la France aux États-Unis. Vous avez inauguré ces voyages à travers le continent américain si heureusement continués par votre successeur. Si j’en avais le loisir, je parlerais de vos conférences qui ont été publiées en anglais et aussi de cet essai de critique littéraire où, à propos du chef-d’œuvre de notre confrère, M. Pierre Loti « Pêcheur d’Islande » vous expliquez pourquoi le sentiment de la nature a pris plus de place dans notre littérature au XVIIIe siècle avec Rousseau et au XIXe avec Chateaubriand qu’au siècle de Louis XIV. Je ne doute pas que vos lecteurs des États-Unis n’aient goûté cette étude écrite d’une plume élégante, même s’ils n’en ont pas saisi toutes les finesses.

De Washington vous allez à Madrid où vous retrouvez les souvenirs de votre frère. Nos relations avec l’Espagne, avant l’arrangement pour le Maroc, étaient souvent délicates malgré les sympathies qui survivent entre les deux pays à tous les différends. L’Allemagne s’employait, parfois avec succès, à exciter les inquiétudes de l’Espagne, à la mettre en défiance contre nos ambitions. Tout cela nous obligeait à beaucoup de prudence, à d’infinis ménagements et personne ne pouvait pratiquer cette politique avec plus de souplesse, de bonne grâce et de succès que vous n’avez fait pendant votre ambassade.

Mais voici, Monsieur, que vous êtes nommé ambassadeur à Berlin, sans l’avoir désiré. Nous sommes en 1907, presque au lendemain de la visite de Guillaume II à Tanger, de ce coup de théâtre que le chancelier M. de Bulow se vante de lui avoir conseillé, après avoir reconnu devant le Reichstag que nos accords de 1904 avec l’Angleterre au sujet du Maroc ne portaient pas atteinte aux droits de l’Empire. La Conférence d’Algésiras n’avait pas été un succès pour la diplomatie allemande. La France en était sortie à son honneur et y avait eu, en même temps que le concours empressé de l’Angleterre, l’appui discret des États-Unis et à certains jours l’approbation sympathique de l’Italie. Nous ne cherchions pas à abuser de notre avantage. Vous aviez reçu les instructions les plus conciliantes. On attendait beaucoup de votre habileté pour détendre les relations des deux pays, tout en restant fidèle aux grandes directions de la politique française qui ne permettaient pas de lier partie avec l’Allemagne tant que l’iniquité du traité de Francfort n’aurait pas été réparée. L’heure était critique pour l’Allemagne. Se rendrait-elle compte qu’il y avait quelque chose de changé dans notre situation vis-à-vis d’elle, dans la distribution des forces en Europe, dans l’état des esprits chez nous et dans le monde entier ?

L’Allemagne n’a pas senti le danger qui la menaçait. Ce danger ne venait pas du dehors ; il était dans l’infatuation qui avait succédé à la politique dure, impitoyable, sans générosité, mais supérieurement intelligente de M. de Bismarck. Avec quelle satisfaction sans mélange nous pouvons relire aujourd’hui les belles pages de M. Francis Charmes sur le livre de M. de Bulow ! De quels traits notre confrère a marqué cette politique qui visant à l’hégémonie et pratiquant l’égoïsme le plus étroit devait aboutir à la guerre générale ! L’erreur de l’Allemagne a été de se figurer qu’on n’oserait jamais lui résister. Quels aveux a relevés notre confrère de la part de l’ancien chancelier ! « Pour nos intérêts, comme pour notre dignité et notre honneur, écrivait en 1914 M. de Bulow, il nous fallait tâcher de conquérir à notre politique dans le monde l’indépendance que nous avions assurée à notre politique en Europe. L’accomplissement de ce devoir national pouvait être rendu plus difficile par la résistance éventuelle de l’Angleterre ; mais aucune résistance au monde ne pouvait nous en dispenser. » On comptait que l’Angleterre, tout absorbée dans ses luttes intérieures au sujet de la réforme fiscale et de l’Irlande, n’entrerait pas dans une guerre continentale où la France et l’Allemagne seraient engagées. On se croyait tout permis depuis que l’Autriche-Hongrie avait décrété, au mépris du traité de Berlin, l’annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine, sans que ni la Russie ni l’Angleterre fissent entendre de protestations. Pourquoi l’Allemagne ne s’en est-elle pas tenue à ce succès qui flattait son orgueil ? Pourquoi a-t-elle encouragé l’Autriche à jouer ce coup de partie qui devait amener fatalement la guerre, s’il y avait encore une Europe, si le sentiment du droit n’était pas mort dans toutes les consciences ? Pourquoi, jusqu’à la dernière minute, a-t-elle manœuvré pour faire avorter toutes les tentatives de conciliation ? La main de l’Empereur n’a-t-elle pas tremblé avant de signer l’ordre qui enverra à la mort des millions d’hommes ? Mais non, on est si sûr de la victoire qu’on compte sur elle pour tout absoudre. L’État-major allemand a décidé froidement de violer la neutralité de la Belgique. On ne se réveillera qu’au bord de l’abîme et les politiques inconscients qui ont laissé jeter ce défi à l’Angleterre seront alors si effarés qu’ils ne comprendront pas que l’Angleterre se lève pour la défense d’un chiffon de papier. Quel drame eût tiré de là le génie d’un Shakespeare !

L’Allemagne se plaint aujourd’hui d’avoir été trompée. Mais quand un peuple a été entretenu pendant un demi-siècle par la presse, par l’enseignement dans les universités et les écoles, par toute l’action de ses chefs dans la conviction qu’il était supérieur à tous les autres peuples, que ce qu’il nomme sa culture est d’une essence telle que rien ne peut en approcher et que son devoir est de l’imposer au monde, ce peuple est prêt à laisser commettre toutes les folies et tous les crimes. Si l’Allemagne reprend conscience d’elle-même, elle ne pourra que maudire ceux qui l’ont nourrie de ces rêves malsains. M. Renan espérait que dans ses vieux jours, il verrait la réconciliation intellectuelle de la France et de l’Allemagne. Qu’aurait-il pensé du manifeste des intellectuels allemands ? Combien faudra-t-il d’années pour effacer ces souvenirs, pour préparer un rapprochement, pour rouvrir la voie à une marche commune dans la civilisation fondée sur la justice et l’égalité des peuples ?

Vous avez suivi, Monsieur, jour par jour les évolutions de la pensée de l’Allemagne et de celle de son Empereur. Vous avez fidèlement rempli vos devoirs d’observateur ; vos dépêches qui ont été publiées et celles que j’ai pu consulter attestent votre vigilance et votre clairvoyance. Je me suis attardé volontiers à la lecture de ces dépêches. Vous avez une façon qui est bien à vous de rendre compte de vos impressions. On ne vous reprochera pas d’avoir trop de solennité dans votre langage. Vous y mettez au contraire de la simplicité, du naturel et souvent de l’esprit. Vous avez parfois surpris vos interlocuteurs par votre ton dégagé, par l’aisance avec laquelle vous savez vous retourner, par la bonne humeur que vous gardez dans les moments difficiles. « Un ministre des Affaires étrangères, disait M. de Talleyrand, ne doit pas cesser dans les vingt-quatre heures d’être ministre des affaires étrangères. » C’est en vérité beaucoup lui demander. Vous êtes toujours ambassadeur quand c’est votre devoir de l’être ; mais vous faites en sorte qu’on sente en vous l’homme de goût qui n’exagère rien, pas même le rôle qu’il joue. Vous n’avez rien ni du diplomate figé dans ses formules, ni du parvenu. Vous êtes toujours sérieux, mais avec grâce et parfois avec enjouement. N’est-ce pas là vraiment faire de la diplomatie à la française ?

Vous avez tout tenté pour écarter, pour retarder du moins la guerre que depuis 1913 vous jugiez inévitable. Vous avez mis toute votre habileté à résoudre les incidents qui se multipliaient et à gagner du temps. Vous ne répudiez pas la responsabilité que vous avez prise, après le coup d’Agadir, de conseiller un arrangement qui devait coûter quelque chose au sentiment national en France, mais que la sagesse nous commandait d’accepter. C’eût été une folie de nous laisser acculer à une guerre où nous n’aurions pas été sûrs d’être soutenus sans réserve par nos alliés et nos amis. Il fallait aussi que le monde sentit que nous ne voulions pas mettre sur nos épaules l’effroyable responsabilité d’avoir contribué à déchaîner l’horreur d’un tel conflit. On ne peut relire sans émotion vos dépêches des derniers jours avant la guerre. Quelles minutes tragiques vous avez vécues jusqu’au moment où vous avez quitté Berlin, entouré des égards que nous savons ! Il était juste que vous fussiez associé aux travaux de la Conférence de la paix. Vous avez signé le traité qui met fin aux hostilités avec l’Allemagne. C’est la revanche à laquelle vous aviez droit.

Ce que sera le monde après l’horrible tempête qui vient de le secouer, qui oserait, Monsieur, le dire avec assurance ? Trois Empires se sont écroulés et sur leurs débris s’élèvent des nations qui veulent être libres. Que deviendront ces peuples ? Auront-ils la force et la sagesse de se développer dans la paix ? Le militarisme de la Prusse qui depuis deux siècles a été le tourment de l’Europe est-il descendu pour toujours au tombeau et son ombre ne se réveillera-t-elle pas pour venir nous inquiéter ? Saurons-nous maintenir entre les grandes Puissances victorieuses l’étroite union qui a été la condition du succès et qui demeure la véritable garantie de la paix ? Que serait la société des nations, sublime espérance pendant des siècles de l’Humanité meurtrie et lasse de se déchirer elle-même, si elle n’avait pas pour soutien cet accord permanent des Puissances qui ont lutté ensemble pour fonder le droit des peuples et la justice dans le monde ? La guerre n’a pas seulement abattu des Empires, elle a remué jusque dans ses couches profondes une société en évolution, inquiète de son avenir, en marche vers un équilibre nouveau. Elle a mis en liberté des espérances, des ambitions qui ne s’ignoraient pas, mais qui étaient contenues, qui n’osaient pas croire à leur prochain avènement. Le monde des travailleurs est troublé, jeté en dehors des voies anciennes. Il croit, après tant d’écroulements de choses qui apparaissaient hier comme puissantes, que la société peut se refaire comme les nations, que la révolution ne s’arrêtera pas à des modifications de frontières. C’est l’ordre social qui est en question après l’ordre politique. Comment s’étonner de ces agitations ? L’Océan, après la tempête, ne se calme pas en un instant. Ses vagues continuent de rouler en de larges balancements. Il ne faut pas trop s’effrayer de ces longues vibrations. Une société habituée à pratiquer les mœurs viriles de la liberté a en elle-même les moyens de se défendre. Elle ne périrait que le jour où elle s’abandonnerait. Voyez plutôt ce qui s’est passé récemment en Angleterre !

La France n’a jamais été plus haut dans l’imagination et dans la reconnaissance des peuples. Elle a forcé l’admiration de ceux-là même qui la soupçonnaient d’être en décadence. Mais elle cherche ses enfants, toute cette jeunesse qui lui a été enlevée ; elle se demande comment elle pourra restaurer ses ruines et reprendre son existence de labeur. Une France blessée, atteinte dans ses forces de reconstitution, en face d’une Allemagne presque intacte qu’on va aider à se relever pour qu’elle puisse payer une partie de sa dette, une France qui resterait seule pour panser ses blessures, quel remords ce serait pour le monde qu’elle a sauvé de la barbarie ! La France veut vivre ; elle n’a pas achevé sa mission. Dans les grands changements qui s’opèrent sous nos yeux, elle a quelque chose à dire et à faire qui n’appartient qu’à elle. S’il le faut, elle trouvera en elle-même, comme après toutes les grandes crises, des ressources qui feront l’étonnement du monde.

Ah ! Monsieur, quel dommage que nous soyons arrivés vous et moi à cet âge où on ne peut se promettre de vivre assez pour assister, pour prendre part à ce relèvement de notre pays, à ces transformations qui se feront dans sa manière de vivre, de se gouverner, de s’administrer, dans ses méthodes de travail ! Cela ne me console pas, comme vous, de penser que le rôle de notre génération est achevé. Nous avons vu de grandes révolutions dans la politique et aussi dans la science. Nous avons assisté à d’admirables découvertes et aussi à quelques progrès dans l’ordre social. Il nous manquera d’avoir vu ce que sera la France dans vingt ou vingt-cinq ans. Nous n’avons jamais désespéré d’elle, même aux jours les plus sombres. Notre vie a été une longue attente des réparations nécessaires. Nous avons eu la joie immense de pouvoir saluer la revanche non de la force sur la force, mais du droit sur la violence de voir reconstituer la France telle que nous l’avons connue dans notre jeunesse. Il nous manquera de suivre l’évolution qu’elle est en train d’accomplir comme tous les pays. Puisse cette évolution être toujours pacifique, se poursuivre dans l’ordre et dans le calme ; puisse notre victoire aider à maintenir l’union et si l’union doit faire place à des luttes plus ou moins âpres, puisse le souvenir de nos souffrances et de nos efforts communs en adoucir la rigueur, en tempérer la violence ! Il y a entre tous les Français qui ont partagé les angoisses de la lutte, les espérances et les joies de la victoire quelque chose d’ineffaçable.

Vous n’avez pas à vous plaindre, Monsieur, de la destinée. Votre vie a été remplie de grandes charges que vous avez occupées avec une distinction à laquelle tout le monde rend hommage. Vous avez largement satisfait votre curiosité toujours en éveil. Vous avez pu jouir de votre esprit et de l’esprit des autres. Vous entrez aujourd’hui parmi nous, sous d’illustres patronages, en même temps que le chef du gouvernement et les chefs de nos armées qui ont su forcer la victoire. Vous y entrez pour représenter les grandes traditions de la diplomatie française. C’est un honneur dont vous pouvez être fier. Au nom de l’Académie, je vous souhaite la bienvenue.