Discours de réception de Melchior de Vogüé

Le 12 juin 1902

Melchior de VOGÜÉ

M. le Marquis de VOGÜÉ ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le duc de BROGLIE, y est venu prendre séance le 12 juin 1902 et a prononcé le discours suivant :

 

 

Messieurs,

En venant m’asseoir à la place laissée vide par Jacques-Victor-Albert, duc de Broglie, et qu’ont occupée avant lui Lacordaire et Tocqueville, je mesure avec inquiétude la distance qui me sépare de ces grands esprits, et, pour oser affronter le poids d’une pareille succession, j’ai besoin de me sentir soutenu par l’indulgente sympathie dont vos suffrages m’ont apporté l’expression : j’espère la mériter par la profonde sincérité de ma reconnaissance, par la juste appréciation que je fais du grand honneur que vous m’avez accordé. Je sais qu’en m’appelant au sein de votre illustre Compagnie, vous n’avez pas cru remplacer le duc de Broglie, mais vous avez voulu assurer à sa mémoire l’hommage d’une vieille et fidèle amitié. Je sais que mon principal titre à votre bienveillance est de l’avoir aimé et d’avoir été honoré de son affection. Presque son contemporain, admis dans son intimité, j’ai assisté au travail de sa pensée, j’ai surpris les généreux mouvements de son âme. C’est au témoin affectueux et convaincu de sa vie que vous avez voulu confier le soin de vous en faire le tableau : vous saviez qu’à cette tâche, à défaut d’autre mérite, il mettrait tout son cœur.

 

Tâche lourde et bien faite pour effrayer. Nulle existence, en effet, n’a été plus remplie. La diplomatie, la politique, les lettres, la philosophie, l’ont tour à tour et souvent simultanément occupée : elle a traversé les fortunes les plus diverses au gré des révolutions politiques et des retours de l’opinion : elle a connu les ivresses du succès, les déceptions de la défaite, les amertumes de l’injustice, les angoisses du dévouement impuissant, les hautes satisfactions du devoir accompli, et, malgré la variété des travaux et la diversité des fortunes, elle offre, grâce à la fermeté des convictions et à la force du caractère, le rare spectacle d’une complète unité.

 

Si grande, en effet, que fût la valeur intellectuelle du duc de Broglie, elle était encore surpassée par sa valeur morale. Doué des dons les plus brillants, une vive intelligence, un esprit incisif, les facultés variées et charmantes qui font l’écrivain, l’orateur, le causeur, il avait en outre les solides qualités et les fortes croyances qui font les âmes bien trempées et les consciences délicates.

 

À cet ensemble de qualités morales et intellectuelles se joignaient, sans doute, quelques défauts et nous compromettrions la sincérité de nos éloges en cherchant à les dissimuler.

 

Cet homme, dont le courage civique et la vaillance morale ne se sont jamais démentis, était un timide, que le contact de ses semblables embarrassait, auquel un acte d’autorité coûtait un pénible effort. Sa nature un peu raide, sujette à d’étranges distractions, ne répondait pas toujours aux impulsions de son cœur ou aux intentions de sa parfaite courtoisie : une voix mal timbrée, une prononciation défectueuse, un geste saccadé, contribuaient à donner parfois à son embarras les apparences de la hauteur, à ses spirituelles saillies celles du dédain. Il se rendait compte de ces imperfections et du tort qu’elles pouvaient lui faire : il s’appliquait à les atténuer : il les attribuait à sa jeunesse solitaire que n’avaient pas assouplie les camaraderies et les relations mondaines. Pour nous, attentifs aux influences ataviques, nous y reconnaissons un signe de race, un trait de cette physionomie collective qui distingue les souches vigoureuses et donne, même aux défauts héréditaires, une saveur toute spéciale. Nous y retrouvons un reste de cette tendance naturelle, que Mme de Pompadour appelait avec dépit « la férocité native des Broglie », que notre regretté confrère, dans une boutade de franchise élégante a appelée plus simplement l’« humeur héréditaire » de sa famille : cette humeur qui amena plus d’un froissement et nuisit à plus d’un succès, mais qui inspira aussi mainte noble résistance, mainte fière attitude. La race avait d’ailleurs et surtout de grandes qualités qu’elle a prodiguées, au service du pays, sur les champs de bataille, dans les chancelleries, dans l’Église. Le duc de Broglie avait recueilli tout cet héritage : il avait les brillantes facultés du mieux doué de ses illustres ancêtres : il avait su, comme eux, les approprier aux besoins du temps où il vivait ; il avait en outre, en dépit de l’humeur héréditaire, des qualités intimes que la foule ignorait, qu’elle a souvent méconnues dont ses collaborateurs et ses amis peuvent apporter le témoignage : la bonté, le désintéressement, la probité politique, le respect de ses adversaires, une exquise délicatesse de conscience, une vie privée exemplaire, en un mot la vertu, dans son acception la plus complète, la plus digne de respect. La source de cette vertu était dans ses convictions religieuses : une foi inébranlable fut la règle de sa conduite publique comme celle de sa conduite privée : elle n’impliquait chez lui ni l’abdication de la raison, ni l’abdication de l’indépendance : elle était l’adhésion réfléchie d’un esprit convaincu aux enseignements de l’Église, la soumission spontanée d’une volonté libre à ses lois : à ces enseignements et à ces lois, il demeura toujours fidèle, à travers toutes les vicissitudes de la vie, sans que jamais, ni les séductions mondaines, ni les doutes de la science, ni les révoltes de la pensée aient altéré la pleine et sereine vision de son idéal spirituel.

 

À côté de cette foi religieuse, il avait une foi politique, ni moins sincère, ni moins réfléchie : les concilier, dans la pratique quotidienne, fut la constante préoccupation de son esprit. Il croyait en la liberté : elle lui paraissait suffire à la solution des principaux problèmes de notre époque ; il pensait qu’elle trouvait sa meilleure expression et ses plus sûres garanties dans la monarchie constitutionnelle.

 

Catholique et libéral, telle fut la véritable devise de sa vie.

 

Elle lui fut inspirée, dès l’enfance, par les exemples et les enseignements qui présidèrent à son éducation.

 

Son père, le duc Victor de Broglie, était, lui aussi, un homme d’une haute valeur intellectuelle et morale ; plusieurs d’entre vous l’ont connu, alors que, par un rare privilège, il siégeait dans cette enceinte à côté de son fils : ils se rappellent sa parole éloquente, les vives saillies de son esprit, et même ses fréquentes distractions. C’était un grand seigneur libéral, très épris des institutions anglaises, croyant les pratiquer au milieu de nous, avant rêvé la constitution d’un grand parti whig, dont il aurait été le chef, dont il resta pour ainsi dire le seul représentant. À l’époque de la jeunesse de son fils Albert, il était engagé dans la politique la plus active, porté aux sommets par sa situation et par son talent, intervenant soit comme ministre, soit comme chef de parti, dans la direction des plus grandes affaires du pays. Témoin de cette activité laborieuse et honorée, le jeune Albert de Broglie s’habituait à voir, dans la vie de son père, le modèle qu’il avait le devoir d’imiter et aurait l’ambition d’égaler un jour.

 

Sa mère appartenait à la haute aristocratie de l’intelligence et du talent. Fille de Mme de Staël, petite-fille de Necker, elle soutenait cette illustre origine par les dons les plus brillants et les plus charmantes facultés. N’est-ce pas d’elle que le poète a dit :

 

Elle aimait les hauts lieux et le libre horizon,

Un élan naturel l’emportait vers les cimes,

Où la création donne aux âmes sublimes

Les vertiges de la raison ([1]) !

 

C’était une chrétienne de haute vertu et de libre allure, qui avait le culte du foyer domestique et mettait au premier rang de ses devoirs l’éducation de ses enfants. Elle savait concilier la direction de leurs études et la formation de leur cœur avec le gouvernement d’une maison considérable et d’un salon des plus recherchés.

 

Celles de ses lettres qui ont été publiées nous font pénétrer dans le travail intime de cette action maternelle si tendre, si intelligente et si délicate. On voit avec quelle vigueur d’esprit, quelle haute conception des devoirs religieux, quelle exquise loyauté, elle, protestante zélée, s’applique à faire de ses fils de bons catholiques et y réussit dans une mesure exceptionnelle ; le second avait une âme d’apôtre ; il devait aller jusqu’au sacerdoce et aux extrêmes limites de la Charité. Quant à l’aîné, sa mère lui inspire, avec une foi profonde, une grande largeur d’esprit et une grande modération : son père a fait de lui un royaliste libéral, sa mère en fait un catholique tolérant.

 

Cette double influence, dont les effets se retrouveront dans tout le cours de sa vie, préside à toute son éducation. Élevé dans la maison paternelle, il y trouvait le milieu le plus propre au développement de ses précoces facultés : d’un côté, la préoccupation constante des plus grands intérêts du pays, de l’autre, les plus hautes préoccupations morales ; la vie de famille mêlée à la vie mondaine dans ce qu’elle avait de plus distingué : le contact des hommes au pouvoir et des maîtres du beau langage. C’était l’époque, d’une rare fécondité littéraire, où l’histoire s’appelait Guizot, Thiers, Augustin Thierry, Barante, la poésie Lamartine et Victor Hugo, la critique Villemain et Sainte-Beuve, le temps des enthousiasmes lyriques, des querelles, un peu oubliées aujourd’hui, des classiques et des romantiques. L’Hôtel de Broglie était largement ouvert au talent. Les auteurs du drame politique s’y rencontraient avec les champions des tournois littéraires, et, dans la liberté des entretiens familiers, y dépensaient, au profit de l’adolescent attentif des trésors d’esprit, d’expérience et de savoir.

 

Les vacances n’interrompaient pas ce commerce instructif. Elles se passaient au château de Broglie, dans cette belle demeure toute pleine des souvenirs du passé et toute vivante de vie moderne. Elle avait été restaurée par le duc Victor, non sans perdre quelque peu de son caractère primitif. Une fausse application des modes anglaises et une certaine affectation de simplicité bourgeoise avaient présidé à ces restaurations ; le château y avait perdu sa couronne de hautes terrasses et d’avenues rayonnantes, ainsi que l’harmonie de ses arrangements intérieurs. Mais l’ensemble frappait toujours par sa situation dominante et par sa masse ; la riche bibliothèque qui avait remplacé dans la grande salle les délicates boiseries du XVIIIe siècle, invitait à l’étude et l’âme des ancêtres revivait dans l’importante collection de portraits suspendus aux murs rajeunis des salons. Là, comme dans l’atrium de la maison romaine, le jeune patricien pouvait, devant la série des imagines majorum, se pénétrer des graves devoirs qu’impose une longue tradition d’honneur familial et de patriotisme héréditaire. Deux siècles d’histoire nationale se déroulaient devant lui, deux siècles de l’histoire de la France servie par des hommes de son nom, dans l’armée, l’église, la diplomatie toujours avec honneur, souvent avec éclat.

 

C’étaient François-Marie de Broglie, le premier qui ait servi la France et qui. se fit tuer à cinquante-six ans pour sa patrie adoptive ; — Victor-Maurice, qui fut le premier maréchal de son nom ; — François-Marie, le lieutenant préféré de Villars qui quitta le dernier le champ de bataille de Malplaquet et aborda le premier celui de Denain, et qui, à son tour maréchal de France, guerroyait encore en Bohême à soixante-dix ans ; — Victor-François, troisième maréchal, le vainqueur de Bergen et de Sondershausen ; — son frère, le discret et vaillant dépositaire du secret du roi ; — son fils Maurice, évêque de Gand qui résista à Napoléon et prépara l’émancipation de la Belgique. D’autres encore dont les services, pour être moins éclatants, ne furent pas moins dévoués : et enfin, pour clore cette vivante leçon d’histoire, le regard inspiré de Mme de Staël, fixé par Gérard sur une toile célèbre, semblait inviter le jeune homme à ajouter la gloire littéraire au riche patrimoine moral de sa famille.

 

La journée était distribuée à Broglie avec une régularité un peu puritaine : le travail, la promenade, la charité avaient leur place marquée ; la, lecture en commun en occupait les soirées et provoquait d’ordinaire, entre les habitants et les hôtes lettrés du château, les entretiens les plus variés et les plus brillants.

 

Albert se dérobait parfois à la vie commune et recherchait la solitude des grands bois ; non pour de matinales chevauchées ou pour les viriles distractions de la chasse, mais pour la lecture du livre favori, ou pour la méditation silencieuse des problèmes de littérature, d’histoire ou de philosophie qui absorbaient sa pensée. Sa mère s’inquiétait un peu de ce travail intense et solitaire : elle conseillait à son fils de se livrer davantage au monde extérieur, de laisser le livre pour le crayon, voire même pour la contemplation muette du spectacle de la nature. « On peut lire dans le vol des oiseaux, lui disait-elle, dans la forme et la couleur des plantes, aussi bien que dans un livre broché. »

 

Le jeune homme résistait à ces sages avis. Sa main inhabile se serait vainement essayée à la reproduction du paysage ; il n’avait pas le tempérament de l’artiste : la nature le frappait comme la révélation magnifique de la puissance infinie du Créateur, elle ne l’attirait pas par les séductions de la forme ou de la couleur, par la matière inépuisable qu’elle offre aux créations de l’art. Je doute qu’il eût interrompu sa lecture pour écouter vibrer, dans son cœur de dix-huit ans, la chanson des grands bois, pour laisser ses yeux savourer l’exquise finesse des premières colorations d’automne. Elle est pourtant bien douce au regard, en cette saison, la fraîche vallée normande, avec ses prairies encore vertes, ses flancs déjà mouchetés par le pourpre des hêtres, le roux violacé des chênes, le jaune vif des peupliers, quand ces valeurs discordantes se fondent dans la grise harmonie du soir.

 

Mais le rhétoricien de 1838 passait indifférent devant ces spectacles, tout entier aux études qui lui avaient valu des couronnes universitaires et lui préparaient d’autres succès. Il partageait avec sa mère ses joies et ses espérances, se promettant de faire avec elle suivant ses propres expressions « abondamment de la métaphysique », quand la mort lui enleva brusquement celle qui avait été jusque-là le guide tendre et éclairé du travail de sa pensée. Le déchirement fut cruel ; mais la duchesse de Broglie pouvait s’endormir en paix : sa tâche était achevée : l’empreinte qu’elle avait imprimée était ineffaçable ; elle pouvait redire avec le poète aimé qui pleura sa mort en strophes enflammées :

 

Heureux l’homme à qui Dieu donne une sainte mère,

En vain la vie est dure et la mort est amère.

Qui peut douter sur son tombeau ([2])?

 

Albert de Broglie ne devait jamais douter. Il se remit au travail avec ardeur, reportant sur son père toute son affection, cherchant auprès de lui assistance et conseil. Le duc Victor avait le goût et l’habitude des spéculations philosophiques : spiritualiste ardent, il occupait ses loisirs à écrire de volumineuses réfutations des divers systèmes matérialistes ; une seule de ces études a été imprimée et permet de juger de quel secours était, pour le jeune élève de philosophie, la direction paternelle. Ses études classiques s’achevèrent ainsi, brillantes et complètes.

 

La politique le prit à la sortie du collège ; ce fut la seule passion de sa jeunesse : l’âge ne lui permettant pas encore l’entrée de la vie publique, il s’en donna l’illusion dans les discussions des conférences, dans le commerce des hommes politiques, dans une préparation méthodique et intense.

 

L’entrée de M. Guizot au ministère des Affaires étrangères vint donner un aliment à cette activité. L’intime ami de sa famille l’attacha à la direction politique que gouvernait alors M. Desages, le digne héritier des premiers commis d’autrefois. La diplomatie était la carrière naturelle d’un jeune homme de haute naissance et de haute culture intellectuelle, initié dès son enfance aux secrets de la politique et aux usages de la bonne compagnie. Albert de Broglie s’y distingua tout d’abord et franchit rapidement les premiers degrés de la hiérarchie. À 22 ans, il était deuxième secrétaire à Madrid et assistait M. Bresson dans les délicates négociations des mariages espagnols : peu après, il accompagnait à Londres son père nommé ambassadeur et le secondait dans le règlement de l’épineuse question du droit de visite. L’année suivante, il était premier secrétaire à Rome et assistait à l’avènement de Pie IX.

 

Il venait de se marier. Une union charmante avait apporté, à l’intérêt déjà si grand de sa vie, le complément de ses joies intimes. Le séjour de Rome fut la plus heureuse période de sa longue existence : il aimait, dans ses vieux jours, à en évoquer le souvenir, à rappeler ce qu’il nommait lui-même « les ravissements » de la villa Aldobrandini, où s’abritaient son activité diplomatique, ses études personnelles et son bonheur domestique. Il y vivait dans le commerce des grands esprits et des grands artistes du passé, tout en se mêlant au courant d’enthousiasme et d’illusions que la politique de Pie IX avait suscité. Pour lui, particulièrement, l’évolution libérale de la Papauté était un sujet continuel de satisfactions intimes : il avait beaucoup souffert jusque-là de la difficulté de faire vivre en bonne harmonie sa foi religieuse et sa foi politique, son orthodoxie inébranlable et son attachement à la liberté constitutionnelle. L’exemple du Pape levait ses scrupules : l’épithète de libéral donnée à Pie IX par les acclamations populaires sonnait joyeusement à ses oreilles : « Pour la première fois, disait-il, il entendait un langage religieux qui ne le froissait sur aucun point. » Son bonheur était complet : l’avenir s’ouvrait devant lui plein d’espérances : les élections donnaient, au gouvernement qu’il servait, une majorité qui semblait lui assurer de longs jours : lui-même, pourvu d’un poste très supérieur à son âge, mûri par de précoces responsabilités, pouvait croire son noviciat terminé et prochaine son entrée sur la grande scène politique ; un siège de député lui était offert : la présidence de la Chambre des pairs était promise à son père : un fils lui était né : l’avenir semblait lui réserver tout ce que la vie peut offrir de nobles satisfactions à un homme comblé des dons de l’esprit et des faveurs de la fortune.

 

La surprise de 1848 vint saper par la base tout cet échafaudage d’ambitions légitimes et d’illusions permises. Tout s’écroulait à la fois, dans une tourmente qui ne tardait pas à ébranler l’édifice social et à ajouter les angoisses patriotiques aux déceptions personnelles.

 

Albert de Broglie ne perdit pas courage ; il comprit le rôle de la presse indépendante dans le monde renouvelé : une plume lui restait : elle serait son arme de combat ; il la manierait comme ses ancêtres avaient manié l’épée ; le gentilhomme deviendrait écrivain : sans s’attarder à pleurer sur des ruines, il servirait les causes qui lui étaient chères dans les voies nouvelles et sur le libre terrain ouverts à la discussion.

 

Il s’essaya d’abord dans les sujets familiers à ses études diplomatiques et en août 1848, il donnait à la Revue des Deux Mondes un grand travail où le débutant de 27 ans se révélait un maître. Il décrivait, avec une rare finesse et une précoce expérience les embarras des gouvernements improvisés, placés entre la révélation subite des intérêts réels du pays et des conditions du pouvoir, et le lourd héritage des discours d’opposition et des déclarations irresponsables. Il signalait, avec une clairvoyance prophétique, les dangers que préparaient à l’équilibre européen et à la sécurité de la France elle-même, les encouragements légèrement donnés aux aspirations des peuples voisins.

 

Les qualités de l’écrivain ne le cédaient en rien à celles du penseur et du politique, et, fait intéressant à noter, elles apparaissaient, au début, telles qu’elles devaient se maintenir pendant les longues années d’une carrière laborieuse. Tel l’article de 1848, tels les nombreux articles politiques ou littéraires qui se succéderont jusqu’à la fin. L’unité, trait distinctif de la vie du duc de Broglie, se manifestera jusque dans la manière d’écrire. Les années atténueront peut-être la rigueur des premières affirmations, elles enlèveront peut-être à l’ironie un peu de sa hauteur dédaigneuse ; mais elles n’ajouteront rien à la clarté de l’exposition, à la gravité du ton, à la courtoisie des formes, à ce fier respect de soi-même et à cette haute conception des responsabilités qui ont toujours inspiré les polémiques du duc de Broglie et interdit à l’écrivain d’opposition toute parole qu’il eût désavouée au pouvoir.

 

Nous retrouverons, à toutes les époques, les mêmes procédés de composition, la même méthode dans la conduite de la pensée et du discours. La phrase et l’argumentation marchent du même pas, tendant ensemble au but, comme les parallèles d’une attaque prise de loin, dont les approches se succèdent dans une gradation méthodique jusqu’à l’assaut victorieux, sans que le lecteur sache ce qu’il doit le plus admirer, ou de la savante stratégie qui préside à l’opération, ou de l’art consommé avec lequel elle se dissimule sous la vivacité des allures et le naturel des mouvements. L’image intervient à sa place, non moins naturellement amenée, l’image aux sobres effets et aux couleurs discrètes, mais dont les contours s’adaptent au sujet avec tant de justesse et de grâce, qu’elle achève d’entraîner l’adhésion du lecteur, convaincu et charmé. La phrase est pleine et limpide, vigoureuse et souple ; elle semble confondre, dans son harmonieuse unité, les qualités du passé et celles du présent, l’allure solennelle du grand siècle et la simplicité des temps modernes, la pureté de la langue d’autrefois, la sobriété et la couleur de la langue d’aujourd’hui.

 

Ce premier article n’était pas signé : mais le succès déchirait bientôt le voile de l’anonyme et encourageait le jeune écrivain à de nouveaux essais : un second article paraissait bientôt portant une signature désormais célèbre ; il inaugurait la longue collaboration qui devait être assurée à la Revue des Deux Mondes jusqu’au dernier jour et puissamment contribuer à sa notoriété.

 

Pendant la période qui s’étend de 1848 à 1851 Broglie se consacra presque exclusivement à l’étude des problèmes politiques et sociaux que soulevait l’agitation des esprits.

 

Une fois seulement, il sortit du cercle habituel de ses travaux et de sa modération coutumière. Les Mémoires d’outre-tombe venaient de paraître : cette confession posthume du génie, qui découvrait, sans ménagements, les plus secrètes plaies d’une âme meurtrie, et montrait, sans voiles, tout ce que l’irrémédiable infirmité humaine peut mêler de petitesses et d’égoïsme aux sublimes inspirations du patriotisme et de la foi. Le jeune critique fut indigné. Il épancha son indignation en traits d’une rare vigueur et d’une mâle éloquence où étaient flagellées d’une main impitoyable les tristes confidences du vieillard morose, les injustes récriminations du politique désabusé, soulevant la pierre de son tombeau pour verser l’injure et la calomnie, dans la sécurité et l’irresponsabilité de la mort. Il alla jusqu’à contester la sincérité du chrétien qui pratiquait si mal les préceptes de sa foi, celle du royaliste qui avait contribué à la chute du trône et qui ne savait respecter ni la majesté du malheur ni les douleurs de l’exil.

 

L’article fit sensation et même quelque scandale. Il dépassait la mesure : il ne tenait pas assez compte des grands services que Chateaubriand avait rendus à la religion et à la liberté, à une époque où il y avait quelque courage à les servir : sous l’empire d’une généreuse colère, il oubliait trop que Chateaubriand est une des gloires des lettres françaises et que la postérité doit quelque indulgence à ceux qui ont accru le glorieux patrimoine national.

 

Il fut plus heureux en traitant la question, alors nouvelle, de la liberté de l’enseignement et des réformes à introduire dans les méthodes en usage pour les adapter aux besoins de la société moderne. Il lui consacra un travail magistral, qu’on ne saurait trop méditer aujourd’hui : on y trouverait des solutions équitables pour la plupart des problèmes qui préoccupent l’opinion contemporaine et qui se posaient déjà dans l’esprit clairvoyant d’Albert de Broglie : la nécessité d’un enseignement spécial plus modeste, d’un enseignement supérieur plus fortement constitué ; la répartition des domaines respectifs de l’État et de l’initiative privée : toutes ces délicates questions étaient abordées avec une impartialité et une modération dont le secret semble perdu, avec une juste et sage appréciation des devoirs de l’autorité et des droits de la liberté. Il recommandait la séparation complète de l’enseignement public et de l’enseignement libre : il se rallia néanmoins à la loi transactionnelle de 1850 et contribua à son succès. Il ne pouvait prévoir alors que cette loi, œuvre bienfaisante de la République libérale, respectée par l’Empire rétabli, serait mutilée par la troisième République, que son dernier discours à la tribune nationale serait vainement consacré à en défendre les principes et qu’un jour viendrait où les législateurs d’un régime de liberté s’attaqueraient aux dernières garanties qu’elle offre aux libertés les plus essentielles.

 

Albert de Broglie prit aussi part aux discussions que soulevèrent le laborieux enfantement et la difficile application de la Constitution de 1848. Il publia plusieurs études très remarquées, où il mettait en lumière, non sans malice, l’embarras de législateurs novices et de gouvernants improvisés, en face du plus redoutable des problèmes ; obligés de faire vivre ensemble des principes nouveaux et des traditions monarchiques, de parer aux difficultés sans cesse créées par les grincements d’une machine compliquée et mal assise. Mais, avec la liberté d’esprit et le patriotisme que nous avons déjà signalés, il ne cherchait pas à aggraver une situation déjà menaçante ; s’il signale les dangers, c’est avec l’espoir qu’ils seront conjurés : s’il analyse les conflits prêts à éclater, c’est pour montrer avec quelle imprudence la Constitution en avait multiplié les occasions. Sur ce terrain aussi, sa pensée devance les événements, prévoit les excès de majorités parlementaires privées de contrepoids, les embarras et les tentations du pouvoir exécutif, les dangers de responsabilités divisées et mal définies : cinquante ans plus tard il devait exposer avec la même sagacité, mais avec l’autorité de l’expérience acquise, les soucis d’un chef d’État à la fois irresponsable et électif : il devait décrire, avec une émotion éloquente, les angoisses morales auxquelles peut être soumis un honnête homme, porté au pouvoir suprême comme le représentant d’une grande politique, amené par le jeu des institutions à la combattre, et que ne sauraient consoler les puériles satisfactions offertes à sa vanité par la contrefaçon du protocole royal.

 

On sait par quel procédé sommaire le Président de 1851 sortit d’embarras et réforma le protocole. La solution n’était pas pour plaire à M. de Broglie : elle froissait sa nature délicate autant que son éducation constitutionnelle ; elle l’atteignait en outre dans sa liberté d’écrivain : le nouveau régime de la presse lui fermait la tribune libre à laquelle il s’était habitué à paraître et restreignait encore la part indirecte qu’il prenait, par la plume, à la discussion des affaires publiques. C’est alors qu’il commença à demander aux études historiques l’aliment refusé par la politique à sa laborieuse activité.

 

L’étude de l’histoire n’était pas seulement pour lui l’emploi de loisirs forcés : il y cherchait la source d’utiles leçons et le moyen de servir les idées qui lui étaient chères : parmi les causes auxquelles il avait résolu de vouer son principal effort était celle qu’il a définie lui-même : « la cause du progrès des sociétés humaines par la généreuse et libérale influence de la religion catholique ». C’était la servir que de montrer cette influence dans l’histoire, la saisir dans ses origines, surprendre le secret de son développement rapide, rechercher comment elle avait, dès ses débuts, posé et résolu la question toujours pendante des rapports de l’Église et de l’État.

 

Par quels procédés s’était produite la révolution pacifique, unique dans l’histoire, qui a occupé tout le IVe siècle? Comment une secte obscure et persécutée, sans autres armes que la parole et l’exemple, sans verser d’autre sang que celui de ses martyrs, était-elle parvenue à vaincre la puissante organisation romaine, à lui arracher l’empire des âmes, à renouveler ses institutions et à fonder sur les ruines de l’unité matérielle de l’ancien monde, l’unité morale du monde moderne ? Telle était l’étude qu’abordait Albert de Broglie. C’est à Rome même qu’il en avait conçu le plan ; il l’avait méditée au milieu des ruines de la cité impériale et des splendeurs de la cité chrétienne, dans la nuit des catacombes et à la lumière des musées. Il l’acheva en moins de quatre années. L’Histoire de l’Église et de l’Empire romain au IVe siècle plaça d’emblée son auteur au premier rang des historiens. Par l’élévation des idées, la profondeur des vues, comme par l’art de la composition, elle dépasse de beaucoup la portée d’un récit d’histoire.

 

À travers l’exposé lumineux des faits, et sans en interrompre l’enchaînement, se déroule, dans deux suites parallèles, le tableau de la décroissance romaine et de la croissance chrétienne, les conduisant l’une et l’autre, et par le renversement graduel des rôles, de la persécution de Galère à la pénitence de Théodose.

 

D’un côté, une société qui s’effondre dans le découragement et le désespoir, impuissante à réformer les mœurs corrompues par la dissolution du lien familial, l’État ruiné par une fiscalité meurtrière, l’armée énervée par l’anarchie gouvernementale et divisée devant le péril grandissant de l’invasion barbare ; — de l’autre, une société jeune, confiante en l’avenir, fortement unie par la soumission volontaire de chacun de ses membres à la plus pure des règles morales, reconstituant la famille sur la base nécessaire de l’indissolubilité du mariage, introduisant dans les mœurs privées, puis dans les mœurs publiques, des sentiments inconnus jusque-là, le désintéressement, la délicatesse de conscience, le respect du faible par le fort fondé sur l’égalité naturelle des âmes. Des chefs spirituels la gouvernent, par la seule autorité de leur caractère ; leur influence grandit à mesure que s’abaisse celle d’une administration décriée : leurs sentences, d’abord volontairement acceptées puis légalement reconnues, se substituent graduellement à celles des prétoires désertés, ils recueillent l’une après l’autre les attributions que l’État laisse échapper de sa main affaiblie, bientôt ils sauront dompter et fixer le flot de l’invasion que l’épée brisée de Rome aura été impuissante à contenir.

 

Et cette transformation s’accomplit par la seule puissance de l’idée, sans violences, sans excommunications en masse. Par une sage et habile politique, l’Église victorieuse, loin de briser les cadres de la société romaine, utilise les bons éléments qu’elle renferme, adapte aux besoins nouveaux l’instrument de règne qu’elle a su forger, donne une consécration nouvelle au trône qui désormais la protégera.

 

Historien chrétien, Broglie reconnaît, dans cette conquête pacifique, l’intervention de la Providence, mais historien critique, il étudie les événements en eux-mêmes, sans préoccupation mystique : il analyse les ressorts naturels qui font mouvoir les personnages, en fait des êtres réels et vivants ; il sait ainsi donner à son récit plus de couleur et d’intérêt, à ses conclusions plus d’autorité. Il se défend, avec juste raison, de chercher dans l’histoire un sens préconçu ou l’occasion d’allusions directes aux événements contemporains : mais pour lui, comme pour tout esprit réfléchi, l’histoire ne serait qu’une noble mais stérile curiosité, si, par les rapprochements qu’elle ménage, elle n’offrait des leçons à méditer et des enseignements à appliquer. il est facile de comprendre, quand Broglie loue l’Église de n’avoir pas anathématisé en masse la civilisation romaine, quand il admire la fière attitude d’Athanase, quand il expose les bons effets de l’alliance entre l’Empereur bienveillant et le Pape indépendant ; il est facile de comprendre, dis-je, qu’il souhaite à son temps et à son pays, de profiter des leçons du IVe siècle : qu’il ne s’associe pas aux anathèmes dont certains chrétiens ont poursuivi la société moderne, que son idéal est l’entente, sous la seule garantie du droit commun, d’un État équitable et d’une Église respectée, d’une Église libre de travailler à reprendre sur les âmes libres et souffrantes du XXe siècle, la douce influence qui, au IVe siècle, a épuré la corruption romaine, converti les Barbares, enfanté le monde moderne à la justice et à la charité.

 

Cette sagesse dans la méthode, cet éloignement de toute exagération ; cette sincérité dans l’affirmation de sa foi exposaient l’auteur aux critiques venues des points les plus opposés de l’opinion : elles ne lui ont pas manqué : celles vivement qu’il ressentit le plus vivement furent celles émanées du côté d’où il devait le moins les attendre ; elles s’effacèrent, d’ailleurs, devant la sincérité des explications, la courtoisie de la polémique la haute valeur des assistances et des sanctions reçues. Défendu par Lacordaire, béni par Pie IX, accueilli par l’Académie à quarante ans, Albert de Broglie put se consoler de l’amertume de certaines attaques, par le succès de ses idées et la haute consécration donnée à son caractère et à son talent.

 

Mais l’histoire ne suffisait pas à M. de Broglie ; elle ne pouvait lui faire oublier la politique, ni détourner sa pensée des grands intérêts qui se débattaient autour de lui et sans lui. Il supportait avec peine l’inaction et le silence. Il se rencontrait dans ce sentiment avec d’autres grands vaincus, ses aînés dans les luttes de la parole et de la plume, que les mêmes événements avaient condamnés à la même abstention. Les nuances de la politique active avaient pu les diviser, mais ils avaient en commun la même sincérité de foi, le même attachement à la liberté, la même conception des intérêts permanents du pays. Rapprochés sur ce terrain, ils ne tardèrent pas à s’unir pour l’action, dans la mesure que permettait une législation ombrageuse. Ils résolurent de se grouper autour d’une Revue, qui, dirigée et alimentée par eux, deviendrait pour leurs idées un centre d’attraction et un foyer de propagande.

 

La revue existait : elle se trouvait même être la plus ancienne des revues parisiennes. Fondé en 1829, le Correspondant s’était, dès cette époque, placé sur le terrain d’un sage libéralisme et s’y était maintenu, sans compromissions et sans défaillances, sous les divers régimes qui s’étaient succédé depuis vingt-cinq ans. Cette fidélité à des idées peu répandues alors parmi les catholiques, lui avait valu des amitiés plus honorables que nombreuses ; une grande notoriété ne lui était pas venue : elle lui fut assurée le jour où il devint l’organe d’hommes tels que Montalembert, Broglie, Dupanloup, Lacordaire, Cochin, Falloux, Buffet... brillante phalange, dans laquelle l’Académie saura reconnaître les siens, et qui a laissé une trace si profonde dans le mouvement des idées pendant la seconde moitié du XIXe siècle. Nul groupe d’hommes peut-être n’a donné le spectacle d’une union aussi étroite et aussi affectueuse, d’une fixité de doctrine aussi immuable, d’un désintéressement aussi absolu, dans le dévouement commun à une idée commune. L’œuvre qu’ils fondaient sous de tels auspices était assurée du succès et devait leur survivre en continuant leurs traditions.

 

Albert de Broglie fut un des plus actifs et des plus dévoués ouvriers de la première heure. Il n’en resta pas moins attaché à la Revue des Deux Mondes, faisant ainsi deux parts dans sa vie littéraire. Mais s’il prodigua des deux côtés les trésors de son esprit et de son talent, c’est au Correspondant qu’il donna son cœur et c’est dans les pages qu’il y a signées qu’il faut chercher le fond de son âme.

 

Cette double collaboration fut particulièrement féconde entre les années 1856 et 1870. Elle s’étendit aux sujets les plus variés, prenant texte d’un livre nouveau, d’une mort illustre, d’une grave circonstance de la politique intérieure ou extérieure, voire même d’un modeste incident de la vie industrielle, scolaire ou agricole. Chacune de ces études est un morceau achevé dépassant de beaucoup le cadre d’occasion qui le renferme sans le contenir. Réunies plus tard en une série de volumes ces études forment une sorte d’encyclopédie donnant sur la plupart des points qui occupent, inquiètent ou divisent les esprits, des aperçus lumineux, de puissantes synthèses, de magistrales généralisations, des jugements souvent définitifs. Telle page d’histoire, par la loyauté de la discussion, la sûreté de l’information, l’équitable répartition des responsabilités, donne sur le rôle de la monarchie française, sur le caractère vrai de l’émigration sur maints des points les plus discutés de nos annales, des conclusions qui seront celles de la postérité impartiale. Telles pages de philosophie sont, selon l’expression qu’il appliquait lui-même aux entretiens de Mme Swetchine, des « flambeaux semés sur le chemin obscur de la vie », auxquels les générations inquiètes pourront, longtemps encore, venir demander la lumière ; nul n’a délimité, avec plus de mesure, les domaines respectifs de la religion naturelle et de la religion révélée, de la foi et de la raison, de l’autorité et de la liberté. Dans son esprit, nulle préoccupation d’école, nulle recherche de l’absolu ; il se place résolument sur le terrain des faits, au milieu de la société moderne, telle que l’a façonnée l’inévitable évolution des choses, il lui emprunte ses propres méthodes pour la convertir aux croyances religieuses, il invoque ses propres principes pour lui demander de ne pas refuser, à l’Église seule la liberté qu’elle accorde ou promet à tous.

 

Mais où il excelle peut-être, c’est dans la discussion des questions extérieures ; son éducation diplomatique l’y a préparé : ses études personnelles l’ont éclairé sur le rôle historique de la France et sur les conditions permanentes de sa sécurité. Aussi suit-il avec une attention soutenue et une vigilance inquiète les grands événements militaires qui bouleversent le sol européen et étendent même, au nouveau monde, les commotions qui ébranlent l’ancien. Son patriotisme se réjouit sans doute des gloires nouvelles ajoutées par l’héroïsme de l’armée au patrimoine national, mais il s’alarme en même temps des conséquences possibles de la victoire. L’éblouissement du triomphe ne lui enlevait pas la claire vision de l’avenir. Il voyait, avec une inquiétude croissante, l’œuvre séculaire de la France défaite pièce à pièce par les mains inconscientes de ceux qui en avaient la garde, et une politique, faite de généreuses illusions et de dangereuses chimères, préparer les plus redoutables conflits. Il consignait ses angoisses et ses avertissements dans des écrits d’une puissante dialectique et d’une fine analyse, hautes leçons de diplomatie prévoyante et de patriotisme éclairé.

 

En les relisant aujourd’hui, après la douloureuse sanction qu’elles ont reçue, on ne peut se défendre d’une admiration mêlée de tristesse, pour tant de talent perdu et tant de clairvoyance inutile. On ne peut s’empêcher de se demander, par un amer retour sur le passé, quelles auraient pu être les destinées de la France, si elles avaient été confiées à des mains si bien préparées : si, au lieu de consumer son activité dans le stérile et ingrat métier de censeur méconnu, le duc de Broglie eût alors été appelé à diriger les affaires extérieures du pays.

 

Un rôle plus pénible et plus difficile lui était réservé celui de panser des blessures qu’il n’avait pas faites, de réparer des fautes qu’il n’avait pas commises.

 

Il est au pouvoir. Il a en mains ce portefeuille des Affaires étrangères, objet de ses juvéniles ambitions : il le détient dans des conditions bien différentes de celles qu’il rêvait à trente ans ! Ne me demandez pas de rappeler les causes de ce profond changement. Il est des questions que les hommes de ma génération ne sauraient aborder avec la sérénité académique. Ils ont la pudeur des grandes douleurs : ils se refusent à soulever le voile qui les soustrait aux regards, et qui couvre la muette obsession des souvenirs ineffaçables et des invincibles espérances.

 

Vous ne me demanderez pas davantage de vous faire le récit des luttes politiques auxquelles le duc de Broglie prit une part si large et si éclatante. Elles ne sont pas non plus entrées dans le domaine de l’histoire impartiale et sereine, la seule qui soit admise dans cette enceinte. Le combat est encore trop près de nous : trop d’entre vous, Messieurs, y ont figuré, dans des camps opposés, et je croirais manquer au sentiment qui a réuni leurs suffrages sur mon nom, en évoquant le souvenir des luttes dont les conséquences les divisent encore.

 

Mais il me sera bien permis de dire que, dans tout le cours de ces débats, tour à tour au pouvoir et dans l’opposition, le duc de Broglie montra un courage, une fidélité à ses principes, un respect de la légalité qui ne furent égalés que par son talent oratoire. Ses résolutions furent toujours inspirées par le patriotisme le plus ardent, par les mobiles les plus élevés. On peut lui appliquer, sans réserve, l’hommage que le dernier président de l’Assemblée de 1871, avec l’autorité de sa loyale parole, rendait aux convictions de ses membres, lorsqu’il affirmait qu’elles avaient été dominées par une seule et unique pensée, l’amour du pays. L’honnête et laborieuse assemblée rendait alors à la France le mandat reçu d’elle dans des circonstances pleines de péril ; elle lui rendait en même temps une administration réorganisée, des finances rétablies, une armée prête à tout événement, la paix assurée et la liberté intacte. La constitution qu’elle lui laissait n’était pas celle que le duc de Broglie avait souhaitée. Il avait cru à une grande réconciliation nationale scellant, sur le terrain politique. les rapprochements opérés devant l’ennemi par la cordiale confraternité des champs de bataille : il avait espéré l’heureuse fusion des traditions du passé et des conquêtes de la civilisation moderne : il avait rêvé la France remettant ses destinées aux mains de l’antique maison dont le travail séculaire avait construit l’édifice de son unité et de sa grandeur, qui l’avait une fois déjà sauvée du démembrement en lui donnant la liberté constitutionnelle, et à laquelle elle confiait de nouveau la mission de panser ses blessures, de la replacer à son rang dans l’Europe monarchique, et d’assurer, par la haute impartialité d’une magistrature souveraine, le respect de tous les droits et la protection de tous les intérêts. Le rêve était beau ; mais il s’évanouit au grand jour des réalités.

 

Dans le naufrage de ses espérances, le duc de Broglie ne songea plus qu’à la France ; il essaya au moins de donner, aux institutions qu’elle avait choisies, des organes solidement constitués et qui fussent de nature à assurer la défense sociale et la paix religieuse. Il échoua devant les scrupules constitutionnels de certains de ses amis. Une dernière fois il se jeta inutilement dans la mêlée, pour soutenir les mêmes intérêts aux côtés du loyal soldat qui avait cru les servir par un appel légal au pays. Définitivement vaincu, mais non diminué, méconnu mais respecté, conservant intacte la dignité de son caractère et même l’estime de ses adversaires triomphants, le duc de Broglie se retira de la lutte et reprit sa plume d’historien. Il ne devait la quitter, qu’avec la vie.

 

Pendant vingt années d’un labeur assidu, les publications vont se succéder nombreuses, d’un intérêt croissant. Il a changé d’époque et d’instruments de travail. Nous sommes loin de Rome et de Constantinople, des graves problèmes d’histoire religieuse dont il a cherché la solution dans les témoignages plus ou moins sincères d’écrivains grecs ou romains. C’est à Versailles, à Potsdam, à Vienne que nous transporte sa curiosité studieuse, au milieu des événements sérieux ou frivoles du siècle dernier. C’est aux sources originales qu’il va puiser : dans les dépôts publics nouvellement ouverts, dans ses archives de famille heureusement retrouvées.

 

Il s’est aperçu, c’est lui-même qui le dit que l’histoire du XVIIIe siècle a été faussée par les partis politiques et philosophiques, par les appréciations d’apologistes gagés de confiance par les historiens contemporains. Il la rétablit par un patient travail, interrogeant les acteurs mêmes du drame historique, dans leurs plus secrètes correspondances de cette révision méthodique et consciencieuse sort une des œuvres d’histoire générale les plus considérables que notre époque ait produites.

 

Sur un point surtout, il a fait la lumière complète et définitive. Il a restitué le véritable caractère de l’évolution célèbre qui, mettant fin à la rivalité séculaire de la maison de Bourbon et de la maison d’Autriche, fit de Marie-Thérèse l’alliée de Louis XV. Il a démontré que cet événement considérable, loin d’être le produit d’un caprice et le résultat d’une erreur funeste, comme trop d’historiens l’ont répété, a été la conséquence nécessaire des profonds changements survenus dans la répartition des territoires et des influences militaires. Faisant justice des légendes ridicules ou scandaleuses, il a démontré que le tort des ministres français ne fut pas d’avoir conclu l’alliance autrichienne en 1756, mais d’avoir tant hésité à la conclure ; il a prouvé que la faute fut de ne l’avoir pas négociée en 1740 alors qu’offerte par le génie clairvoyant et l’âme résolue de Marie-Thérèse, elle pouvait être obtenue au prix d’avantages immédiats, et soutenue par des forces dont rien n’avait diminué la valeur ni ébranlé le prestige. La guerre eût sans doute été évitée et, s’il eût fallu la subir, Maurice de Saxe était encore là pour la conduire avec succès.

 

La démonstration se poursuit pendant le long exposé des faits, avec une ampleur, une clarté et un charme qui n’ont peut-être jamais été dépassés. Jamais peut-être n’ont été poussées plus loin les qualités de l’historien : l’art de démêler les fils embrouillés d’une intrigue de cour ou d’une négociation diplomatique l’esprit dans l’anecdote, la finesse dans l’étude des caractères la précision, l’émotion dans les récits de guerre, la gravité dans les réflexions, la hauteur dans les conclusions. Les récits de guerre surtout ont une vie et une couleur exceptionnelles ; l’instinct de la race semble se réveiller chez le descendant des vaillants soldats et des habiles capitaines dont le nom se retrouve à chaque page de son récit : il lui donne l’intuition des réalités militaires. La retraite de Prague et la bataille de Fontenoy sont des morceaux classiques ; le second surtout où revivent, d’une vie si intense, les poignantes péripéties du drame sanglant, la mâle attitude des combattants, les hésitations de la fortune, les inspirations décisives du génie, l’ivresse généreuse de la victoire, et que termine la célèbre péroraison où l’auteur, évoquant dans une rapide vision les gloires du passé et celles de l’avenir, salue la vaillance élégante de l’ancienne France éclairant d’un reflet de grâce héroïque le déclin de la monarchie, semblable au soir d’un beau jour qu’illuminent les derniers feux du soleil couchant.

 

Et quel relief dans les figures qui se succèdent sur la scène changeante du théâtre européen ! Quelle justesse de touche et quelle finesse de tons dans la peinture des caractères ! Broglie ne fait pas de portraits proprement dits, dans le genre immortalisé par Saint-Simon : il n’a pas le goût de ces compositions isolées : elles ont pour lui « l’inconvénient d’avertir le lecteur de ce qu’un récit bien fait doit lui faire apercevoir de lui-même ». Fidèle à cette définition, il se contente d’accentuer, par quelques traits colorés, la ressemblance déjà fixée par le seul exposé des actes et des discours. Le récit n’en est que plus vif et le portrait plus vivant. Qui ne se souvient des physionomies qui se détachent, dans leur saillante originalité, de cette galerie de souverains et de ministres, de généraux et de diplomates, d’abbés de cour et de favorites royales ! qui ne se rappelle les honnêtes et naïves illusions d’Argenson se croyant le Sully d’un nouvel Henri IV et s’attardant à poursuivre à Berlin, malgré Frédéric lui-même, l’accomplissement du « Grand dessein », — la triste attitude de Voltaire à Potsdam, — les enfantillages de Louis XV trompant son ennui et se donnant les illusions du gouvernement personnel, par l’étrange amusette de sa diplomatie secrète. —L’inviolable fidélité du comte de Broglie risquant sa vie et sa liberté sur les grands chemins de l’Europe, bravant la disgrâce, l’exil et jusqu’à la méfiance de sa propre famille, pour ne pas trahir l’inutile secret du Roi, — les éclairs de grandeur et les intimes défaillances du maréchal de Saxe, — et au-dessus de ces personnages de taille moyenne, les dominant de toute la hauteur de leurs génies dissemblables, les grandes figures de Frédéric et de Marie-Thérèse, l’un fondant la grandeur de sa maison par la violence et la duplicité, l’autre soutenant le déclin de la sienne par l’éclat de son mâle courage et de sa royale vertu.

 

Je m’arrête ; — aussi bien ma tâche serait-elle incomplètement remplie si je me bornais à signaler à votre attention le mérite littéraire des derniers écrits du duc de Broglie. Ces travaux n’absorbaient pas assez sa pensée pour qu’elle oubliât les sujets qui avaient été le principal souci de sa vie. Il se préoccupait du mouvement des idées, de l’évolution des partis, du sort que préparait à la liberté religieuse, aux intérêts économiques de la France, à ses intérêts extérieurs, l’influence croissante des doctrines révolutionnaires. Deux fois il interrompit ses études historiques, et rentra dans l’arène : une fois pour défendre le Concordat contre les interprétations arbitraires dont il était l’objet ; une autre fois pour rendre hommage au vicomte de Gontaut-Biron, pour apprendre au pays avec quelle dignité il l’avait représenté dans les circonstances les plus difficiles, pour lui montrer, par l’exemple de poignantes actualités, la fatale répercussion de ses divisions intérieures sur sa situation extérieure. Vains efforts ! inutiles avertissements ! L’œuvre des partis s’accomplissait, entraînant les généreuses illusions du duc de Broglie. Sa tristesse était grande, mais elle n’inspirait ni découragement à sa pensée, ni amertume à son langage. L’apaisement se faisait dans son âme que pénétrait la douce influence de la résignation chrétienne inspirant plus d’indulgence à ses jugements, plus de douceur à ses regrets, plus d’aménité à sa noble physionomie. Les sympathies venaient chaque jour plus nombreuses à cette vieillesse si digne et si sereine, lui apportant l’hommage de plus de déférence, de plus de justice. La maladie vint à son tour ajouter à ses mérites celui de la souffrance noblement supportée.

 

Malgré les progrès d’un mal cruel, le duc de Broglie ne déposa pas la plume, et c’est encore à l’histoire qu’il appliqua son dernier effort. Quelques mois avant sa fin, il donnait au Correspondant une étude d’histoire religieuse ; consacrée au célèbre conflit de saint Ambroise et de Théodose, elle le ramenait au point de départ de sa carrière studieuse ; il s’y montra aussi habile dialecticien, historien aussi consommé, polémiste aussi courtois qu’à ses débuts ; il y apparut aussi soucieux qu’à trente ans des véritables intérêts de l’Église et de son empire pacifique sur les âmes librement soumises ; aussi fidèle à ses principes qu’avant les grands déboires et les grandes injustices : le grand chrétien se retrouvait tout entier, avec ses croyances intactes, son talent affermi et éclairé par la sérénité croissante des derniers jours.

 

À ce dernier acte de sa foi religieuse, il semble qu’il ait voulu associer un dernier acte de sa foi politique, en rendant un suprême hommage aux institutions qu’il avait servies, et auxquelles il conservait, jusqu’au dernier soupir, une inébranlable fidélité. Sous ce titre : Le dernier bienfait de la monarchie, il raconta l’histoire de la fondation du royaume de Belgique ; il montra comment un pouvoir nouveau sut, malgré les difficultés de son origine, malgré les défiances de l’Europe, par son habileté et sa modération, par la vertu de la tradition monarchique qu’il avait renouée à propos, faire une brèche dans l’œuvre de 1815 et couvrir la plus vulnérable des frontières françaises de l’impénétrable rempart de la neutralité belge. Le livre ne le cédait en rien aux meilleurs ouvrages de sa maturité ; la trame du récit était aussi serrée, la phrase aussi souple et aussi élégante, les portraits aussi piquants, la pensée aussi profonde, le patriotisme aussi clairvoyant et pourtant la mort approchait à grands pas : elle surprit l’historien pendant l’impression des dernières pages.

 

Mais le surprenait-elle vraiment ? le duc de Broglie avait la vue trop claire pour se faire illusion sur la gravité du mal qui minait sa robuste constitution, sans altérer sa pensée ni entamer son courage. Nul doute qu’il ait vu venir la mort : il l’attendait avec la sécurité du croyant ; il était prêt : sa vie entière n’avait-elle pas été une longue préparation à la mort ? Comme Mme Swetchine dont il a, dans un admirable tableau, décrit les derniers instants, « il s’était fait une telle habitude de vivre par delà ce monde, qu’au moment d’en franchir la frontière, il n’éprouvait aucun besoin de se recueillir ». Comme elle il pouvait, dans la sérénité d’une âme détachée et d’une conscience tranquille, poursuivre la tâche accoutumée, lui consacrer la plénitude de ses facultés intactes et l’effort chaque jour diminué de ses forces décroissantes. Vous avez été, Messieurs, les témoins émus de ce beau spectacle lors de la dernière visite que le duc de Broglie fit à l’Académie et dont un de nos plus éminents confrères vous a récemment rappelé la grandeur touchante : « dans cet effet magnifique de la force d’une âme, vous disait-il, vous avez reconnu la vertu », et, dans un superbe langage, il vous décrivit la muette éloquence de vos fronts inclinés, de vos mains tendues pour un suprême adieu. Je n’en affaiblirai pas le souvenir par un commentaire personnel, et c’est à Broglie lui-même, à la plainte si chrétienne que lui arracha la mort de Mme Swetchine, que j’emprunterai la dernière expression de notre admiration et de nos regrets. Comme lui, pleurant les liens brisés d’une si longue amitié, la source tarie d’un commerce si sûr et si doux, le foyer à jamais éteint de conseils si utiles, d’inspirations si généreuses et si hautes, mais, comme lui aussi, nous refusant à croire à l’éternelle séparation, nous attachant à la consolation suprême des communes espérances, nous dirons : « Restez ensevelies, ô nos chères pensées, dans cette tombe dont la nuit n’est pas sans lumière, dormez-y du sommeil léger qui attend l’aurore ! »

 

[1] LAMARTINE, Recueillements poétiques, I.

[2] LAMARTINE, Harmonies poétiques, III, IX.