Discours de réception de Gabriel Hanotaux

Le 24 mars 1898

Gabriel HANOTAUX

Réception de M. Hanotaux

 

M. HANOTAUX ayant été élu par l’Académie française, à la place vacante par la mort de M. CHALLEMEL-LACOUR y est venu prendre séance le 24 mars 1898 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Permettez-moi d’évoquer ici, dès mes premières paroles, la mémoire du cardinal de Richelieu. Il m’a suffi, pour obtenir vos suffrages, d’avoir écrit les premières pages d’un livre qui lui est consacré. Votre indulgence n’a pas voulu attendre que l’œuvre fût achevée et, puisqu’elle a consenti à ne tenir compte que de mes intentions, elle m’encourage à inscrire, dans l’hommage que vous doit ma reconnaissance, le nom de votre illustre fondateur.

L’autorité dont l’Académie française n’a cessé de jouir depuis sa création est comme un éloge permanent du cardinal de Richelieu. Aujourd’hui que plusieurs siècles se sont écoulés, nous pouvons, mieux peut-être que les contemporains, nous rendre compte de la grandeur de la conception qui présida à votre établissement. L’homme d’État vous institua gardiens et défenseurs de la langue française. Il voulut aussi, selon l’expression d’un auteur du temps, faire de vous « les arbitres du goût littéraire », les « directeurs d’un riche et pompeux prytanée de Belles-Lettres ». En prenant une telle décision, il consacrait, d’une volonté ferme et lucide, l’œuvre à laquelle il avait dévoué sa vie : l’unité et la prééminence politique et intellectuelle de la patrie française.

Ayant la pleine conscience, qu’en France, la politique et les lettres sont étroitement unies, il cimentait cette union en offrant, à l’Académie naissante, sa protection. Il affirmait ainsi que les lettres ont leur rang et leur place officielle et consacrée dans l’État. Par contre, il reconnaissait que l’État ne peut que s’éclairer et s’honorer grandement en contractant une alliance durable et efficace avec votre république.

Et, Messieurs, les hommes de lettres de son temps, auxquels il s’adressait, ne se trompèrent point sur la portée des propositions qui leur étaient faites et de l’accord qu’il s’agissait de conclure. Avant d’accepter, ils hésitèrent, ils délibérèrent. Les quelques particuliers qui, pour parler comme Pellisson, se réunissaient, une fois la semaine, en un « réduit plein d’honneur », — c’est le cabinet du président Conrart, — pour traiter de sujets de belles-lettres, se montrèrent d’abord inquiets de voir traîner ainsi, en pleine lumière, l’intimité de leurs « assemblées secrètes et familières ». Leur indépendance, ou peut-être leur modestie en furent comme effarouchées. Le récit de Pellisson dévoile les scrupules de ces âmes sincères : « Quand ces offres leur eurent été faites et qu’il fut question de résoudre en particulier ce que l’on devoit répondre, à peine y eut-il aucun de ces messieurs, qui n’en témoignât du déplaisir et qui ne regrettât que l’honneur qu’on leur faisoit vînt troubler la douceur et la familiarité de leurs conférences... » Mais, Messieurs, après s’être consultés et avoir pesé le pour et le contre, ils finirent par se rendre aux raisons du judicieux Chapelain qui conseillait d’accepter. Ces hommes comprirent qu’un devoir s’imposait à eux. Ils répondirent à la noble pensée du ministre qui leur tendait la main ; et la jeune Académie, déjà grave, se prêta, avec bonne grâce et prudence, à un honneur qu’elle n’avait pas sollicité.

Ainsi, par un accord de volontés libres, l’institution fut créée, et elle s’implanta si fortement parmi les assises de la nation, que, malgré les orages, elle n’a pu en être déracinée et qu’elle subsiste, témoignant, par sa durée même, de l’heureuse inspiration et de la justesse des vues de l’homme d’État qui la conçut et des hommes de lettres qui répondirent à son appel.

La France, en effet, ne doit-elle pas la meilleure partie de sa gloire aux lettres et aux arts ? Sa langue se rencontre comme d’instinct sur les lèvres de tous ceux qui, dans l’expression de la pensée, cherchent la clarté, l’élégance, la lumière. Ses idées ont éclairé, ses passions ont enflammé l’histoire des deux derniers siècles. L’union intime de l’action et de la pensée, de la politique et des lettres est, chez nous, comme un devoir traditionnel. Un gouvernement s’égare, s’il n’a sans cesse les yeux tournés vers le monde des idées, dont vous êtes les arbitres ; et, ne voyons-nous pas que l’Académie française, pour n’envisager que son rôle particulier, s’est toujours plu à appeler dans son sein ceux des hommes politiques qui paraissaient à votre indulgence avoir quelque titre à s’asseoir parmi vous.

Et c’est ainsi, Messieurs, qu’en l’année 1893, quand il s’agit de trouver un successeur au grand homme de lettres qui venait de mourir, quand il fallut remplacer M. Renan, l’Académie élut un homme public, un orateur éminent, un personnage dont la vie, tourmentée et ballottée à tous les orages de la politique, s’achevait dans la dignité des hautes charges de l’État, M. Challemel-Lacour.

Quand vous le reçûtes parmi vous, M. Challemel-Lacour s’était déjà comme dépris de la vie active. Il n’en connaissait plus que les honneurs, après n’en avoir ressenti longtemps que les amertumes. Vous l’avez vu, droit et fier, correct et net, la taille bien prise, la figure régulière, la barbe d’une blancheur de neige. Mais l’œil bleu vivait toujours. Il dardait les flèches d’un regard perçant et prompt ; et, sur les lèvres mi-closes, courait un sourire dont l’ironie muette contenait, non sans effort, les traits toujours prêts d’une parole toujours redoutable. Challemel-Lacour avait une élégance naturelle et une naturelle autorité. C’est ainsi qu’il cachait, aux regards superficiels ou indifférents, l’ardeur des passions qui l’avaient longtemps agité. Il laissait le repos monter vers lui. Mais la vie ne l’intéressait plus guère depuis qu’elle n’était plus la lutte. Et c’est pourquoi, sur sa belle et énigmatique figure, peu de gens pouvaient discerner les traits réels d’une personnalité qui se contenait et qui s’appliquait au calme et à l’indifférence.

Quelle vie cependant fut moins calme et quelle plus éloignée de l’indifférence que celle de Challemel-Lacour ?

Challemel-Lacour était encore à l’École normale, quand éclata la révolution de 1848.

Il n’est pas, peut-être, d’époque, au cours de notre histoire, où la France ait témoigné plus de belle confiance en l’avenir et plus d’optimisme. On vivait à la fois tous les rêves : ceux de Saint-Simon et ceux de Bonald ; ceux de Chateaubriand et ceux de Napoléon. La popularité mariait étrangement les noms les plus disparates : Béranger, Lamartine, Lamennais. Les réalités quotidiennes étaient dédaignées. Tous les lendemains paraissaient possibles. Des génies fumeux, comme celui de Proudhon, répandaient une ombre épaisse et noire sur la simplicité et la clarté ordinaires de l’esprit français : « Vous aimez Proudhon, et je ne vous blâme pas, écrivait Renan. Mais quel spectacle pourtant que celui d’un homme qui ne vit que de la tête, qui s’enferme, se rend fou à force de dialectique et qui se jette dans la mêlée, frappant à tort et à travers à coups de logique ! »

Voilà bien cette génération, enivrée de dialectique, folle de littérature, nourrie de chimères. La révolution de 1848 éclate. Toutes les digues sont rompues, et chacun s’attend à la prompte et facile réalisation de chaque rêve particulier.

Quelles circonstances et quel champ d’action pour le jeune et brillant normalien dont les lèvres s’ouvraient d’elles-mêmes à l’éloquence ! Il avait reçu le don divin ses camarades le savaient ; ses professeurs le devinaient. M. Taine a raconté que, dans ces jours de désordre où l’imagination menait le branle, la promotion entière allait parfois, dans les banquets populaires, pour entendre parler Challemel-Lacour : on était fier de lui. M. Taine avait conservé, de ces souvenirs la plus vive impression et disait que personne ne lui avait jamais donné aussi réellement l’idée de l’orateur.

On a conservé le texte d’un de ces discours, celui que Challemel-Lacour prononça au banquet de l’École normale, au mois de juillet 1848. Aujourd’hui, nous sommes frappés plus encore par la témérité des opinions et le ton tranchant des affirmations que par des qualités oratoires, qu’un demi-siècle a quelque peu fanées. Challemel-Lacour maudit le Code civil : « comme un monument d’iniquité » ; il accuse la science « de se taire ou de mentir», « le sanctuaire d’être un marché », « l’idée de s’être prostituée à la force ». Il adjure la jeune démocratie française de voler au secours de « ses frères opprimés d’Italie et d’Allemagne ». Tout est remis en question. Tout doit être renouvelé au dedans et au dehors. L’imagination du jeune scholar embrasse le monde. La phrase emporte l’idée ; l’accent emporte la phrase ; et la parole qui roule emporte, dans son torrent, ces jeunes esprits que l’École normale rassemble dans ses parvis classiques et qu’elle nourrit pour toutes les ambitions, pour tous les rêves, pour toutes les désillusions !

Beulé, J.-J. Weiss, About, Taine, Ordinaire, Prévost-Paradol (qu’on me permette d’oublier les noms de ceux qui sont encore parmi nous), tels étaient à l’École normale les camarades de Challemel-Lacour. Phalange glorieuse, brillantes promotions, troupe enthousiaste et vaillante qu’un orage soudain dispersa et précipita, au moment où, les ailes à peine ouvertes, elle mesurait de l’œil un immense horizon. Il faut, entendre la plainte d’une de ces âmes blessées : « Le 2 décembre, dit J.-J. Weiss, a été une douche d’eau glacée sur des cerveaux en feu. Tout le travail de l’imagination française s’est arrêté net... Si le champ de la pensée ne s’est pas rétréci, il s’est abaissé. Le coup d’aile est tombé. Nous n’avons plus eu de char de Phaéton, ni d’essor à travers la nuée bleue. Éloquence, poésie, philosophie idéale, enthousiasme de la politique et de la liberté, ivresse de la foi et de l’amour, qu’êtes-vous devenus ?... » Peut-être, en vérité, le monde n’a-t-il pas perdu, en une seule journée, toutes ces belles choses ; mais ceux qui souffrirent du coup d’État les crurent vraiment mortes et c’est assez que, toute leur vie, ils en aient, de bonne foi, porté le deuil.

Challemel-Lacour qui était sorti de l’École normale, premier agrégé de philosophie, en 1849, avait été envoyé d’abord au lycée de Pau, puis à celui de Limoges. Il fut signalé, au 2 décembre, pour ses opinions républicaines, emprisonné à Paris pendant quelques mois, puis expulsé. Il avait vingt-cinq ans. Ce jeune homme prit, pour de longues années, le chemin de l’exil. Ainsi, dans une vie à peine commencée, tout s’écroulait d’un seul coup ; tout était à refaire, moyens de vivre, avenir, carrière, sentiments, opinions même. Et l’on s’étonne qu’un pli sombre se soit creusé pour toujours sur son mâle et froid visage !

Toutes les âmes ne sont pas de la même trempe ; toutes ne supportent pas de même façon les grands malheurs soit publics, soit privés. Les unes se brisent, d’autres plient, d’autres résistent.

Ces différences se précisent et s’affinent parmi cette classe d’hommes aux nerfs toujours tendus, à l’attention constamment tournée sur eux-mêmes, — j’ai nommé les hommes de lettres. Elles se sont dessinées d’un trait particulièrement précis, dans les circonstances que je viens de rappeler, et ont distingué des tempéraments divers qu’une même culture et des opinions semblables avaient tout d’abord rapprochés et confondus.

Il en fut de souples et de prudents qui, faciles à désabuser, se replièrent sur eux-mêmes et abritèrent, sous le vaste appareil d’une érudition immense et d’une doctrine hautaine, les grâces d’un épicurisme délicat et le jeu plaisant des affirmations contradictoires ; il en fut de légers et adroits que la coquetterie des oppositions sans péril retint d’abord, mais qui, revenus à l’ambition par le scepticisme, changèrent de vanité, sans avoir changé de caractère ; il en fut de curieux qui s’étonnèrent et qui voulurent connaître la raison de ces choses : ceux-là s’enfoncèrent dans les labyrinthes de la philosophie, de l’art et de l’érudition et trouvèrent, dans la recherche persévérante et inassouvie, un calme et une tranquillité d’âme que la solution du problème, peut-être, ne leur eut pas donnés ; il en fut qui devinrent, en riant, les condottières des causes où les jetèrent le hasard, le besoin, ou le caprice des circonstances, et qui mirent leur bravoure et leur coup d’œil au service des événements qu’ils ne prétendaient plus diriger. Enfin, il en fut quelques-uns qui regardèrent en face les événements, qui acceptèrent, simplement, leurs nouvelles destinées et qui, sans faiblir, assurant à une vie sans reproche les ressources dues au seul travail, attendirent l’heure trop prévue, non désirée, où la patrie aurait recours à leurs services et à leur fidélité.

Challemel-Lacour fut de ceux-là. L’exil est, pour lui, le véritable apprentissage de la vie. L’exil complète ce que l’École avait préparé. L’École l’avait instruit dans les lettres antiques ; l’exil lui enseigna la philosophie et la culture modernes. Quand il rentra en France, en 1858, il avait fait le tour de l’Europe et le tour des idées. La Belgique, la Suisse, l’Angleterre, l’Allemagne, — l’Allemagne surtout, — étendirent, dans les directions les plus variées, le champ de ses vastes connaissances. Ceux qui ont connu Challemel-Lacour, ceux qui ont pu lire les nombreuses et remarquables études qu’il a publiées dans les journaux et dans les recueils périodiques, savent que la philosophie et les lettres n’avaient pas de secrets pour lui. Il avait, sur tous les sujets qu’enferme ce large cadre, une préparation personnelle, une opinion réfléchie, un jugement où le bon sens, le bon goût et la compétence le disputaient à l’autorité et à la rigueur.

Ses fortes études classiques le servaient, quand il écrivait, sur la Cité antique, de Fustel de Coulanges, une série d’articles où l’homme de goût place, du premier coup, l’illustre historien au rang éminent qu’il occupe dans les lettres françaises, et où l’homme politique, par un parallèle approfondi de l’histoire romaine et de l’histoire moderne, débarrasse la théorie républicaine de l’imitation d’un passé auquel elle s’était trop longtemps asservie.

Dans la littérature moderne, ses préférences vont au XVIIIe siècle. Peu d’hommes ont mieux connu cette époque, où toutes les qualités et tous les défauts de notre race éclatent et s’achèvent en une si charmante et si puissante éclosion. Époque délicieuse qui, par le goût, la mesure et le sens des proportions, touche au grand et à l’éternel ; époque glorieuse qui, à coups de chefs-d’œuvre, sut préparer et accomplir tous les affranchissements ; époque qui reparaît devant nous, dans sa grâce et sa splendeur native, depuis que les imaginations troubles de l’âge intermédiaire se sont heureusement dissipées. C’est là que Challemel-Lacour rechercha ses exemples. Sa langue est sobre, courte, un peu sèche, mais vibrante et résonnante comme la flèche qui frappe le but. Si l’expression ne s’attache qu’à rendre la pensée, elle la rehausse et l’ennoblit par la précision et le choix d’un trait net et lumineux. Écrivain excellent, s’il n’était parfois tendu, persuasif, s’il n’était paradoxal, naturel même, si la recherche n’apparaissait souvent dans un goût excessif de la simplicité, Challemel-Lacour se rattache à nos meilleures traditions littéraires. Et son œuvre serait lue, s’il ne l’avait négligemment laissée dans les colonnes des feuilles périodiques où elle a paru.

Mais la génération qui se formait à la pensée et à la vie, de 1860 à 1870, n’a pu méconnaître la portée des enseignements marqués d’un tel caractère. À cette heure de doute universel et d’enquête anxieuse où la théorie s’isolait, bien malgré elle peut-être, des réalités pratiques, les travaux de Challemel-Lacour ont été souvent comme ces percées de mines qui renseignent et avertissent sur les grandes entreprises de l’avenir.

Challemel-Lacour, comme plusieurs de ses contemporains, a longuement arrêté sa pensée sur l’énigme que l’Allemagne présentait alors aux esprits réfléchis. Cette vaste étendue de terres, cette masse profonde de peuples faisant tampon au centre de l’Europe est, pour le philosophe et pour l’historien, un grave sujet d’études. Seule une vue superficielle des choses peut se satisfaire de quelques aperçus rapides, de quelques plaisanteries faciles, ou de jugements improvisés. Dès le milieu du siècle, ces conclusions trop hâtives paraissaient insuffisantes. On sentait que le livre de Mme de Staël n’avait pas tout dit. Pour mesurer la force en présence de laquelle on se trouvait, on eût voulu connaître les ressorts secrets de la pensée et de l’imagination allemandes.

L’Allemagne que Challemel-Lacour avait connue, l’Allemagne de son exil, l’Allemagne des universités et des professeurs était toute vibrante encore de la grande impulsion que, dès le début du siècle, l’œuvre de Kant lui avait imprimée. Challemel put en mesurer encore les effets ; il put voir, sous ses yeux, se dérouler les conséquences extrêmes qu’une logique implacable tirait de la pensée du maître.

Lorsque celui-ci fait la critique de la raison pure, lorsqu’il ruine et saccage tout l’édifice de la métaphysique et de la théologie classiques, lorsqu’il enferme l’infini dans les catégories de la pensée, capable sinon de le concevoir, du moins de le nommer ; lorsque, après avoir tout détruit, il reconstruit tout à coup sur les bases de la raison pratique et qu’il donne à l’humanité, au monde, à Dieu même, pour principe unique, la morale, le devoir, que fait-il autre chose que d’arracher à l’âme allemande son secret, que d’achever ce que Luther avait ébauché, que de proclamer, une fois de plus, la doctrine qui supprime la hiérarchie et les intermédiaires, pour ramener tout à la conscience individuelle ; que représente-t-il sinon l’orgueil de la vie, la foi dans les œuvres, le triomphe de la volonté, l’autorité de la personne humaine plantée seule en face de l’univers qui ne saurait l’écraser sans périr avec elle ?

Cette doctrine aboutit, dans l’œuvre du philosophe de Kœnigsberg, au rêve de l’abbé de Saint-Pierre, à la paix idéale et à la République universelle. On dirait que le maître a hésité devant les conséquences dernières de son système ou, si l’on veut, que son âme trop humaine n’a pas voulu les apercevoir toutes. Mais ses successeurs ont été plus hardis. Soit qu’avec Hegel, ils disciplinent ces vitalités orgueilleuses et les enrégimentent au service de l’État ; soit qu’avec Max Borner, ils concluent par le culte du moi, soit qu’avec Feuerbach, ils aboutissent à la fameuse formule : « Que la volonté de l’homme soit faite » ; toujours ils restent dans la logique du père de l’École, dans la ligne de la doctrine éminemment luthérienne et continentale, si âpre dans son contraste avec la vieille légende dont la Méditerranée avait bercé l’enfance des races nées sur ses bords ensoleillés.

Mais il était également dans la logique d’un tel et si puissant effort, que la doctrine fût poussée invinciblement vers celles de ses conséquences qui la détruisent elle-même. Et ce résultat, en effet, fut atteint, dès le premier quart du siècle. Un philosophe, dont le nom ne sera cependant sur les lèvres des hommes que trente ans plus tard, Schopenhauer, devient l’ironique destructeur du système qu’il embrasse et qu’il achève. Oui, le monde s’absorbe dans l’homme ; oui, le monde, oui, l’homme ne sont que volonté. Mais cette volonté, à quoi sert-elle ? d’où vient, elle ? où va-t-elle ? personne ne le sait, ne le saura jamais. L’arc est tendu ; la flèche part. Elle fuit dans le vide. La loi du monde, l’aboutissant de la morale, la vraie sagesse, c’est le Nirvana : « La vie, dit le philosophe, est un effort constant ; cet effort qui constitue le centre, l’essence de chaque chose, prend le nom de volonté. Mais la volonté est sans cesse aux prises avec les obstacles que la réalité lui oppose, et alors c’est la souffrance. Toute vie est, par essence, douleur. Plus l’être s’élève, plus il souffre. Pour la plupart, la vie n’est qu’un combat pour l’existence avec la certitude d’être enfin vaincus. La vie est une chasse incessante où, tantôt chasseurs, tantôt chassés, les êtres se disputent les lambeaux d’une sinistre curée ; une sorte d’histoire naturelle de la douleur qui se résume ainsi : vouloir sans motifs, toujours souffrir, toujours lutter, puis mourir ; et, ainsi dans les siècles des siècles, jusqu’à ce que notre planète éclate en petits morceaux. » Et encore, pour conclure ; car il faut une conclusion : « Ce monde si réel, avec tous ses soleils et toutes ses voies lactées, c’est le néant. »

Ainsi s’achemine, vers l’affirmation nihiliste, cette évolution de la philosophie allemande qui a trouvé son point de départ et sa loi dans l’orgueil de la volonté humaine. Mais, chemin faisant, elle a stimulé des enthousiasmes, enrôlé des courages, discipliné des forces, travaillé à des œuvres vastes et puissantes. Si la force critique qui les a élevées a déposé, en même temps, dans leurs fondements un germe de destruction, c’est ce que l’avenir dira. Mais quelle erreur de s’imaginer que ce poème de la volonté et de l’énergie humaines serait en pure perte, qu’il resterait enfermé dans les arcanes d’un enseignement pédantesque ; quelle courte vue de ne pas voir où il tend ; quelle naïve ignorance que de détourner la tête en raillant son obscur et fastidieux ennui !

Cette faute, Challemel-Lacour ne la commet pas. De même que Quinet, que Renan, que J.-J. Weiss, il étudie, il approfondit, il voit et il devine. De nombreux articles parus dans divers recueils forment comme une galerie des personnages célèbres de l’Allemagne philosophique, intellectuelle, artistique même. Il comprend la portée de l’œuvre de Wagner et traduit ses poèmes. Surtout, il consacre deux études magistrales à deux des types les plus accomplis de l’évolution allemande, dans la première moitié du siècle, Guillaume de Humboldt et Schopenhauer.

Guillaume de Humboldt, descendant d’une grande famille du Brandebourg, frère de l’auteur du Cosmos, diplomate, homme du monde, encyclopédiste, linguiste, curieux, dilettante, unit le XVIIIe siècle philosophique, qui se ressent encore de l’influence française, au XIXe siècle profond et combatif. Il est de la lignée de Voltaire par Frédéric : il est aussi de la génération de Stein et de Scharnhorst. Il met une main, extrêmement active, à l’œuvre fondamentale de l’éducation populaire et de l’enseignement supérieur. Encore incertain, il prépare les voies. Challemel-Lacour lui consacre un livre excellent, ferme et sobre, semé de tableaux pittoresques et de traits précis, où l’on voit naître, parmi les hésitations et les scrupules des premiers pas et des premiers gestes, ce grand enfant déjà puissant et, terrible qui remplira le siècle de sa prodigieuse croissance.

L’autre est tout contraste : c’est un fils de marchand. Il vient de Hollande ; il a recueilli la tradition de Spinoza. C’est un homme de goût, de paix, de bien-être. Il semble que tout, dans le monde, lui sourie. Et, tout à coup, il apparaît comme le démon de la désespérance et du pessimisme. Jamais la théogonie hébraïque, dans ses conceptions les plus sombres, ne s’est enveloppée de plus sinistres ténèbres. C’est la logique, une logique terrible et implacable, qui porte jusqu’à cet excès ce bourgeois délicat, cet épicurien gâté par la fortune. Challemel-Lacour a tracé, de l’œuvre et de l’homme, un portrait achevé qui fait, peut-être, le fond de ce que l’on sait, en France, sur l’auteur du Monde comme représentation et comme volonté. Qui ne se souvient de la page excellente, d’une ironie si voilée, consacrée aux deux entretiens qu’il eut avec le célèbre philosophe déjà en pleine gloire : « J’arrivai vers la fin de son dîner et je le trouvai assis à table d’hôte, à côté de plusieurs officiers. Je remarquai devant lui, près de son assiette, un louis d’or qu’il prit en se levant et qu’il mit dans sa poche : « Voilà vingt francs, me dit-il, que je mets là depuis un mois avec la résolution de les donner aux pauvres, le jour où ces messieurs auront parlé d’autre chose pendant le dîner que d’avancement, de chevaux et de femmes ; je les ai encore. » Nous allâmes nous asseoir seuls à une table. Je lui dis en souriant que je le savais sévère pour les femmes et que l’amour me paraissait, après tout, une des fortes objections à opposer à son pessimisme. Il me répondit avec gravité : « L’amour, c’est l’ennemi... Les femmes sont ses complices. Elles ont accompli une chose merveilleuse lorsqu’elles ont spiritualisé l’amour. Peut-être c’en était fait de lui et du genre humain ; les hommes, fatigués de souffrir, allaient, peut-être, prendre le chemin du salut en renonçant à l’amour. Les femmes y ont pourvu... Depuis que vous les avez admises à délibérer, elles ont fait de vous une race de Chrysales qui a désappris, sous leur joug, les fortes vertus ... Tenez, j’ai soixante-dix ans et plus, ajoute le philosophe (et cet aveu est peut-être l’excuse d’une vertu si farouche), et si je me félicite d’une chose, c’est d’avoir éventé le piège de la nature ; c’est pourquoi je ne me suis pas marié. Préparer la fin du monde et en indiquer le chemin, telle est la suprême utilité des existences ascétiques... L’ascète sauve la vie de générations entières. Il donne un exemple qui a failli sauver le monde, deux ou trois fois. Les femmes ne l’ont pas voulu, c’est pourquoi je les hais. » Cependant, ajoute le narrateur, il parlait avec calme, en lançant de temps en temps une bouffée de tabac ; ses paroles lentes et monotones, qui m’arrivaient à travers le bruit des verres et les éclats de gaîté de nos voisins, me causaient une sorte de malaise, comme si j’eusse senti passer sur moi un souffle glacé, à travers la porte entr’ouverte du néant. »

Il serait téméraire de penser que de pareils entretiens, que les vastes études qu’ils complétaient, n’ont laissé aucune trace sur l’esprit du jeune Français que les circonstances avaient mis face à face, dans ce colloque singulier, avec le grand pessimiste allemand. Cependant il est permis d’affirmer que Challemel-Lacour n’a pas trouvé, dans la philosophie germanique, le dernier mot de sa propre philosophie. Il avait une originalité nationale et française trop accusée, une éducation classique trop forte, un jugement trop ferme, pour se laisser entraîner par les violents paradoxes ou abattre par les terribles coups de massue d’un pareil interlocuteur.

S’il fallait rechercher la véritable pensée d’un homme qui a poussé très loin la discrétion de ses idées et de ses sentiments personnels, il conviendrait de rentrer en France, de remonter aux souvenirs de l’antiquité, de se remettre au rythme mesuré de notre génie et de notre langue. Parmi tant de pages remarquables, il y aurait à distinguer celles qu’il a consacrées à l’œuvre d’un de vos plus illustres confrères, aux Destinées d’Alfred de Vigny. Il faudrait répéter les paroles si graves et si justes par lesquelles il caractérise le génie du « descendant des chasseurs de loups de la Beauce » ; il faudrait lire l’analyse si fine qu’il fait, en rapprochant la figure d’Alfred de Vigny de celle de M. Molé, des deux sortes de caractères « qui se heurtent et se combattent aujourd’hui, celui des hommes de l’idéal et celui des hommes d’affaires » ; il faudrait souligner l’effort qu’il fait pour les concilier, sans les rabaisser. Il faudrait remarquer les termes dans lesquels il parle du pessimisme de M. de Vigny, « de cette religion secrète et réservée », de « cette ambroisie dont les grossiers mortels ne veulent pas », pour voir se dessiner, par contraste, le stoïcisme philosophique et classique, mais actif et vigoureux, auquel Challemel-Lacour paraît s’être définitivement arrêté.

Sortirai-je, Messieurs, de la réserve qui m’est prescrite, si je fais observer que ces doctrines étaient celles du parti auquel M. Challemel-Lacour appartenait depuis 1848, du parti républicain ? Je sais que, pour ces hommes, l’heure de l’histoire et l’heure de l’impartialité n’ont pas encore sonné. Pourtant, Messieurs, trente ans déjà se sont écoulés. Les faits sont là. Est-ce diminuer le pays, est-ce diminuer notre siècle que de constater, qu’au moment où la France fut, par des infortunes inouïes, plongée dans les plus affreux désastres, il se trouva un groupe, une équipe nouvelle composée d’hommes ayant au cœur, avant tout, le souci du bien public et la passion des plus nobles causes, et que ces hommes investis, dans une telle catastrophe, de la mission redoutable de sauver l’honneur et de préparer l’avenir, ne furent pas inférieurs à cette tâche ?

L’Académie française a appelé dans son sein quelques-uns des plus éminents parmi ces bons citoyens : M. Challemel-Lacour fut du nombre. Et, Messieurs, à l’heure présente, au moment où, selon l’usage, celui qui remplace M. Challemel-Lacour prononce devant vous son éloge, conviendrait-il qu’il effaçât, de son souvenir et de ses paroles, la mémoire des longs et louables services que celui qui a été souvent son guide, une fois son chef et deux fois son prédécesseur, a rendus au pays ?

Dans cette personnalité vigoureuse et active, c’est l’homme politique qui, d’abord, s’impose à l’attention. Pourquoi le repousser dans l’ombre quand son rôle est de ceux qui peuvent apparaître en pleine lumière ?

Préfet du Rhône au 4 septembre, il accepte sans hésiter une mission qui semble désespérée. Il se jette dans la tourmente des passions révolutionnaires déchaînées. Sans secours, sans appui, sans moyens d’action, il impose à tous par la vigueur, par l’énergie, par la persévérance. Parmi tant de traverses, il poursuit, sans relâche, l’objet principal de sa délégation et se consacre, avant tout, à l’organisation de la résistance dans l’Est. Alors que les dissensions locales aggravent les malheurs publics, lui parle, agit, au nom du pouvoir central, au nom de la France, au nom de la patrie qui a besoin de toutes ses ressources et de tous ses enfants ; et quand, dans un jour affreux, la foule affolée se précipite vers lui, l’enveloppe, le menace, il fait ferme, reste debout, domine et contient enfin, par son sang-froid, l’émeute qui se sent impuissante, sinon à l’atteindre du moins à l’ébranler.

C’est pour défendre sa conduite pendant ces journées tragiques, qu’il monte pour la première fois à la tribune, dans l’Assemblée nationale, après deux ans de silence, et qu’il dévoile, tout à coup, les ressources magnifiques de l’éloquence qui dort en lui. Ce n’est pas seulement un cri d’indignation et de colère, ce n’est pas seulement une protestation véhémente, c’est une chaude et large coulée de conviction brûlante, de passion longtemps contenue qui s’épanche soudain.

Jusque dans le désordre d’une des séances les plus agitées qu’ail vues cette illustre assemblée, Challemel reste maître de lui et, par là, reste maître de son auditoire étonné. On a critiqué ses actes, il discute ; on a blâmé ses dépenses, il calcule ; on a raconté de petits faits, il les narre à nouveau ; on a incriminé ses intentions, il les explique. Enfin on veut faire de lui un accusé : de quel noble geste il détourne un trait qui ne peut l’atteindre. Dialectique, véhémence, ironie, érudition même, tout lui sert, tout devient arme dans sa main. À aucun moment, il ne perd de vue le but qu’il s’est proposé : relever aux yeux de tous, aux yeux de l’étranger, les efforts inexpérimentés peut-être, mais sincères et bien intentionnés d’une administration et d’une population qui, parmi de tels désastres, avaient, du moins, la volonté de servir le pays.

Il se demande avec tristesse, avec amertume, pourquoi « l’on paraît prendre à tâche de fournir à la France des prétextes de se mépriser » ; et qui ne s’associerait à sa plainte hautaine quand victime, une fois encore, des passions politiques, il s’écrie : « Je sais qu’il y a des esprits qui croient que la passion politique excuse tout, que la passion politique justifie tout ; qu’il est permis, pour combattre un adversaire, de le déshonorer ; qu’on peut faire croire ou laisser croire à l’existence de certains faits qui entachent l’honneur et qui n’existent pas ! Je dis qu’on se trompe. La passion politique, elle-même, a sa limite ; et cette limite, c’est la justice, cette limite, c’est la vérité ! Il y a quelque chose de plus grave qu’un adversaire maltraité, qu’une vérité déguisée, que la justice blessée ; c’est le triste et funeste exemple qu’on donne, par là, à une nation qu’on se propose d’instruire et de moraliser. »

Dès lors, la figure de Challemel-Lacour apparaît dans son vrai jour. Ce n’est plus seulement un philosophe, ou un lettré, un publiciste ou un polémiste ; c’est un orateur.

C’est l’orateur, Messieurs, que vous avez appelé à prendre place parmi vous, lorsque vous avez élu Challemel-Lacour ; et puisque l’Académie a souvent couronné par son choix des hommes qui, comme lui, ont occupé, par la parole, une grande place dans les assemblées politiques, qu’elle me permette d’apporter mon tribut d’admiration à cette forme suprême de la littérature vivante et agissante, l’éloquence.

Cicéron définit, d’un seul mot, ce qu’il considère comme le principe essentiel de l’art oratoire : « Pour être un orateur, dit-il, il faut avoir une philosophie » ; une philosophie, c’est-à-dire une doctrine, une foi, des idées arrêtées sur la vie de l’homme et sur sa destinée.

L’éloquence, c’est la conviction en marche. Or, la conviction ne se fait pas avec un raisonnement de circonstance ou une réflexion passagère. Elle se dégage de la personnalité tout entière. Toute une vie se ramasse dans la conviction d’un instant, et c’est à ce moment précis que l’éloquence apparaît.

Quand, parmi le tumulte d’une de nos assemblées, la vérité se dérobe ou se voile, quand les passions la cachent, quand les intrigues l’altèrent, quand la décision se fait attendre et que les consciences hésitent, un homme se lève et se présente, seul en face de tous. Avant qu’il ait parlé, il semble qu’on respire, dans le silence de tant de visages tournés vers lui, l’émotion du secret qu’il va dire et que tout le monde attend. Il parle ; les pensées volent au-devant de lui. On dirait qu’il ne les traduit qu’au fur et à mesure qu’elles s’inscrivent, à sa voix, dans les cerveaux et dans les cœurs. On l’entend, pour ainsi dire, sans l’écouter ; on le suit, on halette. Et, tout à coup, la conviction se fait par un choc, une explosion soudaine qui illumine toutes les âmes... Mais, pour parler ainsi aux foules, ou plutôt, pour les faire parler ainsi dans un dialogue où l’on n’entend qu’une seule voix, il faut avoir, dans l’âme, quelque chose des sentiments simples et des passions larges qui seuls touchent et seuls émeuvent des centaines, des milliers d’auditeurs, la foule en un mot, et qui l’emportent violemment vers cette communion à laquelle elle aspire. Si tu veux que je pleure, il faut pleurer ; si tu veux que je croie, il faut croire. Oui, il faut une philosophie pour atteindre à l’éloquence.

Et c’est parce que Challemel-Lacour s’était fait une philosophie, parce qu’il avait arrêté ses idées sur la vie et sur la politique, qu’il a occupé un rang si élevé parmi les orateurs de son parti et de son temps. Son éloquence jaillissait des sources profondes de son être. Toute une vie répondait pour elle. Longtemps contenue et comme oubliée au fond de l’âme où elle avait été déposée à la naissance, on la vit le jour où elle apparut, debout, tout armée, sans besoin d’aucune préparation, parce qu’une existence entière s’était employée, inconsciemment, à la préparer.

Cette tenue d’une vie publique, si conforme à elle-même et si consciente d’elle-même, se manifeste à tous les moments de la courte et puissante carrière oratoire de Challemel-Lacour : soit que, dans la période d’anxiété et de combat, il pousse avec vigueur la polémique de parti jusqu’au point où elle est contenue par les intérêts généraux du pays et le respect de l’adversaire, soit que, détenteur momentané du pouvoir, il aide Jules Ferry à jeter les bases, si discutées alors, de notre nouvel empire colonial, soit que, rentré dans le rang, il s’applique à tracer, d’une main ferme, la doctrine définitive du parti qui a désormais la responsabilité du gouvernement.

Les hautes questions d’instruction publique le passionnent. Il sait bien que l’avenir est là. Il défend les études classiques. Il défend désespérément l’indivisibilité du haut enseignement dans un pays que tous les périls environnent, et qui ne doit son existence qu’à sa forte et invincible unité. Sa vigilance est toujours attentive, dès qu’il s’agit de rappeler les principes traditionnels, qu’il considère comme la leçon de l’expérience et de l’histoire. Il est au premier rang des défenseurs des droits de l’État. Il dénonce l’amollissement des mœurs publiques, s’il voit qu’une tolérance excessive laisse porter atteinte aux nécessités de la discipline sociale. À tous les partis, même au sien, il rappelle sans cesse que la liberté d’écrire ou d’agir doit s’arrêter là où, par l’utopie ou le fanatisme, elle menace l’existence même de l’État.

Cependant, Messieurs, sa carrière s’achève. Qui n’a présents à l’esprit les deux admirables discours prononcés au Panthéon, dans lesquels Challemel-Lacour explique, tantôt le travail d’un siècle à propos du centenaire de la proclamation de la République, tantôt la vie d’un grand citoyen, aux obsèques de M. Carnot ? Morceaux comparables aux plus beaux modèles que nous ait laissés l’antiquité, dignes des circonstances solennelles dans lesquelles ils se sont produits. Relisez ces pages, Messieurs, évoquez le souvenir de ce vieillard encore robuste, apparaissant dans ces jours de fête et de deuil et parlant au nom de la nation. Écoutez-le : « Voilà l’aïeul et le petit-fils réunis. Devant cette destinée qui semble réserver de parti pris aux vies les plus honnêtes, aux cœurs les plus hauts et les plus désintéressés, tantôt l’exil, une vieillesse errante, une mort obscure loin du pays natal sous un toit étranger, tantôt la vengeance inexplicable d’un fou sorti de l’ombre uniquement pour frapper, un doute amer se glisse dans l’âme ; elle se demande à quoi bon agir, puisque telle est la rémunération qui attend les plus purs dévouements. »

Mais bientôt la pensée, qui vient de se plaindre et de s’abattre, se relève et console : « La France, que le grand-père et le petit-fils ont aimée d’un même amour, est là vivante et forte, portant noblement la cicatrice des blessures qu’elle a reçues. L’ouvrier est frappé au milieu de son travail. Il périt par un accident vulgaire ; l’œuvre avance et se conserve. La France vit du dévouement de tous ceux qui se sont sacrifiés pour elle, des nobles pensées qui ont traversé leur esprit, de leurs souffrances, même de leur mort. »

C’est ainsi que parlait de la France le président du Sénat, membre de l’Académie française, le 1er juillet 1894, aux obsèques du président Carnot. Est-il au cours de notre histoire une circonstance plus noble, une plus juste parole, des accents plus dignes de mémoire ?

Une vie bien conduite se dirige, par une suite ordonnée, vers la fin qui la couronne. Il en fut ainsi de celle de M. Challemel-Lacour. Peu à peu, en lui et autour de lui, les passions s’étaient apaisées. Le régime à la fondation duquel il avait tant contribué s’était affermi. La République lui avait confié ses plus hautes charges. Successivement ambassadeur à Berne, ambassadeur à Londres, ministre des affaires étrangères, il avait occupé ces fonctions avec autorité. En 1893, il avait été élu membre de l’Académie française, en remplacement d’Ernest Renan, et avait prononcé, dans la séance de réception, un discours retentissant. Il était, depuis de nombreuses années, membre du Sénat. Personnage vraiment curulaire, il fut porté soudain, après la mort de Jules Ferry, au fauteuil de la présidence.

Paris, qui, en somme, l’avait peu connu, put l’approcher et saisir quelques traits frappants ou piquants de son caractère. On y trouvait comme un reflet de sa vie tout entière. De longs malheurs, d’amers désenchantements, des traverses nombreuses violemment franchies, des angoisses profondes énergiquement contenues, peu de confiance, nul abandon, une pensée toujours aux aguets, toujours tendue, une sensibilité nerveuse et parfois maladive, tout un passé dont rien n’était rappelé, mais dont rien n’était oublié, donnaient à sa figure quelque chose de froid, de hautain, de distant, qui n’encourageait guère les faciles familiarités. Mais, par contre, ceux qui l’approchaient, les trop rares qui pouvaient se compter parmi ses amis, étaient vite séduits et retenus par l’urbanité vraie, la délicatesse des manières, la variété et l’éclat de la conversation, l’immense culture, les vues d’ensemble et, enfin, la haute et forte conception philosophique, toute d’action virile et de résignation fière, que Challemel-Lacour avait empruntée à l’antiquité et qu’il appliquait dans tous ses actes, sans qu’il la professât jamais.

À cette époque de sa vie, il se plaisait dans le monde, dans la société des femmes. Il avait, pour leur parler, des façons charmantes et fines où se reflétait quelque chose de ce XVIIIe siècle qui lui était si cher. Leur présence l’animait ; il devenait tout autre. On eût dit qu’une fleur d’aménité perçait tout à coup les neiges de son visage. Répondait-il seulement au délicat appel que la grâce féminine adresse à ce qu’il y a de meilleur et de plus raffiné dans l’esprit de l’homme ? Non. À certains traits, à certaines nuances de la pensée ou de la parole, à certaines inflexions, on percevait comme l’écho d’un sentiment profond, à peine manifesté, vite réprimé. En ces moments, Challemel-Lacour était exquis. On découvrait, en lui, l’homme de cœur qui, par testament, distribua son bien aux pauvres et ses livres à ses jeunes camarades. Ceux qui ont connu cet homme, ou plutôt ceux qui l’ont deviné, n’ont pas eu de peine à pardonner les boutades d’un esprit parfois caustique et les rudesses d’un accueil rarement encourageant.

Cependant, Messieurs, cette flamme, peu à peu, parut s’affaiblir. L’homme du monde se fit plus rare, plus taciturne. Soudain, il disparut. La santé de M. Challemel-Lacour était gravement atteinte. Comme si la nature voulait le frapper tout d’abord là où elle avait placé sa force, la parole sembla fuir les lèvres qui l’avaient servie si magnifiquement. Le grand orateur se tut. Puis le président du Sénat rentra spontanément dans la retraite. Élégant et discret jusqu’au bout, il ne voulut pas livrer sa fin en spectacle. Il entra dans le chagrin d’abord, puis dans le silence, comme dans les antichambres de la tombe.

Je le vis, Messieurs, dans ces derniers temps. J’avais encore, présente à l’esprit, une scène émouvante, où, dans des circonstances solennelles, la nuit où fut frappé M. Carnot, je l’avais vu, président du Sénat, gardien de la forme, dépositaire de la Loi, donner à ceux qui l’entouraient l’exemple de la fermeté et de la simplicité exacte dans l’exécution du devoir.

Il était le même devant la mort. L’âme s’était repliée. Elle se préparait, dans une sorte de taciturnité farouche, aux inexprimables lendemains. Mais l’énergie demeurait dans l’œil d’acier, immobile et fixe. On voyait bien que la mort qui, déjà, avait touché cet homme, ne l’épouvantait pas. C’était, conforme à sa vie tout entière, la fin stoïque du vieux loup, telle que l’a dite, en des vers immortels, le poète des Destinées :

Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu t’appeler.
Puis après, comme moi, souffre et meurs, sans parler.