Réponse au discours de réception de Maurice Donnay

Le 19 décembre 1907

Paul BOURGET

Réception de Maurice Donnay

 

Monsieur,

On raconte que Fouché, sous l’Empire, commença en ces termes un récit du temps de la Terreur. « Robespierre me dit : — Duc d’Otrante, courez à l’Hôtel de Ville. » Cette anecdote est, très probablement fausse, et c’est grand dommage. Elle caractérise si bien l’attitude des révolutionnaires de la politique une fois nantis devant les antithèses un peu gênantes de leur présent et de leur passé. Ils les suppriment, tout simplement. Ceux de la littérature, plus inoffensifs, déploient, d’ordinaire, une aisance égale à renier leurs trop hardis débuts, quand ils deviennent, à leur tour, des personnages officiels et comblés d’honneurs. Vous venez, toujours original, de procéder autrement. Avec la grâce malicieuse qui est le geste instinctif de votre esprit, vous avez voulu associer à votre investiture académique le souvenir de l’excentrique cabaret de Montmartre, où vous récitiez vos premiers vers, voici tout près de vingt ans,

Le Chat-Noir, puisqu’il faut l’appeler par son nom.

Vous avez eu raison de croire que notre Compagnie ne s’offenserait pas plus de ce rappel, qu’elle ne s’offensa jadis de la gaminerie vestimentaire à laquelle vous avez fait une allusion, tout juste repentie. Le persiflage et l’épigramme représentent, nous le savons trop, dans le monde ombrageux des gens de lettres, la forme la plus sincère de la flatterie. On n’y raille avec une certaine persistance que ceux que l’on jalouse beaucoup. Comment donc l’Académie française en aurait-elle voulu à un cénacle d’artistes jeunes dont les attaques lui prouvaient sa vitalité, en même temps que les promesses de leur talent assuraient son recrutement futur ? Votre présence ici en est la preuve. Et qu’il s’en est dépensé, de talent, dans cette célèbre taverne du boulevard Rochechouart, aujourd’hui disparue ! Elle a rejoint dans la légende la brasserie des Martyrs, chère aux Parnassiens ; le club des Haschischins, où fréquenta Baudelaire ; l’impasse du Doyenné, où fraternisaient Gérard de Nerval, Gautier et Petrus Borel. Entre tous ces campements de bohémiens, le Chat-Noir paraît bien avoir été le plus pittoresque. Un chat en potence se balançait au-dessus de la porte, de l’huis, plutôt, auraient dit les romantiques, lesquels eussent retrouvé là le bric-à-brac obligatoire de leurs orgies : des tables et des sièges de bois, dans le style du moyen âge ; aux fenêtres, des vitraux ; sur les murs, des tapisseries. Une vaste cheminée surgissait, garnie d’énormes landiers, avec des trophées d’armes, et les inévitables têtes de mort. Des tableaux, çà et là, brossés par les habitués du lieu, dénonçaient la libre fougue de la vingt-cinquième année. Et c’était, dans ce décor fantastique, une non moins fantastique mêlée d’écrivains et de peintres, de sculpteurs et de musiciens, de journalistes et d’étudiants, d’employés et de viveurs, sans parler des modèles, des demi-mondaines, et, parfois, des vraies grandes dames en quête d’impressions pimentées, le tout présidé par un personnage de haute mine, la barbe rousse aiguisée en pointe, l’œil gouailleur, la lèvre impudente, qui s’intitulait lui-même gentilhomme-cabaretier. Il s’était plus modestement et plus justement défini, dans une annonce : « Le Chat-Noir, cabaret Louis XIII, fondé en 1114, par un fumiste ! » Une arrière-salle, exhaussée de trois marches, s’appelait l’Institut. — Déjà ! ... Un tout petit commencement d’un tout petit duché d’Otrante ! — Ces trois marches servaient de piédestal aux poètes, qui venaient là le vendredi, — le Chat-Noir avait pris un jour, comme une jolie femme, — déclamer leurs œuvres. Tous les groupes d’alors étaient représentés dans ces séances : les macabres et les hirsutes, les anciens hydropathes et les néo-décadents, les brutalistes et les symbolistes, les ironistes et les instrumentistes. Et tous recommençaient la littérature. De chacun d’eux allait dater une ère nouvelle. Où sont-ils ? aurait ricané Villon, le mauvais garçon, qui avait, comme de juste, sa statue d’ancêtre dans ce pandémonium,

 

Où sont-ils, Vierge souveraine ?

Mais où sont les neiges d’antan ?...

 

C’est devant cet aréopage montmartrois, transporté rue Victor-Massé, pour cause de vogue, que vous comparûtes, Monsieur, en qualité de poète inédit, par un soir du mois de janvier 1889. Un de vos auditeurs de ce soir-là, qui vous sert de parrain aujourd’hui, nous a tracé un crayon du Maurice Donnay d’alors : « ... Je le vois toujours, avec son visage ambré, ses cheveux bleus, ses yeux noirs et doux, ses lèvres bonnes sous la moustache tombante, sa voix caressante et paresseuse. Tel un mandarin annamite... » Mandarin, certes, vous l’étiez déjà, un lettré du suprême bouton, avec un art accompli sous une nonchalance voulue ; et vous l’aviez appris, cet art, à travers le métier le plus contraire à la poésie. Vous arriviez au Chat-Noir, droit de l’École Centrale. « On se demande où mènent les études classiques ? » a écrit notre confrère, M. Maurice Barrès. « Elles mènent au café ! » Vous aussi, comme Albert Sorel, vous aviez été destiné par votre famille à l’industrie. Et d’abord, elle avait voulu faire de vous un mathématicien. Vous aviez obéi. Un ingénieur. Vous aviez obéi encore. Vous étiez devenu dessinateur et constructeur de ponts, comme La Fontaine, votre grand-oncle à la mode du Parnasse, était devenu maître des eaux et forêts, sans le savoir. Comme lui, vous vous étiez prêté à une éducation, en vous donnant intérieurement à une autre : celle de vos rêves. Ces vers de passion et de fantaisie qu’acclama aussitôt ce public peu indulgent, vous les aviez composés entre deux épures, dans un atelier de constructions métalliques. L’ironie violente ou tendre dont ils étaient pénétrés, vous en aviez senti jaillir la source en vous, parmi le sifflement des machines, dans cette atmosphère d’usine que notre regretté Sully Prudhomme a fixée d’un trait inoubliable :

 

C’est l’enfer de la force obéissante et triste.

 

Qui donc eût soupçonné que vous en sortiez, de cet enfer, à vous entendre réciter vos poèmes de jeune homme, dans ce théâtricule de Montmartre ? Les réunirez-vous jamais ? Vous en avez eu l’intention jadis. Vous leur aviez même trouvé un titre : La danse du Cœur. Si vous reprenez ce projet, je vous indiquerai une épigraphe que vous devriez d’ailleurs écrire à la première page de vos Œuvres complètes. C’est la phrase de Béatrice dans Shakespeare, et ce pourrait être votre devise : « Quand je naquis, une étoile dansait. » C’étaient, ces poèmes, un mélange déconcertant de sentimentalités et de bouffonneries, de sensualisme enivré et de cocasserie froide, d’imaginations délicates et de blagues boulevardières, de l’émotion coupée d’éclats de rire, des coq-à-l’âne, interrompus par des sanglots. Vous faisiez dire à votre Muse :

 

J’ai de petits souliers pointus,

Pointus comme des épigrammes...

 

Et encore :

 

Une fantastique araignée,

O poète, dans ton plafond,

Me tisse des robes de soie...

 

métaphore trop justifiée par des chansons telles que celle de Phryné :

 

Je m’appelle Glycère,

Glycère, mais n’appuyez pas...

 

et par ce soliloque de votre suicidé :

 

Ah ! c’est une sale atmosphère.

Les boulevards ne sont pas gais...

J’ai fait les ponts, j’ai fait les quais,

Je n’ai plus que la Seine à faire !...

 

Et presque dans la même haleine, vous moduliez les distiques délicieux de la Lettre :

 

Chère, avez-vous déjà bien senti les tristesses

Des grands parcs, des vieux parcs, où jadis des Altesses,

 

Des princes, des seigneurs, dans un lointain passé,

Tout plein de souvenirs effacés, ont passé ?

 

La tristesse des parcs, où, le long des allées,

Des maîtresses de rois, jadis, s’en sont allées,

 

Où l’on croirait entendre, à chaque pas, tout bas.

Comme un écho de voix qui ne parleraient pas,

 

Où se dressent, parfois, des blancheurs de statues

Qui ressemblent à des espérances perdues ?...

 

Ces sautes subites de la poésie la plus vraie à la farce la plus débridée, ces brusques alternances d’une exaltation qui se hausse jusqu’au lyrisme et d’une outrance qui dévale jusqu’à la turlupinade, c’était tout le Chat-Noir. Il y avait, dans cette forme d’esprit, du paradoxe d’atelier et de brasserie. Il y avait aussi un signe des temps. On hésite à prendre trop au sérieux un carnaval intellectuel, dont un Rodolphe Salis fut le facétieux chef d’orchestre. Mais quand des écrivains de votre valeur y ont participé, ce carnaval devient un chapitre de l’histoire de la littérature, autant dire de l’histoire des mœurs. Cette gaîté spasmodique et qui tient de la névropathie, c’est celle d’une jeunesse qui a eu ses vingt ans à une heure très troublée de l’histoire, et dans un pays déjà très vieux. On ne s’amuse pas du même cœur, quand on appartient à une nation victorieuse, ou, quand on est l’enfant d’un peuple vaincu, quand on a grandi dans une société ordonnée et fixe, ou bien dans un milieu instable, bouleversé par les pires ferments d’anarchie, quand on se sent emporté par un vaste mouvement de foi et d’espérance, ou bien quand on participe au découragement d’un âge d’universelle critique et de lassitude. Et, que les malaises dont souffrait la France d’après la guerre, dont elle souffre toujours, aient influencé, peut-être à leur insu, les implacables rieurs du petit groupe de Montmartre, je n’en veux qu’une preuve : la Revue de fin d’année que vous fîtes représenter là-haut, le 11 novembre 1891, avec tant de succès, sous ce titre significatif : Ailleurs ! Le compère de cette Revue est Voltaire, celui du Recueil des Facéties parisiennes, j’allais dire de l’Éducation de Prince. Il y est question du pessimisme de Schopenhauer et du nihilisme de Renan, des complications sentimentales de Benjamin Constant et de la démocratie, d’Homère, de Dante et de Verlaine, pêle-mêle, des classiques et des décadents, de l’alcoolisme et de l’amour, des sciences occultes et des affaires. « Il en avait essayé », dites-vous de votre héros. « Les affaires sont, comme on sait, l’argent des autres. Malheureusement, les autres, c’était toujours lui. » Il est parlé aussi, dans Ailleurs, du militarisme, du socialisme, du mysticisme !... C’est un cinématographe burlesque et mélancolique, où tous les problèmes du moment défilent, parmi des commentaires d’un accent quelquefois très inattendu. Ainsi le mot sur Adolphe, le jeune homme triste : « Pourquoi ne fait-il pas comme ces ouvriers ? » s’écrie Voltaire. « Il ne s’ennuierait pas. — Oui, » répond votre porte-parole ; « pour guérir, il n’a qu’à travailler ou à croire. »

J’imagine, Monsieur, que dès cette époque et quoique vous n’eussiez que deux ans de Chat-Noir, vous vous le donniez tout bas, à vous-même aussi, ce sage conseil. Si vous n’approuviez pas Adolphe de passer ses jours à mirer son ennui, « dans l’étang de midi à quatorze heures, » déjà vous ne vous approuviez plus vous-même de prolonger une expérience dangereuse. Dépenser votre prestigieux esprit dans le sabbat quotidien de ce cénacle, c’était vraiment exécuter des ricochets sur l’eau avec des pièces d’or. Vous aviez conquis cette renommée boulevardière qui a perdu tant de jeunes écrivains. Vous vous êtes dit, courageusement, qu’il vous restait à faire votre œuvre. Et vous vous êtes mis à travailler, en effet : avec quelle suite dans la volonté, le nombre des comédies que vous avez données en quinze ans l’atteste ; avec quel bonheur, il suffit de citer ces titres : Amants, L’Affranchie, Les Oiseaux de passage, La Douloureuse, Le Torrent, Le Retour de Jérusalem, Paraître. Dès aujourd’hui ces pièces ont pris rang au répertoire, entre le théâtre de fantaisie romanesque et le théâtre social, celles-ci pas trop loin du Chandelier et à côté de la Petite Marquise ; celles-là, tout près de Mercadet ou du Fils de Giboyer. Quand on les étudie dans leur ordre, on constate chez vous un effort ininterrompu pour dégager, sous l’ironie exaspérée de votre première manière, le fond sérieux qui se devinait déjà, derrière les paradoxes de votre : Ailleurs ! Vous étiez vraiment de ceux qui rient de la vie pour n’être pas obligés d’en pleurer, c’est-à-dire qu’ils y apportent une sensibilité trop vulnérable. Un jour est arrivé où vous avez reconnu que beaucoup de vos compagnons étaient comme vous-même. « Si je racontais leur cœur et mon cœur ? » vous êtes-vous dit. Ou, plutôt, non. Vous ne vous êtes rien dit. Vous vous êtes mis à votre table, et vous avez copié ce que vous voyiez autour de vous et en vous. Quelques essais, de quoi apprendre votre métier, et, dès 1895, vous nous donniez Amants. Vous aviez trouvé votre voie d’auteur dramatique, votre chemin de Dumas, aurait dit un de vos camarades de Montmartre.

Amants ! Est-il possible de nommer cette exquise comédie, sans que s’évoque aussitôt le chef-d’œuvre de Watteau, cet Embarquement pour Cythère, où ce triste et beau génie de peintre a su faire tenir toute l’enivrante et poignante mélancolie du plaisir ? Une lumière de féerie, dorée et bleue dans le rose, baigne l’île enchantée qui profile, là-bas, ses lignes indécises. Des jeunes gens, en habit zinzolin, une houlette aux doigts, conduisent, vers une barque dorée, des jeunes femmes en robes couleur de ce ciel, jaunes à reflets roses, roses à reflets bleus. Ces jeunes gens sont pressants et tendres. Ces jeunes femmes émues et souriantes. Tout est fête et douceur, apaisement et volupté, espérance et promesse de joie, et aucun tableau n’insinue plus intimement, dans l’âme de celui qui la contemple, le goût mortel du miel amer, la sensation du néant de tout, du temps qui va fuir, du baiser qui va mentir, du bonheur qui va s’achever dans les larmes. Nous l’éprouvons, cette même sensation, si douce et si âcre, à suivre le voyage de votre Claudine Rosay et de votre Georges Vétheuil, l’héroïne et le héros d’Amants vers l’île enchantée et décevante. Oh ! vos pèlerins passionnés, à vous, semblent bien loin, par leur condition, des jeunes seigneurs et des jeunes dames, autour desquels se joue la fantaisie mythologique de Watteau. Claudine est simplement une jolie actrice, liée à un protecteur sans jalousie. Vétheuil est un Parisien, riche, élégant, qui sait la vie. Il n’a pas plus d’illusions que sa maîtresse n’a de naïveté. Ils ont, l’un et l’autre, trop d’esprit, de cet esprit agile, lucide et désabusé que nulle extase n’étourdit, que nulle douleur ne paralyse. Leur liaison n’est traversée d’aucun de ces incidents cruels qui exaspèrent un caprice jusqu’à la passion. Ils se quittent, à leur heure. Ils se retrouvent, consolés. Ainsi résumées, les données de cette comédie paraissent celles d’une histoire presque banale dans son amoralité bien contemporaine. Vous avez eu le secret d’en faire une idylle dont la grâce émue est baignée de rêve, et qui devient, à une minute, celle des adieux de vos Amants, une tragédie à la Bérénice. Le mot est du meilleur des juges, M. Jules Lemaître. Vous avez transposé, à la moderne, l’éternelle élégie qu’a soupirée Racine, après le Virgile du sublime quatrième livre, l’amour heureux et que la Némésis inévitable contraint de se renoncer en plein bonheur, l’agonie de deux cœurs séparés par un sort trop contraire. « Il faut nous quitter, dit Georges à Claudine, parce qu’il y a, entre nous, des obstacles trop tendres. — Hé bien ! adieu ! répond-elle. Laisse-moi te regarder, Georges. Georges, il me semble que tu meurs ! Va-t’en ! Va-t’en ! » Le sanglot de la pauvre comédienne rend le même son déchirant que les cris de la reine de Carthage.

... Si bene quid de te merui, fuit aut tibi quidquam

Dulce meum, miserere !...

 

« Si je t’ai fait un peu de bien, ou si quelque chose de moi — t’a été doux un jour, aie pitié !

ou que les soupirs de celle de Cilicie :

… « Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous, en vous-même,

Combien ce mot cruel est affreux, quand on aime ?... »

Ces soupirs passionnés se font écho, à travers toutes les différences de siècles, de conditions et d’esthétique. C’est la preuve qu’avec vos moyens à vous, les moins conventionnels, les moins empruntés à la tradition, en gardant votre allure désinvolte de dramatiste ultramoderne, vous avez poursuivi, dès cette œuvre de début, l’idéal des maîtres des meilleures époques : créer des êtres vivants qui soient d’aujourd’hui et de tous les temps, qui soient vrais de la vérité coudoyée, momentanée, actuelle, et de cette autre vérité, la secrète, l’éternelle, la simple vérité humaine.

Ce double et presque contradictoire caractère, cette juxtaposition, dans vos personnages, d’un parisianisme si « nouveau jeu », et d’une psychologie si avertie, parfois si, profonde, ravirent les connaisseurs. Ils y reconnurent, et le public avec eux, cette qualité rare, dans une littérature déjà plusieurs fois séculaire, une note neuve et personnelle. Mais cette dualité et cette contradiction, n’était-ce pas le raccourci même de votre jeunesse ? Dans la subtile et corrosive atmosphère de persiflage où elle s’était dépensée, vous aviez pu apprécier la valeur de l’émotion sincère et quelle puissance de miraculeux rajeunissement elle apporte aux âmes les plus blasées. Le pathétique d’Amants est là, dans ce renouveau de naïveté, chez deux êtres si peu naïfs, dès qu’ils aiment, métamorphose d’autant plus saisissante que vous vous êtes appliqué à faire d’eux des représentants très peu flattés de leur époque et de leur classe. Vous avez pratiqué d’instinct cette loi qui domine l’art de la fiction : plus les personnages doivent montrer, à un moment, des façons de sentir exceptionnelles, plus l’auteur doit leur donner des façons de vivre qui ne le soient pas. C’est le plus sûr moyen d’imprimer à l’ensemble un caractère de crédibilité. À ce point de vue purement technique, Amants est déjà une merveille de facture. Peu d’événements, et choisis à dessein parmi les plus ordinaires ; un dialogue aisé, courant ; pas une tirade ; rien qui sente l’auteur ; d’un bout à l’autre, un réalisme léger, d’autant plus spécieux qu’il est moins appuyé. Ainsi présentés, Claudine et Vétheuil sont si vivants que vous leur donneriez les émotions les plus extraordinaires, nous y croirions. Vous vous contentez de leur en donner de plus délicates que ce n’est l’habitude dans leur monde. Et nous y croyons, parce que nous croyons à cet homme et à cette femme, comme à des êtres réels. Aucun artiste n’a excellé plus que vous à se servir du naturel pour faire accepter la nuance. Ce procédé qui vous a si bien réussi dans Amants est devenu votre manière et comme votre signature. Toutes celles de vos pièces qui forment ce que l’on pourrait appeler votre « Théâtre d’amour », sont construites sur ce même type : un ton enjoué de facile causerie, un libre défilé de scènes prises au quotidien de l’existence et jetées comme au hasard, le modelage, par petites touches savamment données, de figurines qui s’animent, qui se précisent, qui bougent. Ce sont les gens avec qui nous causions, tout à l’heure, qui sont là, dans le théâtre, auprès de nous. Le plus souvent l’épisode sentimental où vous jetez ces personnages, est, lui aussi, une aventure d’aujourd’hui, où les spectateurs et les spectatrices de la salle reconnaîtraient leurs Mémoires dialogués, — s’ils savaient causer ainsi. Tout d’un coup, cette aventure, entre vos mains de poète, s’amplifie, elle se creuse. Vos poupées parisiennes laissent apparaître cette simple et grande vérité humaine dont je parlais tout à l’heure. Est-il besoin de les analyser, ces pièces, pour montrer cette progression de l’effet, et comment leur ironie souriante se transforme en une analyse passionnée et frémissante, qui dépasse l’anecdote et nous introduit dans le grave domaine de la sensibilité vraie ? C’est La Douloureuse, qui débute comme un fait divers mondain, le krach d’un financier véreux. Soudain la comédie s’élargit, et vous nous donnez la plus sobre et la plus forte peinture d’une des éternelles misères de l’amour, — la jalousie du passé. C’est L’Affranchie, où le rideau se lève sur un tableautin gaîment brossé de la Venise cosmopolite. Et, peu à peu, de scène en scène, nous assistons au grandissement d’une douleur poignante et simple, celle d’un cœur d’homme devant l’énigme d’un cœur de femme qui, l’a trahi, en l’aimant. C’est L’Autre Danger, dont le premier acte annonçait une tragédie bourgeoise ; la pièce dévie vers l’anomalie, pour s’achever en plein courant d’humanité, sur l’agonie d’une mère coupable. Ce souci de l’approfondissement des sujets est la plus noble ambition de l’artiste littéraire. Vous l’avez toujours cultivé en vous, c’est votre, honneur, au risque de déconcerter ceux de vos dévots qui, n’ayant su voir, dans l’auteur d’Amants, qu’un étincelant chroniqueur parisien, se sont trouvés, tout à coup, devant un moraliste d’abord, et bientôt devant un sociologue, avec des œuvres telles que Le Retour de Jérusalem.

Je viens de nommer celui de nos ouvrages qui marque le point culminant de votre troisième manière. La première avait été de pure ironie ; la seconde, de pure sentimentalité. Maintenant vous vous occupez de problèmes d’idées. Je dis de problèmes, car, pas plus dans le Retour que dans les comédies similaires, vous n’avez soutenu de thèse. Votre sûr génie vous a fait éviter cette tentation dangereuse. Si représentatif soit-il, un ouvrage d’imagination, drame ou roman, ne met jamais en scène que des individus particuliers, et il ne raconte que des événements particuliers. Conclure du particulier au général, tel est le sophisme de toutes les fables construites en vue d’une démonstration. Une autre fable, agencée dans un sens contraire, démontrera un principe inverse, aussi logiquement et aussi faussement. Mais si l’écrivain, dramaturge ou romancier, ne peut pas tirer, de caractères et d’événements particuliers, une conclusion qui ait la rigueur d’une loi, lui est-il interdit de réfléchir sur ces événements et ces caractères ? N’a-t-il pas le droit, devant un groupe d’observations, d’énoncer telle ou telle hypothèse explicative ? Il ne nous raconte qu’une anecdote, mais toute anecdote est un signe. Il y a de vastes causes sociales derrière les plus simples destinées privées. Entrevoir ces causes, l’écrivain le peut, et même il le doit, s’il veut donner à son œuvre de la portée. Condamnons la littérature à thèse, genre essentiellement faux ; distinguons-en la littérature à idées, genre légitime, genre nécessaire. Si nos romans et nos drames n’y aboutissaient pas, nous ne serions que des amuseurs. Balzac qui professait et pratiquait le culte passionné de la littérature à idées, a eu un mot terrible de dédain pour les conteurs sans philosophie. « Ils me font l’effet », disait-il, « de l’homme le plus courageux signalé par Frédéric II après la bataille, ce trompette qui n’avait pas cessé de souffler le même air dans son petit turlututu ». Nous n’avez pas eu, Monsieur, comme l’auteur de la Comédie Humaine, l’ambition d’être un docteur ès sciences sociales. Vous avez eu celle, après nous avoir follement amusés et délicieusement attendris, de nous faire un peu penser. Et vous y avez réussi, sans jamais forcer votre talent, ni cesser d’être le Maurice Donnay spirituel et gracieux, ironique et sensitif que nous aimons. Légèrement, j’allais dire gentiment, vous avez posé, au terme de vos dernières pièces, quelques-unes des questions les plus poignantes de l’heure présente. Qui de nous, devant l’universelle fermentation révolutionnaire, dont tressaille la vieille Europe, ne s’est demandé, avec angoisse, ce que deviendrait la civilisation, si jamais les utopistes qui la menacent d’un total bouleversement pour mieux la reconstruire, arrivaient, un jour, à tenter cette périlleuse expérience ? C’est le problème que vous avez soulevé, dans La Clairière, cette comédie, ou mieux, cette sotie sur le collectivisme, composée en collaboration avec un des robustes romanciers de ce temps, M. Lucien Descaves. Avec lui encore, dans Les Oiseaux de passage, vous avez abordé une question non moins obsédante, celle de la lutte des races, que vous l’aviez déjà traitée, seul, et avec une maîtrise accomplie dans ce Retour de Jérusalem. Observant la France contemporaine d’un si lucide regard, vous avez constaté l’infiltration de plus en plus grande de l’élément étranger dans notre vie nationale, et vous vous êtes demandé si l’unité morale du pays n’en était pas déjà atteinte. Il vous a semblé que, sous l’apparente identité des cultures, des mœurs, des institutions, qui banalise l’aspect visible de notre temps, le travail séculaire des atavismes continuait, d’autant plus puissant peut-être qu’il est plus secret, plus inconscient, plus ignoré de ceux-là mêmes chez lesquels il est le plus fort. Et vous avez écrit ce drame des hérédités antagonistes qui pourrait s’intituler, comme le beau roman de M. de Vogüé : Les Morts qui parlent, avec quel scrupule dans les travaux préparatoires, la préface en témoigne, rien que par ses allusions aux pages éloquentes et trop peu connues de James Darmesteter : Coup d’œil sur l’histoire dit peuple juif. Mais déjà, dans L’Escalade, n’aviez-vous pas montré une connaissance singulièrement érudite des plus nouvelles théories sur la mécanique du cerveau ? Et, dans Paraître, — cette vigoureuse satire de la bourgeoisie radicale, — n’avez-vous pas constitué deux de vos personnages, Jean et Eugène Raidzell, d’après une loi très peu connue de la pathologie mentale ? De l’un, vous avez fait un don Juan toujours perfide et toujours sincère, de l’autre, un mégalomane, candidat évident à la paralysie générale. Or, que nous dit un éminent psychiatre, M. le professeur Dupré, dans une magistrale leçon sur la Mythomanie ? Il appelle, de ce nom fort bien fait, la tendance morbide au mensonge. Et, parmi les mythomanes pervers, il range les séducteurs professionnels. En indiquant nettement que les deux frères sont deux rameaux voisins d’un même arbre névropathique, vous vous êtes donc conformé aux découvertes les plus récentes des spécialistes. Ces minuties d’exactitude, dont s’aperçoivent seuls les initiés, sont indispensables pour que la littérature à idées ait toute sa force. Vous les avez multipliées, à mesure que vos ambitions étaient plus hautes, offrant ainsi le rare spectacle d’un artiste que le succès incite à toujours mieux faire.

Nous voilà bien loin du Chat-Noir, avec de tels scrupules de documentation ! Nous sommes moins loin de l’École Centrale et de l’éducation positive reçue par vous d’une oreille si volontairement distraite. Elle vous avait marqué, à votre insu, de sa forte empreinte. Et si cette empreinte est plus nette dans vos dernières créations, elle se reconnaissait déjà dans les premières. D’un bout à l’autre de votre théâtre, une conception des choses reparaît sans cesse, qui est bien celle où se résume tout l’enseignement de la Science. Vous croyez que des lois inflexibles gouvernent tout, même le cœur. De là, chez vous, cette philosophie de pardon qui est surtout une philosophie de nécessité. Il y a du fatalisme dans votre indulgence. Dans beaucoup d’endroits de votre œuvre, un souffle du Destin antique semble passer sur les têtes calamistrées de ces fragiles statuettes de Tanagra que sont vos amoureuses. Ainsi, dans le quatrième acte d’Amants, dans tout le début de La Douloureuse, dans les dénouements du Torrent et de Paraître. Votre vision du monde devient, dans ces passages-là, grave et presque religieuse. On y sent comme une réminiscence involontaire de cet ordre cosmique, que révélaient, à vos vingt ans inattentifs, vos maîtres d’histoire naturelle et d’astronomie. De même dans les scènes d’extrême émotion. « Si je souffre trop », dit Roger dans L’Affranchie, « je m’en irai dans la solitude, dans la nature, où toutes les douleurs se fondent, se dissolvent, parce que nos plus grandes douleurs sont très petites, et que le moindre coin de campagne est très grand. » Et s’il y a une moralité à ces pièces, dont vous n’avez voulu faire que des tranches de vie, comme on disait dans nos lointaines jeunesses, c’est la moralité que la Science encore suggère à ceux qui ne croient qu’en elle : l’homme est très faible vis-à-vis des forces qui l’enserrent de toutes parts. Il ne l’est pas moins vis-à-vis de celles qui l’attaquent par le dedans. Il va sans cesse où il ne veut pas. Il agit sans cesse au rebours de ses intentions, à contresens de ses désirs. Mais, dans cette extrémité de détresse, il trouve pourtant un ferme appui, s’il a le courage d’être vrai, vrai avec les choses en essayant de les comprendre, vrai avec les autres hommes, vrai enfin et surtout avec lui-même. C’est le conseil que, sous une forme ou sous une autre, nous donnent tous vos personnages. Et c’est sans doute pour avoir dégagé en vous cette foi en la vérité, que le noble historien auquel vous succédez aujourd’hui et dont vous venez de tracer un portrait digne de lui, vous goûtait particulièrement. N’éprouverez-vous pas une émotion à la fois très triste et très douce à savoir que l’on a retrouvé dans ses papiers, après sa mort, des notes concernant vos œuvres ? Celle-ci, par exemple, sur le Retour de Jérusalem, où, songeant à Judith et à son charme redoutable, à Lazare et à son messianisme révolutionnaire et cosmopolite, il disait : « Sentimentalement, je n’ai jamais désiré faire le voyage. J’ai toujours vu l’abîme... Autrement des idées. J’en ai senti la fascination, le vertige, la générosité apparente, avant d’en comprendre l’âpreté... Il m’a fallu toute l’énergie de mon atavisme, le cri du sang, la révolte du cœur, pour secouer et m’en sauver... Nous ne sommes pas faits pour ces nourritures. En voulant nous changer, on nous dénature... » Vous avez goûté l’enivrement de bien des triomphes. Je suis sûr, vous connaissant, qu’aucun ne vous touchera autant que cette preuve de l’effet produit par votre pensée sur la pensée d’un tel homme. Les trois cents représentations, la foule faisant queue à la porte du théâtre, la frénésie des applaudissements, c’est de la vogue. Ce suffrage d’un Albert Sorel, écrivant ces phrases pour lui seul, sous le coup d’une lecture qui l’a remué jusqu’au fond, c’est un peu de gloire.

Vous l’avez à peine connu, cet ami qui vous suivait, à votre insu, d’une si chaude sympathie. Mais, avec votre instinct de la vie, vous l’avez reconstitué tout entier, rien qu’en visitant cette maison d’Honfleur où il a grandi, où il a travaillé, où il eût souhaité de reposer son automne. Partout, dans cette vieille demeure, se respire, et vous nous l’avez redit avec une émotion contenue qui nous a gagnés, le respect, le culte de la tradition. Albert Sorel fut cela d’abord et toujours : l’homme de la note sur le Retour de Jérusalem. Ce vrai bourgeois de France eut, au plus haut degré, vous l’avez bien dit encore, ce sentiment que le meilleur de notre force est hérité. Il estimait que, pour un civilisé, l’ambition la plus sage et la plus féconde est de continuer la vie et non pas de la recommencer. Cette doctrine de durée a dominé son éthique intime, comme elle domine son maître-livre sur l’Europe et la Révolution. De là cet accent personnel qui anime les moindres phrases de ces huit gros volumes. La philosophie qu’illustre cette évocation d’une immense époque est aussi celle dont l’historien s’est nourri dans la sphère volontairement rétrécie de sa destinée privée. Pour Albert Sorel, les personnages qui mènent le monde, qu’ils s’appellent Danton, Pitt ou Bonaparte, ne le mènent ni par leur volonté individuelle, fût-elle, comme pour le premier, énergique jusqu’au crime, ni par leur intelligence, fût-elle, comme pour l’Empereur, exaltée jusqu’au génie. Ils n’ont de force qu’en l’empruntant au milieu puissant où ils sont plongés et qui les porte où il va lui-même. Ce milieu, c’est la Nation. Leur activité n’est ample et vigoureuse, qu’en tant qu’ils sont les ouvriers d’une besogne commencée avant eux, et accomplie à travers eux par cette personne collective, qui les précède et qui leur survit. Cette personne collective, elle-même, par quels éléments est-elle constituée ? Par des aspirations permanentes, par des instincts constants, la somme sentie de son histoire, l’aboutissement de mille causes convergentes, et c’est l’idée nationale, toujours pareille à elle-même, toujours identique, à travers l’infinie variété des événements. Il est bien remarquable, entre parenthèses, que cette conception de la vie des peuples soit exactement celle que Claude Bernard se formait de la vie physiologique. Pour Bernard, la vie est une création continuée. Dans chaque germe vivant, il distingue une idée créatrice qui se développe et se manifeste par l’organisation. « Dans toute sa durée, » a-t-il écrit, « l’être vivant reste sous l’influence de cette même force vitale créatrice, et la mort arrive, lorsqu’elle ne peut plus se réaliser... » Découvrir cette idée directrice de son pays, et, une fois découverte, la servir dans ses livres et dans le ménagement de sa propre activité, Sorel n’eut jamais d’autre préoccupation. Toute son énergie fut tendue à faire de sa vie passagère un moment utile de la France éternelle.

Effort admirable, qu’il n’accomplit pas sans de grands combats intimes, dont vous auriez mieux démêlé la trace en lui si vous l’aviez approché davantage. Il s’est toujours appliqué à les dissimuler. Pourtant, à le fréquenter dans l’intimité, on était frappé d’un contraste. Grand et fort, tel que vous nous l’avez décrit si exactement, tout dans sa carrure annonçait la robustesse des anciens Normands. Il n’en avait ni les rudes exubérances ni les expansions joyeuses. Ses yeux démentaient sa physiologie. La belle médaille de Chaplain, qui nous le montre à soixante-deux ans et dans une période de triomphe, reproduit bien le caractère concentré de ce regard, son expression plus résignée que sereine, plus apaisée que contente, et, si l’on peut dire, nostalgique dans la fierté de la besogne accomplie. Il y a une phrase de l’Écriture qui raconte le secret de cette mélancolie des bons ouvriers : « Nous n’offrirons pas au Seigneur des sacrifices qui ne nous aient rien coûté. » Le Seigneur, pour Sorel, c’était la France, c’était ce service national qu’il a voulu lui rendre et pour lequel il a renoncé tour à tour à des tentations très chères. Il s’était dit, tout jeune, qu’un homme doit compte de son activité à son pays. Il est coupable s’il ne la discipline point, c’est-à-dire s’il l’emploie aux taches qui lui plaisent davantage, mais pour lesquelles il n’est, pas doué supérieurement, alors qu’il en est d’autres où il excellerait. Vous nous avez raconté ses premières hésitations et vous n’avez voulu voir dans ses essais de romancier que la fantaisie d’un jeune homme ambitieux et qui cherche sa voie. Ne vous y trompez pas. L’art du roman avait été pour Sorel l’objet non pas d’un goût fugitif, mais d’une passion, et le renoncement qui le jeta du côté de l’histoire n’alla pas sans un peu d’héroïsme. Quand il parlait de Balzac et des Paysans, de Barbey d’Aurevilly et du Dîner d’athées, de Flaubert et d’Un cœur simple, on sentait frémir en lui ce romancier qu’il s’était interdit d’être. Pourquoi ? Parce qu’il s’était cru plus capable d’un autre travail. Il avait jugé ses facultés, et, résolu à les employer dans le domaine où elles seraient le plus utiles, il avait immolé son rêve le plus ardemment et le plus longtemps caressé. Ce sont de véritables drames intellectuels que ces voltes-faces, quand le jeune homme qui les accomplit ne cesse pas de préférer dans son cœur le genre brillant dont il s’écarte, au genre plus austère auquel il se voue. Ce fut le cas pour Sorel. Ç’avait été le cas déjà, — coïncidence étrange, — pour son prédécesseur dans le fauteuil que vous occupez aujourd’hui : mon vénéré maître Hippolyte Taine, qui, lui aussi, mettait cet art du roman au premier rang dans l’échelle des formes littéraires. Lui aussi s’était interdit de le pratiquer, parce qu’il s’était cru plus utile ailleurs, et lui non plus ne s’en était pas entièrement consolé, même après avoir dressé cet indestructible monument, son livre des Origines de la France contemporaine. Je crois discerner, chez ces deux grands historiens, la raison de ce regret et d’une préférence, erronée à mon humble avis. Taine et Sorel étaient à la fois des scrupuleux et des visionnaires. Les documents s’animaient pour eux comme des êtres. Par derrière les pièces diplomatiques, les rapports de police, les lettres privées, les discours, les comptes rendus d’assemblées, ils apercevaient des hommes vivants. Des scènes se dressaient devant leur imagination, avec des gestes, des voix, des regards. Puis, sur le point de noter cette demi-hallucination, leur conscience se troublait. Ils avaient peur, comme Taine me l’a dit si souvent, de donner le coup de pouce à la réalité et de ne pas la copier telle qu’elle avait été, en la copiant telle qu’ils la voyaient. Ils enviaient au romancier son indépendance, ce droit d’aller jusqu’au bout de son impression qui permet au Stendhal de la Chartreuse de raconter la bataille de Waterloo si librement, et au Balzac d’Une ténébreuse affaire d’imaginer cet admirable conciliabule entre Talleyrand, Sieyès et Fouché avant Marengo. Que de fois je les ai entendus, l’un et l’autre, citer ces deux morceaux, et toujours avec un même commentaire, sur les limitations de leur art à eux ! Et cependant de quelle rançon le romancier ne paie-t-il pas sa liberté ! Le roman, pour demeurer vraisemblable, doit s’interdire l’extraordinaire et c’est l’extraordinaire que l’historien rencontre sans cesse et qu’il n’a pas besoin de justifier, puisque le fait est là. Balzac a été bien audacieux dans l’invention de ses héros. En a-t-il créé un qui ne soit médiocre et banal auprès de Napoléon ? Le roman n’est que de la petite histoire probable. L’histoire, c’est du grand roman vrai et porté sans cesse à sa suprême puissance. N’importe ! Le prestige d’une gloire dont on a rêvé dans la jeunesse reste si fort que ni Taine ni Sorel n’ont jamais voulu convenir de cette infériorité du roman sur un point qui compense l’autre, et Sorel moins encore que Taine. Son regret était plus vif, parce qu’il avait plus longtemps poursuivi leur commune chimère.

Le premier sacrifice avait donc été très dur. Il fut suivi d’un autre, non moins douloureux. Au désir d’être un romancier célèbre avait succédé, chez Sorel, durant les années qui précédèrent la guerre, celui d’être un grand homme d’action. Vous nous avez cité, Monsieur, ses phrases sarcastiques sur les diplomates, et vous vous étonnez qu’au moment même où il les écrivait, des témoignages autorisés le montrent sortant du Ministère des Affaires étrangères, l’esprit en feu. Vous voulez voir dans cette contradiction une preuve qu’il méprisait la diplomatie en tant que carrière et s’y intéressait en tant qu’objet d’études. J’aperçois, moi, dans ce dédain et dans cette fièvre, la passion du service et le frémissement d’attente d’un nouveau venu qui se sent l’égal de ses meilleurs aînés et qui rêve non pas d’écrire de l’histoire, mais d’en faire. Sorel avait toutes les qualités d’un grand ambassadeur et d’un grand ministre. Il était né conducteur d’hommes. De lui émanait naturellement l’autorité. Il avait ce coup d’œil sagace qui donne leur perspective aux événements et démêle l’avenir. Il avait le caractère, cette faculté de défendre son jugement intérieur contre les influences les plus pressantes ou les plus insidieuses. Pourtant nous le voyons, dès 1876, en pleine possession de ses énergies, se retirer de la politique active et s’enfermer, pour vingt-cinq ans, dans un poste administratif où il ne pouvait être qu’un bon fonctionnaire, lui, cet homme si vivant, si original, si volontaire, si abondamment muni des supériorités qui font les chefs. Là encore, il s’était jugé. Sa correspondance intime, qui n’est qu’une longue analyse de ses scrupules, nous apprend sur quel point. Il se refusait à lui-même le don de la décision immédiate, la faculté maîtresse de l’homme d’État, d’après lui. Peut-être aussi avait-il jugé son temps. Platon, dans une page magnifique et que l’on croirait écrite d’hier, tant elle exprime avec éloquence le martyre de la Pensée dans les démagogies, a défini l’attitude du sage aux époques de révolutions : « Celui », dit-il, « qui goûte et qui a goûté le bonheur et la douceur que l’on trouve dans la sagesse, voyant clairement la folie du reste des hommes, et la perpétuelle extravagance de ceux qui les gouvernent, n’apercevant autour de lui presque personne qui voulût s’allier à lui pour aller au secours des choses justes, se regardant comme tombé au milieu d’une multitude de bêtes féroces, dont il ne veut point partager les injustices et à la rage desquels il lui serait impossible de s’opposer tout seul, sûr de se rendre inutile à lui-même et aux autres et de périr avant d’avoir pu servir la patrie et ses amis, plein de ces réflexions, il se tient en repos, uniquement occupé à ses propres affaires, et, comme un voyageur assailli d’un violent orage s’abrite derrière un petit mur contre la poussière et la pluie que le vent soulève, de même, voyant que tous les hommes sont remplis de dérèglement, il s’estime heureux, s’il peut, caché, couler une vie pure de toute action inique et impie, et en sortir plein de calme et de douceur, avec une belle espérance... » Je ne passe jamais devant le palais du Luxembourg où Sorel vécut tout un quart de siècle, sans que ces phrases de Platon me reviennent à la mémoire et sans que je me dise : « Ce fut là son petit mur ! » Ce que Platon n’ajoute pas, c’est que ces partis pris d’effacement ont leurs heures d’agonie. J’en lis la trace dans le regard voilé d’Albert Sorel, et j’y lis aussi une troisième tristesse qui n’a pas moins de noblesse et de poésie, oserais-je dire, de cette poésie, profonde et mâle, propre aux existences de retraite et d’étude.

Quand on écrira l’histoire morale de notre époque, le chapitre le plus émouvant sera le récit du contre-coup que la haute pensée française reçut des événements de 1870. Vous l’avez remarqué, Monsieur, presque aucune de nos réceptions ne se passe sans une allusion à l’année douloureuse. C’est qu’aussi bien cette année a inauguré une crise d’intelligence pour toute la génération dont les Taine, les Renan, les Flaubert étaient les grands aînés, et les Sully Prudhomme, les Gaston Paris, les Émile Boutmy, les Albert Sorel, les grands cadets. Tous avaient eu au suprême degré la religion de la Science. Tous ils avaient cru en elle, mystiquement, par une contradiction qui prouve l’ardeur de leur enthousiasme. Ils en avaient attendu ce qu’elle ne peut pas donner, une rénovation totale de la vie humaine. Brusquement, la dureté des mathématiciens qui commandaient l’invasion allemande et la férocité des chimistes de la Commune les avaient réveillés de cet optimisme. Il leur avait fallu le reconnaître : qui dit Science ne dit pas nécessairement Civilisation. Il peut y avoir une barbarie scientifique. Partout, dans les lettres de Renan à Strauss, dans la correspondance privée de Taine et de Flaubert, résonne un même cri de stupeur presque désespéré devant le brutal démenti infligé par la réalité à une utopie d’autant plus passionnément caressée par ces grands esprits qu’ils avaient reporté là leur besoin de foi héréditaire. Il se produisit alors chez quelques-uns d’entre eux un mouvement admirable et qui jette un singulier éclat sur la fondation que vous nous avez racontée : celle de l’École des Sciences politiques. Ne pouvant plus avoir, dans la souveraine bienfaisance de la Science, cette foi de millénaire, obligés de la considérer comme une force indifférente, susceptible d’être maniée dans un sens ou dans l’autre, ils voulurent du moins mettre cette force au service de leur patrie. Ils rêvèrent de modifier la mentalité des classes moyennes françaises, et, par voie de conséquence, celle du pays tout entier. Ils estimèrent qu’en faisant penser les dirigeants scientifiquement, en sociologie et en politique, ils atteindraient les dirigés. Ils voulurent préparer la revanche des faits par le redressement des esprits. C’est le secret de la ferveur qu’Émile Boutmy et ses collaborateurs apportèrent à leur œuvre. Albert Sorel s’y était associé dès la première heure. Le précieux recueil des discours prononcés le 29 mars 1905 à la fête donnée en son honneur par ses collègues et ses anciens élèves, enferme le plus émouvant éloge de son enseignement et un tableau non moins émouvant du développement de cette École, une des rares créations privées dont notre bourgeoisie puisse s’enorgueillir. Oui, Sorel professeur fut incomparable. Il a défini lui-même son procédé : « On n’enseigne bien, c’est-à-dire on n’exprime de soi et on ne transmet aux autres en paroles animées que les pensées directement recueillies de la vie, les choses vues et éprouvées, les préceptes tirés de l’expérience des faits. » Et cependant, cet autre élément de tristesse dont je parlais lui est venu, me semble-t-il, de ce côté-là. Non point qu’il ait jamais été méconnu par les auditeurs qui se succédèrent autour de sa chaire pendant vingt-cinq ans. Non point qu’il ait vu, un seul jour, décliner cette grande maison dont il était un des drapeaux vivants. Mais si énergique qu’ait pu être l’effort des maîtres groupés autour de Boutmy, ils étaient trop peu pour compenser, comme l’avaient souhaité les fondateurs de l’École, l’immense travail d’anarchie qui se continuait dans toute la France. À mesure que Sorel vieillissait, les signes se multipliaient, lui révélant que les leçons de 1870 n’avaient pas été comprises ou qu’elles avaient été oubliées. Vous venez de nous le dire, Monsieur, à votre façon, en nous répétant le propos d’une Parisienne à Saint-Cloud, sinistre dans sa frivolité innocente. Pour un historien, persuadé, comme l’auteur de l’Europe et la Révolution, que tout l’avenir du pays dépend du milieu national, quelle raison plus forte de s’inquiéter ? Une École des Sciences politiques, c’est une pépinière. Ces jeunes arbres, on va les transplanter dans des champs où des insensés détruisent tous les canaux d’irrigation, enlèvent toute la terre végétale, répandent partout des engrais empoisonnés. Ces arbres vont-ils grandir ? L’effort du bon jardinier ne sera-t-il pas perdu ?

Tristesse ? Oui. Inquiétude ? Oui. Découragement ? Non. J’aurais donné une idée bien fausse de notre grand confrère disparu, si j’avais assombri le lumineux portrait que vous nous en avez tracé, en hasardant ces quelques repeints. J’ai voulu indiquer les touches de pathétique qui faisaient le charme de cette ferme figure, qui l’attendrissaient, qui l’humanisaient. Mais la fermeté dominait. S’il avait eu un mot d’ordre à nous donner en mourant, nul doute que cet infatigable tâcheron n’eût choisi celui de l’Empereur Romain : « Laboremus », et il n’eût certes pas ajouté comme le veut une légende : « Ceterum nil expedit. D’ailleurs, cela ne sert à rien. » En dépit des mélancolies qu’il avait pu traverser, Sorel croyait au bienfait de son activité, parce qu’il croyait à sa patrie. Il songeait à lui-même quand, à la dernière page de son long ouvrage, avant de tracer fièrement les deux dates, l’initiale et la terminale, 1874-1904, il écrivait, parlant des bons serviteurs du pays : « Aucun d’eux n’eût osé dire : Je suis la France. Mais de tous nous disons : Sans eux, la France n’eût pas été ce qu’elle fut. » Vous avez eu raison de nous citer les quelques lignes qui suivent et par où se clôt cette épopée. Je ne sais rien de plus généreux que cet acte de foi inébranlable dans les destinées de la nation, ce cri de confiance et d’amour jeté ainsi à la France par cet homme qui a sacrifié, à la besogne jugée par lui la plus efficace, ses goûts intimes d’écrivain d’imagination, qui a poursuivi dans cette besogne acharnée l’oubli de ses ambitions manquées, que le spectacle des erreurs contemporaines a si souvent accablé. Mais le génie de la Race lui parle au moment du suprême départ et lui dit : « Tu as bien servi, et un maître qui ne périra pas... » Pour avoir entendu cette voix, ce grand historien français s’en est vraiment allé, comme le voulait Platon, sur une belle espérance.