Discours de réception d’Eugène-Melchior de Vogüé

Le 6 juin 1889

Eugène-Melchior de VOGÜÉ

M. le vicomte de Vogüé, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Désiré Nisard, y est venu prendre séance le jeudi 6 juin 1889, et a prononcé le discours suivant

    

Messieurs,

Mes titres à votre bon accueil étaient modestes, je le sais. Votre Compagnie a pris de son épargne pour m’enrichir, le jour où elle m’autorisa à me parer de sa bonne renommée. Je l’en remercie, et s’il plaît à Dieu, je paierai ma dette.

Si j’ignorais ce que vous attendez de vos élus, je n’aurais pour l’apprendre qu’à me rappeler comment les Lettres ont occupé, passionné et ennobli la carrière studieuse que j’ai le devoir de retracer devant vous. Elle eût un début malaisé. J’étonnerais peut-être quelques personnes en disant que la vie de M. Nisard me fait penser à un conte de fées, qui serait par surcroît un conte moral. — Il y avait une fois, il y a bien longtemps de cela, près de cent ans, six petits orphelins. Ils étaient sans appuis et presque sans ressources. On avait résolu de montrer aux quatre garçons des métiers mécaniques ; de l’un on comptait faire un maréchal-ferrant, d’un autre un mousse. Mais dans le cœur de l’aîné, les bonnes fées avaient mis leur don, le vrai talent, celui que vivifie la vertu. L’enfant travailla, il s’aida, il aida ses frères, il voulut faire d’eux comme de lui-même des artisans de la pensée. Le siècle achève son cours, et après quatre-vingts ans, nous voyons encore ces rejetons d’une forte souche, tous honorés, tous vivants, sauf celui qui vient de partir. Il était depuis longtemps le doyen de votre Compagnie ; le second m’écoute peut-être, sur les bancs d’une Académie voisine où l’ont conduit des travaux érudits ; à un autre, il n’a manqué qu’un peu d’ambition pour recueillir la même récompense, après les mêmes travaux, les mêmes services dans le professorat. — Messieurs, je pourrais n’ajouter rien à cet éloge. Quoi que votre regretté confrère ait pu écrire, ses plus belles œuvres ont été sa vie, les vies fraternelles dont il fut l’exemple et le secours.

Napoléon-Désiré Nisard naquit à Châtillon, dans la Côte-d’Or, le 20 mars 1806. Bourguignon, si l’on veut, mais Bourguignon d’accident ; par ses origines comme par son tour d’esprit, il était de pure race parisienne. Son père, fils d’un des principaux constructeurs du faubourg Saint-Martin, avait acheté une charge d’avocat à Châtillon-sur-Seine. L’enfant commença dans le collège de cette. ville des classes qu’il vint achever brillamment à Sainte-Barbe-Nicolle, après 1820. Ses succès aux concours valurent des bourses à ses frères, au moment où l’avenir semblait se fermer devant eux par la mort simultanée du père et de la mère, par la perte d’un patrimoine tombé entre des mains imprudentes. Sorti de Sainte-Barbe à cette heure d’angoisses, le jeune Désiré traversa toutes les épreuves classiques des vocations contrariées : l’étude d’avoué avec ses grosses menaçantes, les répétitions données pour vivre, les remontrances chagrines d’un tuteur, qui reprochait à son pupille le refus d’une place de commis dans les bureaux de M. de Chabrol. Ce tuteur, critique d’art au Constitutionnel, avait des raisons particulières pour affirmer que la littérature ne menait pas loin. Il m’a été donné de jeter les yeux sur des lettres de cette époque, où M. Nisard plaidait pour ses espérances ; elles révèlent la dignité des sentiments dans une âme ferme.

Sa bonne étoile le conduisit à la porte de M. Bertin. Le puissant inventeur d’hommes l’enrôla dans la rédaction du Journal des Débats. L’écrivain y fit ses premières armes, durant ces années finissantes de la Restauration. Critique, il se montra d’abord favorable aux témérités du romantisme. Le conservateur austère que vous avez connu paya alors un court tribut aux enthousiasmes de la jeunesse en littérature, à ses irritations en politique. Pour définir l’opinion qu’il défendait en cette matière, je réclame le bénéfice du privilège que vous venez de me conférer, et je vous propose un affreux néologisme : M. Nisard était bérangériste ; il pratiquait les rites de cette religion éclectique où l’on adorait sur le même autel la gloire napoléonienne et la liberté révolutionnaire. Napoléon-Désiré : comme il l’a écrit dans la suite, ces prénoms, témoignages des convictions paternelles, expliquent ses premiers entraînements et son dernier attachement. C’est assez dire de quel côté des barricades nous le trouvons en 1830. Quand on commença de s’entre-tuer pour savoir si les maximes de M. Laffitte étaient préférables à celles de M. de Polignac, M. Nisard marcha au tocsin avec deux de ses frères. En gagnant leur poste de combat, les trois Horaces parisiens, qui étaient de bons classiques, durent se réciter le « Qu’il mourût » du vieux Corneille. Un de leurs oncles les accompagnait et demeura parmi les victimes. Pour eux, l’événement fut moins tragique ; ils menèrent en triomphe à l’Hôtel de Ville le cheval blanc de M. de Lafayette. En ce temps-là, la France aimait les chevaux blancs.

Refroidi par un demi-siècle d’expérience, éclairé par d’autres révolutions où il s’était trouvé du côté perdant, le combattant de Juillet a jugé tristement son exploit de jeunesse, dans les dernières pages qu’il ait écrites. Il y rend justice à la monarchie contre laquelle on avait armé son bras. Je regrette de ne pouvoir citer en entier le passage, qui est beau ; il est équitable, ajouterais-je, si je ne me sentais ici un arbitre partial ; j’ai été élevé dans le respect de nos anciens rois, par des cœurs restés fidèles au souvenir de leurs bienfaits. Revenant sur « la prodigieuse illusion », — ce sont ses propres termes, — qui lui avait fait voir dans l’expédition d’Alger « un complot liberticide », M. Nisard loue ce grand dessein, d’où allaient sortir tant de victoires ; elles sont un peu vôtres : l’un de vous en a remporté plus d’une, et un autre les a racontées. L’écrivain achève sa réparation en rappelant la fière réponse de Charles X à l’ambassadeur d’Angleterre, qui le pressait, le menaçait presque : « Monsieur l’ambassadeur, tout ce que je puis faire pour votre gouvernement, c’est de n’avoir pas écouté ce que je viens d’entendre. » — On trouverait peut-être, en d’autres temps, des Français qui hésiteraient, entre la douleur de voir une assemblée dissoute par des ordonnances, et le plaisir d’entendre parler ainsi à l’envoyé d’un Wellington, quinze ans après un Waterloo.

Le jeune vainqueur des Trois Jours allait être un des bénéficiaires du chassé-croisé qui les suivit. Si nous mettons peu d’intervalle entre nos révolutions, ce n’est point par inconstance ; c’est dans un intérêt d’hygiène pour nos fonctionnaires, afin qu’ils restent agiles et préservés de l’ankylose. À partir de ce moment et jusqu’à la fin de sa vie, nous verrons M. Nisard solidement converti à l’esprit conservateur. Un instant, en 1831, on put craindre qu’il ne retombât dans le péché d’opposition : quand il quitta le Journal des Débats, où il s’était fait honorablement connaître, pour passer au National. Il prit ombrage, nous dit-il, du bon accueil fait à Victor Hugo dans la famille Bertin, et appréhenda d’être gêné dans l’expression de ses sentiments classiques. Si telle fût en effet la cause de la rupture, il faut croire, chose invraisemblable, que le Journal des Débats a beaucoup changé. Aujourd’hui, j’en parle par expérience, on peut y porter une humeur singulière, des opinions hétérodoxes, et garder néanmoins ses pénates littéraires dans cette aimable et large maison. La séduction personnelle d’Armand Carrel entra pour une bonne part dans la détermination de M. Nisard. La communauté des doctrines resserra entre les deux lettrés des liens affectueux ; elle inspira au survivant une des bonnes actions de son cœur, l’article reconnaissant qu’il fit paraître dans la Revue des Deux Mondes, après la fin tragique de son ami, alors qu’il était déjà fonctionnaire du gouvernement combattu par Carrel.

Cette mort rompit les attaches de l’écrivain avec le National ; l’Université, qui lui avait entrouvert ses portes, le conquit tout entier. La situation de M. Nisard y grandit rapidement avec son mérite ; en 1842, il était tout désigné aux suffrages de sa ville natale ; le collège de Châtillon-sur-Seine l’envoya à la Chambre des représentants. Les luttes de la tribune ne le tentèrent pas. Politique fortuit et toujours surpris de l’être, il ne livra jamais son âme aux passions qui jettent de l’éclat sur cette profession ; il réserva toutes ses forces pour des travaux plus durables et fit partie de la majorité docile qui s’abandonnait à la sagesse de M. Guizot.

On le vit rarement parmi les familiers du Château. En général, le soin jaloux de son indépendance le tenait éloigné des salons, des cénacles. Il pensait que le critique doit vivre comme le styliste sur son pilier, et que le commerce mondain lui est préjudiciable, parce qu’on y perd forcément quelque chose de la férocité professionnelle. Une seule fois, il faillit se laisser prendre au plus engageant des pièges. Chateaubriand s’était mis en frais de coquetterie pour l’attirer à l’Abbaye-au-Bois, une abbaye où l’on disposait de grasses prébendes. M. Nisard fléchit, il écrivit un article sur une lecture des Mémoires d’outre-tombe. L’article était louangeur, mais l’imprudent ne s’avisa-t-il pas d’appeler René « l’illustre vieillard » ? Chateaubriand eût pardonné des réserves sur son œuvre ; il ne souffrait pas que l’on comptât les rides de son visage. Le jeune homme qui lui avait dit cette désolante vérité fut averti que ses visites ne seraient plus agréables. Il échappa ainsi au danger d’être enrégimenté.

Son manque d’assiduité à la cour avait une autre cause. L’écrivain, — ne sommes-nous pas tous les mêmes ? — la développe avec une ingénuité charmante. — « Quand j’allais aux Tuileries, j’étais peiné de compter beaucoup moins que le moindre parvenu du négoce ou de la finance. J’avais quelque sujet de douter que les vraies lettres y fussent en grand honneur. Personnellement l’excellent roi Louis-Philippe ne me donna pas la satisfaction de croire qu’il ne me prenait pas pour un maître de forges. Il est vrai que j’avais été nommé par un arrondissement métallurgique. » — C’était dur, en effet, pour un auteur à qui Sainte-Beuve reprochait malignement de faire de la littérature selon la Charte. Et l’on comprend que son grief lui ait dicté cet autre aveu : « Je me souviens de la monarchie parlementaire comme on se souvient d’une grande déception. » La Charte ne se résumait-elle pas pour lui dans ce principe fâcheux : « Le roi règne et ne me lit pas » ?

Il assista pourtant avec de sincères regrets à la chute de cette monarchie. La liquidation de 1848 ne laissait au professeur que sa chaire du Collège de France, protégée par l’inamovibilité. Il subit ce temps d’infortune avec une force d’âme dont il trouvait l’exemple tout près de lui, chez la vaillante compagne, qui eut, la peine et l’honneur de partager ses épreuves. On ne s’étonnera pas après cela que M. Nisard ait accueilli avec satisfaction l’avènement du régime qui lui rendait la liberté de travailler en paix. Il ne fit pas le délicat sur les procédés d’installation ; admirateur passionné de Bourdaloue, il avait dû méditer la profonde parole du sermonnaire : « Il y a à l’origine de tous les pouvoirs des choses qui font frémir. » Mon prédécesseur n’a jamais prétendu aux lumières miraculeuses qui permettent de distinguer, dans le long calendrier de nos révolutions, les mois où le peuple est un juge infaillible, les mois où il n’est qu’un esclave égaré. Il fut un des plus empressés, parmi les sept millions d’insurgés qui ratifièrent, en Décembre, la déchéance du gouvernement établi par les héroïques insurgés de Février, sur les ruines de la monarchie relevée par les glorieux insurgés de Juillet.

Rappelé à de hautes fonctions dans l’Université, le maître y rentrait avec la consécration qu’il venait de recevoir ici. Jules Janin, touché au vif par le manifeste de M. Nisard contre la littérature facile, s’était oublié un jour jusqu’à apostropher son adversaire en ces termes : « Malheureux et infortuné ! Tu seras de l’Institut ! La menace prophétique fulminée par un futur académicien contre son futur confrère devait se réaliser à bref délai. Dès 1850, sans attendre l’achèvement du grand ouvrage qui désignait son auteur à un choix mérité, l’Académie donnait à l’historien de la littérature française le siège occupé depuis vingt-cinq ans par l’abbé de Féletz, l’ancien maître de M. Nisard au Journal des Débats. — Ces imposants souvenirs redoublent la timidité d’un successeur qui ne faisait que de naître, à l’heure où votre doyen commençait déjà son stage d’immortalité. — Inspecteur général, secrétaire du conseil de l’Instruction publique, professeur d’éloquence française à la Faculté des lettres en remplacement de M. Villemain, rien ne manquait, semblait-il, au contentement d’un travailleur qui aimait son travail. Il connut pourtant de vifs chagrins, pendant ces premières années du second Empire. Dévoué à la jeunesse qui lui était confiée, il ne savait pas flatter une humeur frondeuse, alors fort excitée contre le gouvernement. Des manifestations hostiles furent organisées contre le bon serviteur dont on interprétait mal la loyauté. Partout, son esprit attristé crut retrouver ces préventions. Il s’affligeait de la réserve montrée par les amis de jadis, ceux qui n’avaient pas désarmé, qui gardaient encore sur les lèvres le goût amer du pouvoir perdu. De tous les incidents de cette période, je n’en veux retenir qu’un, l’invention célèbre des deux morales ; mon premier devoir aujourd’hui est d’examiner un malentendu dont M. Nisard a cruellement souffert.

C’était en 1853, à une soutenance de thèse en Sorbonne. Un empereur passait sur la sellette, et le plus mal famé de tous, César Tibère. Le candidat éclaircissait dans cette physionomie quelques touches trop noircies par Tacite. On pouvait s’en remettre à l’appréciation morale de ce candidat : il fut grand maître de l’Université, il est votre confrère ; son nom est devenu dans notre pays le synonyme des meilleures vertus, tant il a été noblement porté, sous l’habit du ministre, par le savant qui travaille encore, sous la capote du soldat, par le lettré qui ne travaille plus. Le doyen de la Faculté, Victor Le Clerc, crut devoir réclamer au nom des principes. M. Nisard lui objecta simplement qu’on ne tranchait pas les questions historiques avec une morale déclamatoire. La phrase n’était peut-être pas la plus prudente qu’il pût choisir, vis-à-vis d’un auditoire mal disposé ; elle n’eût pas suffi cependant à perdre un homme. Mais il s’établit aussitôt une confusion, involontaire, je veux le croire, entre cette saillie et la leçon que l’examinateur avait professée, l’année d’auparavant, sur la morale païenne et la morale chrétienne. Il les distinguait, il donnait l’avantage à la seconde, crime irrémissible à certains yeux. Tous ces griefs firent balle dans un mot qui resta ; l’irréligion et le libéralisme trouvaient leur compte à cette équivoque. Puissé-je l’avoir dissipée ! Elle a assombri jusqu’au dernier jour la vie d’un honnête homme, qui eût sans doute trouvé grâce devant les mauvais plaisants, s’il avait pratiqué moins strictement la morale qu’on l’accusait de faire plier en théorie.

Il prit en 1858 et garda pendant dix ans la haute direction de l’École Normale. Je n’ai pas compétence pour décider si M. Nisard y porta l’autorité et la souplesse également nécessaires dans le gouvernement de cette élite ; je sais par de nombreux témoignages que là, comme dans les chaires de la Sorbonne et du Collège de France, il fut un excitateur d’esprits, un guide toujours sûr. Il dut résigner ses fonctions, en 1867, à la suite d’un désordre qui fit connaître à Sainte-Beuve la douceur des applaudissements juvéniles, au directeur le devoir ingrat de la répression. Quelques mois après, Napoléon III l’appelait au Sénat. L’ancien parlementaire de 1840 n’avait pas précisément la nostalgie des assemblées ; il y rentra avec inquiétude, « augurant mal, dit-il, d’une politique qui rétablissait, non pas le contrôle, mais le combat légal contre le gouvernement du pays ». On peut différer d’avis sur le jugement du sénateur ; on accordera que pour le rendre, l’écrivain avait rencontré l’expression vive et imagée. Pas plus au Luxembourg qu’autrefois au Palais-Bourbon il n’assiégea la tribune ; mais il m’en voudrait de ne pas rappeler qu’un jour, il parla. Ce fut le 4 septembre 1870. L’heure s’avançait, amoncelant les craintes ; comme il arrive dans les tempêtes, quand un navire fait eau, beaucoup de passagers quittaient leurs places, pour s’enquérir des ceintures de sauvetage et des chaloupes de sûreté. Entre quelques autres, la voix de M. Nisard s’éleva : « Restons sur nos sièges ; l’empereur est vaincu, il est prisonnier ; c’est une raison pour qu’il nous soit doublement sacré. »

Cette dernière fidélité ne se démentit pas chez votre confrère. Enseveli sous la ruine commune, il n’en sortit que pour reprendre la plume. Il corrigeait avec des scrupules toujours nouveaux ses anciens écrits ; il en préparait d’autres, ces Souvenirs dont je viens de lire, dont vous lirez bientôt les chapitres encore inédits. L’ancêtre y fait l’inventaire des jours passés ; il y explique les mobiles de sa conduite. Soin superflu ! Il suffit de lire cent pages du critique traditionnel, pour comprendre sa conception de la politique ; elle n’était qu’un des corollaires de sa règle intellectuelle, un des besoins de son entendement qui exigeait partout l’ordre et la discipline. Dès qu’on pénètre dans l’esprit de M. Nisard, on croit entrer dans un de ces vieux hôtels Louis XIV, aujourd’hui bourgeoisement habités, comme disent les notaires, mais où tout date du temps ; les meubles y sont rares, de style irréprochable, mal commodes à nos habitudes relâchées ; la décoration, d’une harmonie sévère, le goût de rien concédé aux du goût moderne ; les grandes baies versent une belle clarté uniforme sur les trumeaux où pâlissent des grisailles élégantes. Le propriétaire de cette noble maison la défendit de son mieux contre les fantaisies variables de la politique ; quand il dut leur entrouvrir la porte, il les subordonna aux dogmes de sa religion philosophique et littéraire. Je crois bien que s’il eût été chargé de libeller une constitution, il aurait inscrit à l’article premier cette sentence où il s’est peint tout entier : « On n’est pas libre en France de ne pas lire Boileau ; ne serait-ce point comme faisant partie de l’autorité publique qu’il a le privilège d’être contesté ? » — Aussi j’ai hâte de vous montrer M. Nisard dans son vrai chez lui, dans ses livres, dans le ministère public où le procureur du grand roi requérait contre les déserteurs du grand siècle.

Il arriva au plus fort de la bataille livrée par les revenants de l’époque classique contre les enfants terribles du romantisme. Avant 1830, il inclina un instant vers la nouvelle école ; durant les années suivantes, son goût réagit, par défiance de la vogue qui venait à ses clients de la veille. Après ces courtes et inévitables oscillations d’un jeune esprit, le bon sens de M. Nisard lui fit prendre, entre les deux camps, la position intermédiaire d’où il ne devait plus bouger. Quand on relit aujourd’hui les articles de 1836 sur Victor Hugo et Lamartine, on est étonné de souscrire aussi facilement à bon nombre d’opinions qui parurent blasphématoires. Ici, Messieurs, je ne puis me défendre d’une réflexion. À tout hasard, on fait sagement de vivre longtemps. Si le malheur eût voulu que votre confrère vous manquât vingt ans plus tôt, alors qu’il était déjà au seuil de la vieillesse, j’imagine l’embarras du biographe désireux de le louer. Il y a vingt ans, les grands dieux du romantisme avaient la possession incontestée du firmament littéraire. Leur tour était venu d’être classiques. À leurs adorateurs, à nous tous, les champions qui avaient combattu contre eux en 1830 apparaissaient comme des survivants d’un âge préhistorique, des contempteurs aveugles, reculés dans les lointains fabuleux, entre M. Étienne et M. Viennet. Les dieux sont morts. M. Nisard a vécu, et en vieillissant, il a rajeuni. Le siècle, qui tournait autour de cet esprit immobile, l’a rejoint à l’improviste. Voici que l’élite de la jeune critique reprend, en d’autres termes, et parfois dans les mêmes termes, les arrêts de 1836. L’octogénaire a recueilli le bénéfice de ce qu’il eût appelé une révolution du goût ; il a entendu des générations nouvelles témoigner avec lui ; il a vu nos théâtres envahis, quand on jouait son bien-aimé Racine, visités seulement, quand on représentait le drame romantique. Qui sait ? Avec le sentiment de la mesure dont il ne se départait jamais, le critique réhabilité aura peut-être estimé qu’on lui donnait trop raison, et qu’il triomphait au delà du nécessaire. Je me le figure modérant ceux qui rompent avec la religion d’Hugo, et disant : Ne le brisez pas, ce miroir souvent terni, mais unique à ses instants de splendeur ; il a reflété tout le siècle et nous y vîmes passer tous nos rêves.

Les études sur les Poètes latins de la décadence semblaient retirer leur auteur de la mêlée contemporaine. Ce n’était qu’un faux semblant. À travers les ombres de ces morts, il continue à pourfendre des adversaires très vivants. Son réquisitoire est bien dur pour ces stoïciens qui essayaient de faire tenir debout la vieille vertu, jusqu’au moment où la croix du Christ lui rendrait un appui solide ; pour ces Romains de Cordoue, Sénèque et Lucain, lointains aïeux du génie espagnol. — L’ouvrage avait des qualités plus durables que le piquant de l’allusion ; il réussit par le brillant de la couleur historique, par des tableaux de mœurs habilement composés avec les indications de Juvénal et de Perse. M. Nisard inaugurait un genre qu’allaient développer d’autres évocateurs de la vie antique, Villemain, Ampère, Amédée Thierry. Il nous était réservé de le voir renouveler par un ami de Cicéron, un commensal de la maison d’Horace.

Pour oublier ces poètes de la décadence qu’il n’aimait guère, le savant humaniste revenait aux vrais maîtres de l’âme romaine, il rédigeait ses leçons sur les Quatre grands historiens latins. À partir de 1839, il dirigea la traduction des classiques dans la collection Didot, labeur considérable, où ses frères furent ses plus zélés collaborateurs. Entre temps, il trouvait le loisir de lier connaissance avec les hommes de la Réformation, et nous avons gagné à ce commerce d’agréables monographies d’Érasme, de Thomas Morus, de Mélanchthon. Chargé d’une mission archéologique dans nos provinces méridionales, il en rapportait des récits de voyage qui renferment, à mon goût, quelques-unes de ses meilleures pages ; si toutefois je ne suis pas dupe de la magie des mêmes souvenirs, recueillis aux mêmes lieux. Enfant, j’ai dû aux tombeaux, aux aqueducs, aux amphithéâtres de notre Gaule latine les premières secousses de l’âme, celles que donnent les visions d’un grand passé mort, dans la fête de la vie terrestre, dans l’énergie d’un ciel en feu ; depuis lors, les hasards d’une existence errante ont fait relever des visions pareilles sous mes pas, au Colisée, à l’Acropole, dans les ruines d’Éphèse et de Baalbeck, sous les pylônes de Louqsor et sous les coupoles de Samarcande ; j’ai admiré partout, mais je n’ai retrouvé nulle part l’ivresse toute neuve, l’éblouissement laissé dans mes yeux par les reliques de Provence, par les blocs romains tremblants à midi dans la vapeur d’or, sur le pâle horizon d’oliviers d’où monte la plainte ardente des cigales.

Tous ces travaux, qui eussent suffi à remplir une autre vie, n’étaient pour votre confrère qu’une préparation. Il dégageait les avenues et amassait les matériaux du monument auquel il a eu la fortune d’attacher son nom. Précis élémentaire à l’origine, l’Histoire de la Littérature française s’étendit, reçut des retouches incessantes, et occupa M. Nisard jusqu’au jour où l’Institut lui décerna le prix qu’il réserve pour l’œuvre la plus propre à honorer la France. L’écrivain avait emprunté aux architectes de nos vieilles cathédrales leur méthode de construction lente et solide ; et c’est bien une cathédrale que ce bénédictin a bâtie aux saints de son observance. Il y a mis sa mémoire à l’abri ; nul n’y entrera désormais sans saluer l’effigie du dévot fondateur, couchée sur la dalle liminaire. Oh ! l’heureux et habile homme, qui a voué sa vie au plus beau, au plus vaste sujet, au plus digne de remplir une intelligence et un cœur ! Si l’histoire de nos actes a pu s’intituler : Gesta Dei per Francos, serait-ce trop ambitieux de nommer l’histoire de nos écrits : Scripta Dei per Francos ? Personne, je l’espère, ne me taxera d’exagération. Les littératures de l’antiquité, quelque opinion qu’on professe sur leur prééminence, ont eu le tort de ne nous arriver qu’à l’état fragmentaire. Quant à nos émules des autres langues d’Europe, tous nous accordent, au moins dans le passé, la mission de donner une forme universelle aux idées et aux sentiments de la grande famille chrétienne. Je tirerai même de cette prérogative du génie français ma seule objection de principe au point de départ de M. Nisard.

On lui en a fait bien d’autres. On lui a reproché d’écrire l’histoire littéraire comme on écrivait autrefois les chroniques, en ne tenant compte que des actions royales ; on lui a reproché de l’étudier, ce produit de la collaboration de toute une race, comme un phénomène isolé, en dehors de l’histoire sociale qui l’explique, en dehors des sciences qui l’influencent, en dehors des apports étrangers qui l’alimentent ; on s’est plaint qu’il ne nous offrit pas une histoire organique, baignant de toute part dans la vie nationale, comme celle dont un Français a donné le modèle et fait le présent à l’Angleterre. Messieurs, c’était reprocher à M. Nisard d’être lui-même et non un autre. Critique dogmatique, soucieux avant tout de nous montrer les exemples à suivre et les défauts à éviter, son étude a pour objet de rechercher ceux de nos écrivains qui ont exprimé des vérités générales dans une langue définitive c’est la formule qu’il affectionne.

L’objection que j’eusse voulu soumettre à cette noble intelligence, si j’avais eu l’honneur et le plaisir de m’instruire à ses leçons, aurait porté sur la définition de l’esprit français, telle qu’elle est posée au début du livre. C’est, nous dit M. Nisard, un esprit pratique par excellence, soumettant l’imagination et la sensibilité au joug de la raison individuelle, et cette dernière à la raison commune. L’historien le spécifie en le distinguant de tous les autres, et il l’adjure de se garer contre les intrusions du dehors. Ah ! que ces catégories sont périlleuses ! Des critiques moins éclairés s’en emparent, et ils nous présentent comme l’image de l’esprit français ce grêle squelette, si fort en faveur sous le nom d’esprit gaulois, qu’on arrive à composer avec une moitié de Rabelais, une moitié de Molière, avec tout Voltaire, ce qui est beaucoup, avec tout Béranger, ce qui est moins. C’est une des veines de notre génie, sans doute ; mais que fait-on de l’autre veine, gonflée tour à tour d’âpreté, de fougue, de passion, de mélancolie, celle qui suscite dans chaque siècle un Calvin, un Pascal, un Saint-Simon, un Chateaubriand ? Je ramasse au hasard, entre tant de noms qui gênent la théorie. De l’esprit français ainsi limité, combien des nôtres il faudrait proscrire, depuis la Chanson de Roland qui n’y entre pas encore, jusqu’à Lamartine qui n’y rentre plus du tout ? Qu’il serait facile de choisir un contraste embarrassant, bien présent à vos mémoires, et de demander où était l’esprit français sur ces bancs quand M. Thiers et M. Guizot s’y rencontraient. Laissez-moi croire qu’il n’a pas de caractère distinctif, sinon de les comprendre tous, d’être humain, universel, imprévu. Il n’est circonscrit que par les défauts individuels ; ses vertus sont illimitées, comme le champ du possible. On veut le définir, parce qu’on l’arrête à un moment du temps ; mais comme tout ce qui vit, il évolue sans cesse, il dépouille des formes, il en revêt de nouvelles ; chaque grand écrivain lui ajoute sa frappe personnelle. Si cet esprit devait jamais faiblir et manquer à sa mission, ce serait le jour où une idée naîtrait dans le monde sans qu’il la réclamât aussitôt comme son bien.

Je résiste un peu à notre guide, quand il me décrit d’avance la configuration générale de la chaîne que nous devons explorer ; mais avec quelle sécurité je m’abandonne à lui, dès que nous nous mettons en marche ! Suivant sa promesse, il ne s’arrête que sur les sommets de cette chaîne, il ne se pique pas de fouiller les gorges cachées et d’expliquer les formations souterraines. Protégé par sa raison impeccable, ce guide ne connaît pas le vertige ; et les glaciers ne l’effrayent pas. Libre à nous de buissonner derrière lui, d’admirer en dehors de son programme, à nos risques et périls ; mais quand nous admirons sur son conseil, ce n’est jamais à faux. M. Nisard ne s’attarde pas au moyen âge, on sent qu’il se plaît médiocrement dans ce labyrinthe mystérieux ; il est pressé de monter et d’y voir clair. À travers le XVIe siècle, il se hâte encore ; ce n’est pas Ronsard qui l’y retiendra. Je sais bien le tort de Ronsard ; c’était déjà celui de Lucain. Le poète de la pléiade est jugé sur sa fâcheuse ressemblance ; il a fourni de criminels exemples et de mauvaises raisons à un plus grand coupable. Implorons un jugement plus doux pour celui dont la mort faisait dire au Créateur, selon son contemporain Bertaut :

Je ne soufflai jamais au vent de mon haleine
Tant de divinité dedans une âme humaine.

Le critique n’est pleinement rassuré qu’en arrivant aux réputations vérifiées et poinçonnées par Boileau. Il va moins vite, et pourtant j’ai peine à suivre son pas. Je cherche des absents, d’Aubigné, Rotrou, ces mâles aïeux qui forgeaient à si grands coups l’idiome de Corneille. Mais quoi ! La montée est si longue ! Enfin, M. Nisard se repose avec délices dans l’Olympe, sur la crête centrale où rayonne le génie français, durant la période de perfection qu’il lui assigne, entre 1660 et 1700.

Qu’il fait bon s’y oublier avec lui ! Ici, nul ne le contredira. J’enchérirais plutôt sur son hommage à Bossuet. Les étrangers prennent avantage sur nous d’un Dante ou d’un Shakspeare ; il n’est point prouvé qu’avec d’autres applications des mêmes facultés, Bossuet n’ait pas mis plus d’invention verbale au service de plus d’imagination. Partout où nous mène M. Nisard, dans cette société immortelle, ses amis sont les nôtres. Si l’on diffère de sentiment avec lui, c’est par des nuances dans l’attrait. Chez Molière, il incline à prendre parti pour Philinte : j’en étais sûr ! Pourtant, Alceste peut se prévaloir d’un argument bien fort, dans le doute ancien où l’on est sur celui des personnages du Misanthrope qui représente l’auteur. Quoi qu’il dise ou qu’il fasse, l’homme aux rubans verts est aimé à première vue de toutes les femmes. Quand un poète, et un poète comme Molière, donne ce privilège à l’un de ses héros, ne doutons plus : c’est bien à celui-là qu’il a secrètement communiqué sa vie. Chez Boileau, si nous ne ressentons pas la tendresse passionnée de son fidèle lieutenant, nous nous sauvons par plus de respect encore. Chez Racine, il n’y a pas deux façons de pleurer. Racine ! alors même qu’on ignorerait ses œuvres, son épitaphe nous dirait à elle seule la beauté morale de cette âme et de ce temps. Comme tout le monde, je vais quelquefois au Panthéon, quand on y enterre un grand homme. Je subis le prestige de ces pompes éclatantes, où tout se réunit pour subjuguer les sens ; et je pense : Voici le suprême de la grandeur. Après, je traverse la place où l’herbe pousse, j’entre à Saint Étienne-du-Mont, je cherche les deux pierres obscures qui voisinent sur les piliers de la nef ; j’y relis le pieux latin où l’humilité du chrétien demande grâce pour le génie de l’homme et sollicite des prières plutôt que des éloges. De ces deux morts qui ont le néant si discret, l’un est Pascal, le roi des épouvantes de l’esprit ; l’autre, Racine, le roi des enchantements du cœur. Voilà le dernier mot de la vraie grandeur.

Il faut s’arracher à l’empyrée. M. Nisard ne se résout pas sans peine à descendre l’autre versant de la montagne. Les quarante années parfaites ne sont pas achevées qu’il sent déjà son inquiétude réveillée ; il dénonce la piqûre du ver chez les deux premiers décadents, La Bruyère et Fénelon. Tout le long du XVIIIe siècle, à mesure que la courbe s’infléchit, il tient un registre en partie double et y note ce qu’il appelle les gains et les pertes de l’esprit français. Le bon Rollin l’attendrit, Buffon et Montesquieu le rassurent, Voltaire le laisse perplexe, Diderot l’indigne, Rousseau le désole. L’abbé Prévost n’est pas nommé. Dans sa sévérité contre le genre romanesque, l’historien passe sous silence Manon Lescaut, comme il avait fait pour la Princesse de Clèves, à l’autre siècle. En abordant le nôtre, M. Nisard termine par un résumé succinct, où il classe les mérites de ses contemporains. À quelques réserves près, je crois qu’aujourd’hui encore, avec des vues dégagées par le temps, l’opinion presque unanime des lettrés ratifierait l’exacte justice de ce classement. Nulle part le critique n’a mieux montré la sûreté de son discernement. Et quand il heurterait quelques-unes de nos préférences, qu’il lui soit beaucoup pardonné, parce qu’il a vraiment aimé Musset.

Si l’on accepte les prémisses de l’auteur, et c’est la première règle d’une appréciation littéraire, ce dernier volume est son chef-d’œuvre. Je ne sais pas de livre mieux composé, plus pressant et plus logique dans ses conclusions. En vain l’on essaie de se dérober à ce qu’elles ont d’extrême ; cette raison inflexible nous ressaisit dans ses tenailles, il faut la suivre jusqu’au bout. Le style s’est affermi comme la pensée, l’expression est toujours juste, limpide ; ceux mêmes qui trouveraient la couleur un peu sobre ne sauraient refuser leur admiration à l’élégance du dessin. Que de nuances fines et délicates dans le gris ! On pourra tenter de refaire une Histoire de la Littérature française avec d’autres procédés ; on ne ruinera pas les parties maîtresses de celle que nous devons à M. Nisard. Certains chapitres sont définitifs, ils ont épuisé leur matière. Dans ces morceaux, dans celui qui traite de Malherbe, par exemple, et qui remet dans tout son lustre le poète magnanime dont chaque vers semble battu avec un fer d’épée, l’historien peut revendiquer pour sa prose le privilège que notre premier lyrique attribuait à ses rimes :

Apollon à portes ouvertes
Laisse indifféremment cueillir
Les belles feuilles toujours vertes
Qui gardent les noms de vieillir.
Mais l’art d’en faire des couronnes
N’est pas su de toutes personnes ;
Et trois ou quatre seulement,
Au nombre desquels on me range,
Peuvent donner une louange
Qui demeure éternellement.

Comment se fait-il, Messieurs, qu’en fermant ce livre d’or de la France, après cette revue triomphale de nos gloires, l’esprit s’attarde aux suggestions d’un mauvais songe ? C’est que, dans l’Histoire de la Littérature française comme dans tous les écrits de M. Nisard, nous ne cessons pas d’entendre l’interrogation intérieure qui a inspiré ses travaux : sommes-nous en décadence ? Allons-nous subir la seule défaite irréparable, celle qui livrerait à d’autres notre maîtrise intellectuelle ? Et l’historien n’a pas de peine à nous communiquer l’anxiété qui le persécute. Elle hante chacun de nous, depuis notre première lecture sur le déclin de la Grèce et de Rome, depuis le premier regard que nous avons jeté sur les mutations du langage et des idées dans notre temps. Après les affres du doute religieux, il n’en est pas de plus poignantes que celles de ce doute patriotique. On peut leur appliquer ce que Pascal disait des autres : « Il ne s’agit pas ici de l’intérêt léger de quelque personne étrangère ; il s’agit de nous-mêmes et de notre tout... C’est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu’il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l’indifférence de savoir ce qui en est. » — N’espérons pas nous dérober au problème ; il empoisonne toutes les joies de la pensée ; il attriste jusqu’au sourire que nous apportent les enfants ; on ne le résout pas en constatant que l’article-Paris, même celui du libraire, se place encore avantageusement au dehors ; et je ne crois pas qu’il faille cacher nos craintes par fausse honte. Les plaies cachées sont mortelles, on n’a chance de les guérir qu’en y plongeant la sonde. Mais peut-être trouverons-nous des raisons de nous rassurer en nous penchant, avec M. Nisard, sur ce qui fut le thème constant de ses méditations.

Nourri des lettres grecques et latines, il cherchait de préférence les analogies de ce côté ; et il s’effrayait à bon droit en observant dans l’idiome, dans la pensée, dans la poésie de ses contemporains, des lois de déformation toutes semblables à celles qu’il avait relevées sur la pente des déchéances antiques. Mais si l’histoire doit reproduire éternellement les mêmes dessins sur de nouveaux canevas, nous ne savons jamais où il lui plaira de choisir son modèle. Le biographe d’Érasme était familier avec le XVIe siècle : cette époque lui aura fourni d’autres rapprochements qui ont dû souvent le consoler. Des éléments multiples concoururent alors à une refonte totale de l’esprit humain. On peut les ranger sous quatre chefs principaux. Votre mémoire me devance et les énumère : la révélation de notre globe et de sa vraie place dans l’univers, depuis Colomb jusqu’à Galilée ; les grandes inventions, qui appliquent l’activité de l’homme à de nouveaux objets avec de nouvelles forces ; la rénovation radicale de la pensée et du langage, par la découverte des lettres, des philosophies, des langues de l’antiquité païenne ; enfin la révolution religieuse qui émancipe le sens individuel. Après la longue période nécessaire à la combinaison de ces diverses influences, Descartes vint, et, comme l’a montré M. Nisard dans son excellente étude sur ce grand homme, il dégagea de ces matières en fusion ce qui allait être l’esprit moderne ; la France le reçut de ses mains pour l’imposer au monde. De l’alliage refroidi et tout prêt pour les applications plastiques, elle tira l’incomparable création littéraire du siècle de Louis XIV.

Si telle est dans ses traits essentiels, et autant qu’on peut l’esquisser en quelques lignes, la figure de la Renaissance, qui ne serait frappé, Messieurs, d’en retrouver dans les cent dernières années une image fidèle, bien que démesurément amplifiée ? Une fois de plus, l’esprit humain est refondu et dilaté par des acquisitions du même ordre. Non seulement l’homme a achevé la conquête superficielle du globe, — il ne lui restait plus beaucoup, à faire, — mais il l’a unifié, rassemblé dans sa main, façonné en quelque sorte à sa convenance ; il en a rapproché les régions extrêmes, changeant ainsi dans les intelligences les plus paresseuses les mesures habituelles du temps et de l’espace, modifiant par là même tous les points de comparaison, et, par conséquence directe, toutes les idées. Les grandes inventions... rassurez-vous, je ne médite pas un développement sur le métier à la Jacquard ; mais que sont les trouvailles de la Renaissance, en regard de notre mainmise sur les forces secrètes de la nature, en regard de ces merveilles qui réalisent les rêves de l’alchimiste et du magicien ? Elles ont fait naître en nous une confiance illimitée dans le prodige toujours possible par des moyens rationnels, elles nous inspirent une audace royale, fondée sur l’espérance de vaincre la plupart des fatalités matérielles dont nos devanciers étaient esclaves.

Armé de ces connaissances nouvelles et de procédés d’expérimentation rigoureux, notre siècle a institué une enquête méthodique sur les conditions de la vie dans l’homme et dans le monde. Il en est sorti de vastes systèmes ; ils ont pénétré tous les esprits, ceux même qui se croient les plus rebelles à des principes dont ils acceptent les applications quotidiennes. Je ne veux me rappeler aujourd’hui qu’une seule de ces grandes synthèses, parce qu’elle est née chez nous, parce que l’homme dont elle porte le nom nous vaut le respect de l’Europe. D’après son système... mais je dis mal, sa prudence et sa modestie repoussent ce mot ; d’après sa théorie, les infiniment petits sont les maîtres et les organisateurs incessants de l’univers ; la vie, simultanément détruite et refaite par eux, est le prix des bataillés formidables que se livrent en nous ces armées invisibles. Si, comme je le crois, le bienfait est marque de vérité, cette doctrine est vraie ; elle guérit les corps en éclairant les intelligences ; à mesure qu’elle se dévoile, sa lumière rayonne une chaleur salutaire. Il a bien affermi sa gloire, celui qui a su l’établir sur les esprits et sur les cœurs, sur l’admiration de ceux qui pensent et sur la bénédiction de ceux qui souffrent. Je cherchais tout à l’heure une définition du génie français ; elle est trouvée : c’est le génie qui se fait charité. Merci de me l’avoir donnée, Monsieur Pasteur.

Le fait capital du XVIe siècle, la réinvention de l’antiquité, a son pendant à notre époque dans la substitution croissante des sources étrangères aux sources classiques. Depuis la première traduction de Shakspeare, depuis l’apparition du livre de Mme de Staël sur l’Allemagne, jusqu’aux années où nous avons appris dans les originaux les littératures et les philosophies du reste de l’Europe, l’esprit de notre race a recommencé l’épreuve qu’il avait subie à la Renaissance. M. Nisard, qui s’inquiétait de cette nouvelle mue, avait applaudi à l’ancienne ; alors, assure-t-il, la pensée et la langue se retrempaient à leurs sources naturelles. Passe pour la langue : mais la pensée ? Quand l’âme du moyen âge, uniquement formée dans la Bible, s’abandonna à l’esprit grec, le saut fut plus hasardeux et plus brusque, de la Somme de saint Thomas dans la Somme de Rabelais, qu’il ne l’a été du monde de Voltaire dans le monde de Gœthe et de Hegel. — Périlleuse ou non, l’expérience se poursuit et rien ne pourra l’arrêter. Elle précipite une ruine d’où sortira l’inconnu. Pour beaucoup d’observateurs attentifs, le latin se meurt ; il va disparaître peu à peu de l’éducation du grand nombre, remplacé par l’étude pratique des idiomes étrangers. Cette discipline première qui façonne l’intelligence, quelques délicats la demanderont seuls, dans quarante ans, aux maîtres de la Grèce et de Rome ; la masse active qui sera la nation ne recevra plus ce patrimoine qu’indirectement, par les héritiers de l’antiquité, nos écrivains du XVIIe siècle. Plusieurs d’entre nous verront grandir à leur foyer des petits-enfants nourris d’un autre lait, qui nous comprendront mal et que nous ne comprendrons plus. Scission douloureuse et que nul n’aurait souhaitée ! mais l’histoire ne s’attarde pas à caresser nos faiblesses ; l’histoire broie des cœurs en marchant. Un moment viendra où notre langue devra apprendre à se maintenir sans le secours de son vieux tuteur, où elle devra trouver en elle-même des ressources pour les accroissements et le change inévitables. Que de mots, trop chargés, de sens antérieurs, ne se prêtent plus à exprimer les nuances actuelles de notre pensée, et perpétuent des malentendus d’où naissent les vaines querelles !

Par exemple, tout le vocabulaire de notre Révolution. Car nous avons encore ceci de commun avec le XVIe siècle, une Révolution politique, sociale, — et religieuse, puis qu’elle a promulgué des dogmes. M. Nisard lui a consacré un ensemble d’études où il fait avec son habituelle sagacité la part des résultats permanents et des chimères transitoires. Cette secousse profonde compte pour beaucoup dans le renouvellement des esprits ; mais il est permis de croire qu’on en a exagéré l’importance, au détriment des autres causes. Les diètes de Worms et d’Augsbourg tiennent autant de place dans l’histoire du mouvement humain que les États généraux et la Convention. Cependant on balance entre les diverses manifestations de la Renaissance, quand il faut dater l’ère moderne. Ainsi l’historien hésitera sur le fait qui doit inaugurer l’ère où nous sommes ; rien ne prouve qu’il choisira la prise d’un vieux donjon, plutôt que la mise en marche de la première chaudière à vapeur, la pose du premier fil télégraphique. Un précurseur qui n’a pas sa juste part de gloire, Joseph de Montgolfier, écrivait en 1785 : « Dans cent ans, le monde aura été changé par deux choses : l’électricité et les comptes-courants. » Nous dirions aujourd’hui : le crédit. À quelques pas d’ici, nous avons invité les peuples à juger l’œuvre des cent ans ; ils viennent admirer comment notre grandeur, si cruellement atteinte, est encore soutenue par le génie des savants, des artistes, par l’humble et noble main de l’ouvrier de France. Dans ce palais du travail, le siècle montre sa véritable réussite, l’effort superbe qui nous rend si fiers d’être ses fils ; il témoigne là que Montgolfier avait bien prévu. Où témoigne-t-il que les spéculations de Jean-Jacques, appliquées par ses disciples, avaient sagement engagé l’avenir ? — L’avenir ! il sourira peut-être de nos furieuses disputes sur les conséquences de la Révolution, alors que ces conséquences lui apparaîtront si différentes des espérances initiales ! Mais, quel que soit son jugement sur ce point particulier de l’Histoire, j’ai la confiance qu’il placera parmi les époques de renaissance, et non parmi les époques de déclin, celle qui amena pour l’homme et pour le monde d’aussi prodigieuses transformations.

Nous attendons encore le cartésianisme qui reconstruira avec ce chaos. Nous n’avons jusqu’ici que le positivisme ; il tâtonne pour y refaire un peu d’ordre dans les ténèbres. De mornes et puissants ouvriers ont accompli dans tout le champ des connaissances, durant ces années intermédiaires, le travail de la herse entre les semailles et la moisson. Ils ont maîtrisé les jeunes intelligences et réformé tous les jugements, en histoire, en politique, en littérature. Je craindrais d’encourir les nobles foudres du spiritualisme, si je plaidais les circonstances atténuantes, non point pour la doctrine positiviste, — elle n’existe pas, — mais pour l’état d’esprit qui emprunte ce nom. Cependant, ce serait plaider pour la jeunesse, arrêtée un instant dans cette impasse. Qui de nous connaît les voies cachées de la Providence, les chemins détournés par où elle retire les hommes de l’erreur? À côté des statues de la Victoire ailée, les Grecs accordaient un bas-relief à la Victoire aptère, une victoire sans ailes. C’est l’image du positivisme. Il a réussi là où les armées régulières avaient échoué ; elles avaient attaqué de front la place révolutionnaire, idéal contre idéal, sans rien gagner : le positivisme, qui sortait de la place dégarnie, l’a tournée, et il a fait brèche. Aujourd’hui, pour une minute, il semble triompher, sur la table rase où il a réduit en poudre les idoles et les dogmes, salutaires ou funestes : solvit seclum in favillâ. Interrogeons les maîtres les plus perspicaces des générations nouvelles : elles arrivent, indifférentes à nos partis pris ; elles mettent d’accord défenseurs et adversaires de la Révolution, en y voyant autre chose, en y voyant moins que ce qu’ils avaient vu, et c’est l’unique moyen de se mettre d’accord. À la piété attardée qui célèbre un centenaire, à la haine irréconciliable qui répond par une malédiction, elles concèdent volontiers l’absoute ; mais bientôt, elles voudront plus, elles voudront un baptême. Bientôt, lasses de l’étape dans le vide, elles auront besoin de croire, d’aimer, d’agir, ce qui est une même chose ; elles appartiendront au premier qui les groupera en leur faisant sentir l’action d’un aimant. Ce mot dit tout, si vraiment, comme l’avançait le comte de Maistre, les mots ont en eux une vie mystérieuse, qui déborde leur acception précise.

Pauvre jeunesse ! Comme certains portraits du XVIe siècle, elle regarde le monde avec des yeux tristes, des yeux où ne passent que des choses qui meurent. L’éclair s’y rallumera. Ne soyons pas trop inquiets, pour ces générations, de leur positivisme, de leur réalisme, de leur pessimisme : si elles n’en gardent que la défiance des formules creuses et le goût des vérités solides, ce passage dans l’ombre ne leur aura pas nui. Qu’est-ce qu’une ombre ? La preuve du soleil. L’âme humaine est toujours en travail d’une poésie et d’une foi ; après les grands écroulements, l’heure revient vite où l’on entend murmurer et se répondre

… les voix éternelles
De ces filles de Dieu qui s’appellent entre elles.

Les idées, un moment rabattues à terre pour faciliter la besogne du triage, se relèveront de leur mouvement instinctif, incompressible. Surtout, il ne faut pas les tirer en arrière, quand elles s’apprêtent à remonter devant nous, il faut craindre de contrarier leur essor naturel. L’humanité ne revient jamais par la même route aux gîtes qu’elle a quittés, elle y revient par un détour ; on ne la contraint pas à rebrousser chemin. Redisons à ces nouveaux venus une belle parole de M. Nisard : « Toute guerre qu’on fait au passé est une guerre civile. » Mais en leur demandant le respect et l’indulgence pour toutes les tentatives de l’ancienne France, y compris les plus récentes, laissons-les s’orienter vers celle de demain. En vain chacun de nous leur offrirait un lit dans les tombes sur lesquelles nous nous querellons ; c’est un berceau qu’ils cherchent. Ils vont inaugurer un nouveau siècle, puisqu’il est convenu que depuis un mois nous avons cent ans. Ils peuvent, ils doivent y reconstruire, avec le grand travail du nôtre, un monument où le génie français enfermera une fois de plus les idées universelles, comme celui qu’avaient édifié nos aïeux du XVIIe siècle, avec les matériaux accumulés par leurs pères du XVIe.

Messieurs, vous m’encourageriez au besoin à parler de la sorte ; vos œuvres m’ont appris que nous devons à nos continuateurs des paroles d’espoir et non des menaces de décadence. Ainsi pensait le maître éminent qui m’a suggéré ces considérations ; il terminait toujours par un acte de foi les livres où il avait exposé ses craintes judicieuses. En m’appelant dans votre Compagnie, vous m’en imposez la première règle, le souci vigilant des aspirations de la jeunesse. Quoi que puissent dire vos rares détracteurs, vous avez l’audience de la jeunesse. Sûre de trouver chez vous, avec la tradition du passé, l’intelligence des transformations nécessaires, elle vous écoute à plus d’un titre. Elle reconnaît en vous les gardiens de notre langue ; elle accepte intellectuelle que vous exercez, magistrature populaire, chère à ce pays qui vous voit durer dans la ruine de tout. Enfin n’êtes-vous pas les exécuteurs testamentaires de votre fondateur, les dépositaires des pensées du grand Cardinal ? Vous rappelez à tous qu’il faut se retourner vers lui pour prendre conseil, chaque fois que la route est incertaine. Il trouva la patrie encore mal rassemblée, menacée sur toutes ses frontières par l’Espagnol, déchirée au dedans par un siècle de luttes civiles et religieuses, par les entreprises des partisans, par les prétentions des oligarchies. Il comprit que le seul remède aux plaies du passé, aux périls du dehors, c’était l’unité, procurée à tout prix. Il l’eut à un si haut degré, cette passion française de l’unité, qu’après l’avoir refaite dans le gouvernement, il la voulut faire dans le langage et vous en confia le soin. Fidèles à son esprit, vous avez toujours justifié l’excellente définition que donnait de vous votre premier historien, l’illustre Pellisson, quand il appelait ceux de l’Académie : « des ouvriers travaillant à l’exaltation de la France. »

Quelle devise eût mieux convenu au confrère que vous avez perdu ? Elle résume toute sa vie, dépensée à exalter la France littéraire. Son enseignement provoque aux discussions d’idées ; en m’y abandonnant, j’ai cru rendre à l’esprit libéral de ses leçons l’hommage qu’il eût aimé. Je n’ai pas assez dit le profond respect que j’emporte d’un commerce assidu avec ce bon, cet honnête serviteur des Lettres. Certain d’être votre interprète, j’en dépose le tribut au foyer où il a laissé tout son cœur. Le nom de Nisard reste en des mains laborieuses ; ils se sont mis plusieurs pour en accroître l’éclat. Je devine qu’aujourd’hui leur sentiment fraternel et filial me demande de les oublier pour reporter tout cet éclat sur l’absent, sur l’aîné qui s’est enfin reposé, plein de jours et de services, affermi dans les espérances éternelles. À l’heure où l’écrivain doit jeter sur son œuvre un dernier regard d’épouvante, il a pu se rendre le plus rare et le plus enviable témoignage, celui d’avoir écrit des livres durables, et de n’y avoir pas tracé une seule ligne qui le poursuivit là-bas comme un remords.