Funérailles de M. Elme-Marie Caro

Le 15 juillet 1887

Joseph BERTRAND

FUNÉRAILLES DE M. CARO

MEMBRE DE L’ACADÉMIE

Le vendredi 15 juillet 1887.

DISCOURS

DE

M. J. BERTRAND

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.

 

MESSIEURS,

Un demi-siècle écoulé déjà a dispersé et rendu rares les premiers condisciples d’Elme-Marie Caro, au collège de Rennes ; il n’a pas effacé de leur mémoire le souvenir de ce gracieux enfant, le plus jeune de la classe, ardent au jeu comme à l’étude, que chacun aimait, dont on enviait les succès sans lui disputer le premier rang.

Dans les luttes d’épreuve et d’essai imposées aux débuts des carrières savantes, comme les grandes manœuvres à nos jeunes soldats, Caro rencontra des rivaux, jamais de supérieur. Le concours de l’agrégation lui réservait son premier échec ; c’est ainsi qu’on nommait pour lui le second rang. Un jeune homme étranger à l’Université, inconnu aux concurrents comme aux juges, dont le nom n’avait retenti dans aucun concours et dont on ne citait aucune page remarquée, avait dès sa première épreuve rendu les juges attentifs ; les universitaires l’écoutaient avec étonnement, mais sans inquiétude. Le drapeau de l’école était en bonnes mains ; Caro avait fait ses preuves. La lutte cependant semblait indécise. Les vieilles murailles de la Sorbonne n’en ont pas entendu de plus brillante.

Le jeune inconnu fut vainqueur ; il s’appelait Ernest Renan.

Caro aimait ces luttes de l’esprit ; il y excellait. L’Académie remarqua un jour, dans un de ses concours, deux pièces éloquentes consacrées à l’éloge de Bernardin de Saint-Pierre. L’Académie hésita, comme avait fait la Sorbonne. Le concurrent de Caro, cette fois, s’appelait Prévost-Paradol.

Caro se plaisait quelquefois, il l’a écrit lui-même, à choisir sa patrie idéale dans le temps, et à désigner l’époque où un homme d’intelligence, voué aux ambitions de la pensée et y subordonnant tout le reste, aurait trouvé le plus noble emploi de ses facultés.

Cet homme intelligent, voué aux luttes de l’esprit, c’était Caro lui-même, et l’époque qu’il avait choisie était celle de la Restauration, entre 1820 et 1830.

Belle époque pour les sciences et les lettres, et bien digne, en effet, de tenter un grand professeur ! L’éloquence de Cousin, la grâce ingénieuse de Villemain, la gravité magistrale de Guizot, rendaient la France attentive aux fêtes brillantes de l’esprit que la Sorbonne renouvelait sans cesse. Caro, digne successeur de ces maîtres, pouvait, sans être taxé d’orgueil, se dire que trente années ajoutées à son âge auraient pu l’associer à leur tâche et faire de lui leur émule.

Il n’avait besoin de choisir ni son époque ni son public. Caro ne pouvait et n’eût voulu en aucun temps et sous aucun régime rester en traversant cette vie inaperçu et inutile : les grands problèmes l’attiraient. Au-dessus des intérêts changeants et des passions ombrageuses de la politique, il contemplait les vérités éternelles. La poésie, l’histoire, la philosophie étaient le théâtre de ses travaux et le domaine aimé de sa pensée. C’est parmi les esprits d’élite qu’il rencontrait des auditeurs empressés et des lecteurs qui, comme eux, l’appelaient leur maître. Il avait choisi sa doctrine avec maturité, avec conscience, toujours prêt à montrer son drapeau, heureux de le mener au combat.

Caro a eu cette rare fortune de réaliser sans effort, et comme il était juste, ses légitimes et modestes ambitions. Tout semblait lui promettre le bonheur dont il était digne ; les tristesses cependant ne lui ont pas été épargnées. La perte d’une fille unique tendrement aimée a été une épreuve au-dessus de ses forces. Soutenu par la tendresse, la résignation et la force morale d’une épouse digne de lui, il a continué à vivre, à travailler et à lutter ; mais ses forces étaient à bout, et c’est avec de douloureux pressentiments que ses amis, depuis plusieurs années déjà, devinaient sous son sourire attristé les progrès d’un mal sans remède.

Sa volonté n’a jamais fléchi. L’Académie française, la semaine dernière, était convoquée pour entendre une lecture de lui : aucun des membres présents à Paris n’avait voulu manquer à son appel. Une indisposition sans gravité, disait-on, fut pour tous une fâcheuse déception : rien ne faisait prévoir qu’elle deviendrait un grand deuil.