Funérailles de M. Jules Sandeau

Le 27 avril 1883

Edmond ROUSSE

FUNÉRAILLES

DE M. JULES SANDEAU

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le vendredi 27 avril 1883.
DISCOURS

DE

M. ROUSSE

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE.

 

MESSIEURS,

Les lettres font aujourd’hui une grande perte ; et dans cet irréparable malheur, l’Académie française confond ses regrets avec les regrets de tous ceux auxquels sont restés chers l’honneur de notre littérature et la gloire de notre patrie.

Souffrez cependant qu’au témoignage de notre commune douleur j’ajoute l’expression d’une tristesse plus intime, plus fraternelle et plus tendre. C’est un malheur domestique qui vient de frapper l’Académie ; c’est un deuil de famille qui vient l’atteindre. Jules Sandeau lui appartenait depuis vingt-cinq ans. Jamais aucun de nous n’a connu un confrère meilleur ni plus sûr ; plus modeste ni plus simple ; qui parût plus sincèrement détaché de sa renommée, et dont le souvenir doive demeurer plus vivant au milieu de nous.

Mais ceux qui l’ont aimé ne sont pas tous réunis autour de sa tombe. Loin d’ici, bien des esprits et bien des cœurs suivent avec nous ses funérailles. Ce sont les amis inconnus que, pendant si longtemps, ses œuvres ont, émus et charmés ; dont tant de fois il a distrait les douleurs, dont il a trompé si doucement les souffrances, dont il a si souvent allégé les ennuis ; — ceux qui, penchés sur la tache vulgaire de chaque jour, ont vu s’ouvrir, grâce à lui, des échappées soudaines vers le pays enchanté des aventures et des rêves ; qui lui doivent une heure d’illusions, une lueur de poésie quelques instants d’honnête gaieté, et comme une trêve bienvenue au milieu des dures réalités de la vie.

Ce n’est pas ici, je le sais, devant les sombres démentis que la Mort donne à nos chimères, qu’il convient de louer sans mesure des romans et des fables. Mais sous la main de l’artiste, ces fables sont si nobles et si touchantes ; elles renferment de si pathétiques leçons ; les passions y sont si profondes et si vraies, l’art lui-même y est si sincère, qu’on est tenté de voir dans ces tableaux fidèles l’image plutôt que le mensonge de la vie, et bien moins le roman que l’histoire de l’humanité.

Marianna, le docteur Herbeau, Valcreuse, Mlle de la Seiglière, les Penarvan, Jean de Thommeray !... Est-ce que ces noms prononcés dans ce lieu, devant ces tombes qui m’écoutent, vous semblent un scandale et un blasphème, comme si j’évoquais les comparses impies de quelque comédie sacrilège ? — Ne vous semble-t-il pas plutôt que j’appelle ici des hôtes respectueux, des amis familiers, des frères de notre jeunesse, des êtres qui ont vécu, qui ont aimé, qui ont souffert comme nous, qui survivront à celui qui les a créés, et s’en iront d’âge en âge, contemporains de tous les jeunes cœurs, bienfaiteurs de toutes les âmes blessées, les élevant vers l’idéal éternel de la beauté dont ils portent en eux la discrète image ?

Laissons donc ces nobles enfants de sa pensée entourer pour la dernière fois celui qui leur a donné la vie : et que, s’inclinant tour à tour sur sa tombe, ils y déposent, avec leurs couronnes funèbres, l’hommage qu’ils doivent à son génie !

Hélas ! qui sait si bien souvent le pauvre Sandeau n’a pas cherché dans ces visions charmantes la distraction de ses chagrins et l’apaisement de ses douleurs ?... Sa vie a été pleine d’orages. Il a connu tous les triomphes de la jeunesse ; cette popularité brillante et hautaine qui ne doit rien au vulgaire ; des amitiés illustres et fidèles ; le plaisir souverain de l’esprit qui invente, qui crée, qui voit vivre son rêve et qui peut le croire éternel. Mais il a payé tout entière la rançon de ses succès et de son bonheur ; et si nous avons pleuré avec ses héros, c’est que la source de nos larmes était dans son cœur.

Plus tard, lorsque l’âge semblait avoir apaisé sa vie, une inconsolable douleur allait la briser sans retour.

Il avait un fils, un unique enfant, son orgueil et sa joie, qu’il avait vu grandir avec amour, que la passion des voyages et des armes avait donné au service de et qui avait déjà conquis dans-notre flotte l’affection et l’estime de tous. Il y a quelques années, au retour d’une expédition lointaine, déjà gravement malade, on l’envoya dans le midi de notre France, dans ces tièdes contrées où il semble que la mort est plus douce à ceux qui vont y mourir. À la première nouvelle du danger, le père accourut... Peu de temps après, il revenait avec le corps de son enfant.

De ce jour, la vie du pauvre père était finie. Tous les ressorts, toutes les fibres de cette âme s’étaient rompus d’un seul coup. Malgré les efforts de tous les siens, la lassitude et l’ennui de vivre semblaient l’aider seulement à mourir. Rien toutefois n’a pu vaincre son héroïque douceur. Je ne l’ai jamais regardé sans trouver sur ses lèvres un sourire : je n’ai jamais rencontré ses yeux sans y trouver la trace d’une larme.

Depuis près de deux mois, M. Sandeau a cessé de venir parmi nous. Le mal qui depuis longtemps usait sa vie s’était soudainement aggravé. Il s’est éteint lentement ; et dans un recueillement suprême, le brillant esprit du poète a laissé à l’âme du chrétien toutes les heures qui le séparaient encore de Dieu.... C’est là, peut-être, tout ce qu’il aurait fallu dire devant son cercueil.

Un jour, l’un de nous reprendra, pour l’achever, cette esquisse à peine ébauchée. Ce sera l’heure des louanges publiques et des longs discours. Le grand romancier, le philosophe et le poète, l’écrivain excellent qui fut, lui aussi, l’un des maîtres de la scène, — on fera revivre tout ce que fut Jules Sandeau et tout ce qu’il a fait pour sa gloire. L’artiste vivra longtemps encore ; mais c’est l’homme qui meurt aujourd’hui, et auquel il faut dire adieu pour toujours.

Adieu donc, ô cher mort !... au nom de tous vos confrères, qui vous ont tant aimé, et qui garderont fidèlement votre mémoire.