Réponse au discours de réception de Sully Prudhomme

Le 23 mars 1882

Maxime DU CAMP

Réponse de M. Maxime Du Camp
au discours de M. Sully Prudhomme

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 23 mars 1882

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

 

Monsieur,

Deux fois dans ma vie, Monsieur, deux fois seulement, j’ai eu l’occasion d’apercevoir M. Duvergier de Hauranne. La première rencontre date de loin ; on ne se doutait guère alors que vous seriez un poète de rare mérite et c’est tout au plus si l’on songeait à vous apprendre à lire. C’était un vendredi du mois de juin 1844, près de Constantinople, sur la rive asiatique du Bosphore, devant la mosquée d’un petit village qui se nomme Ouléli. Sultan Abdul Medjid devait y venir faire sa prière, et j’étais mêlé à un groupe de voyageurs européens empressés de voir celui qui est l’ombre de Dieu sur la terre. Pendant que les femmes voilées, réunies sur leurs chariots traînés par des bœufs bruyants de clochettes et reluisants de verroterie attendaient l’arrivée du Grand Seigneur, pendant que les pachas de service accroupis à l’ombre d’un caroubier fumaient leur longue pipe en égrenant un chapelet, nous causions, ou plutôt nous écoutions un homme encore jeune, blond, mince et distingué, qui nous ravissait par le pétillement de son esprit. L’éclat de ses yeux à peine affaibli par des lunettes, l’ironie de son sourire, le timbre métallique de sa voix eussent suffi à commander l’attention, si l’intérêt de sa parole ne l’eût captivée. Pour rompre le charme dont ce magicien nous avait enveloppé, il ne fallut rien de moins que les salves d’artillerie, les cris de la foule, la fumée des encensoirs, et l’apparition du Sultan, soutenu par les dignitaires de l’empire, suivi de ses pages, impassible et résigné, qui lentement disparut sous le porche de la mosquée.

Le voyageur n’attendit pas que le Padischah eût terminé sa prière ; il sauta lestement dans un caïque et glissa sur le Bosphore en nous envoyant un salut de la main. Je m’enquis de son nom : c’était M. Duvergier de Hauranne. Ses jours d’absence étaient comptés ; après avoir visité Constantinople, il allait faire une pointe en Asie Mineure et se rendre à Athènes où il devait réunir les matériaux de ce travail sur l’Avenir de la Grèce, que vous avez signalé et qui ne pouvait échapper à un esprit aussi libéral que le vôtre.

Trois ans plus tard, et dans des circonstances bien différentes, je vis encore M. Duvergier de Hauranne. C’était le jour de Noël 1847, à Rouen, dans une vaste salle pavoisée où, comme eût dit Alfred de Musset, on allait « boire dans un banquet patriotique le vin qui engendre la métaphore et la prosopopée (1 ) ». J’étais là en curieux, venu pour apprécier, pour admirer les ressources de l’éloquence parlementaire : j’éprouvai quelque déception.

Le banquet auquel j’avais pris place, devant un repas dont la modestie faisait valoir la médiocrité, avait groupé un nombre assez considérable de mécontents qui, fatigués d’être gouvernés depuis huit ans par le même ministère et de jouir depuis dix-huit années des mêmes institutions, réclamaient, à grand renfort de discours, une modification à la loi électorale. On avait organisé en France ce que l’on appelait alors l’agitation légale ; l’impulsion était partie de Paris ; le mot d’ordre avait été formulé par la gauche de la Chambre des députés ; la campagne avait été activement menée.

Du 7 juillet 1847 au 9 janvier 1848, l’état-major ambulant de l’opposition avait parlé dans cinquante-deux villes ; les chefs de cette petite armée oratoire étaient MM. Odilon Barrot et Duvergier de Hauranne ; au banquet de Rouen j’écoutai celui-ci. Il fut incisif, spirituel et mordant. Respectueux pour le roi, assez dédaigneux à l’égard de la charte, il me parut singulièrement agressif envers le grand historien qui dirigeait alors les destinées de la France. Au milieu des autres orateurs dont j’ai oublié le nom, M. Duvergier de Hauranne avait un caractère distinct. La netteté, l’acuité de sa parole n’avait rien d’emphatique ; derrière son apparente bonhomie se cachait un esprit redoutable, apte à la critique, perspicace, habile à découvrir les défauts de ses adversaires, maniant la raillerie avec une impitoyable adresse et dépassant parfois le but qu’il avait visé. Ce que demandait M. Duvergier de Hauranne, vous le savez : l’exclusion des fonctionnaires publics de toute législature, l’abaissement du cens, l’extension du droit électoral et l’adjonction de ce que le jargon du moment nommait les capacités. Ce qu’il obtint, vous ne l’ignorez pas : le droit de vote s’étendit si bien que les capacités ne furent peut-être pas seules à en profiter.

Vous rappelez-vous, Monsieur, l’aventure de l’apprenti sorcier que Goethe a racontée ? Le maître est sorti ; l’apprenti est resté seul ; il sait le mot qui envoie le balai chercher de l’eau à la rivière, mais le mot qui l’arrête, il ne le connaît pas ! La fontaine est pleine, elle déborde ; l’eau ruisselle, elle remplit les chambres, elle se précipite à travers les escaliers, la maison va être inondée ; l’apprenti est terrifié, car, dit Goethe, il ne sait pas commander aux esprits. Cette historiette m’est parfois revenue au souvenir, lorsque ma pensée s’est reportée sur cette « campagne des banquets », dont les chefs avaient pris pour devise : « Agitation pacifique, union, légalité ! »

M. Duvergier de Hauranne a regretté amèrement, je le sais, la chute de la dynastie éclose sur les barricades de 1830 ; mais pour un homme politique il y aurait un moyen simple d’éviter les regrets et les mea culpa, ce serait d’avoir la prévision juste des évènements. C’est une science difficile, j’en conviens, et il n’est point donné à tous de la posséder ; mais ne peut-on, du moins, tenter de l’acquérir en s’oubliant soi-même, en jugeant les actes d’une façon abstraite, en sacrifiant son intérêt personnel à celui du pays, et surtout en s’inspirant de la grande parole de Franklin « Il faut respecter même les mauvaises lois, car elles nous servent à en obtenir de bonnes ? »

M. Duvergier de Hauranne n’était point homme à s’effrayer ; aussi ne fut-il pas effrayé, mais surpris des revendications violentes qui se masquaient derrière ce mot de réforme électorale qu’il avait été un des premiers à prononcer. Dans les assemblées parlementaires où la seconde république essaya de se formuler, il voulut réagir contre un esprit d’innovation qui lui semblait périlleux. Cette fois encore le but entrevu fut violemment dépassé et la réaction eut des allures qui ne pouvaient convenir à un esprit aussi éloigné de la licence que du despotisme. Au 2 décembre la légalité sombra : cette journée est restée lourde pour bien des cœurs, et j’en sais qui en ont porté le poids jusqu’au moment où, sous les auspices du marquis de Chasseloup-Laubat, l’empire fit alliance avec la liberté. Un des vaincus de cette mauvaise heure fut M. Duvergier de Hauranne.

Vous rappelez ingénieusement, Monsieur, l’escorte d’honneur qui l’accompagna jusqu’à la prison d’où il ne devait sortir que pour prendre le chemin d’un exil de courte durée. Mais cette escorte d’honneur, ne vous semble-t-il pas qu’elle était à cheval depuis plus de trois ans ? Le coup d’État de 1851 eût-il été possible sans le coup de force de 1848 ? La date de décembre et la date de février se font équilibre dans l’histoire ; ces journées redoutables se sont engendrées et l’une est la conséquence de l’autre. Si le sceptre constitutionnel n’avait été brisé, le sceptre de l’absolutisme n’aurait jamais pu être levé sur nous.

Le nouvel ordre de choses fit des loisirs à M. Duvergier de Hauranne ; il put le regretter, mais nous n’avons pas à nous en plaindre, car nous leur devons l’Histoire du gouvernement parlementaire qui restera le plus durable monument de sa célébrité. Là il put déployer la souplesse de son intelligence, sa puissance d’investigation, la vigueur de son esprit théorique et enregistrer les observations de sa longue expérience. Vous faites remarquer avec raison, Monsieur, qu’il a souvent quelque peine à retenir les traits qu’il semble toujours disposé à lancer, comme un archer dont le carquois serait inépuisable. Il y parvient cependant, il se refrène ; une seule fois il manque de réserve, et c’est envers Chateaubriand : cela ne me surprend guère. Entre ces deux hommes nulle similitude. Chateaubriand a passé les dernières années de sa vie à déplorer la révolution de juillet dont M. Duvergier de Hauranne écrivait, en 1864, pendant les jours les moins cléments de l’empire autoritaire : « Ce fut la plus juste, la plus nécessaire, la plus sage des révolutions (2 ). » Lorsque deux hommes divisés par de telles et si profondes divergences se rencontrent dans l’histoire et apprécient leurs rôles réciproques, on peut s’attendre à peu d’indulgence de leur part.

Au temps de sa jeunesse, M. Duvergier de Hauranne avait moins d’ardeur ; la sagesse du peuple anglais au milieu duquel il vécut pendant deux ans l’avait pénétré ; en Angleterre il avait reconnu que le simple jeu du régime constitutionnel permet tous les progrès, en assure la durée, évite les secousses toujours dangereuses et développe le respect de la légalité, sans lequel la vie des nations n’est qu’une succession d’aventures. À la date du 19 mars 1821, il écrit à sa tante, Mme Quesnel : « Ne croyez pas que je raisonne ici en fanatique des Bourbons ; mais, quand de leur maintien dépend la paix publique, ne serait-il pas infâme, pour satisfaire une haine sans fondement, de nous faire recommencer un cours de révolutions ? » C’est presque l’axiome des hommes d’affaires sensés qui disent : Un médiocre accommodement vaut mieux qu’un bon procès !

En étudiant l’œuvre de M. Duvergier de Hauranne vous vous étonnez, Monsieur ; vous admirez l’énergie, la force productive, l’indomptable activité des hommes qui entrèrent dans le combat de l’existence aux dernières années du règne de Louis XVIII, à l’heure où naissaient les hommes de ma génération. Vous vous demandez avec inquiétude si vos contemporains seraient capables d’aussi grands travaux. N’ayez souci, Monsieur, et calmez vos craintes. Dans notre pays les beaux travaux, les œuvres de longue haleine sont de tous les temps. Soyez certain que, parmi vos anciens condisciples, il en est plus d’un qui laissera trace et léguera à l’avenir les résultats d’un labeur considérable. Ne soyez pas sévère, — j’allais dire ne soyez pas injuste, — pour les jeunes soldats qui s’avancent d’un pas allègre sur la route où les vétérans ont marché. Ils ont leurs défaillances et sont sujets à l’erreur ; qui donc n’a pas douté ici-bas et qui donc peut se dire impeccable ? Mais ils ont la vertu des cœurs vaillants, ils ont le bon vouloir. Lorsque je regarde vers les lettres, vers les sciences, vers l’histoire, vers la philosophie, vers les arts, je les vois à l’œuvre et je me sens rassuré, car je sais que le laurier de la France leur devra une frondaison nouvelle. Ils ont parfois quelque superbe ; qu’importe ? nous avons été ainsi aux jours de notre jeunesse, et c’est là un défaut que l’âge se charge de corriger. À vingt ans on est Encelade et l’on prend son élan pour bondir jusqu’aux astres ; à soixante on gravit lentement la petite colline et l’on sourit en se souvenant des illusions d’autrefois.

Est-ce vraiment l’ampleur de l’œuvre qui vous saisit d’étonnement lorsque vous comptez les hommes de la génération de M. Duvergier de Hauranne ? vous le croyez ; ne vous en déplaise, Monsieur, je ne le crois pas. Dans leur existence quelque chose vous surprend que vous ne parvenez pas à définir ; vous reconnaissez en eux un fait anormal qui contraste avec les habitudes d’aujourd’hui ; vous sentez que par un certain côté ils sont différents des hommes que vous voyez agir ; j’en conviens, mais ce que vous nommez leur indomptable activité y est pour peu de chose. Permettez-moi de vous dire en quoi consiste cette supériorité que vous constatez. Les hommes qui furent les émules, les compagnons de M. Duvergier de Hauranne, s’imaginaient que nulle fonction ne peut être exercée sans éducation préalable, ils savaient que la bonne opinion de soi-même ne tient pas lieu d’aptitudes, et ils estimaient que, pour être un homme politique il faut avoir fait des études politiques. Cela, je l’avoue, leur constitue une forte originalité, que vous n’avez pas découverte au premier coup d’œil, parce que le point de comparaison vous a manqué.

Vous nous dites, Monsieur, que, dans les dernières années de sa vie, M. Duvergier de Hauranne « prit la politique en dégoût, plutôt par lassitude que par désespoir » ; je n’en suis pas étonné. J’ai connu bien des hommes politiques, souvent j’ai reçu leurs confidences, et j’ai été surpris de la somme de fatigues que l’âme humaine peut supporter sans fléchir. En écoutant leurs récits, en constatant avec eux la vanité de leurs efforts et l’inanité de leurs entreprises, je me suis demandé si leur existence n’avait pas été une série de déceptions. Parfois ils ont une heure de triomphe, mais combien elle est éphémère, et de quelle défaite elle est suivie ! Voyez notre histoire, l’histoire contemporaine, celle qui commence il y a cent ans et se prolonge jusqu’à ce jour ; comptez les hommes politiques qu’elle a mis en lumière, et vous serez effrayé de leur destinée. Aucun d’eux ne touche au but ; l’échafaud les attend, l’exil les emporte, la prison s’en empare ; leurs conceptions les plus puissantes restent stériles ; tous, comme Ixion, ils croyent saisir la déesse et n’embrassent que la nue. Ils sont animés d’intentions parfaites, ils rêvent le bonheur de l’humanité, et, pour maintenir l’intégrité de leurs convictions, ils sont souvent réduits, comme M. Duvergier de Hauranne, à combattre tous les gouvernements sous lesquels ils ont vécu. Au déclin des jours, se retournant vers leur passé, mesurant le peu d’élévation des grandeurs et la profondeur des chutes, peut-être ont-ils reconnu que leurs heures les plus douces étaient celles qu’ils avaient employées, dans la retraite et la disgrâce, à écrire le livre qui sauvera leur nom de l’oubli. Alors, dans un mouvement de regret, ils ont maudit la politique.

En revanche, je n’ai jamais rencontré un poète qui ait médit de la poésie ; ni vous non plus, Monsieur, j’en suis certain. Dans les heures sombres, la Muse accourt vers ceux qui l’ont adorée ; blonde et blanche, avec un sourire sérieux et ce beau regard qui à force de se fixer sur le ciel semble en avoir dérobé la couleur, elle réconforte les cœurs qui défaillent et soutient les âmes chancelantes. Au crépuscule de la vie, elle est l’apparition toujours évoquée et on lui donne rendez-vous au chevet du lit funèbre. En quel admirable langage, vous vous le rappelez, Monsieur ; rappelons ensemble ces paroles de l’un de vos aînés

 

Oublions tout ! hormis tes dons, Muse immortelle
Qui me tiens libre et fort au sein de la douleur ;
Toi par qui chaque jour l’esprit se renouvelle,
Réchauffant mes vieux os de ta jeune chaleur

Jusqu’ici, pas à pas, tu voulus bien me suivre ;
Mais, pars, laisse-moi seul, je n’ai plus qu’à souffrir,
Porte à d’autres tes soins, j’ai fait mon dernier livre,
Va-t’en !... Tu reviendras pour m’aider à mourir !

Tous ceux par qui je fus honnête homme et poète,
Et le père et la mère et les braves aïeux,
Évoqués avec toi seront à cette fête,
Lorsque ta douce main me fermera les yeux.

Et je les rouvrirai dans la lumière ardente
Dont le doute à jamais fuit les rayons vainqueurs,
Dans ces concerts ouïs par Virgile et par Dante,
Où, sans nuls désaccords, chanteront tous les cœurs.

Là, tu ne seras plus une autre que moi-même,
Ton esprit et le mien se fondront sans retour,
Et je m’enivrerai, dans notre hymen suprême,
D’éternelle raison et d’éternel amour.

Celui qui d’un tel adieu a salué la poésie est un des grands poètes de notre temps, le plus pur peut-être, celui dont l’idéal a plané le plus haut. Vous le cherchez ici, à sa place accoutumée, il n’y est pas ; un mal cruel le tient éloigné de notre compagnie, mais son âme est au milieu de nous. Que cette parole aille lui rappeler qu’en nos assises solennelles, lorsque nous avons l’honneur de saluer un poète, le nom de Victor de Laprade monte naturellement de notre cœur à nos lèvres.

Ce respect profond qu’il a pour son art, et sans lequel le poète n’est qu’un virtuose, vous le professez comme lui, Monsieur, et vous l’avez proclamé en termes que nul n’a oubliés :

Non ! je n’écris jamais que mon cœur ne s’en mêle ;
J’honore dans la plume un souvenir de l’aile,
Je ne la puis toucher sans un frémissement ;
Elle me fait penser plus haut, plus librement !

Vous avez raison d’aimer la plume et de ne la toucher qu’avec vénération ; c’est l’outil sacré, c’est l’outil de la paix, de l’affranchissement ; il reconstitue le passé, il prépare l’avenir ; sans lui le monde retournerait au chaos et l’humanité à la vie sauvage ; tout en admirant les gloires et en m’inclinant devant les héroïsmes, je suis un peu de l’avis de ce vieux tabellion parisien qui, en grosses lettres, avait écrit sur les murs de son étude : « Une plume d’oie vaut plus que vingt épées. »

La poésie est impérieuse, elle vous l’a prouvé, Monsieur ; lorsqu’elle appelle un de ses élus, il faut tout quitter pour la suivre. Vous ne l’avez pas cherchée, elle est venue à vous et vous avez dû obéir. Votre enfance a été celle de la plupart des fils de la bonne bourgeoisie des grandes villes. Vous avez traversé l’internat des maisons d’enseignement et vous y avez souffert. Là vous avez été imprégné d’une tristesse qui n’est point encore effacée aujourd’hui et dont on peut retrouver trace dans vos œuvres. Vous avez supporté les rigueurs d’une discipline disproportionnée, vous avez pâti de l’isolement au milieu de la foule. N’est-ce pas un souvenir personnel qui vous a ému, lorsque vous avez parlé des pauvres écoliers

Qui cachent leur petite tête,
En sanglotant, sous l’oreiller ?

Ces misères que l’on impose à l’enfance et qu’il serait si facile d’adoucir, vous les avez chantées, vous les avez lamentées pour mieux dire ; d’autres les ont racontées ; vainement ; elles sont encore et ne paraissent pas près de prendre fin. Si le hasard de vos promenades vous conduit du côté de la rue Saint-Jacques, entrez au Lycée Louis-le-Grand ; ayez le courage de gravir quelques escaliers et faites-vous ouvrir la geôle que l’on nomme les arrêts. Ce sont des cachots. Vous les verrez tels qu’ils étaient sous la Terreur, lorsqu’ils servaient de cellules aux prisonniers récalcitrants, tels que je les ai connus et fréquentés, — il y a cinquante ans, froids, obscurs, périlleux, indestructibles. Un homme de bien et d’un grand esprit, qui est votre confrère à l’Académie française, en a prescrit la fermeture, lorsqu’il était ministre de l’Instruction publique. On n’a tenu compte de son ordre. L’humanité et la puissance d’un ministre n’ont pas réussi à clore ces lieux de désolation que l’Université devrait être la première à supprimer et dont nul père de famille ne devrait tolérer l’existence. Vous avez dit :

Si j’étais Dieu, la mort serait sans proie,
Les hommes seraient bons, j’abolirais l’adieu,
Et nous ne verserions que des larmes de joie,
Si j’étais Dieu !

J’espère donc que vous me pardonnerez cette digression qui n’aura pas été superflue, si elle aide à modifier un système de châtiments auxquels l’enfance n’aurait jamais dû être condamnée.

Ces dures punitions, vous ne les avez pas subies ; votre vie d’écolier fut laborieuse, sans révolte et souvent récompensée. La poésie vous a-t-elle tourmenté sur les bancs du collège ? Je n’oserais en répondre ; l’amour des sciences exactes s’était emparé de vous, et l’algèbre, je le crois, vous occupait plus que la recherche des rimes rares. L’ambition qui vous animait fut déçue ; la destinée vous réservait aux lettres. La maladie intervint et il ne vous fut pas possible d’ouvrir les portes de l’École polytechnique, auxquelles vous aviez l’intention de frapper. Ce fut pour vous une déconvenue douloureuse ; permettez-moi, permettez-nous de nous féliciter de l’obstacle qui, se dressant devant vous, fit un ingénieur de moins et un poète de plus. Si les hasards d’une santé délicate ne vous avaient interdit l’accès de notre grande école scientifique, vous auriez, à l’heure qu’il est, réparé quelque pont endommagé par la crue d’un fleuve, creusé un fossé à la Cohorn, ou déterminé la trajectoire d’un obus, mais vous n’auriez peut-être pas écrit les Épreuves, les Solitudes, le Zénith et le poème de la Justice. Les lettres françaises n’ont point perdu au change.

La science abstraite n’avait pu vous posséder, l’industrie fit quelques efforts pour vous retenir et n’y réussit pas. À la fin de vos études, lorsque l’heure fut venue de choisir une carrière, un ami de collège vous offrit un emploi aux forges du Creusot. Vos dix-neuf ans tout chargés de rêves, d’illusions et d’ardeurs partirent pour les hauts-fourneaux. J’ai quelque peine à vous y voir et je ne me figure pas l’auteur de tant de poésies exquises vérifiant si le gueulard du cubilot a reçu les éléments de la coulée. Je sais bien qu’Apollon a gardé les troupeaux d’Admète, du moins on me l’a dit ; néanmoins il me semble que dans la grande usine noire et rouge vous deviez être, comme le personnage d’une comédie d’Émile Augier :

Un étranger pensif dont l’esprit est ailleurs.

Il était ailleurs, en effet, votre esprit. Pendant que la fonte sifflait en se précipitant dans les moules et que le martinet battait le fer à grands chocs, vous viviez avec un compagnon invisible qui était Lucrèce ; vous l’interrogiez et vous tentiez de traduire en vers français son poème de Natura rerum, entreprise considérable que vous n’avez point poursuivie jusqu’au bout et qui déjà, il y a cinquante-deux ans, avait fait asseoir M. de Pongerville à la place où nous sommes heureux de vous voir aujourd’hui. Un des plus grands hommes dont la France s’enorgueillit, l’homme à la gloire duquel rien n’a manqué, mais qui manque à celle de l’Académie, Molière, lui aussi, s’était épris du poète latin. De sa traduction, vous savez ce qui reste : une tirade d’Éliante dans le Misanthrope ;on pourrait l’intituler : Des illusions de l’amour. Lucrèce l’avait empruntée à Platon ; on la retrouve dans Horace et dans Ovide. Je regrette que votre traduction n’ait point été poussée jusqu’au quatrième livre ; il eût été intéressant de comparer, à deux siècles de distance, l’œuvre de deux poètes interprétant un poète de langue morte, ou plutôt de langue immortelle, comme l’a si bien dit un de nos confrères. Cette traduction faite en prose et en vers n’a point été détruite par Molière, ainsi qu’on l’a cru longtemps ; elle a été supprimée par le libraire Thierry, qui avait acquis, pour la somme de cent écus, les papiers posthumes où se trouvaient le Festin de Pierre, la Comtesse d’Escarbagnas, les Amants magnifiques, le Malade imaginaire. Le libraire estima que « cela estoit trop fort contre l’immortalité de l’âme », et n’osa point publier le manuscrit de Molière. On le croit perdu ; il n’est peut-être qu’égaré ; je sais que l’on fouille les dépôts de nos bibliothèques dans l’espoir de le découvrir ; si on le retrouve, on se hâtera de l’imprimer, en le faisant précéder d’une introduction qui vous reviendra de droit, Monsieur ; car plus que nul autre vous avez qualité pour parler des poètes.

Le Creusot ne vous garda pas longtemps ; l’industrie n’était point pour vous séduire. Il me semble qu’entre elle et vous, il y avait incompatibilité d’humeur ; vous ne la compreniez guère, elle ne vous comprenait pas du tout ; il y eut séparation et Paris vous vit revenir plus poète et moins forgeron que jamais. Je sais bien ce qui vous attirait : c’était la littérature à laquelle vous auriez voulu vous donner, comme on se donne à Dieu, par des vœux éternels et sans esprit de retour. À de tels désirs, les familles sont revêches ; la vôtre frémit à l’idée que vous seriez un écrivain ; on vous envoya à l’École de droit et l’on vous mit chez un notaire. J’espère, Monsieur, pour l’honneur de l’Académie, que vous avez gâché beaucoup de papier timbré à écrire des sonnets.

Le Manuel du parfait notaire ne suffisait pas à calmer les vagues ambitions qui s’agitaient en vous, et vous vous fîtes admettre dans une conférence où l’on s’essayait aux discussions historiques et à l’art oratoire. Je sais ce que c’est. Aux environs de ma vingtième année, j’ai traversé un de ces petits cénacles où l’on parlait beaucoup pour ne jamais rien dire. Nous étions sept ou huit, tous grands hommes futurs et aptes à régenter le monde. Nous nous réunissions dans la chambrette de l’un de nous, une table de toilette tenait lieu de tribune. La tribune était peu solide et, si mes souvenirs sont exacts, elle n’avait que trois pieds. J’en tombai un jour, entraîné par la véhémence d’un discours sur le droit de visite, au moment même où je comparais Carthage à la perfide Albion. Vous le voyez, Monsieur, nous savions ne reculer ni devant la hardiesse, ni devant la nouveauté des métaphores.

Heureusement, dans votre conférence, il y avait des intermèdes ; on lisait quelques pages de prose, on récitait des vers. Les vôtres furent entendus, furent écoutés, furent applaudis ; c’est ce qui vous décida à publier votre premier recueil. Vous en avez sagement éliminé les poésies un peu molles et diffuses dont la jeunesse n’est pas avare, et il vous fut facile de constater par votre succès que vous possédiez le talent qui excite et retient l’attention du public lettré, le seul dont le poète ait à se préoccuper. « En résumé, a dit Henri Heine, c’est pour un bien petit nombre d’individus que l’on écrit. » Soit ; mais c’est ce petit nombre, ce nombre d’élite, qui renouvelé de siècle en siècle constitue la postérité et impose des jugements que la foule accepte sans discussion, car elle se sent incapable de les réformer. Être populaire, ou être célèbre, ce n’est pas la même chose : vous êtes célèbre, Monsieur, et l’accueil que l’Académie vous a réservé, lorsque vous avez sollicité ses suffrages, vous en est une preuve sans réplique.

La providence qui protège les poètes — quelquefois — vous débarrassa des soucis de l’existence et vous permit de jeter aux orties vos futurs panonceaux. J’admire à quels périls vous avez échappé à la science, à l’industrie, au notariat ; il y a de quoi frémir ; c’est comme un épisode de l’Arioste. Le chevalier ne pénètre dans le palais des enchantements, qu’après avoir vaincu les monstres qui en défendent les approches. Vous y êtes entré enfin, vous avez mis le pied dans le temple et vous y avez rencontré les Belles-Lettres qui vous attendaient, qui vous réclamaient. Tôt ou tard elles vous auraient repris sans partage, car vous leur apparteniez dès l’âge de l’adolescence, mais du moins vous avez évité les luttes matérielles et énervantes où bien des esprits se sont étiolés, où bien des ardeurs se sont consumées en vain. Pouvoir causer avec sa chimère, appeler l’oiseau bleu couleur du temps ; suivre sa pensée à travers les nuages qui l’emportent, ou sous le rayon lumineux qui l’éclaire, sans avoir l’appréhension du lendemain et l’obligation de pourvoir à des nécessités immédiates, c’est une bonne fortune pour un poète : vous en avez profité et nous aussi, car nous lui devons peut-être le meilleur de votre œuvre. C’est du jour seulement où votre indépendance fut assurée, que vous avez pu déployer vos ailes.

Ce n’est pas sans raison que j’emploie cette vieille métaphore : vous savez pourquoi ?

Grand ciel ! tu m’es témoin que j’étais tout enfant,
Quand par témérité j’ai demandé des ailes.

De quoi vous plaignez-vous ? Êtes-vous donc tellement saintiable d’azur que vous trouviez que votre vol, ne vous a point porté assez haut ? Pourquoi demandez-vous

... Quel archange jaloux aux gaîtés malfaisantes
M’a planté dans le dos ses deux ailes géantes
Qui palpitent sans cesse en m’accablant toujours ?

Vous accablent-elles à ce point, ces ailes que vous calomniez, et n’avez-vous pas senti parfois qu’elles vous enlevaient au-dessus des foules, dans un air plus pur que celui de la terre, vers des cieux étoilés ? N’avez-vous jamais éprouvé l’ivresse des hauteurs et ne savez-vous pas que plus d’un de vos vers est sur toutes les lèvres ? Soyez moins exigeant envers votre destinée, plus juste pour vous-même, plus équitable pour l’opinion publique qui, à défaut de ces ailes dont le poids est si lourd, vous a placé très haut.
C’est le sort des poètes de n’être jamais satisfaits ; ils sont pénétrés par l’éternelle langueur de l’infini et de l’indéfini qui les tourmente. Ils souffrent du mal de l’inconnu, et de leur mal s’exhalent des lamentations qui sont la poésie même. Plus d’un a pu dire comme vous :

Je traîne l’incurable envie
De quelque paradis lointain.

C’est déjà beaucoup d’en avoir envie, ça y fait croire, et lorsque l’on y croit on est tenté d’y aller. Cette aspiration vers le plus élevé, vers le meilleur, qui est l’aiguillon de tant d’âmes et le secret de tant d’efforts, il me semble que l’homme n’est pas seul à la ressentir. Ne vibre-t-elle pas dans l’universalité des êtres, dans l’universalité des choses ? La nature entière, dans sa diversité, rêve peut-être de s’améliorer, de s’embellir, de se purifier. Entre ciel et terre il y a bien des voix mystérieuses : on les entend ; il faut les écouter et les comprendre. Est-ce un hymne d’action de grâce ? ne serait-ce pas une prière désespérée ? Il y a longtemps, par une nuit claire et bleue des pays tropicaux, pendant que les dix-sept étoiles de la Croix du Sud éclataient à l’horizon austral, je dressai l’oreille à un bruit imperceptible qui passait sur le désert. C’était plus qu’un soupir, c’était moins qu’un sanglot. N’était-ce que le vent qui murmurait en frôlant les sables ? Le Nubien qui me servait de guide, me dit alors : « Écoute le désert ! entends-tu comme il pleure ; il a soif ; il se lamente, parce qu’il voudrait être une prairie ! »

Cette plainte de la solitude et de l’aridité, ma mémoire me l’a répétée bien souvent. Tous, en effet, nous portons en nous-mêmes un désert qui voudrait être une prairie ; si l’homme aspire à devenir un Dieu, pourquoi la fleur ne rêverait-elle pas de devenir un oiseau, pendant qu’elle

… Reste seule à voir tourner son ombre,
À ses pieds ?

Vous me comprenez, Monsieur, car la recherche du divin vous obsède ; ce tourment, vous l’avez chanté ; vous voudriez contempler l’invisible et toucher l’impalpable. Prenez garde ! la manifestation ne vous suffit-elle pas ? l’œuvre n’est-elle pas là qui affirme l’auteur ? vous faut-il voir l’ouvrier à la besogne pour croire à l’ouvrier ? J’aurais beau vous regarder, vous toiser, vous peser ; je ne verrai jamais votre âme, et pourtant elle existe ; si vous en doutiez, relisez vos vers.

Mes paroles exciteront de la commisération chez quelques libres penseurs ; laissez-les rire ; il y a longtemps que j’ai dit, avec Horace Walpole : « De tous les Dieux que l’on a jamais inventés, le plus ridicule est cette vieille divinité épaisse et lourde des sophistes grecs, que les modernes veulent remettre en honneur, le Dieu matière ». « L’esprit souffle où il veut » ; tant pis pour ceux qu’il n’a pas touchés, qui restent murés dans une existence où nul jour ne luit sur l’espoir, sur la rémunération, sur la justice et qui ne peuvent pas dire comme vous :

Ouverts à quelque immense aurore,
De l’autre côté du tombeau
Les yeux qu’on ferme voient encore !

Il me semble qu’entre la divinité qu’il faut aller interroger dans des profondeurs que les âmes vulgaires ne pénètrent pas et la foule indifférente ou sourde, le poète est un intermédiaire, j’oserai dire un médiateur. L’inspiration qui parle en lui est souvent la révélation d’en haut ; il la transmet aux hommes dans le langage rythmé qui se grave aisément dans la mémoire, et leur donne ainsi des pensées nouvelles dont ils sont agrandis et fortifiés. Vous aimez Euclide, vous le consultez et il vous ravit d’aise. Que votre amour pour la science me pardonne : mais je crois fermement qu’un beau poème est aussi indispensable à l’humanité qu’une découverte scientifique. S’il fallait sacrifier la poudre à canon ou lOdyssée, — soyez indulgent pour mon blasphème, — c’est l’Odyssée que je sauverais.

La science qui vous appelle, la poésie qui vous retient, semblent se disputer la possession de votre âme et vous créent une place distincte parmi les poètes de notre temps. Ces deux déesses, vous avez essayé de les mettre d’accord, de les faire vivre en bonne intelligence et d’utiliser pour votre œuvre les forces souvent adverses que chacune d’elles dispense aux initiés. Entreprise hardie qui prouve une rare volonté et une souplesse de talent considérable. On l’a tentée au siècle dernier, mais dans des poèmes descriptifs qui ne sont même pas à citer. L’axiome ut pictura poesis n’est plus de nos jours ; la poésie ne vit que d’émotions :

C’est le cœur de nos cœurs, c’est l’âme de nos âmes
Qui comme un feu divin tend toujours vers les cieux ;
Hercule en se bruslant s’assit au rang des dieux
Et pour être immortel il faut sentir ses flâmes ( 3).

Lorsque Moncrestien parlait ainsi, il formulait la vraie poétique, celle qui a donné au monde des œuvres impérissables. Mais il n’est point interdit de chercher sa route par des sentiers nouveaux et la poésie a droit de seigneurie sur toute chose. Dans une note écrite par vous, Monsieur, je lis : « J’ai voulu éprouver quelles sont les ressources de la langue poétique pour rendre les pensées philosophiques et formuler quelques-unes des lois les plus importantes de la nature découvertes par la science moderne. Mes tentatives en ce genre n’ont pas réussi à mon gré et m’ont extrêmement fatigué. Mon poème la Justice a été pour moi une expérience utile ; j’ai parfaitement senti les bornes de notre art ; j’ai vu qu’en ne voulant rien sacrifier du soin dû à la forme, on ne peut exprimer en vers les vérités philosophiques et scientifiques sans un effort impossible à soutenir et sans condamner le lecteur à une tension d’esprit incompatible avec la jouissance qu’il attend de sa lecture. »

J’ai tenu à citer vos propres paroles, et à répéter le jugement que vous avez porté sur un poème qui a dû exiger un effort excessif. Ce jugement prouvera que vous savez être désintéressé dans votre cause et que, pour apprécier votre œuvre, vous avez rencontré en vous-même cet esprit de justice à la recherche duquel vous vous étiez élancé. Cela parle singulièrement en faveur de votre caractère. Être poète, avoir du talent, être modeste, être impartial pour soi-même, ce sont là des qualités qui se trouvent rarement réunies et dont vous offrez un remarquable exemple.

Je n’irai point à l’encontre de votre jugement, et pourtant je le trouve sévère ; à mon avis, lorsque vous l’avez formulé, vous n’avez tenu compte que de la partie morale de votre poème, et vous avez oublié la partie matérielle dans laquelle vous avez pris à tâche d’accumuler des difficultés d’exécution que vous avez su vaincre, avec une habileté, avec une ampleur que les gens du métier, seuls, sont capables d’apprécier. Écrire un si long poème, traiter un tel sujet : la Justice ! en strophes triplées de quatre vers faisant écho à des sonnets, c’était se mettre au défi de réussir. Là où la prose avec ses ressources multiples, avec sa vigoureuse élasticité était à peine suffisante, vous avez enfermé votre pensée dans un moule inflexible jusqu’a en être rebelle. Vous n’en avez pas moins triomphé des obstacles, et, si parfois la rigidité même de la forme que vous aviez choisie donne quelque raideur à votre démarche, vous n’en poursuivez pas moins votre course et vous parvenez au but que vous aviez désigné.

Un maître ès arts de philosophie et de critique, qui siège aujourd’hui à vos côtés, a formulé une importante vérité que je répéterai après lui : « Quand il a réussi à encadrer dans quelques rimes riches et insignifiantes un beau vers, un trait d’imagination ou de sentiment sur lequel s’arrêtera l’attention du lecteur, l’artiste est content, ou plutôt il est à bout. Le procédé des beaux vers est mortel au vrai talent tout y est sacrifié, la suite et la belle ordonnance des idées, l’ampleur des développements, la richesse et la variété des horizons, la véritable fécondité qui se renouvelle et se déploie. » C’est précisément à propos du poème de la Justice que cette observation a été émise, mais ce n’est pas à vous qu’elle est adressée. En effet, vous ne la méritez pas. Je crois bien que vous avez traversé l’école des ornemanistes ; cela ne vous a point été inutile ; près d’eux vous avez appris à être difficile sur le choix des mots, à rechercher les rimes riches, à respecter la césure, à ne point abuser de l’enjambement, à perfectionner la délicatesse des ciselures et des arabesques ; mais promptement vous avez compris que la rareté des formes n’était point la poésie et qu’elle n’en est que le décor extérieur. Si belle que fût la statue d’argile, elle n’a été une créature vivante, une créature humaine, qu’après avoir reçu le souffle de Dieu. À cet égard vous avez exprimé votre opinion, et vous me permettrez de la rappeler. Lorsque Charles Read, un poète de dix-neuf ans, mourut, vous avez écrit après avoir lu ses vers : « Ses qualités de facture, qui se seraient encore perfectionnées sans doute, sont moins précieuses et moins caractéristiques, à mes yeux, que les sentiments nobles et délicats où siège la poésie même et dont l’ouvrage est animé. » Combien vous avez raison, Monsieur ; combien il serait à désirer que cette parole portât loin et fût écoutée ! Entre le faiseur de vers et le poète, il y a la même différence qu’entre l’artisan et l’artiste. Il peut paraître excessif de dire :

Le mélodrame est bon si Margot a pleuré....,

mais il est vrai d’affirmer que la postérité ne conserve rien de ce qui n’a que la forme ; une seule chose l’intéresse : l’âme ; la vôtre apparaît dans vos œuvres, et c’est ce qui leur donne ce charme auquel on n’a pas résisté.

Dans les belles pages où il nous raconte les années de son adolescence et son séjour au séminaire, le grand maître des élégances du langage a donné une leçon dont les écrivains devraient faire leur profit, lorsqu’il a dit : « La règle fondamentale du style est d’avoir uniquement en vue la pensée que l’on veut inculquer, et par conséquent d’avoir une pensée. » En un mot, pour parler, il faut avoir quelque chose à dire, et je reconnais que cela n’est pas facile, non point pour vous, Monsieur, qui avez cherché à cristalliser dans vos strophes habiles les plus hautes pensées dont l’esprit humain est troublé. La tentative seule était d’un grand cœur et d’un talent exceptionnel ; ceux-là même qui estiment que la conception a dépassé le résultat, ne peuvent vous refuser leurs louanges ; ils admirent votre persévérance et sont prêts à proclamer que, comme l’Icare de Philippe Desportes, vous avez « poursuivi une haute aventure ! » Il n’est pas donné à tout le monde de tomber des nuages, et seules les généreuses curiosités veulent ouvrir la profondeur des cieux.

Un mot encore, Monsieur, et j’ai terminé. C’est pour moi une bonne fortune que je sais apprécier, d’avoir eu à vous souhaiter la bienvenue au sein de notre compagnie. L’Académie, vous le verrez, tient compte de tous les mérites, elle recherche ce qui peut perpétuer sa tradition. L’esprit d’indépendance qu’elle a hérité des ancêtres, elle s’efforce de le léguer aux descendants. Pour succéder à un philosophe elle appelle un savant ; pour remplacer un homme politique elle choisit un romancier ou un poète ; partout où elle aperçoit le talent, la noblesse du caractère, l’amour de la vérité, le respect de soi-même et des lettres, elle reconnaît son bien et s’en empare. C’est assez vous dire, Monsieur, que vous lui apparteniez et qu’en vous choisissant elle a partagé l’honneur qu’elle vous faisait.

1 A. de Musset : Lorenzaccio.

2 Dictionnaire général de la politique, par M. Block. Paris, 1864, t. II, p. 831. La Révolution de 1830. P. Duvergier de Hauranne.

3 Moncrestien : les Lacènes.