Discours de réception de Henri Martin

Le 13 novembre 1879

Henri MARTIN

M. Henri Martin, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Thiers, y est venu prendre séance le jeudi 13 novembre 1879, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Vous avez récompensé, par un honneur insigne, une existence dévouée tout entière à notre histoire nationale ; vous m’avez appelé à parler devant vous de l’illustre écrivain et du grand homme d’État qui, après avoir peint, à si larges traits et dans des livres impérissables, les hommes et les évènements les plus extraordinaires de nos annales, lègue à son tour sa vie aux historiens de l’avenir comme un des plus grands sujets de l’histoire.
Ma reconnaissance est mêlée d’une anxiété bien naturelle et, je puis dire, d’une sorte d’effroi ; de longues années de travaux m’avaient moins préparé à remplir cette tâche périlleuse qu’à en mesurer les prodigieuses difficultés. Écrire la vie de M. Thiers avec le développement qu’elle comporte et l’immense variété d’objets qu’elle embrasse, serait une entreprise bien hardie, et le succès en resterait bien incertain. Mais comment résumer en quelques pages tous les incidents mémorables d’une si longue carrière, toutes les productions d’une si féconde et si universelle intelligence ? Comment faire tenir en une heure soixante années d’une telle vie ! Le jeune étudiant d’Aix entre un jour dans Paris, pauvre, obscur, ignoré de tous, mais avec le sentiment de sa force et la foi dans sa destinée ; soixante ans après, tout un peuple, reconnaissant et respectueux, conduit à la dernière demeure les restes vénérés du glorieux vieillard qui a sauvé la patrie !
Il faut se résoudre à rester au-dessous du sujet, au-dessous de l’attente publique, au-dessous de sa propre pensée ! Quelque chose, pourtant, rassure un peu mon insuffisance : ceux qui m’entendent ont en mémoire tout ce que je sens et ne puis rendre ; j’espère que leurs souvenirs suppléeront à mes omissions, et qu’ils se feront, pour ainsi dire, mes collaborateurs bienveillants ; ce que ma voix ne vous dira que trop imparfaitement s’achèvera dans vos cœurs !
Enfant de cette Provence qui nous avait donné Mirabeau, né à Marseille, le 16 avril 1797, d’une famille alliée aux deux Chénier, le jeune Adolphe Thiers fut élevé dans le lycée de sa ville natale ; c’était un de ces nouveaux établissements de l’Empire, où l’on enseignait la science à la jeunesse française, tout en la préparant à la guerre. M. Thiers garda toujours un bon souvenir de ses maîtres et de sa vie scolaire. Il se reportait volontiers à ces premières années où sa vive imagination avait reçu, des bruits de victoire qui arrivaient incessamment du dehors, une impression ineffaçable : la discipline un peu sévère des lycées impériaux ne lui déplaisait point ; elle avait, comme toutes les choses de ce temps, un tour militaire qui saisit fortement cet esprit fait pour l’action.
Les gloires de l’Empire avaient fait éclore en lui le sentiment patriotique : les catastrophes de 1814 et de 1815 l’enracinèrent dans son âme, où la vivacité des sentiments n’ôtait rien à leur profondeur ; le patriotisme devint la passion maîtresse qu’on retrouve toujours chez lui sous toutes les autres, et qui imprime le caractère essentiel à sa vie et en fait l’unité. Il avait de dix-sept à dix-huit ans à l’époque des deux premières invasions. Nos malheurs frappèrent douloureusement son adolescence ; sa vieillesse devait les voir revenir plus terribles et se dévouer à les réparer.
Après les calamités de 1814 et de 1815, la France manifesta, comme elle l’a fait après les désastres inouïs de 1870 et 1871, cette vitalité indestructible qui fait l’étonnement des nations : elle se releva avec la merveilleuse élasticité dont elle est douée ; l’esprit public, étouffé sous l’Empire, se réveilla et s’efforça de conquérir la liberté pour se consoler de la grandeur perdue. La large carrière, ouverte par 89, fermée par le 18 brumaire, se retrouvait accessible à toutes les activités, à toutes les espérances. Le lycéen de Marseille, devenu étudiant en droit, puis reçu avocat à Aix, essaya d’abord, dans les lettres et au barreau, sa parole hardie et sa plume déjà ferme autant qu’élégante. L’éloge qu’il fit de Vauvenargues fut couronné par l’Académie d’Aix. Il avait, le premier, deviné, chez ce noble penseur sitôt enlevé à la France, chez « ce jeune sage » dont Voltaire admirait la résignation stoïque, l’homme d’action mourant avec le regret de s’être vu refuser la vie active. Sa propre nature lui avait révélé le secret des douleurs de son héros.
M. Thiers se sentait dès lors appelé sur un autre théâtre que sa vieille cité provençale. Les mêmes aspirations animaient près de lui l’ami de ses jeunes années, qui devait être l’ami de ses derniers jours et dont le nom ne sera jamais séparé du sien. MM. Thiers et Mignet s’étaient promis que le premier des deux auquel s’ouvrirait la grande lice parisienne y appellerait l’autre. La chance échut à M. Mignet. Couronné par l’Académie des Inscriptions pour un Essai sur les Institutions de saint Louis, il quitta Aix, et, quelques semaines après, les deux amis étaient réunis à Paris ; ils allaient, la main dans la main, chercher le secret de leur avenir, portant au combat de la vie même cœur et même pensée, avec des formes d’esprit et des tendances très-diverses, qui menèrent l’un à la retraite studieuse et féconde, poussèrent l’autre à l’action la plus vaste, exercée pendant cinquante années du siècle le plus agité.
On était en 1821. MM. Thiers et Mignet tombèrent dans un milieu plein de mouvement, de passion, de contrastes émouvants, de brillantes nouveautés, essentiellement propice aux jeunes talents et aux légitimes ambitions. Dans la politique, c’était la lutte pour les principes de 89, les éclatants débats de la tribune et de la presse ; dans les lettres, c’était la philosophie spiritualiste, dominant avec MM. Royer-Collard et Cousin ; l’histoire, présentant des aspects nouveaux, avec MM. Guizot, Villemain, Augustin Thierry ; la poésie, régénérée par des génies qui apportaient des inspirations inconnues ; l’école romantique, envahissant les arts comme la littérature.
M. Thiers s’intéresse à tout, comprend tout, se mêle à tout.
Les deux amis avaient été introduits dans le monde libéral sous les auspices de Manuel, qui avait jugé d’un coup d’œil ce que vaudraient de telles recrues ; ils abordèrent ensemble la politique par le journalisme, l’histoire par l’étude de cette prodigieuse phase de 89 au 18 brumaire, qui tant débattue et si mal connue parce qu’elle était de la veille, attendait ses historiens et ses juges. Ces deux esprits si diversement doués furent engagés par les circonstances, chacun dans la voie qui lui était le mieux séante. Un libraire demanda à M. Mignet un résumé de l’histoire de la Révolution. Le jeune publiciste y trouva l’occasion d’appliquer son aptitude éminente à concentrer, à généraliser, à réduire les faits en axiomes et en idées. Son livre, d’une maturité si précoce, semblait la conclusion et non le commencement d’une carrière d’historien.
M. Thiers eut même fortune. Un homme d’esprit et de sens, M. Félix Bodin, invité à écrire une histoire développée de la Révolution et jugeant l’œuvre au-dessus de ses forces, en transmit le fardeau au jeune rédacteur du Constitutionnel ; il avait pressenti chez M. Thiers toutes les facultés propres à mettre en mouvement, dans un large et vivant récit, le drame de l’histoire.
L’homme politique, chez M. Thiers, dominait déjà l’homme de lettres ; sans négliger aucune source d’information, il fit son livre, moins avec des livres qu’avec la parole des acteurs de la Révolution qu’avaient épargnés le temps et les orages. Il se mit en rapport avec tout ce qui restait de la grande époque, avec tous les hommes qui avaient vu et qui avaient agi, il trouvait là un précieux complément et un vivant commentaire des documents originaux.
Ce jeune homme étonnait les vieux généraux, les vieux administrateurs, les anciens membres des assemblées de la Révolution, en leur éclaircissant à eux-mêmes leurs propres souvenirs par la manière dont il résumait devant eux ce qu’ils venaient de lui apprendre : sa puissance d’assimilation était prodigieuse, et ce que son esprit si vif avait pénétré d’un coup d’œil, son talent le mettait en scène avec un naturel qui était le comble de l’art. À cette rare faculté du récit et du mouvement, qu’on lui avait reconnue, dès la première heure, comme à un grand artiste, il joignait de plus en plus la faculté politique de saisir avec rapidité tout ce qui était administration, finances, organisation militaire ou civile. Dans son livre, qui se renforçait à mesure qu’il avançait, on pouvait signaler un double caractère au point de vue de l’intelligence et du sentiment. C’étaient, d’une part, ces lumineuses expositions des faits administratifs et militaires qui expliquaient nettement pour la première fois au public l’organisation de la défense nationale durant la Révolution ; de l’autre part, la sympathie pour tous les hommes qui s’étaient montrés à la fois actifs et généreux.
« J’ai tâché, disait-il, d’apaiser en moi tout sentiment de haine ; je me suis tour à tour figuré que, né sous le chaume, animé d’une juste ambition, je voulais acquérir ce que l’orgueil des hautes classes m’avait injustement refusé ; ou bien qu’élevé dans les palais, héritier d’antiques privilèges, il m’était douloureux de renoncer à une possession que je prenais pour une propriété légitime. Dès lors, je n’ai pu m’irriter ; j’ai plaint les combattants, et je me suis dédommagé en adorant les âmes généreuses. »
Sa nature, bienveillante autant qu’énergique, lui avait rendu facile d’étouffer la haine dans son cœur. Équitable envers les adversaires des hommes et des idées de 89, impartial entre les groupes qui ont lutté au sein de la Révolution, il n’a d’autre parti que celui de la Révolution elle-même et de la France. L’historien commence ainsi que l’homme d’État doit finir. C’est que l’historien et l’homme d’État ne sont et ne seront jamais qu’un chez lui. Tout ce qu’étudie, tout ce qu’apprend l’écrivain, l’homme politique le mettra en œuvre. On peut dire de M. Thiers qu’il fait l’histoire et que l’histoire le fait. Je viens, Messieurs, de parler de M. Thiers comme écrivain, et, cependant, je m’aperçois que je ne me suis préoccupé que du fond et non de la forme, des qualités politiques et non des qualités littéraires. M. Thiers a été, pour ainsi dire, grand écrivain sans y songer. Il ne pense qu’à dire nettement et complètement ce qu’il a à dire ; il ne cherche jamais les effets de style : il n’éblouit pas ; il n’étonne pas ; trois qualités maîtresses dominent tout chez lui : la clarté, le jugement et le mouvement ; il satisfait l’esprit par sa lucidité et sa justesse ; il l’entraîne, sans le lasser jamais, par sa vivacité qui ne s’emporte ni ne s’arrête ; c’est le pas bien réglé d’une marche militaire. Avant d’avoir agi, il est déjà l’historien homme d’action, tel que la Grèce nous en a légué les types impérissables dans un Thucydide ou un Xénophon.
Que sert d’insister ? Pourquoi m’épuiser à expliquer ici, d’une façon imparfaite, ce que M. Thiers nous a révélé lui-même avec tant de force et de lumière ? Trente ans après, parvenu à la plénitude de son génie et de son expérience, n’a-t-il pas exposé magistralement, dans des pages monumentales, comment il concevait ce qu’est l’histoire et ce que doit être l’historien ? Ce qui est inspiration, spontanéité chez l’historien de la Révolution, deviendra conception réfléchie, haute théorie chez l’historien du Consulat et de l’Empire.
Mais n’anticipons pas sur le cours de sa longue carrière. Revenons à ces heureuses et brillantes années de sa jeunesse, où son intelligence ouvrait les ailes dans toutes les directions ! N’oublions pas un des traits caractéristiques de cet esprit si sympathique et si compréhensif. L’historien journaliste se reposait des récits du passé et des polémiques du jour par de remarquables articles de critique : il manifestait ce goût éclairé des arts qui fut le délassement et le charme de sa vie. Le volume qu’il publia sur le Salon de 1822, et les considérations esthétiques aussi bien qu’historiques qui en forment l’introduction, eussent suffi à fonder une renommée d’écrivain. M. Thiers applaudissait, sans préjugé d’école, à tout talent nouveau qui honorait la France ; mais il échappait, par la netteté et la juste mesure de son esprit, par sa tradition méridionale d’enfant adoptif de la Grèce, aux exagérations des novateurs, en même temps que, par l’ampleur d’une intelligence ouverte à tout, il se dégageait des cadres étroits de la décadence classique.
La lutte entre la Restauration et le libéralisme allait à une crise décisive. La situation de M. Thiers avait grandi, et par l’éclat de son rôle dans la presse et par le succès de son Histoire de la Révolution, qu’attendaient d’innombrables éditions. Au commencement de 1830, il fonda le National avec M. Mignet et avec Armand Carrel, ce vaillant esprit et cette âme si forte, qui vit trop promptement briser sa destinée !
M. Thiers affirma la politique du nouveau journal par l’axiome qui devint si célèbre : « Le roi règne et ne gouverne pas ». On s’abuserait singulièrement, si l’on ne voyait là qu’une machine de guerre inventée par M. Thiers contre la Restauration. C’était pour lui autre chose qu’une arme : c’était un principe sans lequel il jugeait la monarchie constitutionnelle impossible. Il connaissait trop bien la logique française pour croire que, chez nous, l’opinion publique séparât jamais l’action d’avec la responsabilité. Ce qu’il avait écrit en 1830, il le répétait en 1846 : « La royauté irresponsable n’est admissible que lorsque des ministres vraiment responsables exercent le pouvoir. »
M. Thiers, en 1830, parlait donc, non pas, seulement en vue de la branche aînée, qu’il croyait à la veille de sa chute, mais en vue de la branche cadette, dont l’avènement lui semblait inévitable et nécessaire.
Lorsque parurent les Ordonnances, qui aux luttes légales de la tribune et de la presse firent succéder les luttes armées de la place publique, M. Thiers rédigea, contre cette royale violation des lois, la protestation des journalistes dans un langage digne du Jeu de Paume et qui fit tressaillir le cœur du vieux Lafayette. Il avait mesuré de sang-froid toute la portée d’un tel acte. Lorsqu’il s’agit de publier la protestation : « Il faut des noms au bas, s’écria-t-il : il faut des têtes au bas ! »Et, le premier, il engagea la sienne.
La victoire gagnée, M. Thiers en tira les conséquences qu’il avait prévues et désirées : il appela son pays à un nouveau 1688, phase dans laquelle il espérait alors que la monarchie constitutionnelle fixerait les destinées de la révolution.
L’historien de la Révolution française, le promoteur de la royauté parlementaire, avait, avec l’amour de la liberté, l’esprit de gouvernement, et, à la facilité la plus entraînante de la parole, il joignait l’entente la plus précise des affaires. Entré, dès 1830, dans la Chambre des députés, il devint bientôt un orateur de premier ordre à la tribune, un politique supérieur dans l’État.
Vous n’attendez pas de moi, Messieurs, le récit de la vie publique de M. Thiers pendant les dix-huit années du gouvernement de Juillet. Vous savez ce que fut alors, et ce qu’a été tout le reste de sa longue carrière, le puissant, l’universel, l’infatigable orateur qui, sur tant de sujets et dans tant de rencontres, a prononcé d’admirables discours d’un fond si solide et d’une forme si attrayante, où le naturel dans le langage s’allie toujours à la vigueur dans la pensée, où les charmes de l’esprit s’ajoutent aux émotions de l’éloquence, où la grande ordonnance des faits et des idées soutient l’intérêt sans lassitude comme sans effort, et où, avec un art habile, M. Thiers rend accessibles à tous, presque attrayantes pour tous, les matières les plus obscures et les plus arides, qu’il éclaire de sa lumineuse intelligence, qu’il anime de sa vive parole.
Vous gardez aussi en mémoire les phases diverses par lesquelles passa l’homme d’État qui, tour à tour, défendit avec énergie le gouvernement à la fondation duquel il avait tant contribué, puis se retourna vers la liberté quand il crut l’ordre assuré. Vous le voyez portant, à propos de la question d’Orient, la peine des illusions d’autrui et le fardeau d’une situation qu’il n’avait pas faite ; vous le voyez s’efforçant en vain de préserver son pays d’un douloureux échec politique et lui laissant du moins une grande œuvre nationale en souvenir de son passage au pouvoir : son premier ministère, en imprimant aux travaux publics l’impulsion la plus féconde, avait embelli Paris ; son second le mit en défense. Nous devons à son patriotisme prévoyant ces fortifications de Paris qui nous ont permis de sauver l’honneur national parmi des calamités sans exemple et qui eussent assuré le succès final de notre longue résistance, si Paris eût pu être secouru.
M. Thiers était retourné à l’histoire depuis qu’il avait quitté le ministère, et, dans une importante lettre politique écrite en 1846, il annonçait qu’il employait ce qui lui restait d’activité en dehors des devoirs parlementaires à redire à la France sa gloire : « gloire, disait-il, malheureusement bien loin de nous ! »
Il avait commencé, en effet, le second de ses grands ouvrages historiques, le Consulat et l’Empire, et il indiquait ici l’impression sous laquelle il écrivait. À cette tristesse patriotique se joignait, chez M. Thiers, l’attraction naturelle qu’exerçait sur un homme d’action si puissamment doué le génie militaire et administratif le plus extraordinaire des temps modernes.
Si la génération actuelle exprime des réserves sur les jugements du grand historien, en ce qui regarde le caractère et la politique du premier Consul, elle admire, comme la postérité les admirera, les expositions incomparables de l’administration, de la guerre, de la diplomatie, qui font de ce livre un monument unique, et qui en feront pour toujours l’objet des études et des méditations de l’homme de guerre et de l’homme d’État ; elle avoue pleinement la parole d’un homme qui n’est pas suspect dans l’éloge de l’historien du Consulat et de l’Empire : « M. Thiers, a dit M. de Lamartine, est le grand historien militaire de ce siècle et de tous les siècles. »
À partir de la guerre d’Espagne jusqu’à l’invasion de la France, les réserves disparaissent devant les justes sévérités de l’historien envers son héros, et ce chef-d’œuvre s’impose à l’admiration de tous dans toutes ses parties. Quels tableaux que ceux des grandes victoires, et quels tableaux que ceux de la campagne de Russie, qui commence la ruine, ou de la campagne de Saxe et des négociations de Prague, qui l’achèvent ! Comme on partage les angoisses de l’historien et du patriote, quand il nous montre la grande France de la République, avec l’intégrité de ses frontières, encore admise sans conteste par l’Europe, non-seulement avant Leipzig, mais après Leipzig ; et Napoléon, qui la refuse, parce qu’elle n’est pas son chimérique Empire romain !... On sent que M. Thiers écrit, le cœur brisé ! Il était, hélas ! destiné, et la France avec lui, à de plus amères douleurs !
Nous ne saurions toucher à ces anciennes plaies, à peine cicatrisées par le temps, sans que nos plaies récentes se rouvrent !
Après avoir souffert avec le grand patriote, il nous faut revenir au grand écrivain. Comment ne point rappeler que M. Thiers a donné aux historiens le précepte en même temps que l’exemple, dans ce livre que M. de Lamartine appelle « l’épopée de la vérité » ? M. de Lamartine, ce génie qui, sous tant de rapports, était l’opposé du génie de M. Thiers, mais que toute grandeur attirait, a dit le mot de l’avenir « M. Thiers ressuscite pour l’éternité ce qu’il raconte. »
Ce que M. de Lamartine résume si puissamment en quelques mots, M. Thiers nous l’explique, dans les plus belles pages peut-être qu’il ait écrites. Cette majestueuse ordonnance, cette claire succession des faits et des pensées, cette narration accomplie, il nous en livre le secret ; il nous révèle sa méthode et son principe, dans l’admirable introduction qu’il a placée en tête de son XIIe volume. Il faudrait la citer tout entière : Je ne puis en rappeler ici que la conclusion. « N’y a-t-il pas, dit-il, une qualité essentielle... qui doit distinguer l’historien et qui constitue sa véritable supériorité ?... Dans mon opinion, cette qualité, c’est l’intelligence...
« Quelles sont, en histoire, les conditions du style ? — La condition essentielle, c’est de n’être jamais aperçu ni senti. »
Et il compare ingénieusement la narration historique à une glace, qui reproduit les objets avec une telle fidélité qu’on ne distingue pas le reflet d’avec l’objet lui-même...
« Si l’on voit une glace, dit-il, c’est qu’elle a un défaut car, son mérite, c’est la transparence absolue. »
Ce récit, qui se confond avec les faits eux-mêmes, cette narration où disparaît le narrateur, sont-ils donc sans conclusion et sans moralité ? L’intelligence est-elle donc l’indifférence ? — Non ! pour M. Thiers, l’intelligence et la justice sont une seule et même chose ; voir le vrai, c’est voir le bien et le mal, et c’est les juger.
« Si j’éprouve, ajoute-t-il, une sorte de honte à la seule idée d’alléguer un fait inexact, je n’en éprouve pas moins à la seule idée d’une injustice envers les hommes... Mais qui peut se flatter, en histoire, de tenir les balances de la justice d’une main tout à fait sûre ? — Hélas ! personne ; car ce sont les balances de Dieu dans la main des hommes ! »
Que saurait-on ajouter à ce dernier mot d’une âme si sincère et d’une si haute expérience ? Rien que le regret de n’avoir pu reproduire dans leur ampleur magistrale les belles pages qui aboutissent à ce modeste et noble aveu !
Il n’y avait chez cet esprit si juste ni fausse humilité ni orgueil impie : il se connaissait et ne se rabaissait pas plus qu’il ne se jugeait infaillible. Il en devait donner un immortel exemple.
Tandis que M. Thiers écrivait l’histoire, l’histoire précipitait son cours. La session de 1848 était ouverte. Dans les solennels débats qui précédèrent la tempête de Février, Thiers prit une attitude nouvelle et dévoila le fond de son âme.
On discutait sur les efforts de l’Italie pour s’affranchir : « On dit, s’écria M. Thiers, on dit que c’est nous qui remuons le monde depuis cinquante années... Depuis plus de trois cents années ! — Oui, nous sommes ces grands criminels qui ont proclamé, avec Descartes, la liberté de penser ; qui ont proclamé, avec Bossuet, l’indépendance de l’Église ; qui, avec Montesquieu et Voltaire, ont, comme on l’a dit, restitué ses droits au genre humain. Nous sommes ces grands criminels : j’en conviens, avec orgueil pour mon pays... C’est donc à notre exemple que les Italiens demandent des réformes aux princes animés de l’esprit libéral, et qu’ils se soulèvent contre des tyrans. »
Quelques jours après, M. Thiers fit de ses sentiments une déclaration plus explicite encore : « Je suis du parti de la Révolution ; je souhaite que le gouvernement de la Révolution reste dans les mains des hommes modérés ; mais, quand ce gouvernement passera dans les mains d’hommes qui seront moins modérés que moi et mes amis... je n’abandonnerai pas ma cause pour cela ; je serai toujours du parti de la Révolution. »
Cette parole, convaincue et réfléchie, du milieu de sa carrière, ses dernières années devaient la confirmer glorieusement pour le salut de sa patrie.
Il eût encore souhaité, à la veille du 24 février, associer au salut de la France celui de la royauté. On n’avait point accueilli ses conseils, lorsqu’ils eussent pu prévenir l’écroulement du trône. On les réclama, lorsqu’il était trop tard ! M. Thiers ne put essayer à temps une transaction désirée de la plupart de ceux qui, pour n’avoir pu obtenir la réforme, firent, comme malgré eux, une révolution prématurée à leurs propres yeux.
Là commence une des plus douloureuses périodes de la Révolution française ! Les intentions les plus droites, le dévouement le plus courageux, chez des gouvernants improvisés, et parfois les mesures les plus sagement progressives et les mieux conçues en vue de l’avenir, furent impuissants à pacifier le présent, à conjurer les éléments déchaînés et à réunir les esprits en vue d’un but national ; un gouvernement nouveau et éphémère fut aux prises avec le débordement des passions et des souffrances populaires, des utopies et des sectes, et la victoire trop hâtive d’une démocratie qui n’était point préparée à se gouverner elle-même aboutit au retour du césarisme et à la suppression de la liberté.
Ce dénouement funeste de la révolution de 48 pouvait-il être prévenu ? Après les sanglantes journées de Juin, lorsqu’à la lutte matérielle succède de nouveau la discussion sur les principes sociaux, lorsque M. Thiers écrit son lucide et sage livre De la Propriété, lorsqu’il y défend ce qu’on peut nommer les lois naturelles de la société contre les combinaisons artificielles des utopistes, entre lui et les siens, d’une part, et, de l’autre, les hommes du gouvernement républicain, le général Cavaignac et ses collaborateurs, y a-t-il un abîme ? Y a-t-il des vues inconciliables sur aucune question sociale ? — Nullement. —M. Thiers repousse-t-il absolument la République ? — En aucune façon ! il vient de dire qu’elle était « le gouvernement qui nous divise le moins ! »
On essaya de s’entendre : on ne s’entendit pas ! Qui empêcha, en 1848, un rapprochement si nécessaire entre les libéraux et les républicains ? Est-ce tel incident particulier, telle faute des républicains ou des constitutionnels ? — J’inclinerais à y chercher une cause plus générale. Il me semble que les libéraux n’eurent point une foi suffisante dans la force de la société issue de 89, et qu’ils la crurent plus ébranlée qu’elle ne l’était réellement par les utopies hostiles aux droits de la propriété et de la liberté individuelle. Ce fut surtout, je le crois, cette appréhension excessive qui sépara les libéraux des hommes et des opinions dont ils se fussent naturellement rapprochés ; c’est là ce qui les porta à chercher ailleurs des auxiliaires pour la défense de la société, à s’allier avec leurs adversaires de la veille, destinés à se retrouver leurs adversaires de l’avenir.
L’avenir, en effet, devait ramener M. Thiers, comme chef de la République, à cette tribune où il avait déclaré qu’il n’abandonnerait pas la cause de la Révolution. Il lui était réservé cette gloire, peut-être unique dans les fastes des nations, de faire profiter son pays de son expérience si chèrement acquise par une première existence politique ; de se refaire, plus que septuagénaire, une seconde vie ; de conduire, lui, homme du passé, une génération nouvelle dans une voie nouvelle, et de tirer son pays de l’abîme, en lui imprimant une direction contraire à celle qui l’y avait précipité.
Après la catastrophe où s’engloutirent, avec la Révolution de 48, les libres institutions parlementaires auxquelles M. Thiers avait dévoué sa vie, il se retira dans le travail et dans la méditation ; il retourna à sa grande histoire, sur laquelle les faits récents jetaient de tristes lumières, se délassant de l’histoire et de la politique par les arts, dont il réunissait autour de lui les modèles les plus purs et les plus rares, suivant de l’œil avec anxiété la marche des évènements, et ne désespérant jamais de son pays.
Le gouvernement nouveau, qui avait étouffé la liberté, essaya de donner de la gloire : le second Empire tenta de renouveler le premier. « La France s’ennuie », avait dit, dans un autre temps, un illustre orateur : le second Empire occupa la France au dehors, pour lui ôter le loisir de s’ennuyer et de songer aux revendications intérieures. La France, engagée dans une lutte contre l’étranger, quel que soit son gouvernement, est toujours la France. M. Thiers fut profondément ému de l’intrépidité infatigable, de la constance héroïque que déploya notre armée durant la guerre de Crimée ; il voyait reparaître avec joie, dans la première grande guerre que nous eussions entreprise depuis 1815, ces hautes qualités de race, qu’il nous avait montrées à l’œuvre dans l’une et l’autre de ses Histoires ; mais il se demandait avec anxiété quel emploi sauraient faire de cette force nationale ceux qui en avaient saisi la direction. L’historien de la campagne de Russie ne refusa point au pouvoir d’alors ses conseils sur la conduite de la nouvelle guerre contre l’Empire russe.
À la guerre de Crimée succéda bientôt la guerre d’Italie, entreprise qui fut conduite de façon à satisfaire aussi peu ceux qui l’avaient voulue que M. Thiers, qui ne la voulait point ; en n’achevant pas l’œuvre qu’on avait commencée, on prépara les plus grands périls à la France, et l’on ne sut point, à l’heure suprême, nous assurer l’alliance de l’Italie affranchie, ainsi qu’il était possible de le faire : personne ne l’ignore aujourd’hui.
Le temps et les évènements avaient commencé de relâcher les liens de l’autocratie impériale ; la, publicité de la parole, à défaut de la réalité du pouvoir, était rendue aux assemblées : M. Thiers rentra au Corps législatif en 1863. Il recommençait, à soixante-six ans, une nouvelle carrière politique. Personne ne pressentait en ce moment que son retour à la vie active serait un des grands évènements de notre histoire.
Tout en gardant la mesure qui convenait à sa situation et à son passé, il se rapprocha, en ce qui concernait les questions intérieures, des quelques députés républicains qui avaient pénétré dans les assemblées de l’Empire. Son élection avait été le résultat d’un concert entre toutes les opinions qui aspiraient à la résurrection des libertés parlementaires.
Après tant d’années de silence, le grand orateur de la monarchie constitutionnelle se retrouva tout entier, lorsqu’il se reprit, comme autrefois, à traiter, sous tous leurs aspects, les affaires du pays ; lorsqu’il montra l’aggravation croissante de notre situation financière ; puis, lorsqu’il rappela les liens qui unissaient la bonne administration et les garanties politiques, « les libertés nécessaires ! » Par trois fois, de 1864 à 1866, il les revendiqua, avec une insistance croissante, ces libertés qui résultent, disait-il, de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, placée en tête de la Constitution de 91. « L’ensemble des principes découlant de cette Constitution forme, dit-il, l’unité de la Révolution, et cet ensemble n’est pas une imitation anglaise ou américaine, mais l’œuvre originale de la France à l’usage de l’humanité tout entière. »
Les questions extérieures le préoccupaient peut-être plus vivement encore. Il voyait devant lui un gouvernement qui, longtemps favorisé par un concours de chances inouïes, ne se lassait pas de tenter la fortune, et qui, après deux guerres où l’on pouvait du moins chercher une pensée politique, en avait entrepris une troisième à la poursuite de pures chimères. M. Thiers s’efforça en vain d’arrêter dans son cours la funeste expédition du Mexique.
À peine ses prévisions eurent-elles été réalisées par la déplorable issue de cette guerre, que des périls plus grands et plus voisins vinrent renouveler et accroître ses patriotiques alarmes. Il voyait se préparer la destruction de la Confédération germanique et la concentration d’une formidable puissance militaire, qui régnerait sur les deux bords du Rhin, aussi bien que sur la mer du Nord et sur la Baltique. Il protesta contre le démembrement du Danemark, toléré par le gouvernement impérial, et demanda qu’on s’opposât aux projets de la Prusse. À deux reprises, le Corps législatif lui refusa la parole, quand il voulait insister sur les dangers de la situation.
Les évènements qu’il avait tenté de prévenir s’accomplirent sans obstacles. Le gouvernement français resta immobile, tandis que les conditions européennes étaient violemment et complètement transformées au détriment de la France.
Notre gouvernement n’avait ni empêché la guerre, ni fait la guerre ; nous étions réduits à nous imposer dans la paix toutes les charges de la guerre, si nous voulions nous mettre en mesure contre les périls d’un prochain avenir.
M. Thiers avait demandé qu’on se préparât à la guerre en maintenant la paix. On se jeta dans la guerre sans s’y être préparé.
On sait par quels efforts désespérés M. Thiers tenta de retenir la France sur la pente de cet abîme. On sait ce que, dans la séance trop fameuse du 15 juillet 1870, il a dépensé de courage, de patience, de dévouement, pour arrêter dans ses entraînements une majorité frappée de vertige. Il n’est pas, dans l’histoire des assemblées politiques, de spectacle plus émouvant que celui de ce vieillard donnant les plus salutaires conseils, les plus patriotiques avertissements au milieu des interruptions et des murmures, et luttant contre les clameurs de ceux qui l’accusaient de trahir son pays, alors qu’il voulait le sauver !
Tout fut inutile : cette séance à jamais néfaste décida de la ruine publique. La guerre fatale fut déclarée.
L’homme qui avait été accablé d’outrages, au 15 juillet, fut appelé au Comité de défense le 27 août, après les premiers désastres, que d’autres plus affreux allaient suivre. Ceux qui avaient envoyé l’armée à Sedan lui demandèrent conseil, quand il n’y eut plus d’armée.
M. Thiers, dès 1869, avait prévu que l’Empire s’écroulerait dans une catastrophe, et que la République serait l’unique ressource de la France. Son patriotisme n’hésitait pas. L’Empire effondré, la République proclamée dans Paris à la veille du siège, M. Thiers porta tout autour de lui ses tristes regards, cherchant d’où pourrait venir le secours. Lui, qui avait fortifié Paris, afin de le mettre à l’abri d’un coup de main, il ne prévoyait pas, et personne ne prévoyait, la prodigieuse défense de plus de quatre mois ; et il ne prévoyait pas davantage, lui, le grand historien des armées régulières, les quatre mois de résistance, en rase campagne, d’un ramas de nouvelles levées contre l’armée la mieux organisée du monde. L’invraisemblable fut le vrai.
M. Thiers ne vit donc d’autre ressource que de démontrer à l’Europe l’intérêt qu’elle avait à empêcher l’écrasement de la France. Il partit, à l’âge de soixante-treize ans, dans l’automne de cette terrible année, pour aller, au fond du Nord, à l’Est, à l’Ouest, d’un bout de l’Europe à l’autre, chercher partout des alliés ou des arbitres, qu’il ne trouva pas. Partout accueilli avec de grands, mais de stériles égards, il dut reconnaître qu’il n’y avait plus, en ce moment, ni équilibre de l’Europe ni corps européen.
Il revint, à l’heure sombre où Metz tombait après Strasbourg. Comment traiter de la paix, ainsi qu’il l’eût souhaité ? Nous savons maintenant que, si nous eussions alors mis bas les armes, nous n’en eussions pas moins perdu Metz et Strasbourg, et nous n’eussions pas sauvé notre honneur, qui nous assure l’avenir. La longue défense ne cessa qu’après avoir épuisé tout ce que peut donner la constance humaine.
Les élections de 1871 s’accomplirent dans les conditions les plus lamentables qu’eut subies notre malheureuse patrie, depuis le jour où Jeanne Darc la sauva. La France, mutilée, défaillante, se souleva sur son lit d’agonie, et se tourna vers l’homme qu’elle avait vu tout tenter pour l’empêcher de rouler au gouffre. Vingt-six départements l’élurent, et l’Assemblée ne fit que ratifier le choix du pays, en appelant M. Thiers au pouvoir. Quel pouvoir, hélas ! C’était condamner celui qu’on en revêtait à porter la croix pour tous !
Il faut lire dans les émouvants récits de deux de nos éminents confrères ( 1), associés aux douleurs et aux efforts du chef d’un État en ruines, il faut lire ces cruelles négociations de Versailles, où M. Thiers, le cœur déchiré, fut placé dans cette désolante alternative : laisser dans les mains de l’étranger les lambeaux sanglants arrachés à la France, ou se rejeter dans une lutte sans espoir et périr dans l’impossible !
Il se résigna. Il avait, par une obstination vraiment héroïque, retenu dans ses mains un dernier débris de l’Alsace, notre Belfort !
Un pareil traité, signé par un tel homme ! Lui, qui avait passé sa vie à déplorer 1814 et 1815, être réduit à subir, comme chef de la France, un pacte plus affreux cent fois que celui qu’avaient imposé les deux premières invasions ! C’est un des plus grands martyres de l’histoire !
Il eut la force de n’y point succomber. Avec cette prodigieuse élasticité qui manifestait en lui le vrai type du génie français, avec cette belle faculté de l’espérance, dont le christianisme a fait avec tant de raison l’une des premières vertus de l’homme, il surmonta cette mortelle angoisse. Il commença l’œuvre de réparation, au nom de la République, provisoire, il est vrai, mais devant profiter, — c’était sa conviction, — de tout ce qui se ferait, sous la forme républicaine, pour relever la France.
Il est violemment arrêté au premier pas. À peine la guerre étrangère terminée, la guerre civile éclate. La France semble près de se dissoudre. Lui, forcé de combattre Paris ! Lui, Parisien d’adoption, qui, plus qu’aucun des enfants de la grande cité, avait dans Paris son esprit et son cœur ! Ah ! nous avons droit de le dire devant Dieu et devant les hommes, il fit tout ce qu’un homme peut faire pour prévenir cette lutte impie !
Quand elle fut devenue inévitable, il fit tout, également, avec une énergie, une activité, une intelligence extraordinaires, pour l’étouffer au plus tôt.
Ce qu’il souffrit de ces nécessités terribles, ceux qui l’approchaient alors peuvent en témoigner ; nous avions vu ses larmes à Bordeaux, quand il nous présenta le douloureux traité : je l’ai vu pleurer à Versailles, quand on lui apporta la nouvelle, un moment partout répandue, que le Louvre brûlait. Il pleurait la grandeur intellectuelle de la France, comme il avait pleuré sa grandeur politique : il pleurait sur Paris comme sur Strasbourg.
Aussitôt les flammes éteintes, il se remet à l’œuvre. Il a refait l’armée ; il refait les finances ; à travers les difficultés et les dangers de tout genre, à travers les querelles des partis et les crises de l’Assemblée, il accomplit la prodigieuse opération de notre rançon : au lendemain de nos effroyables malheurs, le crédit de la France est restauré par lui dans des proportions inouïes qui stupéfient le monde, et, par des négociations habiles aussi bien que par des paiements anticipés il obtient la libération du territoire deux ans plutôt que ne l’avaient fixé les traités.
Il juge alors le moment venu de mettre fin à un provisoire qui pèse à la France et qui entrave sa résurrection. Il veut faire reconnaître par l’Assemblée la République définitive. De même qu’en 1830, il avait résolûment proposé et soutenu la monarchie constitutionnelle, comme imposée par les conditions où se trouvait la France, de même, en 1873, après les longues et cruelles épreuves dont sortait, grâce à lui, notre infortunée patrie, il proposait la République comme le seul gouvernement possible, le seul qui pût reconstituer la France en y affermissant l’ordre et en y développant la liberté.
Il appelait le concours de tous, afin de fonder une République organisée, pondérée, garantissant tous les droits, tous les intérêts légitimes. L’historien de la Révolution invitait la France, après quatre-vingts ans, à renouer, en la perfectionnant, la tradition de l’an III, du premier essai de république régulière qu’eussent tenté nos devanciers.
« La République existe, disait-il : vouloir autre chose, ce serait vouloir une révolution, et la pire de toutes ! » La cause était gagnée dans le pays ; elle ne l’était pas dans l’Assemblée. Les partis opposés à la République se réunissent contre M. Thiers ; il tombe !
Il tombe ; non ! il sort du pouvoir, debout et calme, apaisant, de la voix et du geste, l’inquiétude immense qui s’était emparée du pays, et disant à la France « Confiance et sagesse ! »
Ce n’est pas le moment de raconter cette période, fermée d’hier, et à laquelle rien ne ressemble dans nos annales. Disons seulement que, là où M. Thiers a échoué, sa pensée triomphe. Sous la pression de la nécessité qu’il a prévue et prédite, l’Assemblée, moins de deux ans après sa chute, fait ce qu’elle l’a empêché de faire et donne à la France une Constitution républicaine.
De sa retraite, sur laquelle la France et l’Europe avaient incessamment les yeux et où, du dedans et du dehors, chacun venait avec respect s’éclairer de ses larges vues et solliciter les conseils de son immense expérience, de sa retraite si entourée et si honorée, M. Thiers eut la satisfaction de voir la France, à travers des agitations qu’il eût voulu lui épargner, persévérer avec fermeté et, prudence dans la voie qu’il lui avait ouverte.
Qu’il me soit permis de m’arrêter un moment sur ces derniers temps de sa vie ! Les souvenirs en sont à la fois si chers et si douloureux pour les amis dans le cœur desquels vibre encore cette parole toujours si vive et si alerte, si aimable dans sa familiarité, si élevée quand elle touchait au domaine de l’art ou de l’histoire, aux intérêts, aux espérances de la patrie ! On ne se lassait pas d’admirer la réunion des facultés les plus diverses, on pourrait dire les plus opposées, dans cet esprit qui avait gardé cette spontanéité féconde qui semble n’appartenir qu’à la jeunesse, en y joignant tout ce qu’avait pu donner une incomparable expérience personnelle, élargie par un commerce habituel avec tout ce qui a été grand dans l’histoire. Lorsqu’on rentre dans cette maison hospitalière, où l’on venait chercher, le soir, le charme et l’instruction inépuisable de cette conversation vivifiante, dans cette maison où son nom est si dignement porté, où sa pensée remplit tout, anime tout, où le culte de sa mémoire est entretenu avec un dévouement si profond et si touchant, on ne peut se faire à l’idée que le maître absent ne va pas reparaître ; on ne peut croire à la réalité de ce coup foudroyant, qui n’a pas laissé à ceux qui l’aimaient le temps de s’habituer à la pensée que ce torrent de vie allait soudainement tarir !
Jamais M. Thiers n’avait été plus actif que depuis qu’il ne portait plus le fardeau du gouvernement.
Il avait préludé à ses deux années de pouvoir par son terrible voyage de l’automne de 1870. Il se reposait maintenant des prodigieux efforts, des travaux écrasants de ces deux années, par des labeurs d’un autre ordre, des études philosophiques et scientifiques qui eussent réclamé toutes les forces d’un penseur et d’un savant, résumant, dans une œuvre magistrale, une vie entière consacrée à la science. On peut douter qu’il existe un second exemple d’une pareille activité et d’une pareille universalité. Il allait bien au-delà du mot de Térence. Il ne s’intéressait pas seulement à tout ce qui est de l’homme, il voulait savoir et faire tout ce que peut savoir et faire l’homme. À vingt ans, ainsi que nous l’a appris celui de nos confrères ( 2) qui a parlé ici le premier et parlé si éloquemment de lui depuis qu’il nous a été enlevé, il avait composé un traité de trigonométrie sphérique, avec des démonstrations toutes nouvelles ; plus tard, au milieu de sa carrière politique, il préparait une Histoire de Florence, où il eût montré, non pas seulement le goût le plus élevé et le plus épuré des arts, mais les connaissances techniques les plus approfondies sur tout ce qui se rapporte à la peinture, à la sculpture, à l’architecture ; maintenant, presque octogénaire, après avoir, durant de longues années, étudié à l’Observatoire les mouvements des corps célestes dans l’immensité de l’espace, au Muséum d’histoire naturelle les mystères de la zoologie, les premiers rudiments de la vie dans les infiniment petits, il poursuivait, avec une ardeur juvénile, l’exécution d’un grand ouvrage sur l’homme et sur la nature, où il donnait son sentiment et son jugement sur tous les grands problèmes qu’agite et qu’agitera éternellement l’esprit humain.
« Toujours, écrivait-il, en tout ce qui arrivait dans le monde, je cherchais les causes et les effets des choses, et non-seulement l’enchaînement des causes et des effets, mais la loi même des choses ; et je cherchais non-seulement à établir cette loi, mais à la justifier, ayant le penchant à trouver bien tout ce qui était, non pas accidentel, mais permanent dans l’univers. »
Il ne doutait point sur le fond des choses. Il eût dit, avec Voltaire : « Il n’y a point de nature, il n’y a que de l’art » ; c’est-à-dire : tout est l’œuvre d’un artiste suprême, tout procède d’une pensée et d’une volonté, tout est destiné à une fin. Sur les données essentielles qui sortent du fond même de notre nature morale, et qu’on peut nommer les grandes traditions du genre humain, sur l’Être cause de tous les êtres, sur le Dieu volontaire et libre, sur l’âme immortelle, sa pensée n’avait rien d’incertain ni d’équivoque.
Il ne devait point achever cette vaste entreprise, dont diverses parties étaient déjà puissamment ébauchées et grandement écrites ; c’est là pour nous un sujet de profond regret ; il eût porté, dans l’exposé des grandes découvertes de la science moderne, l’ordre, la clarté, l’animation, l’intérêt entraînant qui l’avaient rendu irrésistible dans la politique, et les simples et saines conclusions philosophiques qu’il eût tirées de l’étude de l’homme et de la nature eussent été essentiellement propres à saisir l’esprit du grand nombre ; sa ferme raison pratique, habile à traduire les hautes spéculations en vives et familières saillies, son bon sens lumineux, allaient droit au sens commun des foules, et son œuvre eût exercé une salutaire influence : elle eût pu offrir un point d’appui et de ralliement à bien des esprits troublés, et beaucoup l’eussent suivi sur le terrain des idées, comme ils l’avaient suivi sur le terrain des faits.
S’il ne put rendre à son pays ce nouveau et grand service, il le servit du moins encore dans la politique, avec autant d’éclat que d’efficacité, avant de quitter ce monde.
Depuis que la forme du gouvernement était fixée, la lutte des partis continuait sur le fond, sur la direction à donner au pays, en vue d’un avenir âprement disputé. L’autorité de M. Thiers sur les esprits, moins incessamment sentie depuis qu’il n’avait plus en main le gouvernement, avait gagné en étendue et en profondeur ce qu’elle avait perdu en action continue. Il n’était plus le directeur officiel du pays ; il restait son conseiller, son modérateur et son guide. Le peuple l’acclamait partout où il se montrait en France.
Pourquoi ? Qu’est-ce donc qui le rendait plus puissant et plus populaire dans la condition privée qu’il ne l’avait été au faîte du pouvoir ? Qui lui avait rallié et qui avait rallié entre eux tant d’anciens adversaires, tant d’hommes venus des points opposés de l’horizon ?
C’était le sentiment, la conviction de plus en plus répandue dans la masse nationale, qu’il subordonnait son existence entière à une idée, à une passion, le bien de la France. Un commun amour pour la France réunissait, autour de celui qui était le Français entre tous, ces multitudes d’hommes qui, ainsi que lui, préféraient la patrie à tout.
Une grande crise, cependant, a surgi, qui semble tout remettre en question. M. Thiers, à la veille d’élections de l’issue desquelles dépend la destinée de la France, écrit, pour ses électeurs et pour le pays, une lettre qui sera un grand monument dans l’histoire. Il en avait écrit une semblable et fort belle, à la veille de la chute de la monarchie constitutionnelle, pour tâcher de prévenir cette chute ; il écrit celle-ci pour assurer le maintien de la République : « Trois régimes ont péri, dit-il, et la France a été cruellement éprouvée pour arriver enfin, en trois pas, à la forme démocratique moderne... Je supplie les honnêtes gens... malheureusement prompts à s’alarmer, de regarder ce tableau de chutes successives et de réfléchir.
Ce torrent dévastateur, suivant eux, devant lequel ils s’écrient, chaque fois, que la France va périr, qu’il faut résister, ne serait-il pas ce grand siècle qu’on appelle le dix-neuvième, et qui entraîne l’humanité tout entière ? Et ne serait-ce pas un véritable anachronisme que cette folle résistance à des progrès dont la France a eu l’honneur de donner le signal ? Car elle a marché, le flambeau du génie à la main, à la tête de l’humanité ! »
Ce devait être là son testament devant la postérité : la plume échappa de sa main défaillante. Il disparut brusquement de cette terre, au moment où la France, confiante dans son éternelle jeunesse, s’attendait à le voir bientôt illustrer la tribune de l’Assemblée nouvelle qu’appelaient ses dernières paroles.
Le spectacle inouï que donna Paris au monde fit voir ce que vaut l’accusation d’ingratitude portée si souvent contre la masse populaire. Ce peuple, qui avait été plus d’une fois séparé de M. Thiers pendant sa vie, mais qui lui était revenu avec une affection toujours croissante, se leva jusque dans ses dernières profondeurs pour venir le saluer dans la mort. Rien ne saurait être comparé à la majesté de ce silence, à ce recueillement auguste d’un million d’hommes devant cette dépouille mortelle ! Paris entier, debout autour du cercueil de M. Thiers, mena ses funérailles comme celles du Père de la patrie, et la France s’unit à Paris.
À partir de ce jour funèbre et glorieux, on ne pouvait plus douter de l’avenir. L’union nationale s’est consommée sur la tombe de ce grand mort. Son esprit a vaincu après qu’il a quitté sa dépouille terrestre. Sa pensée vit et vivra au milieu de nous. Sa jeunesse avait raconté la Révolution française : sa vieillesse l’a continuée et conclue. Comme Washington, dont les origines et les tendances premières n’étaient ni républicaines ni démocratiques, il était parti d’autres données politiques que celles auxquelles il est arrivé et qu’il a réalisées. Il y est arrivé, non par les conceptions abstraites de l’esprit théorique, non par l’entraînement du sentiment, mais par la réflexion, par l’étude approfondie des faits, par la conviction lentement formée, et que rien ne pouvait plus ébranler. Sa mémoire est à jamais liée à l’établissement définitif de la nouvelle société politique qui a succédé à l’ancienne France.
Dans cette dernière phase de la vie où la plupart des hommes voient s’affaiblir leurs sentiments et décroître leurs facultés en descendant vers la tombe, il n’avait cessé de croître en force, en élévation, en dévouement à la patrie. C’est quand il disparaît du milieu de nous, que la France le connaît tout entier. L’homme éminent est devenu un grand homme ; il restera grand homme dans l’histoire.
La noble épitaphe qu’il s’était choisie résume cette glorieuse existence. Les historiens de l’avenir qui en feront le récit à nos enfants n’auront qu’à montrer sa devise en action :
« Il a aimé sa patrie : il a cherché la vérité. »

1 MM. Jules Favre et Jules Simon.

2M. Caro.