Discours de réception de Victorien Sardou

Le 23 mai 1878

Victorien SARDOU

Réception de M. Victorien Sardou

 

M. Victorien Sardou, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Autran, y est venu prendre séance le jeudi 23 mai 1878, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Une année s’est écoulée depuis le jour où vous avez daigné m’appeler à l’honneur de partager vos travaux ; s’il ne m’a pas été possible, à mon grand chagrin, de vous exprimer plus tôt ma reconnaissance, permettez-moi de penser que ce retard n’aura pas été sans profit pour la tâche que j’avais à remplir. À la lecture journalière des œuvres de M. Autran, à la fréquentation constante, assidue de ce rare esprit, je dois de connaître mieux aujourd’hui l’homme et le poète, auxquels je viens ici rendre un double hommage.

Il est des écrivains qui attirent l’attention publique par des qualités d’un très-vif éclat. Cette impression subite est quelquefois très-prompte à s’effacer. D’autres se livrent moins, et veulent être un peu forcés dans le sens intime de leurs œuvres ; mais cette habitude familière de leurs écrits devient bientôt la source des jouissances les plus délicates et les plus durables.

Tel est, Messieurs, le poète charmant dont j’ai à vous entretenir. Son talent est le reflet de toute sa vie. Ami de la solitude et de la retraite ; rebelle, — un peu trop peut-être, — à nos idées modernes, dont il ne voit que la turbulence et le fracas ; sévère, jusqu’à la rigueur, envers Paris, où le poursuit la nostalgie de ses chères campagnes, et le désir pressant d’y retrouver le doux loisir de son travail ; fuyant toute charge publique et toute popularité, étranger à nos débats littéraires comme à nos luttes politiques, non par un détachement égoïste des intérêts du pays, mais par l’heureuse absence de toute ambition, M. Autran est un peu en dehors des choses contemporaines ; et, dans ses écrits comme dans sa vie, il s’est fait une place à part, isolement qu’il convient de respecter. Une seule de ses œuvres osa affronter, un soir, la plus fiévreuse, la plus bruyante de toutes les épreuves, celle du théâtre ; et cette tragédie, toute athénienne, était si peu dans le courant de nos mœurs dramatiques, qu’applaudie avec transport, on l’a vue fuir, et se dérober depuis à tous les regards, comme une nymphe antique, un peu confuse de s’être révélée au public parisien, dans la chaste beauté de sa nudité grecque.

J’ai dit : grecque, Messieurs, et j’ai dit : antique. Ce sont bien là les deux termes qui me semblent caractériser ce génie poétique, tout spécial, et nous expliquer son originalité. S’il est Français par le cœur et par le bon sens, la sérénité de ses sentiments et la grâce ionienne de son style exhalent un parfum classique, qui ne doit pas nous surprendre. — Comme André Chénier, avec qui il n’a pas ce seul lien de parenté, M. Autran était Grec par sa mère ; il l’était aussi par la ville où il a pris naissance.

M. Autran est né à Marseille, en 1813 ; et son aïeule maternelle était une Grecque de Smyrne. — Toute sa destinée poétique est dans son berceau.

Marseille, Messieurs, n’a pas tout à fait renié son origine. Les noms de ses plus vieilles rues, le langage de ses pêcheurs, lui rappelleraient au besoin les souvenirs de l’antique Phocée. D’Ulysse, ce représentant parfait de toute la race hellénique, elle a conservé l’esprit du négoce, le goût des explorations maritimes, et l’amour des longs récits qui les décrivent, embellis de quelques fables. Elle sait bien qu’elle fut autrefois, pour l’étude de la philosophie et des belles-lettres, la succursale, la rivale d’Athènes, l’école accréditée de la jeunesse de Rome ; et la littérature contemporaine lui doit quelques brillants écrivains, fidèles au culte des plus beaux modèles de l’antiquité grecque et latine.

Lorsque je rappelle cette influence persistante de l’empreinte originelle, pourrais-je oublier, Messieurs, le grand homme d’État, qui laisse parmi vous et dans le pays tout entier un tel vide, qu’en le dissimulant avec peine, il faut renoncer à le combler ? M. Thiers, lui aussi, était Marseillais de naissance, et d’origine grecque, par son aïeule maternelle. — Dans l’étonnante souplesse de cet esprit, apte à tout concevoir pour tout élucider, comment méconnaître les dons les plus précieux de la puissante race à qui l’humanité doit ses premiers maîtres, dans la Politique, l’Éloquence et l’Histoire ? — N’est-ce pas tout le génie grec, transmis à travers les âges, et se résumant dans un seul homme ?

Le père de M. Autran avait beaucoup voyagé sur mer, dans sa jeunesse ; et, par une prédilection bien naturelle pour tout ce qui lui rappelait ses navigations lointaines, il avait choisi son habitation sur le rivage, dans la partie la plus reculée du vieux Marseille, au centre d’une petite colonie maritime que des constructions récentes ont dispersée. C’est là que M. Autran fut élevé, entre les bateaux échoués sur la rive et les filets de pêche séchant au soleil, dans cette vie joyeuse de la plage, où les cris même des enfants qui jouent ont des notes plus gaies, plus sonores ; souvenirs des jeunes années, auxquels il devra plus tard ses inspirations les meilleures. Jamais son talent n’a trouvé des accents plus personnels que lorsqu’il s’est appliqué à décrire cette mer azurée des côtes de la Provence, dont l’écume a mouillé ses premiers pas, et la grande voix bercé ses premiers sommeils.

D’autres impressions de son enfance ne laissèrent pas dans son esprit des traces moins profondes. La grand’mère de Smyrne, fidèle aux traditions de son pays, ne lui contait pas l’histoire de Peau-d’Âne, mais la fabuleuse conquête de la Toison d’Or ; ni les aventures de notre Cendrillon, mais celle de la Cendrillon antique, cette Rhodope qui fut reine d’Égypte, au dire de Strabon, pour avoir perdu sa sandale sur les bords du Nil. Plus tard ce fut l’Iliade et l’Odyssée. Le poète nous l’apprend lui-même :

Vous me parliez d’Homère !...
Et moi, sur vos genoux, écolier souriant,
J’avais déjà l’amour de ce compatriote.

Qu’il me soit permis, Messieurs, de m’associer à ce témoignage de reconnaissance ; c’est peut-être à ces contes de grand’mère que nous devons la Fille d’Eschyle.

Je glisserai sur une jeunesse attristée par des malheurs domestiques, la ruine paternelle et la pauvreté, mais surtout par de pénibles luttes entre la vocation littéraire du jeune homme et la résistance de ses parents ; car j’ai hâte d’arriver à la glorieuse intervention qui sut triompher de tous ces obstacles et nous conquérir un poète.

Au mois de mai 1832, M. de Lamartine arrivait à Marseille, où il devait s’embarquer pour son voyage d’Orient. M. Autran, qui jusqu’alors n’avait publié que quelques fragments poétiques et divers articles anonymes dans les journaux de la localité, se fit l’interprète des sentiments de toute la Ville et salua l’arrivée du grand homme par une pièce de vers que, plus tard, il n’a pas jugée digne de figurer dans ses œuvres complètes : mais le génie est indulgent, surtout pour l’éloge ; M. de Lamartine souhaita de connaître ce jeune enthousiaste, l’admit dans son intimité et ne voulut pas d’autre guide que lui pour les excursions qu’il projetait avant son départ. M. Autran, qui nous a transmis quelques détails sur ces promenades aux environs de Marseille, nous montre l’illustre voyageur sous le charme des traditions évoquées et d’une nature qui ne lui est pas encore familière, s’arrêtant tout à coup, en pleine campagne, et s’écriant : « Admirable paysage !... Quelle majesté ont ces antiques sycomores ! »

Étonné, M. Autran cherche les sycomores et ne voit que de petits mûriers, et même quelque peu rabougris. — Il se tait, par déférence. — Plus loin, exclamation nouvelle ! « Ah ! cette fois... cette source limpide !... Cette jeune fille ! C’est Nausicaa ! » — Et il faut bien avouer, ajoute M. Autran, que Nausicaa n’était qu’une bonne campagnarde, et la source, un simple lavoir de village.

Ai-je cité cette anecdote, Messieurs, pour le malicieux plaisir de surprendre le génie en flagrant délit d’enthousiasme intempestif ? — Vous ne le pensez pas. — C’est qu’elle me semble bien marquer la distance qui sépare ces deux poètes, et que je retrouve toute l’œuvre future de M. Autran dans cette protestation de la réalité contre le rêve. À ses côtés, le grand lyrique, d’un coup d’aile, s’envole, plane, et ne voit plus les choses de la terre qu’à travers une sorte de mirage qui les colore à son gré. — Lui, plus calme, suit, d’un œil un peu surpris, ce vol sublime, qu’il n’a pas l’intention d’imiter. Tranquillement assis au bord du chemin, il contemple cette nature qui s’offre à lui dans sa simplicité rustique et ne voit en elle rien qui le choque : loin de là ! Où le poète des Méditations n’admet que des sycomores et des Nausicaa, l’auteur futur de la Vie rurale ne dédaigne ni les petits mûriers rabougris, ni la simple villageoise. Tout cela n’est pas sans mérite à ses yeux, sans charme, que dis-je ? sans une certaine poésie. Il ne s’agit que de la dégager pour nous la rendre sensible ; et c’est à quoi il s’appliquera toute sa vie, avec un naturel exquis, une grâce incomparable, et surtout une rare intrépidité de bon sens : n’exprimant rien en fort bons vers qu’il n’ait pensé d’abord en excellente prose !

Une autre promenade eut, sur la destinée de M. Autran, une action décisive. Un soir qu’il errait, au hasard, avec M. de Lamartine, sur le rivage, à la clarté des étoiles, il s’enhardit à lui avouer un rêve caressé depuis longtemps. C’était de composer un poème sur les Harmonies de la mer. M. de Lamartine applaudit fort à ce projet et lui fit aussitôt le commentaire de l’œuvre future, avec une ampleur de vues et une élévation de langage qui restèrent à jamais gravées dans l’esprit du jeune homme ; puis, tout à coup : « Ne m’avez-vous pas dit que votre père était « rebelle à votre vocation ? Menez-moi vers lui, que je lui « parle ! » Il parla en effet, Messieurs, comme il savait le faire, et plaida la cause de son jeune ami, et se porta garant de son avenir, avec une telle conviction, que le père de M. Autran ne sut pas résister à cette éloquence qui devait plus tard dominer tout un peuple ; il s’avoua désarmé. Trois jours après, M. Autran suivait des yeux la voile qui emportait M. de Lamartine vers l’Orient, et murmurait tout bas les adieux d’Horace à Virgile. Il retombait dans son isolement, mais désormais affermi dans sa foi, maître de sa vie, et, bienfait plus inappréciable encore, sacré en quelque sorte aux yeux de tous par l’approbation même du génie.

Aussi le voyons-nous, dès lors, résolument à l’œuvre. Tous les loisirs que lui laisse un modeste emploi à la bibliothèque de la ville, M. Autran les consacre à cette passion qui désormais lui est permise, et il publie successivement deux recueils de vers : Ludibria ventis et la Mer, faibles essais d’un talent qui se cherche encore, Millianah, inspirée par l’héroïque défense de cette ville ; puis une ode en l’honneur du 17e léger, venu d’Afrique sous la conduite d’un jeune prince qui devait à la gloire des armes associer plus tard celle qui trouve à vos côtés sa plus haute récompense. Ces petits poèmes appréciés familiarisaient le public avec le nom de M. Autran. Ce n’était encore que la notoriété. — La gloire allait venir.

Par le brillant concours que Marseille apportait à la littérature contemporaine, avec les Barthélemy, les Méry et quelques autres écrivains d’un réel mérite, cette ville était alors, sur la route de l’Italie, comme une sorte d’étape littéraire, où leurs confrères de Paris s’attardaient volontiers dans une hospitalité charmante. C’est ainsi que M. Autran se lia d’amitié avec un jeune auteur qui allait lui donner la célébrité, avant de la conquérir pour lui-même.

Ce jeune écrivain, vous le reconnaîtrez, Messieurs, quand j’aurai dit : qu’héritier d’un nom déjà fameux dans les lettres, il a su le grandir encore par son propre mérite et prouver que le génie dramatique est un héritage qui peut se transmettre. Mais, alors, inconscient de sa propre valeur, tout au plaisir de vivre, et un peu fatigué déjà de ce plaisir-là, il ne se croyait pas destiné à l’insigne honneur de siéger un jour parmi vous et d’y représenter, avec tant d’éclat, toute une dynastie.

Un soir donc, chez M. Autran, ils devisaient ensemble de leur présent un peu triste, de leur avenir incertain, lorsque dans un tiroir, par hasard entr’ouvert, le Parisien avisa certain gros cahier qui semblait se dérober à la vue, honteusement, et s’écria en riant : « Quelque pièce de théâtre, sans doute ?

M. Autran en convint, non sans embarras.
« Une comédie ? »

Ce fut en rougissant tout à fait que l’auteur dut se résigner au pénible aveu : « Une tragédie. »

Tout autre n’eût pas insisté ; notre Parisien prit bravement le cahier, lut ce titre qui n’avait rien de rassurant : « La Fille d’Eschyle. »

Et dit tranquillement : « Puis-je lire ?
— Certes, » répondit M. Autran.

Et, d’un œil anxieux, il se mit à guetter sur le visage du lecteur la trace d’une émotion qui se fit toujours attendre. La lecture achevée : « C’est bien mauvais, n’est-ce pas ? » dit-il en tremblant.

« Mon cher ami, répondit le lecteur, qui roulait froidement le cahier, j’emporte votre pièce ; je la donne à mon père ; on la joue, et elle a beaucoup de succès. Adieu, je vous écrirai de Paris. »

Il part, laissant M. Autran stupéfait ; et voilà, Messieurs, comment la Fille d’Eschyle fut découverte, un soir, à Marseille, et portée à Dumas père par Dumas fils !

À quelque temps de là, une lettre apprenait à M. Autran que la Fille d’Eschyle était reçue à l’Odéon : on n’attendait plus que lui pour la mettre à l’étude. Fortune inespérée, coup de baguette magique qui lui ouvrait toutes grandes ces portes de l’art dramatique, défendues par tant d’obstacles. — Mais, pour venir à Paris, pour y séjourner, si médiocres étaient ses ressources, qu’il dut se résigner à faire appel à un certain oncle, riche commerçant, hostile aux travaux littéraires de son neveu, et qui, en lui signant une traite de quinze cents francs sur Paris, grommelait tout bas : « Une tragédie ! L’avais-je assez prédit que tu finirais mal ! »

La pièce modifiée, répétée, prête enfin à affronter le jugement du public, était annoncée pour le 24 février 1848. L’auteur, pour aller au théâtre, le matin, dut franchir les barricades ; et, sur toute la route, il pouvait lire à côté des affiches de l’Odéon celles qui conviaient les Parisiens à une autre tragédie que la sienne. — Il fallut, ajourner la première représentation, qui ne fut donnée que le 6 mars, c’est-à-dire trop tôt ; les voitures circulaient à grand’peine dans les rues encore dépavées.

Cette représentation, Messieurs, si curieuse et si triomphante, je suis de ceux qui ont eu le bonheur d’y assister. La salle était houleuse, inquiète, toute frémissante de l’agitation du dehors, et la curiosité, des plus vives, mais non pas des plus bienveillantes. La Fille d’Eschyle n’arrivait pas, comme la Lucrèce de Ponsard, à cette heure propice où la valeur d’une œuvre s’accroît de toute celle qu’on désire lui trouver. On jugeait plutôt sévèrement la témérité de cet inconnu, qui osait inscrire en tête de ses personnages : Eschyle, Sophocle, s’obligeant ainsi à leur prêter un langage que leur génie n’eût pas à désavouer. Et en effet, Messieurs, l’audace était grande. Eschyle en scène !... Eschyle, le Titan qui, dans cette période presque fabuleuse de la Grèce héroïque, amasse les blocs à peine dégrossis de la tragédie primitive, les entasse, les dispose dans un ordre admirable, et si robuste que vingt siècles ne l’ont pas ébranlé ! — Sophocle, qui, après lui, sur ces fortes assises, dresse les colonnes aux harmonieux contours, les chapiteaux aux justes proportions, et pose le couronnement de l’édifice, où Euripide n’aura plus qu’à sculpter les frises et suspendre les guirlandes, pour nous dévoiler dans sa radieuse et désespérante perfection tout le Parthénon de la tragédie antique !... Œuvre de demi-dieux accomplie en moins de temps qu’il n’en faut à l’enfant pour devenir un homme. Car ces trois génies sont contemporains ; le même soleil les éclaire. Le jour de Salamine, Eschyle est à la bataille ; Sophocle est parmi les adolescents que leur beauté désigne pour danser autour des trophées ; et, au milieu des cris de victoire, un enfant vient au monde : c’est Euripide !

Quelle époque à faire revivre !... quelles ombres à évoquer ! Mais aussi quelle tâche ! Et le choix du sujet n’était pas fait pour la rendre plus facile.

Toute la pièce rappelle en effet une lutte fameuse pour laquelle s’est passionnée jadis la Grèce entière : aux fêtes de Bacchus, le jeune Sophocle ose, pour la première fois, disputer à Eschyle la couronne tragique, et l’emporte sur le vieil athlète, qui, désespéré, s’exile d’Athènes en laissant à la Postérité le soin de le venger.

La Postérité, Messieurs, les confond tellement dans son admiration qu’elle n’a pas encore osé formuler son arrêt ; et pourtant, si grand que soit Eschyle, si émouvante que soit la douleur de ce Prométhée, qui a dérobé le feu du ciel, révélé aux hommes un art inconnu, et qui, terrassé, a son vautour qui le ronge... — l’envie !... il est bien difficile de ne pas applaudir, avec toute la Grèce, au triomphe de son jeune rival.

Ce qu’elle salue en lui, c’est un progrès inévitable, attendu ; — c’est la forme plus élégante, l’action mieux ordonnée, la péripétie plus savante, les caractères plus approfondis ! — Mais surtout, c’est l’âme humaine, affranchie des terreurs, des épouvantes sous lesquelles le vieil Eschyle la tenait écrasée. — Ce soldat de Salamine, âpre et rude, est bien le poète d’une génération qu’obsède la menace de l’invasion barbare. L’inexorable fatalité, les divinités implacables, l’homme courbé sous le joug de destinées cruelles, imméritées, voilà ce qu’il chante, forgeant des âmes d’airain pour la lutte, et leur apprenant, si grande que soit l’infortune, à toujours être plus grandes qu’elle !...

Mais Sophocle, ce n’est plus le poète du combat ; c’est celui de la victoire, — c’est l’adolescent des trophées ! —La Grèce délivrée respire : commerce, industrie, arts, lettres, tout fleurit à la fois ! C’est l’explosion d’une sève qui n’attendait pour éclater que le ciel sans orage et les dieux plus cléments ! Eschyle était la vieille Athènes, toute de roc ; Sophocle est la nouvelle, toute de marbre. Et la prospérité n’exclut pas les devoirs ; au contraire, elle en impose de nouveaux. Sophocle ne se borne pas à nous montrer ses héros bravant la Fatalité. Il les fait lutter victorieusement contre leurs propres passions et contre leurs vices. Comment toute la Grèce n’eût-elle pas acclamé le poète qui, le premier, osait lui dire qu’après avoir vaincu sa destinée par l’héroïsme, l’homme avait encore à triompher de lui-même, par la vertu ?

Dans l’image qu’il nous offre de ces deux grands hommes, M. Autran a parfaitement retracé ces nuances de leurs génies, qui sont aussi celles de leurs caractères. — Ce vieillard sombre et morose, en lutte avec les hommes et avec les dieux, c’est bien Eschyle. Ce jeune homme beau, dévoué, généreux, enthousiaste, c’est bien Sophocle. Seulement, chose inattendue, dans cette œuvre toute à la gloire d’Eschyle et de Sophocle, l’influence qui domine, c’est celle d’Euripide.

Et l’on ne saurait trop en féliciter l’auteur ; car, des trois pères de la tragédie grecque, le plus dramatique, c’est lui : — ce jugement n’est pas de moi, Messieurs, il est d’Aristote ! — Et, si Euripide est le plus dramatique, c’est qu’il est le plus humain.

Quand il arrive, ses prédécesseurs lui ont rendu la tâche bien difficile. Des dieux et des hommes, ils ont tout dit : Eschyle a épuisé l’épouvante, Sophocle a épuisé l’héroïsme. — Mais ils ont proscrit l’amour ; Euripide s’en empare.

En effet, avant lui, dramatiquement, l’amour n’existe pas. Eschyle, l’Eschyle de bronze, le réprouve. — C’est à bon droit qu’Aristophane, dans la discussion d’Eschyle et d’Euripide aux enfers, nous présente l’auteur de Prométhée s’écriant avec une fierté bien étrange : « L’on ne pourra pas m’accuser d’avoir mis sur la scène une seule femme amoureuse ! » À quoi Euripide répond : « Ah ! certes non !... Tu as toujours ignoré Vénus !

— Et je m’en vante, réplique Eschyle ; tandis que, chez toi, elle est partout. »

Reproche bien fait pour nous surprendre, nous qui faisons de l’amour la condition tellement essentielle de l’œuvre dramatique, que nous ne saurions plus la concevoir sans lui.

Sophocle fait un pas. Avec la jalousie de sa Déjanire, il effleure l’amour, mais il s’arrête, et s’en tient à l’orgueil blessé. Il y a mieux : Hémon, le fiancé d’Antigone, l’aime, le dit et le prouve, en se tuant pour ne pas lui survivre. Antigone répond-elle à cette passion ? Nullement. Hémon lui est assez indifférent. Elle ne lui dit pas un mot dans toute la pièce, et elle prononce son nom une seule fois. — La proscription d’Eschyle subsiste : la femme ne doit pas aimer sur la scène.

Mais, avec Euripide, tout change ; — l’amour envahit le théâtre. Il y règne en maître. — C’est Phèdre et sa flamme adultère, Médée et ses fureurs jalouses, Vénus partout, — mais non pas Vénus seulement : dans sa Clytemnestre, sa Créuse et son Andromaque, Euripide nous fait connaître tous les déchirements du cœur maternel ; dans son Alceste, l’héroïsme du dévouement conjugal, et dans Iphigénie, enfin, il nous offre le modèle si parfait de la jeune fille, que Racine l’égalera plus tard, sans le surpasser.

Ainsi, Euripide, toujours attendrissant, passionné, pathétique, nous révèle tout ce que le cœur de la femme contient de tendre et de violent, de féroce ou de sublime !... Avec Eschyle, on tremble ; avec Sophocle, on s’enthousiasme ; c’est avec Euripide que l’on pleure. Et c’est avec lui seulement que la genèse de l’art tragique, comme la Création elle-même, s’achève et se complète, — par la femme !

Or, M. Autran, dans l’élaboration de son œuvre, ne dut pas tarder à s’apercevoir que, circonscrite à la lutte des deux poètes, sa fable ne suffirait pas à captiver longtemps le spectateur, et qu’il lui fallait un autre élément d’intérêt plus capable de l’attendrir. Il supposa Méganire, fille d’Eschyle, aimant Sophocle, aimée par lui, placée entre son devoir filial et son amour, sacrifiant l’amour au devoir ; et il eut dès lors un drame fort émouvant, mais à quel prix ! Une femme amoureuse sur la scène, ô Eschyle !... Et c’est ta fille !...

La rivalité des deux poètes reste bien la pensée de la pièce. — Mais le cœur du drame, c’est Méganire. — C’est sur elle que l’âme se repose attendrie. C’est elle, au dénouement, qui, entraînée dans l’exil paternel, et volontairement séparée de celui qu’elle aime, nous émeut, au point de nous faire oublier combien Eschyle est coupable d’accepter un tel dévouement, et coupable aussi Sophocle de s’être obstiné à sa fatale victoire : en sorte que, des trois personnages, celui qui nous touche et nous charme, c’est Méganire ! — Et Méganire, c’est Euripide ! — Aristote avait donc raison.

Le succès de cette belle œuvre fut considérable, Messieurs ; je n’ai pas à vous l’apprendre. Tout y contribuait, jusqu’aux allusions à la révolution de février, que le public ne manquait pas d’y découvrir dans la bouche de Sophocle. — Il en est une pourtant qui faillit compromettre la fin du premier acte. — Quand la garde scythe vint arrêter Eschyle, elle fut accueillie par le cri de : « Vive la garde nationale ! » — Cette petite manifestation produisit, à la chute du rideau, une sorte de confusion, que la malveillance se hâta d’exploiter. — Dans l’entr’acte, l’auteur vit accourir à lui quelques confrères, très-empressés à lui adresser leurs compliments de condoléance sur « une chute, disaient-ils, fort honorable, et dont il était homme « à prendre sa revanche. » — C’était aller un peu vite en besogne ; et le prodigieux succès du second acte coupa court à ces mauvais compliments. Enfin le magnifique plaidoyer de Sophocle, en faveur d’Eschyle, souleva de tels transports que l’acteur dut le redire en entier. Dès lors, le triomphe était certain ; il fut éclatant. Le public voulut voir l’auteur. M. Autran allait se dérober à cette ovation ; quelqu’un le saisit, l’enlève, le jette sur la scène, ébloui, effaré ; et crie en riant : « Le voilà ! » c’était l’auteur d’Henri III qui le forçait à triompher malgré lui. — Avouons, Messieurs, à notre honneur, que, depuis Eschyle, la fraternité littéraire a fait quelques progrès.

Le succès théâtral a ce merveilleux résultat, que d’un inconnu il fait en trois heures un homme célèbre. M. Autran se réveilla, le lendemain, acclamé par toute la presse et connu de tout Paris ; malheureusement ce Paris-là n’était pas en goût des choses littéraires ; — Juin arrivait, gros de menaces : — les spectateurs se firent tellement rares, qu’après quelques représentations, l’Odéon dut fermer ses portes, et le triomphateur partit, chargé de lauriers, léger d’argent, et ne soupçonnant guère que cette Fille d’Eschyle, qui ne lui donnait pas de quoi payer son retour, allait, avec la célébrité, lui apporter aussi la fortune.

Comme il débarque à Marseille, quelqu’un saute à son cou : « Mon cher neveu ! »

C’est l’oncle, qui, sans lui laisser le temps de s’étonner, l’entraîne, et lui fait traverser toute la ville à son bras, criant aux amis qu’il rencontre : « C’est mon neveu !... vous savez ?... Joseph Autran ! la Fille d’Eschyle ! »

Trois ans après, l’excellent homme lui laissait en mourant toute sa fortune ; M. Autran, à qui j’emprunte ce récit, le complète par ce petit détail : « Le testament portait la date du jour où la nouvelle de mon succès était arrivée à Marseille... De telle sorte que cette pièce me rapportait à elle seule plus que tout le théâtre de Corneille et de Racine n’avait rapporté à leurs auteurs. »

Elle lui avait déjà valu, Messieurs, une récompense bien glorieuse. Vous aviez admis la Fille d’Eschyle à l’honneur de partager le premier de vos prix, avec la Gabrielle de M. Émile Augier.

Quelques esprits chagrins ont exprimé la crainte que cette richesse subitement acquise n’ait un peu réprimé l’essor de son génie poétique, et endormi sa verve dans l’heureux loisir de l’indépendance. C’est une question que je m’abstiendrai de discuter. Il est des esprits que la nécessité éperonne ; d’autres, qu’elle abat et décourage. M. Autran, ce doux rêveur, était-il bien fait pour la lutte ? J’en doute fort. — Et il a produit d’assez belles œuvres, dans sa période de prospérité, pour que rien ne nous autorise à la regretter et à décourager les oncles à héritage qui seraient tentés d’imiter un si noble exemple.

Cette fortune, d’ailleurs, eut sur sa destinée l’action la plus bienfaisante. Elle l’affranchit de certains scrupules, dont l’exagération même fait l’éloge de sa probité, et lui permit de s’unir à celle que les grâces de son esprit, autant que la bonté de son cœur, désignaient bien pour sa compagne. Ainsi, la richesse lui assurait encore dans le bonheur domestique la source des inspirations les plus saines, les plus élevées : influence heureuse qui se trahit à chaque page de ses œuvres. — On n’a pas à y chercher la femme, — on l’y trouve toujours.

C’est alors, Messieurs, que parurent ces Poèmes de la mer, promis à M. de Lamartine, et dont M. Autran n’avait jusque-là produit que quelques ébauches imparfaites, — œuvre considérable et qui suffirait seule à sa renommée.

Dans une double préface, M. Autran nous dit quel est son but. — La mer n’a jamais eu son poète exclusif, — il veut l’être. — On l’a bien chantée par fragments, par détails isolés, par épisodes ; mais elle n’a pas son poème spécial. C’est ce poème qu’il offre au public, ou plutôt « une série d’esquisses maritimes, indépendantes l’une et l’autre, mais reliées entre elles par le lien d’une commune origine. »

Cette absence de poètes maritimes signalée par M. Autran a sa raison d’être : c’est que la mer, qui semble par excellence l’inspiratrice des grandes pensées, ne les a pas plus tôt provoquées qu’elle les absorbe. Son horizon sans limites, son agitation sans but, son chant sans variantes, portent l’esprit à une sorte de rêverie, indécise, confuse, qui ne trouve nulle part à se rattacher aux choses humaines. — Elle enfante les grandes pensées, les berce et les endort.

Pour résister à cette fascination qu’elle exerce, il faut, comme M. Autran, familiarisé avec ses caresses dès l’enfance, s’inspirer d’elle, sans qu’elle vous domine ; et ce mérite rare, personne ne le possède mieux que lui. Armé de cet admirable bon sens que j’ai signalé déjà, ne craignez pas qu’il se laisse emporter au large, avec ces poètes audacieux qu’attirent les gouffres de l’infini. Il sait se garder de tout vertige. La mer ne l’intéresse que dans ses rapports avec l’homme ; ce qu’il décrit surtout, c’est le travail, les souffrances des pauvres gens, marins ou pêcheurs, toujours en lutte avec les flots. Cette préoccupation des petits, des humbles, domine toute son œuvre ; et c’est avec raison qu’il s’écriait un jour : « Je ne voudrais que deux mots sur ma tombe : Exaltavit humiles. »

D’ailleurs lamer qu’il chante est la plus paisible de toutes et la moins féconde en naufrages. Car c’est en vain que M. Autran inscrit en tête de la première partie du poème : « Océan ! » l’Océan n’y est pas. Même lorsqu’il décrit un voyage imaginaire aux mers glaciales ; même lors qu’il nous montre dans une ode admirable les corps des naufragés roulés sans fin d’un pôle à l’autre, c’est encore et toujours la Méditerranée qui l’inspire ; et par le tour et la sérénité de ses pensées, par les grâces même de son langage, on voit bien que, pour lui, la mer par excellence, la vraie, la seule... c’est ce lac classique, où s’est mirée toute l’antiquité grecque et latine, et qui n’a jamais connu, en fait de monstres, que celui d’Hippolyte.

Aussi bien qu’a-t-il affaire, ce Grec de Smyrne et de Phocée, de l’Océan brumeux, à la bise aigre et dure, au flux et reflux fiévreux, aux falaises brusquement rompues, que la vague bat incessamment et déchire par un divorce éternel de la terre et des flots ? Tout cela, c’est le Barbare, le Germain, le froid, les tristesses du Nord, Ossian et ses brouillards ! — Tandis que la Méditerranée, où les promontoires aux pentes mollement adoucies se baignent avec amour sous un ciel toujours pur, c’est Virgile, Homère, Théocrite, Horace, les génies antiques, bleus et transparents comme ses flots ; ceux qui ont fixé pour toujours, dans des œuvres parfaites, les règles du goût, de la mesure, de la sobre éloquence ; les génies clairs enfin, modèles éternels du beau et du vrai, nos premiers maîtres, auxquels il faut toujours revenir.

M. Autran est bien leur disciple. — Non qu’il les imite ; mais par la précision des idées, c’est d’eux qu’il procède, et surtout par l’élégance de la forme. Son hexamètre est sonore et bien rythmé ; sa phrase, toujours musicale, se déroule largement, avec une noblesse de contours qui fait penser aux volutes antiques. Mais le naturel surtout, voilà son plus grand mérite peut-être ! Tel il est, tel il se montre ; c’est-à-dire un rêveur aimable, à la mélancolie tranquille, qui cause avec vous simplement et sans emphase. Ce beau livre est, à mon avis, son chef-d’œuvre. Le public, qui associe volontiers le nom d’un écrivain au souvenir de son succès le plus éclatant, voit surtout dans M. Autran l’auteur de la Fille d’Eschyle ; et l’on ne saurait s’en plaindre ; mais je souhaiterais qu’il fût en même temps cité comme l’auteur des Poèmes de la Mer.

J’ai rappelé la Fille d’Eschyle, Messieurs : on s’est demandé pourquoi M. Autran, après un tel succès, n’avait pas tenté de nouveau la fortune du théâtre ; — et l’on est allé jusqu’à poser cette question : M. Autran était-il auteur dramatique ?

Il semble que cette tragédie même, si justement applaudie, réponde affirmativement ; mais, conçue dans un mode étranger, pour ne pas dire rebelle à toute idée moderne, la Fille d’Eschyle nous apparaît comme l’une de ces belles restaurations de monuments antiques, que le public admire au point de vue archaïque, sans les accepter précisément comme expression de l’art contemporain. C’est une œuvre d’exception à laquelle il eût été imprudent peut-être de donner une sœur, et qui, mise en dehors de toutes les conditions du théâtre moderne, ne prouve pas absolument la vocation dramatique de son auteur.

Que si nous examinons le volume de Drames et Comédies, publié tout récemment, .notre doute subsiste, et nous comprenons mieux l’hésitation de M. Autran.

Poète descriptif, c’est-à-dire s’attachant surtout au détail, M. Autran était-il bien dans les conditions requises pour un art qui se préoccupe surtout de l’ensemble, et qui cherche en toutes choses les forts reliefs et les teintes vigoureuses, afin de les accuser plus colorées encore et plus saillantes qu’elles ne sont ? Il y a, de la poésie contemplative et descriptive à l’art dramatique, la différence de l’analyse à la synthèse. L’œuvre théâtrale est surtout œuvre de condensation. L’esprit de l’auteur doit faire toutes les réflexions, son cœur doit éprouver tous les sentiments que le sujet comporte, mais à la condition qu’il n’en donnera au spectateur que la substance. Telle phrase doit résumer vingt pages, tel mot doit résumer vingt phrases ; c’est au public, qui se fait bien plus notre collaborateur qu’on ne le pense, à retrouver dans le peu qu’on lui dit tout ce qu’on ne lui dit pas, et jamais il n’y manque, — pourvu que la phrase soit juste et que le mot soit vrai.

Quand Racine dit :
Mais tout dort... et l’armée, et les vents, et Neptune,

quel est l’auditeur qui n’aperçoive à l’instant le port, la ville, la flotte, l’armée, la campagne, la mer, tout le rivage, toute la côte, un pays entier que Racine lui fait voir en une seconde, dans un seul éclair de son génie ?

Ces dix mots fourniraient au poète descriptif un développement de dix pages ; car sa fonction, à lui, est précisément de détailler où Racine résume. On conçoit que ce sont là deux opérations bien différentes, qui exigent des facultés spéciales, très-difficiles à concilier chez un seul homme. Toutes les fleurs que le poète cueille sur sa route pour nous les offrir en bouquet, l’auteur dramatique doit les presser et les fouler pour en extraire l’essence. Je crois savoir que, pour l’œuvre la plus considérable de son théâtre inédit, Don Juan de Padilla, M. Autran se refusa à mettre ainsi sa gerbe sous le pressoir : et il fit bien, nous y aurions perdu de très-beaux vers.

Et puis, Messieurs, cette nature de poète, tendre et rêveuse, ennemie du bruit et de l’action, se fût-elle bien accommodée de la vie théâtrale, passionnée, fiévreuse, où la lutte est constante ? Lutte contre l’œuvre, pour la dompter ; contre l’interprétation, pour l’obtenir ; contre le public, pour le convaincre et pour le vaincre. Car il y a combat ; le public résiste : plus il nous a fait bon accueil, plus il se montre exigeant ; c’est son droit. Cette lutte sans trêve, il ne faut pas seulement s’y résigner, il faut s’y complaire, par le privilège acquis à toute grande passion d’aimer jusqu’aux souffrances qu’elle impose ; et c’est une passion, en effet, et despotique. Le joueur n’est pas plus hanté par les visions du jeu, et l’avare par celles du lucre, que l’auteur dramatique par la constante obsession de son idée fixe. — Tout s’y rattache et l’y ramène. — Il ne voit rien, n’entend rien, qui ne revête aussitôt pour lui la forme théâtrale. — Ce paysage qu’il admire, — quel beau décor ! — Cette conversation charmante qu’il écoute, le joli dialogue ! — Cette jeune fille délicieuse qui passe, l’adorable ingénue !... Enfin ce malheur, ce crime, ce désastre qu’on lui raconte, quelle situation ! quelle scène ! quel drame !...

Cette faculté spéciale de tout dramatiser, elle est bien la force de l’écrivain dramatique, mais elle est aussi son tourment : car, ce qu’il conçoit de la sorte, il faut qu’il l’exprime et le réalise ; et, bon gré, mal gré, toute sa vie s’y emploie. Vingt fois il vous dira : — « Je suis guéri ! ... Un public qui n’a de faveurs que pour les spectacles les plus vulgaires !... Une critique, qui n’a de rigueurs que pour les œuvres les plus sérieuses ! C’en est fait ! J’y renonce ! » — N’en croyez rien, Messieurs ; désespoir d’amoureux qui parle de rompre, mais qui n’en veut rien faire ! — Il y a même là une assez jolie scène de comédie... Il le remarque, et il rentre chez lui pour l’écrire.

À ces traits, Messieurs, reconnaissez-vous l’auteur de la Vie rurale ? — M. Autran vous répond lui-même :

On dit que le théâtre est le plus beau des arts !
Je n’ai jamais aimé ce jeu plein de hasards...

Une fois cependant, une seule… voilà
Bien longtemps, j’abordai bravement le théâtre.
Ce fut un grand succès, dont tout Paris parla ;
Mais, un homme prudent, je m’en suis tenu là.

Voilà l’aveu, Messieurs. — Possédé vraiment par le démon dramatique, M. Autran aurait-il eu la force d’être si prudent ? — Je ne le pense pas.

D’ailleurs, quelle nécessité pour lui d’affronter ces hasards qu’il redoute ? — Sa part n’est-elle pas assez belle ? Outre la Vie rurale et les Poèmes de la Mer, que de titres encore à nos applaudissements ! — Et Laboureurs et Soldats, une idylle qui finit en épopée ! Et le Médecin du Luberon, et Amaryllis, le roman dans la pastorale ! — Et ces Sonnets capricieux, si abondants, si faciles, — trop faciles peut-être ; car le sonnet, ce joyau poétique, veut être médité plus longuement, ciselé avec plus d’amour ; mais ceux-là rachètent trop de familiarité par tant de belle humeur !... Et ce petit recueil charmant, que l’auteur intitule : Musique moderne, et dont la verve railleuse atteste la bonté de son cœur autant que la finesse de son esprit : car, où il se croit méchant, il est tout au plus malicieux. — Son aiguillon chatouille, il fait rire ; il ne blesse pas. — Et ces Chants des Paladins, si éloquents ! Et cette Fin de l’Épopée, un chef-d’œuvre ! Que pouvait-il de plus pour nos plaisirs et pour sa gloire ; — et que lui eût donné le théâtre, qu’il n’eût déjà ?

Il avait tout, Messieurs ; la célébrité, l’estime publique, le bonheur intime ; et vous lui aviez décerné le suprême honneur qui consacre tous les autres. Sa vie s’écoulait paisible, enviée de tous, dans une délicieuse retraite dont l’hospitalité s’ouvrait à tous les mérites, la bienfaisance à toutes les infortunes. Quel homme, plus que M. Autran, méritait le nom d’heureux ? — Le moment était donc venu pour lui d’acquitter sa part des misères humaines. — Sa vue, depuis longtemps affaiblie, allait bientôt s’éteindre. — Aveugle, lui, ce poète, ce peintre des champs, et des bois, et des vastes horizons, où le ciel et la mer se confondent ! — C’est la surdité de Beethoven ; c’est l’artiste frappé dans l’organe essentiel à sa vie ! — Quelles longues journées d’une morne et accablante tristesse que pouvait seule adoucir la présence d’une femme dévouée et de la fille pieuse et tendre, qu’il appelle son Antigone !

Viens donc, prends ma main, petite Antigone,
Guide patient que le Ciel me donne,
Pour me diriger le long du chemin.

Puisque l’Ombre, hélas ! obscurcit ma voie,
J’y gagne du moins cette triste joie
D’avoir plus souvent ta main dans ma main.

Que de fois ce nom d’Antigone dut lui rappeler le triste vers qui est la conclusion d’Œdipe-Roi : — « Ne dites jamais d’un mortel : — Il est heureux ! — tant qu’il n’est pas mort sans avoir connu la souffrance. »

À tant de causes de chagrin d’autres vinrent s’ajouter, bien inattendues, dans le cours de cette fatale année que le plus grand de nos poètes a si justement appelée : — l’Année terrible ! »

M. Autran, Messieurs, avait, sur toutes choses, l’amour et le culte de son pays. — Se figure-t-on bien l’anxiété patriotique de celui qui a chanté jadis, avec un si noble enthousiasme, nos gloires d’Afrique et de Crimée, et qui maintenant, aveugle, ose à peine interroger ceux qui l’entourent ?...

Plus malheureux que nous, il n’a pas la ressource de l’activité, du déplacement, de l’occupation fiévreuse, pour se dérober à cette vision du massacre et de l’incendie ; pour lui la vision est constante, l’obsession sans trêve, le songe sans réveil ; ses jours sont des nuits !...

Il travaillait cependant. « Il faut travailler, disait-il : c’est le devoir de tous, plus que jamais ! » Et., non content de corriger ses œuvres passées, il en produisait de nouvelles, qui rivalisaient avec leurs devancières de vigueur et d’éclat.

Un jour, il dictait à son secrétaire un petit poème satirique, s’égayant lui-même des gaietés de sa muse. — De la chambre voisine, celle qui ne cessait de veiller sur lui entend un éclat de rire..., puis un grand cri : — il était mort !

Ainsi, fidèle jusqu’à la fin à sa destinée antique, — aveugle ainsi qu’Homère, il expirait comme Sophocle, en récitant des vers.

Messieurs, un poète illustre, qui fut aussi des vôtres, Alfred de Musset, après la lecture d’un livre qui l’a charmé, s’écrie :

Ton livre est ferme et franc, brave homme, il fait aimer.

C’est l’épigraphe que je voudrais inscrire en tête des œuvres de M. Autran. Elle en serait le commentaire le plus exact. — Il fait aimer, — voilà bien la formule de son talent. — Il fait aimer le commerce des lettres, en nous prouvant, par son exemple, qu’après avoir été la source des plaisirs les plus purs, elles peuvent être la consolation des plus cruelles épreuves. — Il fait aimer la nature, en nous la présentant sous ses couleurs les plus séduisantes ; — il fait aimer l’homme, en nous le montrant meilleur qu’on ne le croit ; — la patrie en nous associant à toutes ses douleurs, comme à toutes ses joies. — Et enfin il se fait aimer lui-même, pour tout ce qu’il pense et dit de vrai, de juste et de bon. — Ne craignons donc pas de l’affirmer, en dépit du triste vers d’Œdipe-Roi : Heureux, malgré ses souffrances, celui qui nous a légué l’œuvre d’un grand esprit et qui emporte ailleurs, vers des destinées nouvelles, tous les mérites d’une belle âme !