Discours du président des cinq Académies 1882

Le 25 octobre 1882

Jean-Baptiste DUMAS

DISCOURS DE

J. - B. DUMAS

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

PRÉSIDENT DES CINQ ACADÉMIES

Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies
le mardi 25 octobre 1882

 

MESSIEURS,

Dans un temps où les esprits semblent emportés par un tourbillon, tantôt vers les régions positives de la politique ou des affaires, tantôt vers la vie artificielle du monde oisif et de la mode, aurions-nous bien le droit de nous étonner si, en entrant dans cette enceinte, quelque étranger de passage à Paris nous demandait : Qui êtes-vous ? d’où venez-vous ? où allez-vous ? quel rôle avez-vous rempli dans le passé de votre pays ? quelle influence exercez-vous sur la marche des nations modernes ? vers quelles destinées se dirige votre avenir ?

Nous pourrions répondre avec simplicité : L’institut, dans sa présente constitution date du 25 octobre 1795 ; il célèbre cet anniversaire chaque année par une réunion publique des cinq Académies dont il est composé ; elles sont toutes solidaires, en effet, dans leur reconnaissance envers les hommes auxquels les républiques des lettres, des sciences et des arts, supprimées par la tourmente révolutionnaire, ont dû leur restauration. Condamnées en 1793, ces compagnies dataient, il est vrai, de Richelieu et de Colbert., origine dont le reflet aristocratique n’était pas suffisamment corrigé par leur libérale constitution. Mais notre interlocuteur voudrait aller plus loin, et nous n’aurions aucun motif pour éluder sa curiosité.

Sans remonter jusqu’à ces jardins d’Académus, auxquels les académies anciennes avaient emprunté leur nom et dont nous serions fort heureux de voir notre demeure entourée et embellie, nous lui dirions que sous leur forme actuelle ou à peu près, les académies modernes comptent déjà près de trois siècles d’existence. Trois siècles ! Dans cet intervalle, des monarchies se sont écroulées, un ordre social tout entier s’est évanoui, des États ont surgi, d’autres ont disparu, des mondes nouveaux ont marqué leur place sur la carte du globe. Tout a changé sur la terre, les hommes, les choses, les opinions, les sentiments, le goût. Au milieu de ces transformations et de ces ruines, lorsque les institutions politiques pour toujours consolidées en apparence s’altéraient et s’éclipsaient, ces académies, œuvres modestes créées en se jouant, ont résisté, grandi et sont devenues, dans leur vieillesse robuste, des forces que le monde entier reconnaît et respecte.

Si l’on ramenait aujourd’hui sur la scène où ils ont brillé jadis un diplomate, un soldat, un marin, un prince de l’Église, ils ne s’y reconnaîtraient plus, les puissants étant déposés de leurs trônes et les humbles élevés sur le pavois. Un académicien, au contraire, en revenant parmi nous, se retrouverait chez lui. Il verrait en nous les fidèles héritiers de nos devanciers, appliqués, comme eux, au culte du beau, à la défense du vrai, à l’invention et au perfectionnement de l’utile, à la protection des souvenirs et des gloires du passé.

Nous ne descendons pas de cette académie de Charlemagne, formée de traducteurs ou de commentateurs des œuvres de l’antiquité classique et demeurant étrangère au mouvement de son temps, par le culte exclusif de la Grèce et de Rome ; nos Académies sont vivantes. Si elles ont le respect du passé, elles ont aussi le sentiment du présent. Si elles entourent de leur vénération les œuvres consacrées par les siècles, elles applaudissent à toute production marquant un progrès, par sa perfection, sa hardiesse ou sa nouveauté. L’Institut n’est pas borné à cette étroite enceinte. Il rayonne au dehors et il ramène à lui le vrai, le beau, le délicat ; s’emparant de tout ce qui émeut la pensée, élève l’âme ou échauffe le cœur, refoulant au loin le mauvais, le faux, le bas, l’impur. C’est là son devoir ; il est fier de n’en pas avoir d’autres, il est heureux de l’appui du public éclairé qui l’entoure.

 

L’Académie française, instituée pour perfectionner la langue, c’est-à-dire : la Grammaire, la Poésie et l’Éloquence, avait reçu pour devise : « À l’Immortalité », dans un temps où ces détails avaient leur prix. Était-ce trop prétendre ? Non ! Après plus de deux siècles écoulés : Corneille, Racine, La Fontaine, Bossuet, qui, en faisaient partie ; Molière, qui manquait à sa gloire, justifient cette invocation. Mais l’Académie française ne fait pas des immortels ; elle prend tout faits ceux qu’elle a l’heureuse chance de rencontrer. Si parfois elle s’est trompée, comment lui en vouloir ? Lorsqu’il s’agit de contemporains, la renommée et le bruit se confondent si aisément ! Ah ! si l’on n’entrait à l’Académie que cent ans après la mort, par une sorte de canonisation littéraire, ce serait bien différent. Le temps aurait fait son œuvre et les feuilles trop légères, emportées par le vent, auraient disparu.

Mais si l’Académie n’a pas le pouvoir de faire des immortels, tout ce qui est immortel lui appartient. N’est-ce pas en puisant dans ce fonds d’élite qu’elle a créé d’abord et qu’elle perfectionne, de génération en génération, son Dictionnaire de l’usage, véritable Charte de la langue française, base solide sur laquelle tout écrivain peut s’appliquer sans crainte ? Le Dictionnaire de l’Académie n’est-il pas, en effet, l’œuvre directe des maîtres du XVIIe siècle ? Ils ont choisi les mots avec un soin minutieux : ils en ont pesé les définitions ; avec la connaissance précise de l’origine des termes et le sentiment délicat de la pensée philosophique qui règle leurs acceptions. Si les chefs-d’œuvre de la langue française en ont fait par leur séduction la langue des pays civilisés, le Dictionnaire de l’Académie, par sa clarté, en fait celle de la diplomatie.

Hélas ! l’improvisation actuelle ne le consulte guère. Le trouvant indigent, elle le brave par ses aberrations, ses épithètes outrées, ses platitudes, ses mots déviés de leur sens naturel, oubliant cette origine latine qui t’ait comme le sous-sol ferme et résistant du français. Quand les langues étrangères, l’industrie et les sciences amènent l’intervention importune de tant de locutions mal sonnantes, faut-il encore invoquer l’ancien français, les idiomes locaux, les patois, l’argot technique, pour enrichir une langue qu’on prétend appauvrie. Comme si les plus grands esprits ne l’avaient pas trouvée suffisante à l’expression des nobles pensées et de la passion ? La grammaire elle-même n’échappe pas à des tortures inspirées tantôt par le style des télégrammes, tantôt par le souvenir de ces phrases contournées dont Molière paraissait avoir fait justice pour toujours.

Je n’ai pas l’autorité nécessaire pour commander le respect de la langue outragée. D’ailleurs, pourquoi ne le dirais-je pas ? J’ai le cœur plein d’indulgence, pour les œuvres de l’esprit, tant qu’elles se bornent à mettre le dictionnaire en échec, à chagriner la grammaire ou même à choquer mon goût. Hélas ! il est tant d’autres œuvres qui vont plus loin ! Et il est si facile d’écarter tout doucement un livre qui déplaît. Si l’on a bien jugé, n’ira-t-il pas tout seul plonger dans ce fleuve de l’oubli dont les profondeurs ne seront jamais comblées ?

Comment s’étonner même, qu’en un temps où tout se fait en courant, tels rédacteurs de la presse périodique, dont nous mettons si souvent à profit le savoir, la clarté, la saine critique, ne repoussent pas de la pointe de leur plume agile une expression douteuse à laquelle il leur serait si aisé de trouver un irréprochable équivalent !

Quels regrets, quand on songe aux talents dévorés par cet insatiable journalisme ! Que de verve dans ces articles qu’un jour voit naître et mourir ! Quelle douleur pour l’écrivain qui sent remuer quelque chose dans sa tête ou au fond de son cœur, lorsque saisi par l’engrenage fatal, il voit sa vie s’écouler en jours sans lendemains, et sa pensée se dissiper en productions éphémères ! Ces pages de serre chaude, qu’il livre à l’impression, ressemblent aux primeurs qu’on vend cher, il est vrai, mais qui ne soutiennent pas la comparaison avec les fruits mûris à leur heure, à leur soleil, sur leur terrain propice et cueillis à point. Ah ! si les arbres pouvaient parler, celui qui passe sa courte existence emprisonné dans une cage bien chauffée, et dont une main impitoyable comprime l’essor, celui-là conviendrait qu’il est jaloux de son rustique frère. Sans doute, ce frère a l’écorce rude, les branches noueuses, mais il se couvre au printemps d’une neige odorante, à l’automne de fruits savoureux dont nos petits-fils feront encore leurs délices, et l’hôte anémique de la maison de verre pourrait s’écrier : L’air libre de la campagne a du bon et les ruraux ne sont pas sans mérite !

 

N’est-ce pas là un des signes du temps ? La race française n’a rien perdu de sa vigueur ; aux beautés de la langue du XVIIe siècle, le nôtre a souvent ajouté des beautés plus hardies, d’un métal plus sonore et pourtant aussi pur ; les procédés de la poésie et de la prose soumis à une élaboration savante en sont sortis fortifiés et rajeunis. L’instrument est devenu plus souple, mais l’artiste trop pressé ne s’en sert plus en vue de la postérité ; on est bachelier, on se croit fait pour écrire et on écrit ; on écrit, même quand on n’a rien à dire. Le talent fait-il défaut, on cherche le succès dans l’anecdote ou même dans le scandale.

En s’adressant aux âmes élevées, le XVIIe siècle s’était assuré le suffrage de tous les temps ; vers 1830, un groupe vaillant guidé par un nouvel idéal a pris place à côté des classiques. Aujourd’hui, la société d’en haut trop mobile ne constitue plus un tribunal et le naturalisme de bas étage repousse tout idéal. Autrefois, on apprenait au peuple le langage poli des cours, aujourd’hui on initie les salons à la langue brutale et malsaine de la rue. Ah ! le moment du repos n’est pas venu pour l’Académie française. Tout ce qu’elle a mission de défendre est attaqué ; quand le verbe d’une nation se corrompt, l’esprit en est malade, le cœur menacé, l’âme en péril.

Cependant, la province se réveille à la vie littéraire sérieuse. Elle a des loisirs que Paris ne connaît plus. On y peut vivre sans être bachelier. Montaigne, Corneille, Montesquieu, Voltaire, Buffon, y avaient trouvé le calme nécessaire à l’enfantement de toute œuvre durable. L’Académie française observe avec intérêt ce mouvement des esprits ; elle l’encourage ; elle lui promet toute sa sollicitude et ne lui ménagera pas son appui.

 

L’histoire de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres est étrange. À l’origine, c’était une réunion de quelques personnes connues par leur érudition et par leur goût, chargées de choisir et de mettre en place les statues, de décrire les monuments et de composer les légendes pour les médailles commémoratives des événements du siècle de Louis XIV. C’était la « petite Académie ». La devise qu’on lui avait assignée : vetat mori, rappelle qu’elle était destinée à préserver de l’oubli les actes du règne.

Quel changement dans la destinée de cette petite Académie ! Il ne s’agit plus seulement, des monuments et des actes du grand siècle, elle a réveillé tous les échos de la vieille France, pour en retrouver les idiomes ; elle a fouillé le sol pour en exhumer les ruines et pour reproduire à leur aide l’histoire obscurcie du passé ; elle a demandé aux médailles de toutes les époques des informations précises et à peine les Gaules de César étaient-elles reconstituées qu’une ère nouvelle s’offrait à ses études : l’époque préhistorique. Les restes abondants qu’elle a laissés venaient témoigner qu’une population dense, diverse, active avait vécu sur notre sol, combattant pour en chasser les animaux féroces, travaillant pour en féconder les terres et, pour les préparer par une grossière culture à nos labours perfectionnés. Ce n’est plus un siècle brillant de gloire qu’il fallait empêcher de mourir, mais des siècles disparus, dont on ignore même le nombre, qu’on avait à ressusciter.

Quelles merveilleuses résurrections cette Académie réalisait encore, lorsque l’étude des langues de l’Orient l’amenait avec Burnouf à traduire les antiques documents de l’Inde, à déchiffrer avec Champollion les hiéroglyphes de l’Égypte, à éclairer avec M. Oppert les inscriptions cunéiformes de l’Assyrie et de la Chaldée, nous faisant assister à la fois à l’origine de l’écriture, à celle des sciences ; à la naissance de la poésie, de la morale, des lois et du sentiment religieux chez les peuples primitifs ! Cette petite Académie qu’un caprice passager avait investie d’une mission transitoire et qui se disait à elle-même : « Lorsque les médailles auront retracé les événements du XVIIe siècle, ma tâche sera terminée », quelle tâche immense lui est dévolue aujourd’hui ! L’histoire de l’humanité tout entière : langues, traditions, monuments, religions, lois, mœurs, usages, armes, costumes, navigation, commerce, migrations, tout ce que l’homme a pensé, dit, exécuté depuis soit, apparition sur la terre, tout cela est devenu, par droit de conquête, du domaine de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, petite par son origine, respectable entre toutes par ses éclatantes découvertes et grandie par l’ampleur du programme de ses travaux.

 

Avant de nous occuper de l’Académie des sciences, rendons hommage à l’Italie de la renaissance dont la civilisation moderne ne placera jamais assez haut les services : car elle lui a montré les premiers et les plus parfaits modèles de la Philosophie, de la Poésie, de la Science et de l’Art. Rendons justice à ce prince de Cési, trop oublié, le chef généreux, de la dynastie à laquelle nous appartenons tous, le fondateur et le protecteur de la première Académie des temps actuels l’Académie des Lyncées, instituée dans son propre palais, à Rome en 1603. Cési était un vrai savant. Il avait perfectionné deux instruments merveilleux qui venaient de naître, le télescope et le microscope.

Il n’est pas étonnant qu’à une époque où, pour la première fois, l’homme plongeait, à leur aide, dans les mystères les plus cachés de la vie et s’élevait dans les splendeurs les plus lointaines des cieux, quand le goût des allusions et des devises était général, Cési ait donné pour emblème à sa jeune institution, l’animal fabuleux, le lynx, auquel les anciens attribuaient une vue assez pénétrante pour percer même à travers les murailles.

On dirait qu’il avait prévu que, par delà le télescope et le microscope, la seule puissance du calcul révélerait à Leverrier l’existence d’une planète dans l’espace, et les lois de la physiologie à M. Pasteur celle de germes redoutables ou bienfaisants, échappant à l’observation directe par leur ténuité. Oui ! il est des hommes privilégiés auxquels la science donne les yeux du lynx.

Quel spectacle, digne d’intérêt d’ailleurs, présente ce XVIIIe siècle, le plus beau des siècles littéraires ! La prose française se fixait dans la langue de Pascal et de Bossuet, la poésie prenait son admirable élan avec Corneille, Racine et La Fontaine, tandis qu’on voyait naître, dans l’ordre des sciences : la Société royale de Londres, dès ses débuts, illustrée par Newton ; l’Académie de l’expérience, fondée à Florence par les élèves de Galilée et s’inspirant de son génie : l’Académie allemande des Curieux de la Nature, que la présence de Leibnitz suffirait à honorer ; enfin, l’Académie des Sciences de Paris, débutant par ces conversations familières auxquelles prenaient part Descartes et Pascal.

Il est beau de pouvoir mettre en parallèle avec les grands noms du siècle des Lettres les noms retentissants aussi de Newton, de Descartes, de Gainée, de Pascal, de Leibnitz. À cette hauteur, les esprits d’élite se rencontrent dans leurs manifestations. Autant il semble naturel d’entendre Molière et La Fontaine parler philosophie en badinant, sans s’écarter jamais de la note juste, autant on s’étonne peu de voir Descartes. Pascal. Leibnitz et Galilée prendre place, par leur style, parmi les écrivains les plus illustres de leur pays.

L’alliance des lettres a toujours porté bonheur aux sciences. Elles seraient bien ingrates si elles oubliaient qu’elles doivent aux aimables causeries de Fontenelle, soutenues sans fatigue pendant deux tiers de siècle, cette popularité dont les Œuvres de Buffon, les Éloges de Cuvier et ceux d’Arago leur ont conservé le bénéfice. La vérité nue est toujours belle, mais placée à son point, dans un milieu favorable et éclairée d’un jour heureux, qui oserait dire qu’elle n’est pas plus belle encore !

 

La « petite Académie » est devenue la grande Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, les réunions familières de quelques savants ont créé l’Académie des Sciences. Comment cela ? Par quel procédé ? Ah ! croyez-le bien, c’est qu’on ne réunit pas en vain des hommes d’une culture d’esprit supérieure, laborieux et persévérants. L’échange de vues, l’assistance réciproque, l’émulation, la communion des idées et la complicité des lumières, tout concourt à accroitre les forces de ces communautés dont un recrutement libre garantit la durée.

Tant que ce libre recrutement dont Cési, Richelieu et Colbert nous ont dotés sera respecté, l’Institut gardera son rang et sera sir de sa perpétuité. Sa lumière, comme celle de ces phares qui dirigent le navigateur dans sa course, aura des changements de teinte ou male des éclipses momentanées, soit ; les temps sont changeants. Mais, qu’importe, si quand elle brille, cette lumière dirige vers le beau et le vrai, large patrie ouverte à tous, vers l’idéal, domaine étroit réservé au génie, ceux dont elle guide les pas.

 

Au XVIIe siècle, les mathématiques prenaient leur essor ; la mécanique, l’astronomie, la physique en partageaient la fortune. Mais les sciences naturelles, l’anatomie, étaient dans l’enfance ; la chimie n’existait pas.

Eh bien ! la puissance du travail en commun est si grande que nous avons vu les matériaux les plus humbles, se transformant peu à peu, conduire à la découverte des doctrines les plus élevées. Le jardin des Simples, créé pour l’étude des plantes médicinales, aboutit à la découverte de la méthode naturelle, l’une des conceptions les plus philosophiques de l’esprit humain. Les animaux d’une ménagerie de hasard deviennent entre les mains de Cuvier l’origine de l’anatomie comparée et, l’instrument de cette reconstitution merveilleuse des races perdues effectuée aux applaudissements de l’Europe. À peine Cuvier semblait-il se reposer, que de son outillage négligé Geoffroy Saint-Hilaire faisait surgir l’idée de l’unité de composition des êtres, objet encore de tant d’importants débats. Au moyen de quelques débris de coquilles fossiles, Alex Brongniart donnait sa formule à la géologie des terrains sédimentaires. A l’aide de quelques expériences heureusement interprétées, Fourier précisait les lois de la chaleur, Ampère celles de l’électricité dynamique, ‘Fresnel celles de la lumière et Claude Bernard, de nos jours, celles des principaux phénomènes physiques de la vie.

À la fin du XVIIIe siècle et au commencement de celui-ci, cette Académie marquait de sa forte empreinte toutes les régions du vaste domaine de la nature. Changeant d’objet sans changer de méthode, et caractérisant son œuvre par un mélange heureux d’invention et de rectitude, de sagesse et de vigueur, d’imagination et de bon sens, elle offrait au temps présent et aux époques à venir les plus admirables modèles.

Les académiciens français, prenant une base fixe dans la mesure de la terre, s’élevaient alors à la conception du système métrique décimal adopté maintenant par toutes les nations civilisées et faisaient cesser l’ancien désordre, en mettant d’accord, dans un tout harmonieux les mesures de longueur, de surface, de capacité, de poids et de valeur monétaire.

Alors encore, l’étude de quelques préparations chimiques vulgaires conduisait le génie de Lavoisier à une conception plies juste et plus haute de la nature. La matière se montrait impérissable et se résolvait entre ses mains, en éléments nombreux n’ayant de commun que le nom, avec les quatre éléments de l’ancienne philosophie. Un siècle à peine écoulé, la nouvelle doctrine mettait en évidence des vérités qu’on pouvait croire à jamais inaccessibles à l’esprit humain. Ces éléments dont Lavoisier avait reconnu l’existence sur la terre, on les retrouvait dans le soleil, dans les étoiles fixes, dans les nébuleuses indécises et dans les comètes errantes ; on n’en trouvait même pas d’autres. L’analyse chimique atteignant tout ce qui est visible démontrait l’unité de l’univers ; non seulement celle de notre monde solaire, mais aussi celle de ces mondes inconnus au travers desquels les comètes dirigent leur course et dont elles sont peut-être les messagères.

Soumettre l’univers à l’analyse chimique, prouver que les mêmes matériaux se rencontrent aujourd’hui dans toutes ses parties et qu’elles y existaient depuis de longs siècles puisque la lumière des étoiles que nous analysons actuellement sur la terre, s’est mise en route pour venir vers nous, sous le règne des premiers Pharaons ; donner, en plongeant dans le temps et dans l’espace, une confirmation expérimentale à la célèbre cosmogonie de Laplace, c’est un rêve que ce grand astronome n’eut jamais conçu, et cependant la génération qui lui a succédé l’a vu s’accomplir.

Ah ! Messieurs, il est doux de vieillir, quand les longs jours accordés par la Providence sont embellis par de tels spectacles où la nature apparaît dans toute sa splendeur, tandis que l’esprit de l’homme, s’échappant de son humble enveloppe et se dégageant de sa demeure terrestre, semble assister à l’origine même de la Création, confident respectueux et témoin intelligent du plan qui présidait à la construction de l’univers.

 

En faisant revivre dans un récit éloquent les impressions produites sur son âme ardente, par la première audition de l’immortel chef-d’œuvre de Mozart, le confrère illustre dont vous allez entendre les nobles paroles, en caractérise avec sincérité l’Absolue, beauté et l’idéal divin ; ce tableau va réveiller dans cette enceinte l’écho des applaudissements excités, il y a peu de jours, par l’exposé des travaux de l’Académie des Beaux-Arts.

Mais il manquait un élément à l’Institut ; l’Académie des Sciences Morales et Politiques, la moins ancienne de toutes, est venue le lui apporter. À côté de l’Académie des Sciences s’appliquant avec ardeur à l’étude de la matière et à celle de la force, ne fallait-il pas, comme contrepoids, instituer une compagnie s’occupant de l’étude de l’homme ? Non point de l’homme considéré à la manière de l’un des types de l’Histoire naturelle, mais de l’homme intelligent, moral et responsable, vivant en famille et en société, ayant des devoirs à remplir, des droits à faire respecter, des sentiments et des idées qu’il n’abaisse pas, sans trouble et sans remords, au niveau de la vie animale de la brute inconsciente.

Il y a longtemps que le matérialisme regarde l’homme comme uniquement formé de terre, d’eau, d’air et de feu, éléments destinés à se perdre, après sa mort, dans les grands réservoirs d’où ils étaient sortis, sans laisser trace du lien pensant qui les tenait unis et animés pendant la vie. Il n’y a là rien de nouveau. Mais cette ancienne doctrine ne suffisait pas à la délicatesse d’une époque civilisée et raffinée. L’homme n’est plus un simple bloc d’argile spontanément façonné. L’origine de la vie nous échappe, on le reconnaît : mais on s’empare de la théorie de l’évolution, pour faire de l’homme un animal perfectionné, et de celle du combat pour la vie, qui en fait l’esclave et le jouet de la force. Quel abîme de dégradation ! Quel malheur pour l’humanité !

Ces doctrines ont inspiré des pages éloquentes aux membres les plus autorisés de l’Académie des Sciences Morales. Ils n’acceptent pas ce retour fatal aux pires temps de la barbarie. Pour eux, la justice n’est pas seulement une convention ; le droit est quelque chose de plus qu’une fiction légale ; le bien et le mal ne se confondent pas ; la conscience est une réalité, et la responsabilité morale un pacte profond dont le cœur sent toujours le poids, même quand il en nie l’existence.

Laissant la science de la matière dans son domaine, cette Académie défend la loi morale qui cherche et trouve sa lumière ailleurs et plus haut. Écoutez les belles paroles de l’un de ses membres, le testament d’un philosophe éminent, auquel, dans sa longue agonie, la souffrance n’a jamais arraché une plainte, et qu’un mal sans remède a laissé libre de se préparer à la mort par de longues méditations.

« On pourrait discuter froidement, disait Bersot, le pied dans la tombe, si le matérialisme n’était qu’un mal de l’esprit ; on ne le peut plus si c’est un mal qui attaque l’âme elle-même. Or, il en est ainsi : le matérialisme abaisse l’homme, le spiritualisme le relève ; le matérialisme isole et désole, le spiritualisme nous donne ce qu’il y a de meilleur au monde : l’union dans la vie et la confiance de se retrouver après la mort : cette affection et cette confiance sont souvent toute notre fortune ; elles embellissent les jours heureux, et quand le malheur est venu, elles veillent auprès de notre foyer. »

Voilà la vérité.

Revenant à l’interlocuteur auquel je m’adressais au début de cette improvisation, n’aurais-je pas le droit de lui dire : Vous savez maintenant d’où nous sommes partis, ce que nous sommes devenus et le but vers lequel nous tendons. L’aurore de nos Académies se levait il y a trois siècles ; après s’être montrées dans leur plein jour, sont-elles destinées à sombrer dans la nuit ? Je ne le pense pas.

Vous avez devant vous des hommes qui n’ont pas brigué les fauteuils de l’Institut comme des sièges pour la mollesse, mais des gens de travail et d’étude, aimant la liberté, cherchant avec ardeur le beau, le vrai, l’utile. Convaincus qu’ils doivent toutes leurs forces à la grandeur et à la dignité de la patrie, ils sont décidés à ne rien négliger pour maintenir la France à son niveau dans les régions sereines de la pensée, vers lesquelles toutes les nations civilisées montent aujourd’hui avec une si noble émulation. La science universelle dont elles cherchent la lumière, peut seule préparer l’union des peuples dans la paix, dans la justice, dans le respect du droit et de la vérité ! Puisse l’Institut de France garder sa part et son rôle dans ce dernier et sublime enfantement de l’espèce humaine !