Discours sur les prix de vertu 1878

Le 1 août 1878

Jean-Baptiste DUMAS

DISCOURS

DE

M. J.-B. DUMAS

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

du 1er août 1878

 

MESSIEURS,

En 1782 un anonyme, obéissant à la pensée dominante de son siècle auquel une sensibilité un peu théâtrale ne déplaisait pas, demandait à l’Académie française de prononcer chaque année l’éloge public de l’action la plus vertueuse récemment accomplie ; on trouvait naturel alors d’ouvrir un concours philanthropique de vertu, comme on ouvre des concours d’éloquence, de poésie ou de peinture. L’éminent magistrat, le vénérable Montyon, fondateur de ce premier prix, en léguant à l’Institut, en 1820, une partie considérable de sa fortune et le reste aux hôpitaux, confirmait cette première donation, mais on en précisait déjà mieux le sens : la vertu n’était plus une œuvre calculée du jugement et de la raison, c’est-à-dire la bienfaisance, mais une émanation spontanée et chaude du cœur, c’est-à-dire la charité.

Éclairé par les dures souffrances de l’émigration et par l’expérience d’une longue vie, M. de Montyon ne demandait point à l’Académie de faire naître des actes éclatants ; il lui confiait le soin de récompenser d’humbles dévouements. Il ne confondait plus les œuvres de charité, pures de tout égoïsme, exemptes de toute vanité, avec ces créations du talent où domine le sentiment de la personnalité. Le savant qui poursuit une découverte, le lettré, l’artiste qui méditent une composition hardie, s’estiment haut et veulent être estimés. Sensibles à l’honneur, ils entrevoient la louange publique comme une espérance, les couronnes de l’Académie comme un but. Dans leur humilité, les mérites auxquels s’adressent les prix de vertu restent, au contraire, indifférents et supérieurs à tous les éloges. Les personnes presque toutes inconnues que nous allons signaler à l’estime du pays, vivant en général loin du bruit et dans l’ombre, apprendront, à la fois, qu’un bienfaiteur, dont elles ignoraient le nom, a chargé une compagnie, dont elles ignoraient l’existence, de les récompenser pour des actes dont elles ont toujours ignoré le prix.

L’âme vraiment charitable fait le bien par une pente naturelle. C’est là sa béatitude. Elle souffre des douleurs d’autrui plus que de ses propres maux, et, quand elle soulage la souffrance du prochain, elle se soulage elle-même d’un poids qui l’oppressait. Pour porter le secours, elle n’attend pas la demande ; après le bienfait, elle échappe au remerciement. Elle ne se trouve jamais assez prompte à atteindre les misères, et le voile qui doit cacher son action ne s’étend jamais assez vite à son gré. Elle ne veut ni témoin ni récompense ; sa pudeur s’offense de tout éclat.

Voilà pourquoi l’Institut, dont l’influence a créé de belles œuvres dans le domaine de la pensée, est impuissant à susciter des actes de vertu. Ceux-ci naissent et s’épanouissent sans culture. Un cœur simple, attiré par un penchant irrésistible vers le bien moral ; une âme ferme, qui connaît le prix du sacrifice et n’hésite point à l’accomplir ; une active charité que la bonté dirige : ce sont là les éléments d’un héroïsme qui n’a rien d’épique, mais dont le spectacle, plein de consolation et de douceur, réconcilie avec la nature humaine.

Les actes que l’Académie enregistre chaque année sont relevés, selon l’intention du fondateur, dans les rangs obscurs de la pauvreté. N’allons pas cependant en conclure qu’en mettant les heureux du siècle hors concours, elle tient pour vertueux seulement les domestiques se sacrifiant à leurs maîtres, les ouvriers se dévouant à leurs patrons.

Si la vertu est le sacrifice, refuseriez-vous de placer au premier rang l’exemple donné par la vie et la mort de la nièce d’un grand ministre, Marie-Antoinette Périer, religieuse à l’Enfant-Jésus de la rue de Sèvres ? Dédaignant les douceurs de l’existence privilégiée et opulente pour laquelle elle était née et les joies de la vie de famille auxquelles tout la conviait, cette sainte fille s’était consacrée au soulagement de la douleur et particulièrement au service des salles réservées aux maladies contagieuses, si redoutées des mères et si fécondes en catastrophes. À son tour, hélas ! martyre de sa charité, elle succombait au poison émané d’un enfant atteint du croup, respirant la mort dans le dernier souffle d’un pauvre opéré dont ses tendres soins avaient voulu sauver la vie.

Si la vertu consiste dans le dévouement absolu au devoir, n’en trouvez-vous pas les signes les plus sûrs dans les traits répétés de courage offerts à notre admiration par ces médecins qui, interprétant le serment d’Hippocrate en son plus noble sens, exposent aussi leur propre vie, dans une lutte sans gloire, dans un combat sans illusions, entourés de malades dont l’approche peut devenir mortelle ? Le danger est-il incertain ? Combien d’exemples attestent, au contraire, que, pour certaines affections trop communes, il est imminent ! Voyez-vous un seul praticien hésiter devant l’accomplissement de sa mission ? Non ! — Qu’ils soient âgés et éclairés par l’expérience d’un long passé ; qu’ils soient à leur début, animés encore de la confiance de la jeunesse ; qu’ils soient seuls, ce qui autoriserait l’égoïsme ; mariés et pères de famille, ce qui excuserait la prudence, on ne les voit pas défaillir. La liste serait longue cependant s’il fallait donner la nomenclature de toutes ces victimes du devoir professionnel, de tous ces médecins morts à l’ennemi, comme on dit au ministère de la guerre. On ne les compte plus !

Si, par vertu, on veut entendre même le sentiment soudain qui engendre l’héroïsme, l’Académie, s’inspirant du sentiment de l’antiquité, eût-elle hésité un instant à considérer comme un grand acte de vertu l’action de la sœur Simplice, garde-malade de Bon-Secours, de la maison de la rue Jacob ? Cette noble et sainte fille donnait ses soins à deux enfants délicats, dont une visite de famille avait conduit les parents aux environs de Bourges. Dans une promenade autour de l’habitation, à l’entrée d’un bois vers lequel elle dirigeait les deux convalescents et trois de leurs petits cousins, une fillette lui fait remarquer un chien de mauvaise apparence se roulant sur l’herbe. Comprenant, à son aspect sinistre, le danger qui menace son jeune troupeau, elle repousse celui-ci et se porte en avant en criant : « Courez, sauvez-vous ! » Quant à elle, attirant l’attaque de l’animal, elle en brave le choc, le saisit par les mâchoires et le retient en place, jusqu’à ce qu’un vieillard, conduit par les cris des enfants épouvantés, vienne, entre les bras mêmes de la courageuse femme, abattre le chien furieux et parvenu au dernier paroxysme de la rage. La sœur Simplice avait reçu vingt-huit morsures. Malgré des soins empressés, trois semaines après elle succombait à Paris, au milieu de ses compagnes. Les obsèques de cette noble victime de la charité et du devoir attiraient à l’église Saint-Germain-des-Prés une foule sympathique, profondément émue, et chacun disait, en se découvrant avec respect : « Pauvre fille ! elle est morte au champ d’honneur ! »

Si l’Académie se considère comme incompétente, lorsqu’il s’agit de récompenser les vertus incomparables des sœurs de Charité ou les actions d’éclat des membres du corps médical, à plus forte raison s’abstient-elle le plus souvent de porter un jugement sur les actes de dévouement des membres du clergé. Leur mission, en effet, n’est- elle pas la charité elle-même et sous toutes les formes ? Conçoit-on un des ministres de la religion fermant les yeux à la souffrance et la main à l’aumône ? Toute règle, cependant, comporte des exceptions, et, si l’Académie n’a pas hésité à s’en permettre une de plus, les circonstances exposées à la fin de ce rapport la justifieront à tous les yeux. Dans les conditions plus modestes où elle est accoutumée à placer ses récompenses, des mérites non moins dignes de respect se présentent ; les sacrifices qui embrassent toute l’étendue de la vie, exigent, en effet, une abnégation, une fermeté, une obstination dans le bien qui semblent le privilège de quelques âmes d’élite ; on aime à contempler ces longs dévouements dont nous allons offrir un premier et remarquable exemple.

 

À l’ouest de la Vendée, sur le bord de l’Océan, s’étend la commune de Saint-Jean-de-Monts, vouée à l’agriculture, autrefois sans routes et sans industrie, couverte d’eau pendant une partie de l’année, en proie, au retour de chaque automne, aux fièvres paludéennes, et comptant naguère un indigent sur trois habitants. Quel théâtre pour la charité ! C’est là que, depuis quarante ans, la demoiselle Aimée Milcent s’est consacrée au soulagement des pauvres, au pansement des malades, à l’éducation morale et religieuse des enfants. Après avoir entouré de ses soins de vieux parents qui l’avaient adoptée, elle en recueillait pour tout héritage un revenu de vingt-deux sous pair jour, — vous l’entendez, vingt-deux sous ! — et vous allez voir ce qu’on peut faire avec ce revenu que le moindre caprice dissiperait, quand le cœur s’emploie à le faire valoir. Restée seule à l’âge de trente ans, elle se fit la sœur de charité des malades de la commune. Ce n’était pas une sinécure, croyez-le bien ! Ces communes d’un littoral peu fertile occupent de grandes surfaces et les habitations y sont fort éloignées les unes des autres. Si quelques malades pouvaient venir trouver Mlle Milcent, il en était que leurs infirmités retenaient à une ou deux lieues du bourg qu’elle habite. Des plaies à panser, des affections contagieuses à soigner rendaient- ils ces clients un objet de dégoût ou de crainte, même pour leurs proches, loin de les abandonner, elle partait avant le jour à travers les marais et les brouillards, fidèle, à la fois, au devoir qui l’appelait vers ces infortunés, et à celui qui la ramenait vers sa demeure, pour y recevoir ses malades et ses pauvres à l’heure accoutumée.

Car Mlle Milcent constituait à elle seule une administration de l’assistance publique : infirmière intelligente et dévouée qu’aucun soin ne rebutait ; directrice d’une petite pharmacie à l’usage des indigents, d’un bureau de bienfaisance où les misérables trouvaient des aliments, les vieillards des couvertures de laine, des vêtements chauds et du bois pour l’hiver ; les jeunes mères des trousseaux pour leurs nouveau-nés, les orphelins un asile. La voix publique, clans sa reconnaissance, a désigné sous le nom de Bureau de charité de Mlle Milcent cette humble demeure où semblent réunies les forces et les ressources de l’État, et qui ne recèle pourtant qu’une âme ardente au bien et la charité féconde qui s’en exhale.

Avec une vie si occupée, Mlle Milcent pouvait se croire autorisée à se reposer le dimanche. Mais comment parcourir sans cesse le pays, pénétrer dans les familles, toucher à toutes les plaies, sans remonter à cette cause permanente du désordre et de la misère, le cabaret, foyer de perversité et de dégradation, où se laissent entraîner même les jeunes filles de ces campagnes ? Pour les arracher à ce milieu déplorable, Mlle Milcent institue la réunion du dimanche ; elles y trouvent des récréations honnêtes, animées par l’entrain d’une femme qui possède le secret de faire bien tout ce qu’elle fait. Courageuse devant une large blessure, patiente en face de longues douleurs, infatigable dans l’exercice de sa vaste charité, cette infirmière résolue se transforme le dimanche en une tendre mère, ouvrant son cœur ému aux confidences de ses filles adoptives, également prête à partager la gaieté de celles dont l’esprit est libre, à s’émouvoir des peines de celles dont l’âme est troublée et à ramener vers le droit chemin celles qui s’en écartent.

Mlle Milcent est une femme d’un grand cœur ! Il ne manquait à sa noble vie qu’une occasion pour témoigner de son ardent amour pour la France. Quand on a passé tant d’années à se nourrir de sentiments élevés et qu’on a vécu dans la pratique habituelle de l’abnégation et du dévouement, on est prêt à sentir vibrer en soi toutes les fibres du patriotisme. Au moment de nos désastres et lorsque les enfants de la Vendée en subissaient les conséquences douloureuses, Mlle Milcent improvisait une ambulance, se consacrait aux soins des blessés, se multipliait pour leur assurer les secours et les consolations, poursuivant cette nouvelle tâche avec une ardeur qui lui faisait oublier son âge, jusqu’au moment où, le cœur déchiré des malheurs du pays, elle tombait épuisée et malade à son tour.

Voulant honorer sa vieillesse respectée, l’Académie française, interprète des vœux de ses compatriotes reconnaissants, décerne à Mlle Milcent un prix de 1,500 francs.

 

Comment ne pas faire des places réservées dans la liste que nous avons à parcourir à quelques personnes d’élite ?

Justine Guérin, âgée de quatre-vingt-neuf ans, pourrait croire que la récompense méritée par sa charité s’est fait longtemps attendre, car les premiers soins qu’elle a donnés aux enfants pauvres remontent à 1823. Depuis lors et tant que ses forces le lui ont permis, elle a été constamment entourée d’orphelines, de filles abandonnées par leurs mères ; s’oubliant toujours elle-même, elle se partageait entre ses proches par le sang et ses proches par la charité.

Jeanne-Désirée Sigoigne, née à Trévalles, commune de Laval, devenue aveugle après une longue vie vouée aux bonnes œuvres, trouve le moyen de se rendre encore utile aux pauvres, au lieu de leur faire une concurrence que son malheur justifierait assurément.

Marianne Charvet, à l’âge où une jeune fille entre en service, choisit pour maîtresse une dame paralytique, en adopte la fille et soutient par son seul travail leurs trois existences. Elle ne se considère comme dégagée de son libre contrat que par le décès de ses deux protégées, qu’elle n’a cessé, renversant les rôles, d’appeler ses deux maîtresses et d’honorer comme telles pendant trente-deux ans. Sur ses dernières épargnes elle leur a consacré une tombe décente, sans se douter que, selon le Talmud, la charité la plus haute est celle qui s’exerce envers les morts, car elle n’a plus de reconnaissance à espérer.

Suzanne Sordet se dévoue à ses maîtres dans l’infortune pendant trente années, et réclame après leur mort, pour solde de ses gages arriérés, le droit de considérer comme siens les quatre orphelins qu’ils laissent et de guider leurs pas dans le chemin du devoir ; la récompense que l’Académie lui décerne paye une dette sociale ; elle n’ajoutera rien au respect dont Suzanne Sordet est entourée.

L’Académie accorde quatre médailles de 1,000 francs à ces femmes au déclin de l’âge et elle en donne une de 500 francs

À Mlle Églantine Rouannet, à Anglès, département du Tarn, la providence de nos montagnes, disent les témoins émus de sa vie : indigents assistés, infirmes secourus, malades soignés, malheureux consolés, tel est le bilan de l’existence d’une cligne émule de Mlle Milcent, qui passe la moitié de ses jours à travailler pour les besoins des pauvres et l’autre moitié à panser leurs plaies physiques ou morales.

Il faut se borner, et, quels que soient les mérites de neuf femmes respectables que l’Académie a jugées dignes de la même récompense, le temps ne nous permet pas de les exposer en détail ; ce sont :

Marie-Élise Poulain, à Villers-sous-Chalamont, département du Doubs ; Thérèse Barthe, à Cahors, département du Lot ; Perrine Avril, à Saint-Lô, département de la Manche ; Perrine-Françoise Pouays, à Caro, département du Morbihan ; Louise-Marie Tilly, à Pommerit-Jaudy, département des Côtes-du-Nord ; Rose-Anne Lebon, à Plessala, département des Côtes-du-Nord ; Jeanne Canouet, à Valence, Tarn-et-Garonne ; Vve Moisan, à Rennes, Ille-et-Vilaine ; Catherine Léon, à Nice, département des Alpes-Maritimes.

Tous ces prix sont décernés à des femmes ! Les femmes seules auraient-elles le privilège du sacrifice et de la charité ? On pourrait le croire en écoutant ces récits qui ne signalent à votre émotion que d’obscures héroïnes, comme si les hommes ne pouvaient rivaliser avec elles et que notre cœur fût incapable de ces dévouements chaleureux et tenaces où semble toujours reparaître quelque réminiscence du sentiment maternel ?

Il suffit, pour nous réhabiliter cependant, de raconter la vie d’Annet Moulinier. À neuf ans, il entre en service comme pâtre ; mais ses gages sont réservés pour ses parents dans la misère. À vingt ans, il devient soldat. Son capitaine -l’ayant pris pour ordonnance, il s’attache à lui, le suit lorsqu’arrive l’âge de la retraite, et pendant vingt-deux ans, par son travail, ses économies et ses soins, il améliore la situation précaire du vieil officier. Après la mort de celui qu’il appelait son maître, vous croyez qu’il se considère comme libéré ? Non ! Il cherche un emploi, mais c’est pour en mettre le produit à la disposition de sa maîtresse, devenue veuve, et à celle de ses enfants. Cette vie de sacrifice à laquelle l’Académie accorde une médaille de 300 francs, dure depuis trente et un ans : tous l’admirent ; celui qui en donne l’exemple semble seul en ignorer les mérites ; elle eût été digne de vous être racontée par votre secrétaire perpétuel qui en connaît tous les détails, dont le témoignage a entraîné le vote de l’Académie et dont le récit sympathique eût provoqué des applaudissements qu’une reproduction affaiblie ne justifie plus.

Louis Schuller, auquel la même médaille est décernée, né à Brumatt (Haut-Rhin), vient à son tour rendre témoignage en faveur des hommes ; entré, il y a trente ans, comme garçon cordonnier dans un atelier, à Sézanne, département de la Marne, il se montre laborieux, intelligent, honnête et se dévoue de cœur aux intérêts de la maison. Cependant le fils de son patron vient à mourir, laissant sept enfants, et la gêne entre dans la famille ; Louis redouble d’activité : le premier à la besogne et le dernier, il soutient par son courage ces infortunés que menace la misère. L’année 1870 arrive, l’invasion avec elle, le travail cesse et toutes les ressources manquent à la fois : « Je ne peux te garder plus longtemps, lui dit son patron ; laisse-nous, tu trouveras ailleurs un sort moins misérable ! — Je reste, » répond Louis. Et depuis lors rien n’égale son dévouement. La vieille patronne est frappée de paralysie ; il se fait infirmier ; le vieux chef de la maison ne peut plus travailler, il travaille pour deux, pour trois, pour dix. La besogne manque quelquefois et le pain aussi, Louis accepte tout et n’entend pas qu’on puisse le séparer de ses maîtres appauvris. « Ah ! » dit-il, dans son naïf langage, « s’ils faisaient un héritage, on verrait voir ! »

La toute-puissance que le poète nous attribue, n’exclut donc pas cet amour du sacrifice dont le sexe faible aime à réclamer le privilège. Au moment où les femmes aspirent, aux grades universitaires, au doctorat en médecine et bientôt à la licence en droit, il n’est peut-être pas inutile de constater qu’à leur tour les hommes peuvent rivaliser avec elles dans les tendres soins et les longs dévouements de la charité la plus touchante.

 

À entendre les désignations locales qui accompagnent les noms des personnes que l’Académie récompense, elle semble avoir réservé toutes ses médailles pour les départements, comme si elle n’avait rencontré à Paris aucune de ces humbles vertus, dont la province aurait conservé le monopole. Mais on trouve de tout à Paris, non-seulement de bons maîtres, mais aussi de bons serviteurs ; non-seulement, en haut comme en bas, des âmes faciles à émouvoir et prêtes à répondre à tous les appels de la bienfaisance, mais- aussi des cœurs ouverts à la charité et passionnés pour les épreuves sérieuses qu’elle commande.

Marie Sauvade, à Montrouge-Paris, s’est dévouée à ses maîtres, vieux et infirmes, dont elle ne reçoit rien et à qui elle a donné tout ce qu’elle avait et tout ce qu’elle pouvait gagner. Après les avoir soutenus pendant la guerre, elle a soigné le mari qu’une longue maladie conduisait au tombeau, et elle continue auprès de sa maîtresse ce long sacrifice de ses intérêts et de sa santé, compromise par un travail exagéré et par les privations. En province, on ne fait pas mieux. L’Académie lui accorde une médaille de 500 francs.

Claudine Ray, rue Quincampoix, entre il y a près de vingt ans chez des maîtres, autrefois opulents, que la fortune abandonne bientôt. Au bout de six mois, ne pouvant plus lui payer ses gages, ils lui rendent sa liberté qu’elle n’accepte pas. La misère arrive, elle soutient par son travail ces infortunés que la guerre surprend à Saint-Cloud. Ils rentrent à Paris et Claudine reste a la garde du pauvre mobilier qu’elle défend pied à pied, après le combat de Montretout, contre l’incendie, qui va le dévorer, et s’éloigne à regret enfin, emportant les souvenirs chers et les dieux pénates. Cependant le mari meurt, la maîtresse septuagénaire et presque aveugle ne peut plus rien pour elle-même. Claudine, dont les travaux de couture ne suffisent plus à des besoins chaque jour croissants, obtient alors une place d’ouvreuse au théâtre de l’Ambigu. Ses journées et ses soirées sont consacrées à réunir les ressources nécessaires à l’existence de l’infortunée veuve. Les personnes qui viennent demander au spectacle quelques heures de délassement ne se doutent pas que la pièce de monnaie glissée avec indifférence dans la main de cette ouvreuse y est reçue avec émotion comme une offrande bénie et n’en sort que pour servir d’instrument à la plus ardente charité. L’Académie ajoute une médaille de 500 francs aux modestes revenus de cette digne femme.

 

Le prix Souriau de 1.000 francs est accordé à Marie-Jeanne Tentou de Senguoagn et, département de la Haute-Garonne.

 

La fondation Marie Lasne a été partagée entre sept personnes : Eugénie Bourget de Nantes, Louise Rousset de Châtillon-sur-Loire, Florine Duponchelle de Roubaix, Célina Denis de Limoges, Marie Gallier de Liré en Maine-et‑Loire, veuve Roquier de Villefranche-sur-Mer, département des Alpes-Maritimes, qui recevront chacune une médaille de 300 francs, et Marie Pimont de Tulle, département de la Corrèze, qui reçoit un encouragement de 100 francs.

 

L’Académie, ayant à décerner pour la première fois le prix Laussat de 350 francs, l’attribue à Louis Valentin de Cutry, département de l’Aisne.

 

La fondation Gémond met à la disposition de l’Académie une somme annuelle de 1,000 francs, pour un prix destiné à récompenser des actes de courage, de dévouement et de sauvetage. Il est décerné à Michel Rastel, patron de douane à Saint-Marc, embouchure de la Loire, dont la vie est pleine de témoignages de force d’âme et de dévouement. En 1858, à bord du Suffren, une pièce éclate ; c’est un évènement qui n’est pas assez rare malheureuse­ment et qui fait toujours des victimes nombreuses, à cause de l’entassement inévitable des servants dans la batterie. Douze morts tombent sur cet étroit espace et vingt-quatre blessés, brûlés et aveuglés par les flammes, asphyxiés par les gaz délétères, déchirés par les éclats du métal, font entendre leurs gémissements. Au même moment quatre pièces partent à la fois et l’équipage, convaincu que la soute aux poudres a pris feu, commence à sauter par les sabords. Placé au porte-voix, Rastel, gardant son sang-froid, au milieu de ce trouble, arrête la panique ; les secours s’organisent et le service rentre dans l’ordre.

Chargé du commandement d’un canot de sauvetage, neuf grandes expéditions, effectuées dans les conditions les plus dramatiques et les plus périlleuses, lui valent la croix de la Légion d’honneur ; vingt-neuf naufragés lui doivent la vie. La belle nature de cet homme énergique se manifestait naguère dans la baie de Pouliguen. Le canot qu’il dirigeait vers un bâtiment en détresse chavire et se brise sur les rochers, roulé par des vagues énormes. Pendant une heure, au milieu des la tempête, Rastel, la poitrine meurtrie et vomissant le sang, donne aux canotiers l’exemple du sang-froid ; luttant coutre les vagues qui les portent vers les écueils, il veille sur eux jusqu’à leur arrivée à terre où il prend enfin pied le dernier, certain qu’il n’abandonne aucun des siens à la fureur des flots.

Après avoir épuisé la liste des récompenses attribuées par l’Académie aux œuvres de charité ou de courage que M. de Montyon et ses émules permettent à l’Académie de délivrer en nombre toujours croissant, complétons par un dernier récit l’ensemble des bonnes et saines actions qui, nous ont occupé cette année.

 

Un humble prêtre, aumônier militaire, entraîné par sa charité vers les patronages ouvriers, se demandait avec tristesse si, malgré les soins éclairés et la large prévoyance de l’Assistance publique, dont on ne proclamera jamais assez haut les bienfaits, la destinée de ces enfants orphelins ou abandonnés qu’on ramasse quelquefois errants au milieu de Paris, n’était pas digne de la plus grande pitié. Jetés par une fortune ennemie sur le chemin du vagabondage, ces infortunés, après avoir vécu de hasard et de ruse, l’âme fermée à toutes les lumières, n’en viennent-ils pas, se disait-il, à s’engager clans la voie de la révolte pour aboutir à celle du crime ? N’y a-t-il pas là de grands devoirs à remplir ? La politique, la charité, la religion n’ont-elles pas un intérêt égal à recueillir ces jeunes sauvages, à leur ouvrir un asile, à leur rendre une famille, à les doter d’un état, à réveiller leur conscience engourdie et à la diriger vers le bien ? Mais où trouver une maison pour un tel asile, des ateliers pour de tels apprentis, des fonds pour une telle entreprise ?

C’est en vain que le pauvre abbé agitait ce problème, il n’en voyait pas la solution. Un soir, cependant, vers la fin de l’hiver, il y a douze ans, il aperçut comme une silhouette humaine, à genou, courbée, fouillant le ruisseau et cherchant parmi les immondices. « C’était un enfant ! Que fais-tu là ? — Je cherche à manger ! » L’abbé Roussel, à cette réponse émouvante, comprit que la Providence venait de lui marquer sa voie et son devoir.

L’enfant fut recueilli ; le lendemain, un second vagabond l’avait rejoint et bien d’autres à la suite. Aujourd’hui l’abbé Roussel se voit entouré de 250 pupilles : la dépense annuelle de son refuge ne s’élève pas à moins de 150,000 fr., et le nombre des enfants qui se sont initiés dans la maison aux habitudes de la règle et du travail s’élève à 3,000 environ.

En leur ouvrant un asile l’abbé Roussel se propose d’abord d’arracher à la misère, à la dégradation, au vice, au crime peut-être des infortunés demeurés sans protection par la mort de leurs proches ou par leur abandon. Grand politique, de ces vagabonds qui n’ont ni jour ni lendemain, il veut faire des ouvriers laborieux et rangés. Chrétien, à ces âmes que l’envie et la haine ont déjà visitées, il veut apprendre la résignation en leur montrant que la destinée de l’homme ne s’accomplit pas tout entière en ce monde.

Un asile honnête, un apprentissage efficace, une instruction religieuse attendrie, voilà ce que, parmi les ouvriers, le père de famille le plus prévoyant, la mère la plus respectable souhaiteraient pour leur fils. Voilà ce que l’abbé Roussel prétend assurer aux enfants qu’il adopte.

Le romancier le plus fécond n’imaginerait pas les incidents touchants qui se rencontrent dans l’existence de ces infortunés.

On dit à l’un : « Où demeurais-tu depuis que tu es abandonné ? — À la Villette... — Quelle rue, quel numéro ?— Sous un hangar ; il y avait une malle à ma taille et tous les soirs j’allais coucher dedans ; la malle ayant disparu... — Tu n’avais plus de chambre à coucher et on t’a ramassé dans la rue ! — Oui, Monsieur. »

Un père se présente il est imposant ; son fils a été recueilli au refuge : comment supporter cette humiliation ? Il faut qu’on le lui rende il le réclame avec hauteur d’abord, puis, s’attendrissant à ses propres paroles, il le demande avec des larmes dans la voix : « Vous allez voir, dit-il, comme il reconnaîtra son père ! » L’enfant le reconnaît trop bien, hélas ! et, s’en éloigne aussitôt avec terreur. « Il me laisse mourir de faim ; il m’a abandonné deux fois ; je ne veux plus aller avec lui, » s’écrie le petit malheureux. Cependant, la loi lui en donnant le droit, ce tendre père reprend son fils qu’on recueillait quelques mois après, en province, sur le pavé, heureux de rentrer au refuge.

Une courageuse jeune fille amène son frère. Ses parents mènent une vie détestable. Elle trouve l’occasion de les fuir, en se plaçant en apprentissage ; elle veut soustraire à la contagion du mal le petit éploré qui l’accompagne. Mais l’enfant est mineur ; il n’est ni vagabond ni abandonné, et sa sœur ne veut pas déclarer le nom de leur père : difficulté qui se présente souvent et qui se résout presque toujours sans peine, les parents ne s’inquiétant pas, en ce cas, de leurs enfants disparus.

Les magistrats connaissent bien cet instinct de pudeur qui ferme la bouche de l’enfant abandonné au moment où on lui demande de signaler son père comme dénaturé ou sa mère comme indigne. Avec quels soins et quels ménagements ils essayent de reconstituer le passé et de préparer l’avenir de ces malheureux arrêtés comme vagabonds ! Livrés au Parquet, ils seraient envoyés devant le tribunal et mis en correction. « Épargnez-moi ce triste devoir, » s’écrie un juge d’instruction, en s’adressant à l’abbé Roussel : « ce jour-là l’œuvre de justice me semblerait œuvre d’iniquité ! » Le refuge répond sans retard à de tels appels ; l’enfant quitte le dépôt ; il est conduit à sa nouvelle demeure, non par deux gendarmes comme un délinquant sous la main de la force publique, mais par deux agents en bourgeois, comme un enfant que des amis conduiraient à la promenade. Tel qui, dans le premier cas, marcherait la rougeur au front, baissant les veux, sous les regards déplaisants des passants, traverse les rues, au contraire, la tête levée, le regard clair, s’abandonnant avec confiance aux mains d’une destinée adoucie.

L’Académie, pendant le mois de mai, sur le rapport ému de l’un de ses membres les plus autorisés, décernait un prix Montyon de 2,500 francs à M. l’abbé Roussel. Le refuge d’Auteuil était ignoré alors, ses bienfaits n’étaient appréciés que d’un petit nombre de personnes associées à l’œuvre : ses besoins n’étaient pas soupçonnés. L’approbation unanime de l’Académie, préludant aux manifestations de la sympathie publique, n’eût pas suffi pour mettre en mouvement la souscription féconde dont un journal familier avec de tels actes a pris l’heureuse initiative. L’asile d’Auteuil, doublement consacré par l’autorité morale qui s’attache aux décisions de la compagnie et par le pieux empressement des âmes bienfaisantes dont le concours empressé a réuni en quelques jours près d’un demi-million, voit s’ouvrir devant lui une ère nouvelle de sécurité. Le temps ne lui manquera plus pour montrer comment la charité de son fondateur, la libéralité de ses généreux souscripteurs, l’esprit d’ordre et la prévoyance d’un conseil de patronage prudent et compétent, peuvent faire de l’Institution d’Auteuil un modèle et consolider un succès qui a tous les vœux de l’Académie.

Ainsi, de toutes parts et dans tous les rangs, éclate en ce pays si calomnié, non cette charité bruyante, exclusive et mensongère derrière laquelle se cachent si souvent l’égoïsme, la vanité et les passions politiques, mais cette large charité discrète, désintéressée, propageant la concorde, la seule vraie, qui nous porte à voir notre prochain partout et à souffrir de toutes ses douleurs. Le malade secouru, le vieillard assuré d’un appui, l’orphelin doté d’une tutelle, les heureux du siècle apportant leur superflu au foyer de l’indigent et le pauvre lui-même se dévouant au riche tombé dans le malheur ; voilà l’œuvre de cette universelle charité qui porte toujours notre nation vers la défense des faibles, vers la protection des délaissés.

Noble et chère France, comme il faut t’aimer, comme on voudrait la servir, quand on constate dans ces concours, chaque année, la facile largesse, le courage réfléchi, l’héroïsme soudain, le patient dévouement et la bonté native de ses enfants !