Inauguration de la statue de M. Thiers, à Saint-Germain-en-Laye

Le 17 septembre 1880

Jules SIMON

DISCOURS PRONONCÉ

À L’INAUGURATION DE LA STATUE

DE M. THIERS

À SAINT-GERMAIN-EN-LAYE
Le dimanche 19 septembre 1880.

PAR

M. JULES SIMON
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE.

 

MESSIEURS

L’Académie française honorait, il y a quelques jours, à Clermont, un des plus étonnants écrivains de la France et du monde, Pascal, à la fois penseur profond, controversiste redoutable, savant et mathématicien de premier ordre. Nous célébrons aujourd’hui une gloire qui nous appartient de plus près. M. Thiers, dont nous inaugurons la statue, était notre confrère, notre ami, l’un de nos maîtres. Il n’était pas entré à l’Académie comme ces hommes politiques qui viennent chez nous sans avoir rien écrit, parce qu’ils se sentent de plain-pied avec toutes les illustrations. Le libérateur du territoire, le défenseur des libertés publiques, écrivait l’histoire de nos pères, en même temps qu’il prenait une des premières places dans la nôtre. Le grand citoyen ne doit pas nous faire oublier le grand écrivain.

Ses deux livres : l’Histoire de la Révolution, et l’Histoire du Consulat et de l’Empire, sont devenus sous sa plume la conclusion de toute notre histoire passée et la préface de notre histoire future. Il a travaillé plus de trente ans, toute une vie, à cette grande œuvre. Certes, pendant ces trente années, la politique lui a apporté de terribles distractions. Faire une révolution, en subir deux autres, gouverner longtemps son pays, assister, en les déplorant, en les combattant, aux fautes d’un autre gouvernement, prédire, puis souffrir la proscription, rester incessamment sur la brèche, dans les fortunes les plus diverses, pour le droit et la liberté ; finalement arracher au vainqueur, à force d’habileté et de courage, les moyens de reconstituer la patrie : voilà, en peu de mots, la vie de M. Thiers. Ces luttes sans cesse renouvelées, ces tâches accablantes, ne l’ont pas arraché aux lettres ; il est mort en écrivant et en pensant, philosophe et historien, autant qu’homme d’État, jusqu’à la tombe. Il a lui-même résumé sa vie, il en a expliqué et démontré l’unité en se choisissant cette devise : Patriam dilexit, veritatem coluit. L’ami de la vérité et de la patrie ! c’est bien lui ; c’est lui tout entier, soit qu’il écrive l’histoire ou qu’il la fasse.

En 1855, comme il revenait de l’exil, rapportant son livre achevé, il écrivit un Avertissement, où il expose la manière dont il entendait ce qu’il appelle « son art », c’est-à-dire l’art de l’historien. Personne n’éleva jamais plus haut le sacerdoce de l’histoire, et ne tint, avec un respect plus profond, dans la main d’un homme les balances de Dieu. En lisant ces belles et fortes pages, on peut se demander si c’est l’historien ou l’homme d’État qui livre son secret. La vérité est qu’il ne quitta jamais l’histoire, même aux affaires, ni la politique, même en exil. Le long exercice du pouvoir, l’habitude des luttes politiques lui donnaient en histoire cette clairvoyance qui est, sans doute, un don du génie, mais qui a besoin d’être complétée par l’expérience ; et dans la pratique des affaires, s’il démêlait promptement la portée d’une mesure, s’il pénétrait avec facilité le caractère des acteurs, c’est qu’il les avait connus, hommes et choses, avant de les voir. Nous avons beau nous agiter, l’histoire nous ramène sans cesse les mêmes drames et les mêmes figures sous des noms nouveaux. M. Thiers avait scruté si profondément les ressorts et les infirmités des sociétés humaines, qu’il n’était jamais surpris ni embarrassé de rien, quoique souvent affligé de tout.

Pour se convaincre qu’il a toujours servi la même cause et parlé la même langue, il suffit de comparer à son programme d’historien son programme d’homme d’État. Il l’a tracé deux fois : d’abord en écrivant son article célèbre : Le roi règne et ne gouverne pas ; ensuite en prononçant devant le Corps législatif son discours sur les libertés nécessaires. C’est la même doctrine, c’est le même homme, c’est le même cœur, à quarante ans de distance.

Le roi ne gouverne pas, parce qu’il n’a pas le droit de se sacrifier, et que personne n’a le droit de l’accuser. Il est impuissant, parce qu’il est irresponsable. Il est au-dessus de la société ; donc il est en dehors d’elle. Il a cessé d’être un homme en devenant un principe. Il ne peut ni refuser ni donner la liberté : elle est de droit et même elle est le droit dans une société d’où la notion du droit divin est exclue. Trois fois on a voulu la supprimer depuis l’origine du siècle et trois fois elle est revenue, parce qu’elle a pour elle la force morale que donne le droit, et la force matérielle que donne la volonté du peuple. Le signe essentiel de la liberté, c’est l’obligation pour le gouvernement, quel qu’il soit, de se soumettre à la volonté de la nation, manifestée par le choix qu’elle fait de ses mandataires. La responsabilité au gouvernement, le dernier mot au pays, telle est, dans toute sa netteté, le programme politique de M. Thiers. À ses yeux, la responsabilité est, tout à la fois, le fondement et la conséquence de l’autorité.

Il fut ambitieux, il le fut toute sa vie ; mais, comme il était, avant tout, amant de la liberté et de la patrie, il était ambitieux de responsabilité autant que d’autorité et ne les comprit ni ne les accepta jamais l’une sans l’autre.

Vous entendiez, tout à l’heure, avec une émotion profonde, que partagera la postérité, le récit de sa vie. J’y relève deux caractères qui le distinguent entre tous : la clairvoyance et le courage. C’est vraiment la vie d’un combattant. S’agit-il de résister, comme journaliste, aux ordonnances de Juillet ? M. Thiers, au péril de sa vie, signe le premier la protestation... Monsieur Mignet, vous vous en souvenez ! Vous savez quel nom figurait à côté du sien : Thiers, Armand Carrel, Mignet, Chambolle, Louis Peisse... Ministre, s’il y a une émeute, M. Thiers marche au feu, comme s’il était un soldat ; on ne se battra pas pour lui sans lui ! Faut-il tenir tête à la foule, aux partis hostiles, à son propre parti ? Il est toujours prêt à s’engager à fond, à couvrir tout le monde. Il a l’ambition de la première place, qui est celle du péril. Quand il devint à son tour chef de l’État, on voulut le rendre irresponsable malgré lui. Il pouvait céder honorablement, c’est-à-dire consentir à régner sans gouverner. Il le pouvait, il le devait peut-être. On l’en supplia. — « Non, dit-il, je lutterai jusqu’au bout. »

Ni l’âge ni les chagrins (je parle ici de ses chagrins politiques) n’avaient pu le refroidir ou l’abattre. Non seulement il offrait la bataille dès que le dissentiment entre lui et la Chambre devenait sérieux ; mais, quoiqu’il eût pour auxiliaires les Dufaure, les Rémusat, les Jules Favre, les Picard, il offrait la bataille en personne, et combattait seul au premier rang. Dix fois. vingt fois, il la gagna, contre toute espérance et toute vraisemblance ; un jour vint où il la perdit. Dès le lendemain tous les cœurs lui appartenaient. Tout le monde se croyait vaincu en lui.

Vous vous souvenez de cet élan ; qui pourrait l’avoir oublié ? Il n’y eut jamais de tel spectacle. Ce n’était ni une ville ni un peuple ; on vint de toute l’Europe, du fond de l’Amérique, de l’extrême Orient ; les hameaux envoyèrent leurs députations, comme les grandes villes. Quand il mourut, la France entière se leva. Ses anciens ennemis accoururent tout les premiers. Que de fois, depuis, dans nos anxiétés, dans nos périls, s’est-on dit : S’il était là ! regrettant peut-être encore plus son caractère que son génie. On avait trois fois couronné sa vie par les témoignages d’une confiance sans limite : une première fois à la fin de l’Empire, quand on l’appela au conseil de défense ; — l’empereur l’avait appelé ; il voulut un vote de la Chambre, qui l’acclama ; — une seconde fois, après la révolution, quand on le choisit pour intercesseur auprès de l’Europe ; une troisième fois à Bordeaux, quand on lui remit la France dans les mains. Et il reçoit encore ce même hommage depuis qu’il n’est plus, chaque fois que la situation paraît troublée.

La haine peut s’agiter autour de son nom : quand on a beaucoup agi dans l’intérêt général, on a nécessairement blessé beaucoup d’intérêts particuliers. Mais la haine elle-même ne saurait nier qu’il a écrit notre histoire d’une main sûre, avec cet amour passionné pour le vrai qui est le courage de l’historien ; qu’il a eu des doctrines arrêtées, une foi politique ferme et définie, ce qui est la seule justification de l’ambition ; qu’il a lutté toute sa vie avec une égale énergie contre les fauteurs de désordre et les ennemis, quels qu’ils fussent, peuple ou souverain, de la liberté ; qu’il n’a jamais allégué un fait, comme historien, sans en avoir acquis la preuve, ni dirigé comme homme d’État une administration sans en avoir acquis la science ; qu’il connaissait à fond les intérêts de son pays, et les mettait au-dessus de tout ; qu’il connaissait aussi les intérêts et les passions de l’Europe, science rare et difficile dont il a donné des preuves éclatantes dans la dernière période de sa vie ; qu’il était de son temps sans aveuglement, et de son parti sans servilité, à la fois homme de gouvernement et libéral : curieux de tout, des arts, de l’histoire, de l’histoire naturelle, de l’astronomie, de la philosophie, mais curieux en savant et en maître, non en homme du monde et en disciple respectueux des opinions d’autrui quand elles étaient sincères, inébranlable et en quelque sorte inexpugnable dans les siennes ; travailleur intrépide, esprit clairvoyant et ferme, orateur presque tout-puissant, diplomate consommé, ayant au plus haut degré les trois qualités du genre : la finesse, la politesse et l’obstination : un homme enfin, — un homme tel qu’il nous en fallait un pour nous sauver de nos ennemis et peut-être pour nous sauver de nous-mêmes.

C’est lui qui a dit cette grande parole : « La République sera conservatrice, ou elle ne sera pas. » Aucun gouvernement ne dure s’il n’est conservateur, c’est-à-dire protecteur. Les hommes s’assemblent et s’unissent pour jouir paisiblement de leurs droits ; ils aiment la loi et lui obéissent parce qu’elle les rassure en donnant à l’éternelle justice une expression et une sanction. C’est une question de savoir si, malgré les progrès de l’instruction et la dure leçon des dernières années, le despotisme d’un seul pourrait durer un peu de temps ; quant à la démagogie, nécessairement divisée contre elle-même, qu’elle ne compte plus sur un règne : elle ne peut avoir désormais que des journées, et elle n’en aurait que par nos fautes. Oui, la République sera conservatrice, ou elle ne sera pas. Le mot est profond ; il est d’un homme d’État, d’un historien, d’un philosophe. Souvenez-vous-en, vous qui avez, avec nous, fondé la République, vous qui l’aimez et qui donneriez votre sang pour elle. Souvenez-vous qu’il n’y a pas de gouvernement sans sécurité, ni de République sans liberté !