Réponse au discours de réception de Charles Leconte de Lisle

Le 31 mars 1887

Alexandre DUMAS fils

Réponse de M. Alexandre Dumas
au discours de M. Leconte de Lisle

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 31 mars 1887

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

Celui dont vous venez de faire l’éloge avec tant d’éloquence, de conviction et d’autorité, vous tenait en la plus haute estime, non seulement comme poète, mais comme traducteur. Lui qui lisait dans leur langue maternelle ses poètes favoris, depuis Homère jusqu’à Dante, depuis Juvénal jusqu’à Shakespeare, il ne reconnaissait qu’à vous le droit de les faire parler dans cette langue française, dont il possédait tous les secrets et toutes les magies. Il avait confiance en vous sur ce point, comme en lui-même, ce qui n’est pas peu dire, car il était respectueux de la pensée des rares esprits qu’il admirait, comme il entendait qu’on le fût de la sienne. La vive admiration qu’il professait si hautement, dont il a si souvent donné les raisons, pour ces esprits, l’absorbait, l’isolait, il faut bien le dire, à ce point qu’il vivait presque complètement en dehors de tout ce que l’on produisait autour de lui. Dans un livre qui le contient, autant qu’un livre peut contenir un pareil homme, dans William Shakespeare, il nomme ces grands esprits à plusieurs reprises : Homère, Eschyle, Job, Isaïe, Ézéchiel, Lucrèce, Juvénal, Phidias, Tacite, Jean de Pathmos, Paul de Damas, Dante, Michel-Ange, Rabelais, Cervantès, Shakespeare, Rembrandt, Beethoven. Le grand Pelasge, dit-il, c’est Homère ; le grand Hellène, c’est Eschyle ; le grand Hébreu, c’est Isaïe ; le grand Romain c’est Juvénal ; le grand Italien, c’est Dante ; le grand Anglais c’est Shakespeare ; le grand Allemand, c’est Beethoven. Il n’y a pas, il n’y avait pas encore selon lui, de grand Français, quand il faisait ce dénombrement. Il laissait à l’avenir le soin de le trouver. Ces hommes constituaient pour Victor Hugo la cime de l’esprit humain. « Cette cime est l’idéal, dit-il, Dieu y descend, l’homme y monte. » Il ajoute :

« Ces génies sont outrés, ceci tient à la quantité d’infini qu’ils ont en eux. En effet, ils ne sont pas circonscrits. Ils contiennent del’ignoré. Tous les reproches qu’on leur adresse pourraient être faits à des sphinx. On reproche à Homère les carnages dont il remplit son antre, l’Iliade, à Eschyle, la monstruosité ; à Job, à Isaïe, à Ézéchiel, à Saint Paul, les doubles sens ; à Rabelais, la nudité obscène et l’ambiguïté venimeuse ; à Cervantès, le rire perfide ; à Shakespeare, la subtilité ; à Lucrèce, à Juvénal, à Tacite, l’obscurité ; à Jean de Pathmos et à Dante Alighieri, les ténèbres.

« Aucun de ces reproches ne peut être fait à d’autres esprits très grands, moins grands. Hésiode, Ésope, Sophocle, Euripide, Platon, Thucydide, Anacréon, Théocrite, Tite-Live, Salluste, Cicéron Térence, Virgile, Horace, Pétrarque, Tasse, Arioste, La Fontaine, Beaumarchais, Voltaire n’ont ni exagération, ni ténèbres, ni obscurité, ni monstruosité. Que leur manque-t-il donc ? Cela. Cela c’est l’inconnu. Cela c’est l’infini. Si Corneille avait « cela », il serait l’égal d’Eschyle. Si Milton avait « cela », il serait l’égal d’Homère. Si Molière avait « cela », il serait l’égal de Shakespeare. Avoir, par obéissance aux règles, tronqué et raccourci la vieille tragédie native, c’est le malheur de Corneille. Avoir, par tristesse puritaine, exclu de son œuvre la vaste nature, le grand Pan, c’est là le malheur de Milton. Avoir, par peur de Boileau, éteint bien vite le lumineux style de l’Étourdi, avoir, par crainte des prêtres, écrit trop peu de scènes comme le Pauvre de Don Juan, c’est là la lacune de Molière ! »

Dans le feu de l’argumentation, Victor Hugo oublie le lumineux style d’Amphitryon, de l’École des femmes ; des Femmes savantes et du Misanthrope que personne n’a égalé, sur la scène, et auquel personne n’applaudissait plus que Boileau, et les cinq actes de Tartufe où la crainte du prêtre ne se fait guère sentir.

Mais passons, il continue :

« Ne pas donner prise est une perfection négative. Il est beau d’être attaquable. Creusez en effet le sens de ces mots posés comme des masques sur les mystérieuses qualités des génies. Sous obscurité, subtilité et ténèbres, tous trouvez profondeur, sous exagération, imagination, sous monstruosité, grandeur. »

Il me semble, tandis que je lis ces affirmations, entendre, du second rang où le place le poète, Molière qui a ri de tant de choses consacrées et même sacrées, murmurer entre ses dents : « Vous êtes orfèvre, Monsieur Josse ! » en ajoutant aussitôt : « Mais quel admirable orfèvre vous êtes ! »

Lorsqu’un grand génie a pris, dès l’enfance, l’habitude de s’entretenir avec un cercle de génies antérieurs où Sophocle, Platon, Virgile, La Fontaine, Corneille et Molière n’occupent que le second plan, où Montaigne, Racine, Pascal, Bossuet, La Bruyère ne pénètrent pas, on comprend aisément que le jour où ce grand génie distingue dans la foule qui s’agite à ses pieds un poète et le marque au front du signe auquel on reconnaîtra dans l’avenir ceux de sa race et de sa famille, ce poète aura le droit d’être fier. Ce poète c’est vous, Monsieur.

Comment l’intimité intellectuelle, l’alliance esthétique se sont-elles établies entre vous et Victor Hugo ?

C’était sous l’empire, Victor Hugo était à Guernesey. Il se promenait sur la terrasse qu’il a immortalisée et qui était devenue un but de pèlerinage pour tous les jeunes poètes. Pas un nuage au ciel « formé d’un seul saphir », comme il aurait dit, pas une ride sur la mer dans laquelle, selon votre belle expression, que nous allons retrouver tout à l’heure, « le soleil tombe en nappes d’argent ». Alors un des jeunes hommes qui avaient l’honneur de se mouvoir dans l’ombre de l’exilé, s’écria tout à coup comme si les vers qu’il citait pouvaient seuls traduire l’impression causée par cette journée splendide :

Midi, roi des étés, épandu sur la plaine,
Tombe en nappes d’argent des hauteurs du ciel bleu.
Tout se tait. L’air flamboie et brûle sans haleine,
La terre est assoupie en sa robe de feu.

« Qu’est-ce que vous dites-là ? s’écria Victor Hugo, en entendant ces beaux vers qu’il ne se rappelait pas avoir faits.

— Ce sont des vers de Leconte de Lisle, répondit le jeune homme. » Votre nom était encore de ceux qui n’éveillaient pas de souvenir dans l’esprit du Maître. Il demanda à votre jeune confrère s’il savait le reste du morceau.

Le jeune homme le savait, comme bien d’autres le savent, même parmi les simples prosateurs, et, après avoir répété la première strophe, il continua ainsi :

L’étendue est immense et les champs n’ont point d’ombre ;
Et la source est tarie, où buvaient les troupeaux ;
La lointaine forêt, dont la lisière est sombre,
Dort, là bas, immobile en un pesant repos.

Seuls, les grands blés mûris, tels qu’une mer dorée,
Se déroulent au loin, dédaigneux du sommeil ;
Pacifiques enfants de la terre sacrée,
Ils épuisent sans peur la coupe du soleil.

Parfois, comme un soupir de leur âme brûlante,
Du sein des épis lourds qui murmurent entre eux,
Une ondulation majestueuse et lente
S’éveille, et va mourir à l’horizon poudreux.

Non loin, quelques bœufs blancs, couchés parmi les herbes,
Bavent avec lenteur sur leurs fanons épais,
Et suivent de leurs yeux languissants et superbes
Le songe intérieur qu’ils n’achèvent jamais.

Homme, si le cœur plein de joie ou d’amertume,
Tu passais, vers midi, dans les champs radieux,
Fuis ! La nature est vide et le soleil consume,
Rien n’est vivant ici, rien n’est triste ou joyeux ;

Mais si, désabusé des larmes et du rire,
Altéré de l’oubli de ce monde agité,
Tu veux, ne sachant plus pardonner ou maudire,
Goûter une suprême et morne volupté,

Viens ! Le soleil te parle en paroles sublimes !
Dans sa flamme implacable, absorbe-toi sans fin,
Et retourne à pas lents vers les cités infimes
Le cœur trempé sept fois dans le néant divin.

Quand on a écrit les Feuilles d’automne, les Chants du crépuscule, les Rayons et les Ombres, et qu’on entend tout à coup des vers comme ceux-là, on tressaille dans toutes ses fibres de poète, on reconnaît un frère, je ne dis pas un fils, car vous n’êtes né de personne, et l’on dit au passant qui vient de vous initier et qui est certainement parmi ceux qui nous écoutent aujourd’hui :

« En savez-vous d’autres ? »

Le jeune homme en savait beaucoup d’autres ; il laissa tomber goutte à goutte, comme des perles, dans l’azur, l’or et les diamants de cette éclatante journée, des fragments de Çunacépa, de la Vision de Brahma, de la Robe du Centaure, d’Hélène, de Kiron, d’Hypathie et Cyrille. Victor Hugo demanda au jeune homme comment et peut-être pourquoi il avait appris tant de vers de vous. Le jeune homme entra alors dans les détails de la vie de ce poète nouveau, indépendant, sauvage, et même un peu farouche, comme aurait dit Racine, vivant dans la solitude et le travail, absolu dans ses idées, tout à son œuvre, aimant la poésie pour elle-même, pour elle seule, pauvre, fier, honorable en tous points, aussi peu soucieux de la fortune que de la renommée, lesquelles, du reste, paraissaient décidées à respecter longtemps encore son incognito. Victor Hugo n’eut qu’à se rappeler son petit logement de la rue du Dragon, en 1820, pour se figurer le vôtre au boulevard des Invalides ; il n’eut qu’à se souvenir comment s’était fondée l’école romantique, dont il s’était bientôt fait proclamer le chef, pour comprendre qu’il se fondait dans ce Paris toujours en travail, mais où il n’était plus, une école nouvelle, avec un chef nouveau.

En effet, à l’époque même où, du haut de son rocher enveloppé d’éclairs, il jetait à travers l’espace, les pages des Châtiments, des Contemplations, de la première Légende des siècles qui prenaient leur vol, aigles, corbeaux et colombes, vers les quatre parties du monde, le soir, l’étoile des mages d’Orient guidait quelques bergers recueillis, dévots et convaincus vers l’autel mystérieux que vous aviez élevé à la Muse et dont je ne crois pas qu’aucun poète avant vous ait aussi complètement connu les ardeurs sacrées, enivrantes et pures. C’est que, tout en étant né Français, c’est que tout en vivant et en respirant au milieu de nous, comme chacun peut le voir aujourd’hui, par hasard, pour ainsi dire, ce n’était pas nous qui étions, intellectuellement, vos compatriotes et vos contemporains ; c’étaient les Grecs et les Indous. L’état civil et la présence réelle ne prouvent rien dans les affaires de l’esprit. Il y a l’influence des origines, des hérédités, des lieux et des milieux. Or, vous avez vu le jour en plein Océan indien, dans cette île enchantée de la Réunion, Afrique d’un côté, Asie de l’autre, qui doit apparaître à ceux qui passent au large comme un immense bouquet de fleurs, nées peut-être de celles que cueillait Proserpine quand Pluton s’est mis à la poursuivre et qu’elle a jetées dans les flots pour alléger sa fuite inutile. Vous êtes né le 22 octobre 1818, à Saint-Paul, d’un père Breton et d’une mère Gasconne ; et, qui le croirait ! quand on vous lit, petit neveu de Parny, le Scarron de la guerre des Dieux et le Tibulle d’Éléonore :

Enfin ma chère Éléonore
Tu l’as connu ce péché...

Rassurez-vous, je m’en tiendrai là de ces vers qui ont dû si souvent vous faire rougir comme poète, même comme neveu, et qui n’ont peut-être pas peu contribué à la sévérité de vos jugements sur les poètes de l’amour. Vous avez été élevé par un père, grand admirateur de Rousseau, qui a essayé sur vous les théories d’Émile avec la persévérance d’un Breton. La règle paternelle était quelquefois dure, la soumission pénible. Heureusement, la grande nature était là. Vous vous dédommagiez par de longues courses solitaires sous votre soleil tropical. C’est pendant ces courses que vous avez vu

À travers les massifs des pâles oliviers,
L’archer resplendissant darder ses belles flèches,
Qui, par endroits, plongeant au fond des sources fraîches,
Brisent leurs pointes d’or contre les durs graviers.

Et vous gravissiez la montagne, jusqu’à ce que vous eussiez atteint le point où se trouve

Un lieu sauvage au rêve hospitalier
Qui, dès le premier jour, n’a connu que peu d’hôtes ;
Le bruit n’y monte pas de la mer sur les côtes,
Ni la rumeur de l’homme ; on y peut oublier.

Parfois, hors des fourrés, les oreilles ouvertes,
L’œil au guet, le col droit et la rosée au flanc,
Un cabri voyageur, en quelques bonds alertes,
Vient boire aux cavités pleines de feuilles vertes,
Les quatre pieds posés sur un caillou tremblant.

Vous n’étiez pas seulement un marcheur infatigable, vous étiez un nageur intrépide, et après avoir été contempler l’aigle

Qui dort dans l’air glacé les ailes toutes grandes,

vous redescendiez défier dans l’immensité de la mer le requin si fréquent dans vos parages :

Il ne sait que la chair qu’on broie et qu’on dépèce,
Et, toujours absorbé dans son désir sanglant,
Au fond des masses d’eau lourdes d’une ombre épaisse,
Il laisse errer un œil terne, impassible et lent.

Ainsi se fortifiaient votre énergie et votre volonté.

Puis l’ange à l’épée flamboyante, l’ange injuste des nécessités matérielles vous a pour jamais chassé du paradis de votre enfance et de vos rêves. Mais si l’on n’emporte pas le sol de la patrie à la semelle de ses souliers, on en emporte l’âme dans le cœur de son âme, quand on est un poète comme vous, et c’était bien au soleil de l’extrême Orient que vos jeunes disciples venaient se réchauffer et s’éclairer.

N’est-ce pas Boudha qui reconnaissant, après de longues méditations solitaires, l’insuffisance de l’enseignement brahmanique, même celui d’Arata-Talama, le grand brahmane de Vaïçali, même celui de Roudraka, le grand prêtre de Radjagripa, se sépara de la tradition et s’éloigna en disant :

« Là n’est point la voie qui conduit à l’indifférence pour les objets du monde, qui conduit à l’affranchissement de la passion, qui conduit à la fin des vicissitudes de l’être, qui conduit à l’état de Çramana, qui conduit au Nirvana. »

Vous avez fait comme le grand rénovateur indou. Vous avez rompu avec bien des traditions anciennes, avec bien des gloires consacrées, et voici comment, dans la préface de la première édition de vos Poèmes antiques, vous avez posé les nouveaux dogmes :

« Depuis Homère, Eschyle et Sophocle, qui représentent la poésie dans sa vitalité, dans sa plénitude et dans son unité harmonique, la décadence et la barbarie ont envahi l’esprit humain. En fait d’art original le monde romain est au niveau des Daces et des Sarmates ; le cycle chrétien tout entier est barbare. Dante, Shakespeare et Milton n’ont que la force et la hauteur de leur génie individuel ; leur langue et leurs conceptions sont barbares. La Sculpture s’est arrêtée à Phidias et à Lysippe ; Michel-Ange n’a rien fécondé ; son œuvre, admirable en elle-même, a ouvert une voie désastreuse. Que reste-t-il donc des siècles écoulés depuis la Grèce ? Quelques individualités puissantes, quelques grandes œuvres sans lien et sans unité…

La poésie moderne, reflet confus de la personnalité fougueuse de Byron, de la religiosité factice et sensuelle de Chateaubriand, de la rêverie mystique d’Outre-Rhin et du réalisme des Lakistes, se trouble et se dissipe. Rien de moins vivant et de moins original en soi, sous l’appareil le plus spécieux. Un art de seconde main, hybride et incohérent, archaïsme de la veille, rien de plus. La patience publique s’est lassée de cette comédie bruyante jouée au profit d’une autolâtrie d’emprunt. Les maîtres se sont tus ou vont se taire, fatigués d’eux-mêmes, oubliés déjà, solitaires au milieu de leurs œuvres infructueuses. Les poètes nouveaux enfantés dans la vieillesse précoce d’une esthétique inféconde, doivent sentir la nécessité de retremper aux sources éternellement pures l’expression usée et affaiblie des sentiments généraux. Le thème personnel et ses variations trop répétées ont épuisé l’attention ; l’indifférence s’en est suivie à juste titre ; mais s’il est indispensable d’abandonner au plus vite cette voie étroite et banale, encore ne faut-il s’engager en un chemin plus difficile et dangereux que fortifié par l’étude et l’initiation. Ces épreuves expiatoires une fois subies, la langue poétique une fois assainie, les spéculations de l’esprit, les émotions de l’âme perdront-elles de leur vérité et de leur énergie quand elles disposeront de formes plus nettes et plus précises ? Rien certes n’aura été délaissé ni oublié ; le fonds pensant et l’art auront recouvré la sève et la vigueur, l’harmonie et l’unité perdues. Et plus tard quand ces intelligences profondément agitées se seront apaisées, quand la méditation des principes négligés et la régénération des formes auront purifié l’esprit et la lettre, dans un siècle ou deux, si toutefois l’élaboration des temps nouveaux n’implique pas une gestation plus haute, peut-être la poésie redeviendra-t-elle le verbe inspiré et immédiat de l’âme humaine ?... »

Tels sont les passages les plus saillants de cette préface claire comme le cristal et tranchante comme l’acier.

Une telle profession de foi n’était pas seulement le coup de clairon qui sonne l’assaut de l’avenir, c’était le coup de cloche qui sonne le glas du passé et surtout du présent. C’était une révolution radicale devant entraîner de bien autres conséquences que celle de 1830. Il ne s’agissait de rien moins en effet que de répudier toute l’esthétique moderne, de revenir sur le mouvement classique et romantique, et de restituer aux poètes la direction de l’âme humaine. Après avoir eu connaissance de vos vers, Victor Hugo a-t-il eu connaissance de cette préface ? Je le crois. Aussi a-t-il voulu vous connaître et vous séduire. Se faire un apôtre d’un adversaire, c’est régal de Dieu. Sachant que vous ne viendriez pas à lui le premier, il est allé à vous. Il vous a envoyé un de ses livres, avec ces deux seuls mots tout caressants d’égalité : Jungamus dextras, et sa grande signature royale. N’était-il pas celui qui avait dit :

« Maintenant je sais l’art d’apprivoiser les âmes. »

Vous êtes venu ! Vous avez vu ! Vous avez été vaincu ! À partir de ce moment, vous avez senti que vous ne pouviez plus résister à cet enchanteur, et vous êtes resté un des fidèles de la maison, un des fervents du maître. Vous avez bien fait. Pour quiconque est un peu poète Victor Hugo est irrésistible. Je viens de le relire, depuis les Odes et Ballades jusqu’à la Fin de Satan et jusqu’au Théâtre en liberté. J’ai retrouvé partout les éblouissements qu’il m’avait causés dans ma jeunesse. Car ceux de notre âge sont tous nourris de son lait, de son miel, de sa chair. À la seule évocation de son nom, les vers s’allument dans notre mémoire et s’élancent jusqu’au ciel en gerbes de feu de toutes les couleurs. Je comprends que Chateaubriand l’ait appelé enfant sublime. On dit maintenant que le mot n’est pas vrai. Tant pis pour Chateaubriand. On dit aussi que le poète ne descend pas, comme il l’a prétendu, des Hugo, qui furent capitaines dans les troupes de René II, duc de Lorraine. Tant pis pour les capitaines du duc René II. Ce qui est certain, c’est qu’il fait partie désormais de l’air que nous respirons ; il a passé dans le sang de la France. S’il n’appartient plus à la Lorraine par ses aïeux, il tient, par son génie, au sol de la patrie intellectuelle, de l’éternelle patrie française que nul ne peut envahir ni morceler.

Maintenant, si l’on rapproche votre préface du discours que nous venons d’entendre, il sera facile de constater que, tout en exceptant Victor Hugo, vos idées générales ne sont pas modifiées. Cette exception n’est pas une simple courtoisie académique, puisque, dans l’oraison funèbre que vous avez prononcée, le jour des funérailles, vous avez appelé le mort « l’éternelle lumière qui nous guidera éternellement vers l’éternelle beauté », qu’aujourd’hui vous déclarez son œuvre unique entre toutes, en ce qui la caractérise. Par cette toute petite restriction vous pouvez vous maintenir dans vos théories premières et, dans votre aspiration finale : la direction, plus ou moins éloignée dans l’avenir, de l’âme humaine par les poètes régénérés. Je crains que vous ne fassiez là, Monsieur, un rêve irréalisable, qui doit tenir à vos origines orientales et à vos idées personnelles en matière religieuse.

Cette éducation par les poètes pouvait peut-être se justifier quand les rapports du ciel et de la terre étaient dans d’autres conditions qu’aujourd’hui, quand les Dieux quittaient à chaque instant l’Olympe pour avoir commerce avec les hommes et quelquefois avec les femmes ; quand Athénée, fille de Zeus tempétueux, saisissait le Péleion, visible pour lui seul, et lui parlait au milieu des batailles, quand Diane se tenait à la disposition d’Endymion et que Junon, Minerve et Vénus acceptaient, dans une question purement plastique, d’ailleurs, l’arbitrage d’un simple berger, qui en devenait audacieux jusqu’à susciter les catastrophes qu’Homère a si bien chantées et que vous avez si bien traduites. La morale que les poètes initiés à ces mystères divins pouvaient enseigner aux hommes était assez faite d’imagination et d’opportunité, pour que les poèmes lyriques et dramatiques y fussent suffisants. Mais depuis Valmiki et Homère, un fait extraordinaire et imprévu, quoique prédit, a eu lieu. Au milieu des poèmes orphiques et védiques, tout à coup on a vu tomber, du ciel, dit-on, un petit livre, un tout petit livre, dont le contenu ne remplirait pas un chant de l’Iliade ou du Ramayana ; et ce petit livre racontait aux hommes la plus merveilleuse histoire qu’ils eussent jamais entendue, et leur proposait la morale la plus pure, la plus intelligible, la plus consolante et la plus profitable qui eût jamais été proclamée sur la terre. L’humanité se sentit tout à coup une âme nouvelle à la voix de certains rapsodes venus du petit pays de Judée, récitant et propageant, par le monde, leur poème qu’ils déclaraient divin, avec tant de conviction et d’enthousiasme, qu’ils se laissaient mettre en croix ou livrer aux bêtes plutôt que d’en désavouer un mot. Les poèmes religieux de l’antiquité s’effacèrent alors sinon de la mémoire, du moins de la conscience des hommes, comme au premier rayon du soleil s’éteignent les étoiles qui ne sont lumière que pour la nuit.

Ce que la Cène vit et ce qu’elle entendit
Est écrit dans le livre où pas un mot ne change
Par les quatre hommes purs près de qui l’on voit l’ange
Le lion et le bœuf, et l’aigle et le ciel bleu.
Cette histoire par eux semble ajoutée à Dieu,
Comme s’ils écrivaient en marge de l’abîme ;
Tout leur livre ressemble au rayon d’une cime ;
Chaque page y frémit sous le frisson sacré ;
Et c’est pourquoi la terre a dit : Je le lirai.
Les peuples qui n’ont pas ce livre le mendient ;
Et vingt siècles penchés dans l’ombre l’étudient.

Voilà ce que Victor Hugo dit de ce petit livre dans la Fin de Satan, qui est la conclusion philosophique de la Légende des Siècles.

À partir de ce fait, l’humanité a passé de l’idolâtrie du Beau à la religion du Bien. L’âme a ses besoins comme le corps et l’esprit. L’art qui, selon vous, doit être son propre but à lui-même, n’en crut pas moins devoir se mettre pieusement au service de la révélation affirmée divine. Dieu eut, comme les Dieux, ses Phidias et ses Lysippe, ses Apelle et ses Zeuxis dans les Donatello et les Michel-Ange, dans les Léonard et les Raphaël, et la musique naquit, comme pour réunir en une seule toutes les voix de la création à la louange du Créateur récemment dévoilé ; enfin la poésie elle-même, abdiquant sa souveraineté directe sur les esprits, se fit la vassale et mena le Chœur de la bonne nouvelle.

Sous le souffle du Dieu de Moïse et de jésus, elle inspira la Divine Comédie à Dante, la Messiade à Klopstock, Polyeucte à Corneille, Athalie à Racine, le Paradis perdu à Milton, Faust à Goethe, si bien que lorsque vous êtes venu en France, tout pénétré des poésies orientale et grecque, aux sources desquelles vous vouliez nous ramener, vous vous êtes trouvé en face de poètes chrétiens, dernier reflet de ce que vous appelez la religiosité factice et sensuelle de Chateaubriand.

Lamartine, Hugo, Musset étaient chez nous les chantres de cette poésie spiritualiste. Lamartine disait :

O Père qu’adore mon père,
Toi qu’on ne nomme qu’à genoux ;
Toi dont le nom terrible et doux
Fait courber le front de ma mère ;

On dit que ce brillant soleil
N’est qu’un jouet de ta puissance,
Que sous tes pieds, il se balance
Comme une lampe de vermeil.

On dit que c’est toi qui fais naître
Les petits oiseaux dans les champs
Et qui donne aux petits enfants
Une âme aussi pour te connaître.

Et pour obtenir chaque don
Que chaque jour tu fais éclore
À midi, le soir, à l’aurore,
Que faut-il ? Prononcer ton nom.

Mets dans mon âme la justice,
Sur mes lèvres la vérité ;
Qu’avec crainte et docilité
Ta parole en mon cœur mûrisse,

Et que ma voix s’élève à toi
Comme cette douce fumée
Que balance l’urne embaumée
Dans la main d’enfants, comme moi.

— Victor Hugo disait à sa fille : « Ma fille va prier » et, lorsque, quinze ans après, la mort lui prenait cette fille, il s’écriait :

Maintenant ! Oh ! mon Dieu, que j’ai ce calme sombre
De pouvoir désormais
Voir de mes yeux la pierre où je sais que dans l’ombre
Elle dort pour jamais,

Maintenant, qu’attendri par ces divins spectacles,
Plaines, forêts, rochers, vallons, fleuve argenté ;
Voyant ma petitesse et voyant vos miracles,
Je reprends ma raison devant l’immensité ;

Je viens à vous, Seigneur. Père auquel il faut croire ;
Je vous porte apaisé
Les morceaux de ce cœur tout plein de votre gloire
Que vous avez brisé ;

Je viens à vous, Seigneur, confessant que vous êtes
Bon, clément, indulgent et doux, ô Dieu vivant !
Je conviens que vous seul savez ce que vous faites
Et que l’homme n’est rien qu’un jonc qui tremble au vent.

Je dis que le tombeau qui sur le corps se ferme
Ouvre le firmament,
Et que ce qu’ici-bas nous prenons pour le terme
Est le commencement.

Je conviens à genoux que vous seul, Père Auguste,
Possédez l’Infini, le réel, l’absolu ;
Je conviens qu’il est bon, je conviens qu’il est juste
Que mon cœur ait saigné puisque Dieu l’a voulu.

Enfin Musset, à qui quelques-uns, qui ne l’ont peut-être pas assez lu, reprochent de n’avoir chanté toute sa vie que la chanson de Chérubin à sa marraine, qu’il chantait fort bien d’ailleurs, enfin Musset qui avait dit :

Celui qui ne sait pas, quand la brise étouffée
Soupire au fond des bois son tendre et long chagrin,
Sortir seul, au hasard, chantant quelque refrain,
Plus fier qu’Ophélia de romarin coiffée,
Plus étourdi qu’un page amoureux d’une fée,
Sur son chapeau cassé jouant du tambourin,

Celui qui ne sait pas, durant les nuits brûlantes,
Qui font pâlir d’amour l’étoile de Vénus,
Se lever en sursaut, sans raison, les pieds nus,
Marcher, prier, pleurer des larmes ruisselantes,
Le cœur plein de pitié pour des maux inconnus,

Que celui-là rature et barbouille à son aise ;
Il peut tant qu’il voudra rimer à tours de bras,
Ravauder l’oripeau qu’on appelle antithèse,
Et s’en aller ainsi jusqu’au Père Lachaise,
Tramant à ses talons tous les sots d’ici-bas ;
Grand homme si l’on veut, mais poète non pas.

Celui qui, à vingt-deux ans, faisait cette belle invocation à l’amour – et à l’esthétique, six ans après, quand l’amour l’avait blessé, cherchant où se reprendre, s’écriait, après avoir répondu, sans réplique possible, à toutes les philosophies passées, présentes et futures :

Ah ! Pauvres insensés, misérables cervelles,
Qui de tant de façons avez tout expliqué,
Pour aller jusqu’aux cieux il vous fallait des ailes,
Vous aviez le désir, la foi vous a manque.
Je vous plains ; votre orgueil part d’une âme blessée,
Vous sentiez les tourments dont mon cœur est rempli,
Et vous la connaissiez cette amère pensée
Qui fait frissonner l’homme en voyant l’infini.
Eh bien, prions ensemble, abjurons la misère
De vos calculs d’enfants, de tant de vains travaux ;
Maintenant que vos corps sont réduits en poussière,
J’irai m’agenouiller, pour vous, sur vos tombeaux.
Venez, rhéteurs païens, maîtres de la science,
Chrétiens des temps passés et rêveurs d’aujourd’hui ;
Croyez-moi, la prière est un cri d’espérance !
Pour que Dieu nous réponde, adressons-nous à lui.
Il est juste, il est bon ! sans doute il vous pardonne.
Tous vous avez souffert ; le reste est oublié !
Si le ciel est désert nous n’offensons personne,
Si quelqu’un nous entend qu’il nous prenne en pitié.

Vive Dieu ! c’est le cas de le dire, voilà de beaux vers, Monsieur, et je n’en sais pas de plus beaux dans notre langue, bien que j’en sache beaucoup. Si vous mettez à côté des trois pièces que je viens de citer le Lac de Lamartine, la Tristesse d’Olympio de Victor Hugo, le Souvenir ou une des Nuits, celle que vous voudrez de Musset, vous aurez avec les chœurs d’Athalie, d’Esther et de Polyeucte, avec l’admirable traduction en vers de l’Imitation par Corneille, vous aurez à peu près le dernier mot de notre poésie d’amour terrestre et divin. C’est cela que vous venez combattre ; c’est cela que vous voulez renverser. Tentative comme une autre. Tout est permis quand la sincérité fait le fond, d’autant plus que ce que vous avez conseillé aux poètes nouveaux de faire, vous l’avez commencé vous-même, résolûment, patiemment. Vous avez immolé en vous l’émotion personnelle, vaincu la passion, anéanti la sensation, étouffé le sentiment. Vous avez voulu, dans votre œuvre, que tout ce qui est de l’humain vous restât étranger. Impassible, brillant et inaltérable comme l’antique miroir d’argent poli, vous avez vu passer et vous avez reflété tels quels, les mondes, les faits, les âges, les choses extérieures. Les tentations ne vous ont pas manqué cependant, si j’en crois le cri que vous avez laissé échapper dans la Vipère. C’est le seul. Vous ne voulez pas que le poète nous entretienne des choses de l’âme, trop intimes et trop vulgaires. Plus d’émotion, plus d’idéal ; plus de sentiment, plus de foi ; plus de battements de cœur, plus de larmes. Vous faites le ciel désert et la terre muette. Vous voulez rendre la vie à la poésie, et vous lui retirez ce qui est la vie même de l’Univers, l’amour, l’éternel amour. La nature matérielle, la science, la philosophie vous suffisent.

Certes le firmament, le soleil, la lune, les étoiles, les océans, les forêts, les divinités, les monstres, les animaux sont intéressants ; mais moi aussi je suis intéressant, moi, l’homme. Mon moi qui vit, qui aime, qui pense, qui souffre, qui espère au point de croire à ce que rien ne lui prouve, ce moi, guenille je veux bien, mais guenille qui m’est chère, ce moi a autant de droits que le reste de l’Univers à l’expression de son amour, de sa douleur, de son espérance, de sa foi, de son rêve. Si je pardonne aux poètes, si je leur demande même de me parler d’eux, c’est qu’en me parlant d’eux, s’ils en parlent bien, ils me parlent de moi. Discussions, raisonnements, théories, esthétique, rien n’y fait ; rien n’y fera. Nous ne sommes qu’à ce qui nous émeut. L’âme humaine ressemble à l’Agnès de Molière. À tous les arguments d’école, elle répond ce que l’innocente pupille d’Arnolphe répond à son vieux tuteur quand il veut se faire aimer d’elle :

Tenez, tous vos discours ne me troublent point l’âme ;
Horace, avec deux mots, en ferait plus que vous.

Ces deux mots que l’humanité, comme Agnès, veut toujours entendre, qui doivent l’entraîner et la convaincre, sont justement ceux que vous excluez de la poésie. Et quelle compensation lui offrez-vous en échange ? Après cinquante ans d’érudition, de méditation, d’initiation aux traditions de tous les temps, quelle est la philosophie de votre trilogie colorée, puissante des Poèmes antiques, des Poèmes barbares, des Poèmes tragiques ? Ce sont ces deux grandes imprécations de Caïn et de Baghavat dont la conclusion est le néant du monde et dont l’idéal est la mort.

J’ai goûté peu de joie et j’ai l’âme assouvie,
Des jours nouveaux non moins que des siècles anciens ;
Dans le sable stérile où dorment tous les miens,
Que ne puis-je finir le songe de ma vie.

Ah ! dans vos lits profonds quand je pourrai descendre,
Comme un forçat vieilli qui voit tomber ses fers,
Que j’aimerai sentir, libre des maux soufferts,
Ce qui fut moi, rentrer dans la commune cendre ;

Et toi, divine mort, où tout rentre et s’efface,
Accueille tes enfants dans ton sein étoilé ;
Affranchis-nous du temps, du nombre et de l’espace,
Et rends-nous le repos que la vie a troublé.

Voilà ce que vous nous rapportez pour nous régénérer après les trois mille ans de barbarie intellectuelle que nous avons traversés, selon vous, depuis Homère, Eschyle et Sophocle. Voilà l’éducation que les adeptes de la poésie telle que vous la concevez donneraient aux générations nouvelles en reprenant la direction des âmes : le vide de l’être, la soif de la mort. C’est la conclusion de l’Ecclésiaste, il y a plus de deux mille ans, et de Schopenhauer ces jours-ci. Êtes-vous sûr de ne pas retomber, sans vous en apercevoir, dans les révoltes et les blasphèmes de Lara, dans les tristesses de René, dans les mélancolies d’Obermann ? Heureusement, faut-il vous dire toute ma pensée ? Je ne crois pas au véritable désir de mourir chez ceux qui, l’ayant exprimé, surtout en d’aussi beaux vers que ceux que je viens de citer, continuent à vivre. Toute cette désespérance ne me semble plus alors que littéraire. De toutes les choses que l’homme peut souhaiter, la richesse, la santé, l’amour, la renommée, la mort, la mort est justement la seule qu’il soit en son pouvoir de se procurer tout de suite, sans l’appui des dieux, sans le secours des hommes. Eh bien, c’est justement la seule qu’il ne se procure presque jamais. La mort a du bon ; mais l’homme lui préférera toujours la vie, pour commencer. À ce point que l’espérance que nous avons d’être éternels dans un autre monde n’est peut-être faite, pour beaucoup, que du désespoir de ne pas l’être dans celui-ci. Toutes nos doléances, à ce sujet, aboutissent finalement à la fable de la Mort et du Bûcheron, du bonhomme la Fontaine, philosophe pour enfants, qui a fait dire aux bêtes tant de choses raisonnables, à qui nos mères nous mènent de force quand nous sommes petits, à qui nous revenons tout seuls quand nous sommes vieux, dont la philosophie est peut-être la seule qui soit à la mesure de l’homme et à laquelle il me semble que vous commencez vous-même à faire retour. Et la preuve, c’est que nous vous voyons là, vivant, bien virant, grâce à Dieu, et même immortel, immortel comme nous le sommes tous ici ; je ne vous garantis pas davantage. Durant cette immortalité mutuelle, nous nous efforcerons de vous faire aimer la vie, pour que vous puissiez écrire longtemps encore de beaux vers sur la mort. Et vous verrez que cette vie a quelques bons moments, comme celui-ci par exemple, où j’éprouve une véritable joie, je vous assure, à honorer publiquement, tout en le contredisant un peu, un homme d’un grand talent et d’un beau caractère.

Quand j’ai su que je devais avoir l’honneur de vous répondre, Monsieur, j’ai attendu avec impatience, la communication de votre discours. Il me semblait devoir être pour vous l’occasion d’un manifeste définitif, d’une étude qui ne pouvait manquer d’être intéressante, quelles que fussent vos conclusions, sur l’état de la poésie en France, depuis 1820. Cette étude, vous n’avez pas cru devoir la faire. Pas un mot de Lamartine ni de Musset. Moi seul et tous ceux qui nous écoutent, nous sommes souvenus d’eux. Du reste, je dois vous prévenir tout de suite, pour vous éviter tout malentendu inutile dans vos futurs entretiens avec vos nouveaux confrères, qu’à l’Académie, nous continuons à admirer passionnément l’un et à aimer follement l’autre. Souvenirs, habitudes de jeunesse sans doute ! Vous n’avez fait qu’une seule allusion au Moïse d’Alfred de Vigny et à une de ses pensées. Voilà tout ce que vous accordez à l’école romantique ; c’est peu. J’aurais voulu aussi vous voir entrer dans quelques détails sur les procédés de l’école nouvelle de versification dont Victor Hugo a été et reste le chef, dont vous êtes le continuateur le plus autorisé, encore plus sévère que lui, sur ces questions de césure, de rejets, d’enjambements, de rimes riches ou pauvres, avec ou sans consonne d’appui, enfin sur toutes ces questions de technique et de prosodie qui font tant de bruit sur le nouveau Parnasse. Vous auriez pu nous dire où nous en sommes avec notre vieux Boileau, s’il a toujours raison pour vous comme pour moi, par exemple, qui, en matière de versification, reste convaincu qu’on peut tout dire dans la forme dont Malherbe, Régnier, Corneille, Racine, Molière, se sont contentés. J’aime, je l’avoue, les vers qui s’en vont deux à deux, comme les bœufs ou les amoureux, et je m’imagine que les vers appelés à se fixer dans la mémoire des hommes, sont ceux qui sont construits de cette sorte, et qui enferment une belle idée ou une belle image dans une forme que Boileau eût approuvée.

Victor Hugo ne s’est que bien rarement écarté des règles traditionnelles, même dans la pièce intitulée Réponse à un acte d’accusation et où il prétend avoir bouleversé la langue. Il connaissait très bien sa langue ; il savait mieux que personne qu’on ne la bouleverse que comme on bouleverse la vieille terre du nouveau monde, pour y chercher de l’or. Il a été et il restera un classique si l’on entend ce mot comme nous l’entendons ici : auteur de premier rang devenu modèle dans une langue quelconque. Ce que la langue poétique lui doit, au point de vue de la facture, disons le mot, du métier, c’est la règle nouvelle qu’il a imposée à la rime, et dont non seulement aucun poète ne peut plus s’écarter, mais que quelques-uns exagèrent jusqu’au tour de force et au calembour. Ce qu’il a fait éclater au bout de ses vers de rimes inusitées jusque-là, sonores, étincelantes, c’est inouï. Comme il devait, il faut bien le dire, procéder plus par images que par idées, il avait besoin de rimes faisant image elles-mêmes. On peut être forcé de parler en prose ; on n’est jamais forcé de parler en vers. Si la rime ne nous apporte pas à la fin du vers, un étonnement délicat, une surprise ingénieuse, si elle ne nous emporte pas sur son aile, si elle ne nous éblouit pas de son rayon, ce n’est pas la peine de s’exprimer en lignes plus courtes que les autres. Ce n’est donc qu’en obéissant à de certaines lois rigides, dont le vulgaire ignore le secret tout en en subissant le charme, qu’on pourra se croire en droit de placer la poésie au-dessus de la prose, comme on accorde à la femme, dans les relations sociales, le droit de préséance sur l’homme, à cause de certains avantages extérieurs qui ne s’adressent pas toujours à la seule intelligence. Il y a, en présence d’une belle personne, une émotion de l’œil, un frisson particulier qui ne sont pas arguments irréfutables et qui ressemblent un peu à la sensation que la forme poétique cause tout d’abord par elle même. Les juges qui condamnent Socrate peuvent acquitter et même glorifier Phryné ; moins de dix ou quinze ans après, ce sera Socrate qui aura raison jusqu’à la fin des siècles. Ainsi souvent de la prose et de la poésie. Quand Pascal dit : « Le cœur a des raisons que la raison ne connais point », quand La Rochefoucauld dit : « L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu. » Quand saint Augustin dit : « Tout ce qui finit est court » ; je ne vois pas ce que la cadence du rythme et l’éclat de la rime pourraient ajouter à ces belles pensées, si concises, si claires, si vraies, qui se fixent à jamais dans ma mémoire comme les plus beaux vers, mais en fortifiant mon expérience et en satisfaisant ma raison. Ici la précision et la probité de la prose valent toutes les splendeurs du nombre. La vérité est que l’on a la mauvaise habitude de demander à la poésie plus d’éclat que de profondeur, plus de charme et de grâce que de solidité. On ne tient pas généralement à l’entière logique de ce que les poètes disent, pourvu que ce qu’ils disent soit touchant ou simplement musical. On suit ces esprits ailés partant tous les jours pour les nuages, quitte à en revenir seul, quand ils y restent trop longtemps.

C’est contre cette poésie purement vaporeuse que Victor Hugo est venu protester d’abord, avec Lamartine et Musset, ceux-ci moins soucieux de la forme peut-être parce qu’ils sont plus soucieux du fond. Enfin, vous venez, Monsieur, déclarant que la régénération de la poésie ne peut être opérée que par sa fusion avec la science. Avec une pareille esthétique, la forme devait être modifiée, pour ainsi dire, de fond en comble. Il fallait nécessairement que votre langue poétique eût avec l’harmonie, la couleur, et la souplesse de la langue de sentiment, la sûreté, la fermeté des termes scientifiques. C’était là le problème à résoudre ; vous l’avez résolu. Vous avez enfermé, quant au métier, les poètes à venir dans des lois rigoureuses dont ils ne pourront plus sortir sans s’évaporer dans le bleu ou se noyer dans le gris, et les élèves de Victor Hugo, après s’être égarés dans les mille chemins que le maître s’est frayés et que, seul, il pouvait parcourir jusqu’au bout, ne parviendront à faire œuvre qui dure que s’ils reviennent maintenant à votre école. C’est vous qui leur apprendrez à la fois l’habile et sage construction du vers, la mesure, la proportion et tous les scrupules d’un goût raffiné, le discernement dans le rejet et la césure irrégulière qui, selon moi, est toujours signe d’impuissance ou de prétention. Vous vous êtes permis quelquefois cette césure irrégulière ; prenez garde ; on vous en abusera. N’ayez pas ce reproche à vous faire, car nul ne possède, à un plus haut degré que vous, le sens de la beauté du mot par lui-même, sans l’assistance de la comparaison ; votre vers est plein, sans être jamais lourd, et le choix toujours heureux du rythme lui donne en même temps que la majesté, la grâce et la souplesse de ces belles filles grecques, nées, sans le savoir, pour inspirer des statues :

Pardonnez-moi, Monsieur, si je me permets de traiter une matière où vous êtes passé maître ; mais c’est votre faute. Vous m’avez laissé à dire trop de choses que vous auriez dites beaucoup mieux que moi, et mon discours va paraître, parait déjà trop long de tout ce que vous avez écarté du vôtre. Je ne compte, pour me faire absoudre, que sur mon incompétence. S’il faut tout dire, ce doit être cette incompétence même qui m’a valu, de la part de l’Académie, l’honneur de vous recevoir en son nom et de prendre ma part de ce que vous appelez si justement la redoutable tâche de parler de Victor Hugo. Elle y aura vu comme une garantie de plus de la bonne foi et de l’exactitude qu’elle exige. Et puis, elle s’est souvenue que, si je ne suis pas de la famille naturelle du grand écrivain, je suis un peu de sa famille volontaire, acquise. Il y a entre lui et moi quelque chose qui n’existe pour aucun de nos confrères. J’étais tout enfant quand je l’ai connu ; ses fils, plus jeunes que moi, l’un de deux ans, l’autre de quatre, étaient mes camarades ; ils venaient quelquefois passer leur dimanche chez moi, non sans que leur mère s’en inquiétât. Elle craignait pour eux la grande liberté dont j’ai joui, de trop bonne heure peut-être, mais qui m’a appris beaucoup de choses, bonnes à savoir, que je n’aurais peut-être pas sues sans cela, et qui ne sont pas toutes dans les livres. Ceux qui lisent savent beaucoup ; ceux qui regardent savent quelquefois davantage. Tel que vous me voyez, Monsieur, à vingt ans, je donnais déjà de bons conseils aux fils de Victor Hugo. J’ai toujours été sermonneur ; je commence seulement à l’être un peu moins ; je m’aperçois que cela ne sert à rien. De plus, l’auteur d’Hernani et l’auteur d’Henri III étaient restés amis, quoique confrères, et l’on retrouverait dans la biographie de l’un par un témoin oculaire de sa vie, et dans les mémoires de l’autre, des témoignages de cette bonne confraternité et de cette amitié sincère. Ils sont nés la même année ; ils ont connu les mêmes misères, ils ont arboré le même drapeau ; ils ont soutenu les mêmes luttes ; ils ont tenté la même révolution dramatique, l’auteur d’Henri III un peu plus tôt que l’auteur d’Hernani. Parmi mes livres précieux, j’ai un exemplaire de Marion de Lorme avec cette dédicace autographe : « À mon bon, loyal et vaillant ami Alexandre Dumas. » Ce sont les seuls titres de mon père que je veuille rappeler ici. Ils lui suffiront pour le moment. Le talent, c’est bien ; le caractère, c’est mieux. Pendant l’exil, celui qui était resté en France dédiait à l’exilé un de ses drames qui venait d’avoir un grand succès et l’exilé lui répondait par une pièce des Contemplations. Un jour que j’avais à annoncer au maître un événement heureux de ma vie, je lui écrivis et je mis sur l’enveloppe ces seuls mots : Victor Hugo, Océan. La lettre lui arriva tout droit, et il fut touché de cet hommage, de cette image en deux mots. Quand je me suis présenté aux suffrages de l’Académie, Victor Hugo, qui n’était pas revenu ici depuis son retour en France, y est revenu voter pour moi, pour le fils de son ancien ami, et ensuite obstinément pour vous, car il votait toujours pour vous, quel que fût le candidat. Enfin, d’autres, beaucoup d’autres, dans notre compagnie, auraient parlé de lui avec plus d’éloquence que moi, aucun ne l’aurait fait avec plus de respectueuse et tendre sincérité. C’était, je crois, ce que tout le monde voulait. Voilà, Monsieur, comment je me trouve en face de vous. Nous sommes réunis par l’admiration et par la reconnaissance. Ce sont les liens les plus forts et les plus doux pour des cœurs un peu élevés.

Il y a, dans Victor Hugo, trois hommes : le poète, le philosophe, le politique.

Le politique, je le laisserai tout de suite de côté. Hugo, mort, n’a plus rien à faire avec la politique, chez nous du moins. Nous le reprenons au nom des lettres, nous le gardons et nous ne le rendons pas. Cependant, il me faut répondre à une assertion de vous que je crois erronée. Vous dites quelque part, pour l’excuser sans doute : « Il s’est cru royaliste et catholique. » Il ne s’est pas cru royaliste et catholique ; il l’a bel et bien été et très sincèrement, comme il a bel et bien cessé d’être l’un et l’autre. Il l’a dit et répété maintes fois, en vers et en prose ; il n’y a donc pas à en douter. Du reste, nul n’a été, dans ses actes comme dans ses œuvres, plus sincère et plus convaincu que lui, toujours. Nous avons tous le droit de modifier les idées politiques et religieuses que la famille et la société ont imposées à notre enfance ignorante et soumise ; c’est affaire entre notre conscience et nous. Si le coup de tonnerre du chemin de Damas a raison pour saint Paul, si la parole de saint Ambroise a raison pour saint Augustin, qui prouvera tout de suite, quand nos idées se modifient, que ce n’est pas saint Ambroise que nous écoutons ou le ciel lui-même qui nous parle ? Ce que nous pouvons rechercher, parce que ce sera une étude psychologique de Victor Hugo propre à faire comprendre une partie de son œuvre littéraire, c’est pourquoi il a cessé d’être royaliste et catholique. À cet effet, il faut se placer à un certain point de vue ; il faut se demander pourquoi la nature avait créé cet homme à part ? Elle l’avait créé pour chanter, partout, sans entrave, quand même, tout ce qui peut être chanté. Il n’a pas été seulement un poète, il a été le poète, celui qu’un invisible Dieu possède, domine et torture ; il a été l’instrument sinon le plus mélodieux, du moins le plus sonore qui ait jamais vibré aux quatre vents de l’esprit. Quand on pense que, de seize à dix-huit ans, ce collégien faisait, entre deux devoirs, ces odes admirables de Moïse sur le Nil, des Vierges de Verdun, de la Vendée, de la Statue de Henri IV, de la mort du duc de Berry ; et qu’il a continué ainsi pendant près de soixante-dix ans, amoncelant poèmes sur poèmes, drames sur drames, romans sur romans, que tout ce qui est du passé, du présent, de l’avenir, de l’invisible, de l’infini et même de l’inconnu a traversé, en images incessantes, ce cerveau énorme, toujours en mouvement, toujours en ébullition, qu’il nous envoie encore sa pensée du fond de sa tombe lumineuse, quel droit aurions-nous de lui demander autre chose que ce qu’il avait reçu de Dieu mission de faire ici-bas ?

Cette mission l’a-t-il accomplie ? Voilà toute la question. Il l’a accomplie, évidemment. Quand il nous dit :

« Mon sillon le voici, ma gerbe la voilà »,

qu’avons-nous donc à répondre si ce n’est de le remercier d’avoir tracé ce sillon et de nous avoir donné cette gerbe ? Fait pour recevoir des impressions et pour rendre des chants, il a obéi à sa destinée, comme le fleuve qui coule, comme le vent qui souffle, comme le nuage qui passe, comme l’éclair qui luit, comme la mer qui gronde. Il est une force indomptable, un élément irréductible, une sorte d’Attila du monde intellectuel, allant dans tous les sens, à la conquête de ce qu’il voit et de ce qu’il veut, s’emparant de tout ce qui peut lui servir, brisant ou rejetant tout ce qui ne lui sert plus. C’est l’implacable génie qui n’a instinctivement souci que de soi-même. Il y a là une de ces fatalités originelles, par moment monstrueuses, dont quelques physiologistes se sont autorisés pour soutenir que le génie n’est qu’une forme resplendissante de la folie. Or, Victor Hugo, a le caractère essentiel, inéluctable de cette folie sublime que la science n’arrivera cependant pas à faire rentrer dans la pathologie : il a l’idée fixe. Cette idée fixe, c’est tout simplement, dès qu’il arrive à l’âge de raison, de devenir le plus grand poète de son pays et de son temps, et, à mesure qu’il avance dans la vie, d’être le plus grand homme de tous les pays et de tous les temps. C’est de ce point de vue qu’il faut le considérer, à mon avis, si l’on veut s’expliquer ce qui ne parait pas tout de suite explicable. À quinze ans, il monte dans sa tête, et il n’en redescend plus jusqu’à sa mort. C’est pour cela qu’il verra toujours les choses de si haut. L’unité qui ne sera pas dans ses actes ni dans son œuvre, sera dans sa volonté qui est de fer, et qu’il tendra vers le but où il marche. Ce but il ne le quittera pas des yeux une seconde. Il écarte tout ce qui pourrait retarder sa marche, même ce qui est le plus naturel, le plus séduisant, ce qui passe pour être le premier idéal de tous les hommes et la première inspiration de tous les poètes : l’amour. Dans les deux volumes des Odes et ballades, on ne le surprend pas une seule fois ni avec la Camille de Chénier, ni avec la Mimi Pinson de Musset, ni avec la Lisette de Béranger, ni même avec l’Elvire, peut-être imaginaire, de Lamartine. Il a le respect de son cœur et la domination de ses sens. Il se réserve pour l’épithalame, car celle qu’il épouse, celle pour laquelle il dira plus tard : « Manibus date lilia plenis » est non seulement la première qu’il aime, mais la seule qu’il ait regardée. Plus tard, quand il chantera l’amour comme il chantera tout ce qui est de la nature, on ne pourra pas citer, dans toute son œuvre lyrique et dramatique, un vers, un seul qui soit une véritable extase ou un véritable cri. Il ne se livre jamais. Le féminin qui remplira la vie de Musset et qui l’inspirera si magnifiquement, laisse Victor Hugo indifférent, du moins du côté de l’âme. Nombre de pièces où l’absence de date peut passer pour une confidence au lecteur, ne sonnent dans leur forme éclatante, que comme des pièces d’or jetées par une main qui ne compte pas dans l’aumônière d’une belle quêteuse. Le cœur n’y est pour rien. Ce Jupiter a fait quelquefois aux amours terrestres la concession de se changer en cygne ou en taureau, pour se rendre visible et compréhensible à des créatures mortelles, pour prouver sa grâce et sa force, pour se reposer au moment de ses travaux et de sa grandeur, mais il n’a aimé vraiment qu’une femme, la seule qui pût satisfaire ce mâle prodigieux : la Gloire ! À quinze ans il écrit sur son cahier de classe : Je serai Chateaubriand ou rien. À dix-neuf ans, dans la première ode de son premier recueil, le Poète dans les révolutions, il s’écrie :

Qu’un autre au céleste martyre
Préfère un repos sans honneur !
La gloire est le but où j’aspire.

Il a aimé la gloire jusqu’à croire que la popularité, cette gloire en gros sous, comme il dit dans Ruy, Blas pouvait y ajouter quelque chose, jusqu’à ne jamais pardonner à quiconque ne reconnaissait pas la sienne et se permettait de la discuter. Plus tard, il a aimé la Liberté, ardemment, pour lui, et pour les autres, ce qui est rare, parce qu’il a compris que la Liberté seule pouvait lui donner la gloire telle qu’il la voulait, et qu’un simple poète ne pouvait aspirer à être au-dessus de tous, que dans une société démocratique où les hiérarchies conventionnelles et les suprématies de naissance et de tradition n’existent plus. Comment voulez-vous qu’une pareille imagination et un pareil tempérament, faits de toutes les forces de la nature, se laissent éternellement emprisonner dans des combinaisons humaines et des conventions sociales qui font, qui sont là pour faire obstacle à l’expression de leur pensée et à la réalisation de leur rêve ? Il n’admettait donc pas qu’il pût être enfermé dans des formes de gouvernement et de culte où il n’eût pas le droit de tout dire et chance d’être ainsi le premier et même le seul. Il a répudié la Monarchie et le Catholicisme, parce que, dans ces deux formes sociale et religieuse de l’État, il aurait toujours eu inévitablement quelqu’un au-dessus de lui. Il eût accepté la monarchie s’il avait pu arriver à être roi : il eût persévéré dans le catholicisme, s’il avait pu arriver à être Pape, à réunir en lui le Pape et l’Empereur, ces deux moitiés de Dieu, comme il dit dans Hernani.

Suivons-le dans le développement logique de son idéal terrestre. À la fin de la préface de Marion de Lorme, il dit : « Pourquoi ne viendrait-il pas un poète qui serait à Shakespeare ce que Napoléon est à Charlemagne. » Il n’en est déjà plus à Chateaubriand dont la gloire commence à lui paraître bien pâle ; et le voilà qui tente l’ascension vers Shakespeare, en même temps qu’il établit un rapprochement entre ce Charlemagne qu’il vient de glorifier sur la scène et ce Napoléon qu’il a commencé par appeler Buonaparte et dont il avait dit, en des vers admirables :

Il fallut presque un Dieu pour consacrer cet homme ;
Le Prêtre monarque de Rome
Vint bénir son front menaçant ;
Car, sans doute, en secret, effrayé de lui-même,
Il voulait recevoir son sanglant diadème
Des mains d’où le pardon descend.

Les mers auront sa tombe, et l’oubli la devance.
En vain à Saint-Denis il fit poser d’avance
Un sépulcre de marbre et d’or étincelant.
Le sort n’a pas voulu que de royales ombres
Vissent, en revenant pleurer sous ces murs sombres,
Dormir dans leur tombeau son cadavre insolent.

Six ans après avoir écrit ces beaux vers, il écrira ceux-ci non moins beaux, bien qu’ils disent tout le contraire :

Dors, nous t’irons chercher ; ce jour viendra peut-être,
Car nous t’avons pour Dieu, sans t’avoir eu pour maître ;
Car notre œil s’est mouillé de ton destin fatal ;
Et, sous les trois couleurs, comme sous l’oriflamme,
Nous ne nous pendons pas à cette corde infâme
Qui t’arrache à ton piédestal.

Oh ! va, nous te ferons de belles funérailles
Peut-être quelque jour nous aurons nos batailles !
Nous en ombragerons ton cercueil respecté ;
Nous y convierons tout : Europe, Afrique, Asie,
Et nous t’amènerons la jeune Poésie
Chantant la jeune Liberté.

Qu’est devenu le cadavre insolent ? À partir de ce moment, la figure de Napoléon le hante, le trouble et l’inspire de plus en plus. Pourquoi ? Parce que Napoléon est l’incarnation de la plus grande gloire à laquelle un homme puisse prétendre. Il faut au poète une gloire pareille à celle de cet homme,

Qui, plus grand que César, plus grand même que Rome,
Absorbe dans son sort le sort du genre humain.

Il lui faut une gloire équivalente à celle-là, y compris le martyre si le martyre est nécessaire à la réalisation de cette gloire. Il a d’abord essayé d’effacer cette grande figure de Napoléon du souvenir de la France, mais, puisque ni lui ni personne ne saurait y parvenir, il chantera celui qu’il ne pourrait pas faire oublier. Ce sera son moyen de l’égaler, de le dépasser peut-être. Homère n’est-il pas maintenant plus grand qu’Achille ?

Alors les odes, à la glorification de Napoléon, se succèdent : odes à la colonne, à Napoléon II, où se trouve ce vers déjà trop oublié :

Oh ! n’exilons personne ! oh ! l’exil est impie !

Odes à l’Arc de triomphe, au retour des cendres de l’Empereur, et tant d’autres. Lui, toujours lui.

Enfin, quand il est exilé à son tour, qu’il choisit Guernesey qui sera son île d’Elbe d’où l’on revient ou son île de Sainte-Hélène où l’on meurt, mais où, quoi qu’il arrive, il aura été à part, seul, plus grand dans l’horizon, comme il veut toujours l’être, que tous ses compagnons d’exil, quand il sera dans cette île où, si l’on ne vient pas exprès pour le voir, on ne pourra plus jamais venir sans penser à lui, il écrit ce livre sur Shakespeare, où il fait le dénombrement des éternels grands hommes, et il dit :

« La diminution des hommes de guerre, de force et de proie, le grandissement indéfini et superbe des hommes de pensée et de paix ; la rentrée en scène des vrais colosses : c’est là un des plus grands faits de notre grande époque. Il n’y a pas de plus pathétique et de plus sublime spectacle ; l’humanité délivrée d’en haut, les puissants mis en fuite par les songeurs, le prophète anéantissant le héros, le balayage de la force par l’idée, le ciel nettoyé, une expulsion majestueuse. Les traqueurs des peuples, les traîneurs d’armées, Nemrod, Sennachérib, Cyrus, Rhamsès, Alexandre, César, Bonaparte, tous ces immenses hommes farouches s’effacent. »

Napoléon n’est plus, pour lui, que Bonaparte ; il n’aura été décidément qu’un sujet de poème. Voilà le poète, tout seul, entre la mer et le ciel, le voilà qui s’enivre d’ambition solitaire, qui se grise d’immortalité préventive, qui se croit le grand justicier du monde, le seul arbitre de la conscience humaine. Il n’est plus à Sainte-Hélène comme Napoléon ; il se voit, sur le Sinaï comme Moïse, sur la montagne, comme Jésus, à Pathmos, comme saint Jean ; il sait le mot de l’infini, il croit le savoir, il nous le dit :

« Le moi latent de l’infini patent, voilà Dieu. Dieu est l’invisible évident. Le monde dense c’est Dieu. Dieu dilaté c’est le monde. Nous qui parlons ici, nous ne croyons à rien hors de Dieu. Dieu se manifeste à nous au premier degré à travers la vie de l’univers, et au deuxième degré à travers la pensée de l’homme. La deuxième manifestation n’est pas moins sacrée que la première. La première s’appelle la nature, la deuxième s’appelle l’art. De là cette réalité : le poète est prêtre. Il y a ici-bas un pontife : c’est le génie. »

Il ne lui reste plus qu’à ajouter : « Le génie c’est moi. » Il ne le dit pas ; mais il commence fermement à croire que le monde le dira pour lui. Et le monde va commencer à le dire.

1870 arrive. Ses dernières convictions triomphent ; il a donc eu raison de les avoir ; il a donc été le vates antique. Le trône croule, l’autel s’ébranle, la papauté chancelle, le vieux monde social tremble. Le poète qui a fulminé comme Juvénal, qui a prophétisé comme Isaïe, rentre dans sa patrie avec ce chant héroïque :

Puisqu’en ce jour le sang ruisselle, les toits brûlent,
Jour sacré,
Puisque c’est le moment, où les lâches reculent
J’accourrai.
France, être sur ta claie à l’heure où l’on te traîne
Aux cheveux,
O ma mère, et porter un anneau de ta chaîne,
Je le veux.
J’accours, puisque sur toi la bombe et la mitraille
Ont craché,
Tu me regarderas debout sur la muraille,
Ou couché.
Et peut-être, en la terre où brille l’espérance,
Pur flambeau,
Pour prix de mon exil, tu m’accorderas, France,
Un tombeau.

La guerre finie, la paix faite, le poète devient l’idole de la foule. Il est écouté comme un oracle, acclamé comme un roi, fêté comme un saint. On l’appelle le Maître ; on l’appelle le Père. L’anniversaire de sa première pièce est célébré au théâtre, l’anniversaire de sa naissance est célébré dans la ville. On donne congé dans les collèges ; on accorde des grâces dans les prisons. Ceux qui admirent cet homme s’agenouillent ; ceux qui ne l’admirent pas se taisent. Il semble convenu qu’on ne le discutera plus, tant qu’il vivra. C’est notre gloire nationale ; il vit dans une acclamation incessante. Quand la mort le menace, la foule inquiète emplit sa rue. Des centaines, des milliers d’hommes et de femmes de ce peuple qu’il a exalté jusque dans ses erreurs passent la nuit devant sa porte ; le monde entier demande des nouvelles. Sa mort est un deuil public. On interrompt les affaires ; on suspend les études ; on jette un voile noir sur l’Arc de triomphe, ne pouvant le jeter sur toute la cité. Les « dragons chevelus » torches en mains, font la veillée du corps. L’immense murmure d’une population qui ne se couche pas remplace la prière de l’humble prêtre et berce l’âme du poète comme l’Océan a si souvent bercé son esprit et rythmé sa pensée. On écarte César pour lui dresser un autel ; on congédie une sainte pour lui élever un tombeau. Plus d’un millions d’hommes font cortège ou font la haie au petit char des pauvres, dernière antithèse du poète, suivi d’énormes chariots chargés de couronnes dont le nombre et le poids useront les marches du Panthéon.

Et, pendant ce temps, je me rappelle que sept personnes seulement, dont j’étais, sont parties de Paris pour accompagner jusqu’au cimetière de Saint-Point l’auteur de Jocelyn, des Méditations et de la Chute d’un Ange, et que trente-trois fidèles seulement, dont j’étais encore, ont suivi jusqu’au Père Lachaise l’auteur de Rolla, des Nuits et de l’Espoir en Dieu.

Victor Hugo était revenu de l’exil demander un tombeau à la France. La Patrie reconnaissante le lui a donné au Panthéon, cette fosse commune de la gloire, au milieu des ombres de Voltaire, de Jean-Jacques, de Mirabeau et de Marat, car leurs ombres seules habitent maintenant ces voûtes auxquelles les temps, qui ont leurs variations, eux aussi, ont repris leurs cendres. J’aimerais mieux voir l’auteur des Voix intérieures et des Contemplations dormir son dernier sommeil là où les hommes ne viennent pas le troubler de leurs querelles ou le souiller de leur ingratitude : sur un rocher comme Chateaubriand, sous un saule comme Musset, ou mieux encore près de sa fille comme Lamartine ; mais l’auteur de l’Art d’être grand pire qui mettait quelquefois de l’art où il n’en fallait plus, a oublié de dire, dans ce beau livre, qu’il voulait reposer auprès de ceux qui l’avaient aimé.

Jamais empereur romain n’a eu pareil triomphe pendant sa vie, jamais destructeur de peuples ou bienfaiteur des hommes n’a eu pareille apothéose après sa mort. Celui qui, a quinze ans, s’était juré d’être le plus grand poète de son temps et de son pays, a pu se dire qu’il l’a été ; celui qui, plus tard, a conçu l’espérance secrète d’être le plus grand homme de tous les pays et de tous les temps, a pu vivre ses dernières années et sa dernière nuit en croyant qu’il l’était. Tout a concouru, contribué, conspiré à le convaincre qu’il avait réalisé son espérance superbe. C’était l’important pour lui. Quand un dévot meurt convaincu qu’il aura la béatitude éternelle, c’est comme s’il l’avait véritablement. Il y a là une minute qui équivaut à l’éternité, qui la contient peut-être.

Maintenant, que va-t-il advenir de cette œuvre immense, touffue, troublante, disparate, splendide, faite des matériaux les plus durs, les plus brillants, les plus précieux, les plus fragiles ? Il en adviendra ce qu’il advient de toutes les œuvres de l’esprit humain. Le temps ne fera pas plus d’exception pour celle-là que pour les autres ; il respectera et affermira ce qui sera solide ; il réduira en poussière ce qui ne le sera pas. Tout ce qui est beau restera aussi beau que quoique ce soit ; tout ce qui est de pure sonorité s’évanouira dans l’air. Ce qui est fait par le bruit est fait pour le vent. Mais il ne m’appartient pas de préparer ici le travail de la postérité. Il n’y a d’ailleurs à l’influencer ni pour ni contre ; elle sait son métier de postérité ; elle a le sens mystérieux et implacable des conclusions infaillibles et définitives. J’entends dire que beaucoup de pierres tomberont de cet édifice énorme, que quelques-unes tremblent déjà parmi celles qu’on croyait le mieux fixées. C’est possible ; c’est vrai. Mais cet édifice qui tient du temple grec, de la pagode, de la mosquée, du château féodal, de la cathédrale gothique, du bazar d’Orient, du palais de la Renaissance, autour duquel sont venues se grouper des chaumières de paysans, des maisons d’ouvriers, des masures de pauvres, cet édifice est si grandiose, si pittoresque, si bizarre, il se découpe sur le ciel de l’art en masse si puissante : il a des cryptes si vastes où le vent fait des bruits si étranges ; il a des murailles si hautes, flanquées de tours si imposantes, des colonnes d’un marbre si pur, des arcades si nombreuses, d’un entrecroisement si imprévu, des frises d’une ciselure si fine, des flèches si légères, si dentelées où tant d’oiseaux font leurs nids ; le bourdon de son énorme beffroi qui sonne l’Angelus ou le tocsin, le glas de la mort ou le carillon de la fête, est fait d’un métal si noble, emplit les airs de palpitations si majestueuses, éveille des échos si puissants et si prolongés dans les vastes plaines et les immenses forêts qui l’entourent et qu’il domine des hauteurs où il s’élève, qu’on se dit, par moments, comme dans les contes du moyen âge, qu’il faut que Dieu ou le Diable ait mis la main à la besogne.

Attendons. C’est le poète lui-même qui l’a dit :

Voulez-vous qu’une tour, voulez-vous qu’une église
Soient de ces monuments dont l’âme idéalise
La forme et la hauteur ?
Attendez que de mousse elles soient revêtues,
Et laissez travailler à toutes les statues
Le Temps, ce grand sculpteur !

Si l’on me demandait ensuite, le Temps ayant fait ce qu’il a à faire, comment l’avenir appellera Victor Hugo, je répondrais qu’il l’appellera, selon moi, l’auteur de la Légende des Siècles, comme nous appelons Dante l’auteur de la Divine Comédie, comme nous appelons Balzac l’auteur de la Comédie humaine. Non pas que je réduise l’œuvre de Victor Hugo aux seuls poèmes qui portent cette dénomination particulière de Légende des Siècles, mais tout au contraire, parce que, dans ce titre générique, je rassemblerais et ferais rentrer toutes les œuvres du poète, poésie lyrique et épique, roman, théâtre, histoire, philosophie, vers et prose. À mon avis, à mon avis seulement, quoi qu’il fit, même à son insu, Victor Hugo ne sortait jamais de la légende. Ses personnages ne sont ni dans la réalité de la vie, ni dans la proportion de l’homme ; ils sont toujours au-dessus ou au delà de l’humanité, quelquefois au rebours, pour ne pas dire à l’envers. Cela tient sans doute à ce que la nature a pour lui des aspects qu’elle n’a pour aucun autre. Son œil grossit tout ; il voit les herbes hautes comme des arbres ; il voit des insectes grands comme des aigles. L’inanimé a une bouche, l’invisible, des yeux. Nous sommes pris entre les voix de l’un et les regards de l’autre. C’est une évocation continuelle, c’est une vibration incessante, c’est un orchestre sans fin de harpes, de clairons, de flûtes que le Maestro dirige du haut du Thabor, et auquel on dirait qu’il donne le la avec la trompette du jugement dernier. Il a nécessairement vu l’humanité dans les proportions de ce décor, dans le ton de cette symphonie, et il nous laisse des titans, des fantômes, des monstres, des ombres qui s’agitent, en silhouettes colossales, dans un monde à part, entre les contes de fées de Perrault et les visions d’Ézéchiel.

Quant à sa philosophie, elle est bien simple. À force de demander aux manifestations extérieures, aux rumeurs de l’océan, aux bruissements des forêts, aux ombres des cavernes, au rayonnement des astres, aux chansons des nids, au silence des pierres, l’explication du mystère divin que sa religion traditionnelle ne pouvait plus lui donner, il a entamé avec la nature entière un colloque qui n’a plus cessé. À qui va-t-elle parler et qui va nous parler d’elle maintenant qu’elle a perdu son grand interlocuteur ? Mais il s’est ainsi tellement identifié avec elle qu’il a fini par s’assimiler mentalement à son propre principe et par croire qu’il faisait partie de son éternité tangible.

Il ne se contente pas de la conception vague et abstraite de l’immortalité de l’âme ; il veut, après la mort, toutes les formes possibles à cette âme dégagée de la matière qui l’a contenue ici-bas, et il déclare devoir être encore dans ce qui est toujours, avec les sensations successives et progressives de l’être jusqu’à sa fusion totale en Dieu. Allez donc faire croire à un cerveau par lequel le ciel, la terre, les mondes, ont passé pendant soixante-dix ans, qu’il n’est pas contenu dans l’éternité des choses et que toutes choses ne sont pas contenues en lui ! Et, comme si l’antithèse devait suivre Victor Hugo jusque dans la mort, il trouve en vous, Monsieur, qui lui succédez, le système absolument contraire au sien ; et voilà que vous avez hâte de disparaître dans le grand Rien, tandis qu’il se trouvait si bien dans la vie où il attendait glorieusement le moment de s’en aller dans le grand Tout. Qui de vous deux a raison ? Il y aura longtemps que nous n’affirmerons plus rien ni les uns ni les autres que l’on en discutera encore en ce monde. Lui, sait déjà peut-être à quoi s’en tenir ? Pourquoi ne peut-il pas nous le dire dans sa langue merveilleuse, parfois un peu obscure quand elle n’était qu’humaine et qu’il voulait tout expliquer, mais qui resplendirait aujourd’hui de la lumière éternelle dans laquelle, selon ses convictions, il devait aller se fondre sans s’y dissoudre.

Au lieu de croire dans l’univers, comme vous, Monsieur, à une simple série de formes qui s’engendrent les unes les autres et s’évanouissent aussitôt que formées, disparaissant dans une sorte d’éternel tonneau des Danaïdes que l’éternelle Nature renouvelle éternellement pour l’éternelle mort, il croit que rien ne se perd, que tout s’accumule et se combine lentement, invisiblement, mais sûrement pour l’entente universelle, pour l’alliance finale du ciel et de la terre. À mesure qu’il avançait dans la vie, il se regardait comme ne faisant plus partie ni moralement, ni intellectuellement, ni physiquement même, de notre humanité courante ; il ne reconnaissait même plus la supériorité des éléments sur l’homme. Il se croyait de même source, de même essence, de même action. Ni les années, ni les saisons, ni le chaud, ni le froid, n’existaient pour lui, si bien que Zéphyr, jaloux, l’a traîtreusement frappé un soir de printemps, pendant qu’il se promenait dans son jardin, en compagnie d’un autre géant qui n’est pas loin de vous, Monsieur, à votre droite, et que le poète eût certainement chanté un jour comme il a chanté Eviradnus et Boos.

Quant à moi, après avoir passé, malgré d’autres travaux, plus de six mois dans l’intimité de cet esprit, qui n’a son pareil, en ce qui le caractérise, comme vous dites, dans aucun temps, dans aucun pays, dans aucune littérature, je me suis souvent demandé quelle place pourrait lui être faite dans la mémoire des hommes, qui répondît à peu près à ce qu’il représente sur la terre comme à ce qu’il a rêvé au-dessus, ambitionné au-delà, qui symbolisât pour ainsi dire, sur les hauteurs qu’il a atteintes, le rayonnement qu’il jette dans les nuées qui le voilent. Tout le temps que je le lisais, ou plutôt que je le relisais, que j’assistais à l’accroissement rapide et ininterrompu de ce génie étrange, mené, surmené quelquefois par une volonté sans repos et sans borne, il m’était impossible de perdre de vue la lumière de la petite lampe qu’on voyait briller, toutes les nuits, dans la mansarde de la rue du Dragon, à la fenêtre de l’enfant poète, pauvre, solitaire, infatigable, épris d’idéal, affamé de gloire, de cette petite lampe qui a été la confidente silencieuse et amicale de ses premiers travaux, et de ses premières espérances si miraculeusement réalisées. Et je me disais : La postérité devrait rallumer et fixer éternellement dans la nuit cette petite lumière éclairant cette vitre. Pourquoi le premier de nos savants français qui découvrira une étoile nouvelle, ne donnerait- il pas le nom d’Hugo à cette étoile ?