Réponse au discours de réception de Jean-Baptiste Dumas

Le 1 juin 1876

René TAILLANDIER, dit SAINT-RENÉ TAILLANDIER

Réponse de M. Saint-René-Taillandier
au discours de M. Jean-Baptiste Dumas

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 1er juin1876

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

C’est une heureuse fortune pour l’Académie française d’avoir pu donner à M. Guizot un successeur tel que vous ; il était le premier dans son ordre, vous êtes le premier dans le vôtre.

Pourquoi faut-il que cette fête de l’intelligence ne soit pas aussi complète que nous l’avions espéré ? À la place que j’occupe aujourd’hui, pourquoi faut-il que vous ne trouviez pas en face de vous celui de nos confrères que la compagnie semblait avoir choisi tout exprès pour cette occasion éclatante ? C’était M. Charles de Rémusat qui, en vous répondant, devait adresser à l’illustre mort l’hommage suprême de notre admiration et de nos regrets. Nul ne convenait mieux à une tâche si haute. Quel plaisir nous nous promettions de l’entendre ! Il avait été, selon les temps, le disciple, l’ami, le collaborateur, l’adversaire aussi courtois que décidé, le contradicteur aussi ferme que respectueux de M. Guizot. Il avait le droit de parler de lui en toute liberté. Il pouvait le juger, non pas d’égal à égal, mais comme un esprit de même ordre, de même vol, accoutumé à viser au même but, initié aux mêmes régions supérieures. La louange dans sa bouche aurait eu comme une saveur particulière, les réserves les plus discrètes auraient pris un dramatique intérêt. C’eût été bien mieux qu’une page d’histoire, c’eût été l’histoire même revivant sous nos yeux.

Pour moi, appelé ici par le simple hasard de nos traditions, chancelier de l’Académie au moment où M. de Rémusat en était le directeur, je ne recueille qu’en tremblant l’héritage d’un tel maître. Je n’étais pas comme lui sur le champ de bataille aux jours des grandes épreuves. Lorsque la monarchie de 1830 essaya de fonder un gouvernement libre, je n’étais pas comme lui dans l’ardente mêlée, à côté ou en face du puissant homme d’État, le soutenant ou le combattant tour à tour suivant les péripéties de l’action. Je n’ai vu ces choses que de loin, je n’ai connu M. Guizot qu’aux heures sereines de sa vieillesse ; je ne puis m’exprimer sur son compte avec la haute indépendance d’un Rémusat, compagnon fidèle ou loyal adversaire. J’en parlerai comme en parle la première postérité, la postérité immédiate, celle qui voit se dessiner, s’arranger, se combiner, sous une certaine lueur idéale, sous le chaud et bienfaisant rayon des meilleurs souvenirs, les physionomies que les luttes politiques avaient souvent défigurées.

Le trait qui frappe tout d’abord dans la vie de M. Guizot, vous l’avez bien saisi, Monsieur, c’est la grandeur. M. Guizot est un esprit de race haute et fière. En toute chose, il a le sentiment du grand. C’est là comme sa première nature, sa vocation originelle. Il semble qu’il ait toujours vécu dans l’atmosphère des idées supérieures. À quel moment précis ce pâle jeune homme si grave, si austère, a-t-il commencé à se préoccuper des questions vitales de notre siècle ? On ne saurait le dire. Dès qu’il prend la plume, dès qu’il monte en chaire, il est armé de tous ses principes. Déjà, il est facile de le voir, la crise du XVIIIe siècle et de la Révolution a provoqué son esprit. Interrogé par le sphinx, il a répondu sans peur. Le mot de l’énigme, il le connaît. Il démêle nettement le fort et le faible, le bien et le mal du XVIIIe siècle ; il sait que le XVIIIe siècle a bien fait d’aimer ardemment l’humanité, il sait que le XVIIIe siècle a mal fait de ne pas combattre ardemment les fautes de l’humanité. C’est par là que tant d’inspirations généreuses, tant de grands hommes, tant d’assemblées illustres ont conduit la France et le monde aux abîmes. Faut-il donc retourner en arrière ? Non, certes. Ce serait le néant. L’ancien régime est condamné à jamais par le juste jugement de l’histoire qui est le jugement de Dieu. Sans quitter le terrain de la société moderne, il y a là une œuvre à reprendre et à refaire. Nous savons à quels crimes et à quels désastres ont abouti les fautes du XVIIIe siècle, les fautes de la Révolution et de l’Empire ; répudions-les pour toujours. Nous savons ce qu’il y a eu de légitime et de nécessaire dans cette crise immense ; gardons ce qu’il faut garder, faisons durer ce qui a mérité de vivre. Et qu’est-ce donc qui a mérité de vivre ? Ce qui est conforme à l’ordre éternel.

Dans cette philosophie de l’histoire par laquelle débute M. Guizot et que toute sa vie développera, on découvre dès ce premier jour la vertu de l’inspiration chrétienne. Vous rappelez-vous comment il définit la civilisation ? La concordance de deux éléments, savoir l’activité sociale et l’activité individuelle, le progrès des conditions extérieures de la vie et le progrès de la vie intérieure de l’homme. Pourquoi la révolution chrétienne a-t-elle été un des grands leviers de la civilisation ? Parce qu’elle a changé l’homme intérieur. Pourquoi la révolution de 89 a-t-elle été aussi une des crises fécondes de la civilisation dans le monde entier ? Parce qu’elle a changé les conditions extérieures de l’existence humaine. L’une a régénéré l’homme intellectuel et moral, l’autre a régénéré la société.

Ici, dès ses premières études, M. Guizot se pose une question où se révèle le grand philosophe. Ces deux éléments, essentiels tous deux, ont-ils la même force, la même vertu d’efficacité ? Et, si leur valeur est inégale, quel est celui qui domine l’autre ? En un mot, est-ce le changement social, est-ce le changement de la personne qui a le rôle par excellence ? Question hardie, car, suivant la réponse qu’on y fera, on décidera en même temps si la société épuise et absorbe l’homme tout entier, ou bien si l’homme porte en lui quelque chose de supérieur à sa destinée terrestre. M. Guizot y répond par des paroles empruntées à l’un des plus beaux discours de Royer-Collard : « Les sociétés humaines naissent, vivent et meurent sur la terre ; là s’accomplissent leurs destinées..... Mais elles ne contiennent pas l’homme tout entier. Après qu’il s’est engagé à la société, il lui reste la plus noble partie de lui-même, ces hautes facultés par lesquelles il s’élève à Dieu, à une vie future, à des biens inconnus dans un monde invisible... Nous, personnes individuelles et identiques, nous avons une autre destinée que les États. » Ainsi s’exprime M. Royer-Collard dans son discours sur le projet de loi relatif au sacrilège, et ces paroles s’adaptent avec une précision merveilleuse à la question qu’a posée M. Guizot. En résumé, la réforme intérieure est bien autrement féconde que la réforme sociale, et le christianisme, même au point de vue des intérêts d’ici-bas, est infiniment supérieur à la Révolution. Or, comme le jeune philosophe affirme en même temps que ces deux forces agissent l’une sur l’autre, que la rénovation individuelle et la rénovation sociale sont étroitement liées, que le dehors se réforme par le dedans comme le dedans par le dehors, que ces deux éléments, fussent-ils séparés durant des siècles par des milliers d’obstacles, finissent toujours invinciblement par se rejoindre, il en résulte que l’Église chrétienne et la Révolution, loin de se maudire, doivent s’accorder et se prêter assistance.

Où est exposé ce système que je résume en quelques mots ? Dans la première leçon du cours sur la civilisation en Europe. Tel est le début de la philosophie de l’histoire chez M. Guizot, et cette philosophie contient d’avance toute sa politique.

Aussi, en 1830, lorsqu’une révolution qu’il n’a pas souhaitée, qu’il a même regrettée par la suite, substitue aux Bourbons de la branche aînée un prince de même sang, de même race, un prince français qui s’engage à respecter la loi de la France, M. Guizot est comme porté par les évènements. Sa destinée l’appelle. Ministre de l’intérieur en pleine crise, en plein délire, s’il est contraint de se retirer bientôt, il a réussi du moins à sauver l’ordre aux heures du plus grand péril et à marquer sa place pour l’avenir. Deux années s’écoulent, deux années d’un perpétuel orage, et le jour où Casimir Périer, qui dominait la tempête, disparaît subitement emporté par la mort, il faut un grand ministère pour remplacer le grand ministre. Le cabinet du 11 octobre 1832 se constitue, et M. Guizot y entre pour prêter sa collaboration à la fois à M. le duc de Broglie et à M. Thiers. Voilà l’heure d’appliquer sa doctrine, voilà l’heure d’employer toutes ses forces à la fondation d’un gouvernement libre.

Vous avez bien fait, Monsieur, de rappeler comme un des grands titres de M. Guizot la part qu’il a prise aux travaux de ce groupe illustre. Cette fois il n’a plus à diriger l’intérieur, il est chargé de l’instruction publique. Est-ce déchoir ? Non, certes. S’il n’a plus l’action immédiate, les résultats prochains, il a le long espoir et les vastes pensées. Quel domaine que celui-là pour qui en sait comprendre la valeur ! et qui donc l’a mieux comprise que M. Guizot ? Jamais ce ministère où se sont succédé tant d’hommes de haute valeur et de bonne volonté n’a vu pareil grand maître. D’abord c’est lui qui l’a constitué. Il y entre les mains pleines, et, dès le premier jour, il en double l’étendue. Pendant bien des années, le gouvernement de l’instruction publique n’avait été qu’une administration spéciale sous des noms illustres ; quand il prend place parmi les grands services de l’État, ce n’est que d’une façon bien modeste, bien timide, comme une simple annexe du ministère des cultes. Peu à peu, il est vrai, son existence propre s’affermit, mais que son action est restreinte ! Des collèges, des facultés, les uns et les autres en petit nombre, voilà tout son empire. M. Guizot arrive, tout change. Il ne se contente pas du rôle spécial de chef de l’Université, il veut être véritablement ministre de l’instruction publique. Pour fonder ce ministère qui n’existait que de nom, il réclame ses possessions et ses limites naturelles. Le Collège de France, le Muséum d’histoire naturelle, l’Observatoire, l’École des chartes, l’École des langues orientales, les bibliothèques, le service des encouragements scientifiques et littéraires, bien plus, et par-dessus tout, l’Institut de France, tous ces nobles fiefs, trop dispersés jusque-là, viennent se grouper sous sa main. Agrandi par des annexions si légitimes, ce domaine est désormais le centre, non plus seulement de la scolarité, mais de l’enseignement sous toutes ses formes, de l’instruction dans toute la force et toute l’ampleur de ce mot, le foyer des lettres et le foyer des sciences.

À peine installé dans ce royaume, qui est sa création et son œuvre, M. Guizot se donne tout entier à la grande affaire de l’instruction du peuple. Oh ! que ce n’est pas ici, comme chez tant d’autres, une tactique, un mensonge, une hypocrisie ! Il s’y donne de cœur et d’âme, il s’y donne au nom de ses principes politiques comme au nom de sa philosophie religieuse. Il est persuadé que l’instruction populaire, l’instruction vraie, saine, digne de ce nom, « est une justice envers le peuple et une nécessité pour la société ». Quelques esprits se demandent avec inquiétude si la diffusion de l’enseignement dans les couches inférieures ne va pas créer un péril social ; M. Guizot n’éprouve pas cette crainte, à la condition que la pensée religieuse assigne à l’instruction son but, et il répète avec joie cette belle parole d’un prince de l’Église interrogé précisément sur ce sujet : « Il ne s’agit plus de discuter la question ; elle est posée, sous peine de mort la société doit la résoudre. Quand le wagon est sur les rails, que reste-t-il à faire ? à le diriger. »

Le jour où M. Guizot se mit à l’œuvre, le wagon n’était pas même sur les rails. Il fallait tout construire, rails et wagons, avant de confier le train à la machine. C’est ce que fit M. Guizot avec ses dignes collaborateurs, les Villemain, les Cousin, les Thénard, les Poisson, les Guéneau de Mussy. Il y en a d’autres encore, mais comment tout dire ? Il y en a un surtout que je ne passerai pas sous silence. Je déplorais tout à l’heure qu’il n’eût pas été accordé à M. de Rémusat de prononcer à cette place l’éloge de M. Guizot ; ici, mon regret s’efface pour un instant, car je me sens plus à l’aise qu’il n’aurait pu l’être. M. de Rémusat, dans sa modestie, ne nous aurait pas dit la part qu’il a prise à cette charte de l’enseignement primaire.

La loi votée, M. Guizot, sachant bien que de telles chartes valent surtout ce que valent les hommes chargés de les mettre en œuvre, essaye de pénétrer jusqu’à l’âme des instituteurs et d’y allumer la foi qui fait la vie. Une lettre adressée directement à chacun d’eux leur trace un programme rempli d’une sagesse civique et d’une tendresse paternelle. Les méthodes, les notions pratiques, les résultats obtenus en tel et tel pays, tous les secours possibles en ce qui concerne l’instruction, le ministre les promet aux instituteurs, et il indique déjà les mesures prises pour faire arriver partout ces précieux renseignements. « Quant à l’éducation morale, ajoute-t-il avec cette confiance du chef qui enflamme le zèle du soldat, rien ne peut suppléer en vous la volonté de bien faire. » Il leur rappelle les engagements que leur mission même leur impose, ce qu’ils doivent aux familles, ce qu’ils doivent au pays. Il ne craint pas, lui, l’homme de haute culture, en parlant à ces humbles, de mettre la science au-dessous de la culture de l’âme. « Vous le savez, les vertus ne suivent pas toujours les lumières, et les leçons que reçoit l’enfance pourraient lui devenir funestes, si elles ne s’adressaient qu’à son intelligence... La foi dans la Providence, la sainteté du devoir, la soumission à l’autorité paternelle, le respect dû aux lois, au prince, aux droits de tous, tels sont les sentiments qu’il s’attachera à développer. Jamais, par sa conversation ou son exemple, il ne risquera d’ébranler chez les enfants la vénération due au bien : jamais, par des paroles de haine ou de vengeance, il ne les disposera à ces préventions aveugles qui créent, pour ainsi dire, des nations ennemies au sein de la même nation. » On ne peut qu’applaudir à la vigueur de ce langage, et tout aussitôt quelle simplicité, quelle noblesse familière, en leur parlant des hommes près desquels ils sont appelés à vivre, le maire, le curé, le pasteur ! Comme il apprécie ce ministère « qui répond à ce qu’il y a de plus élevé dans la nature humaine » ! Enfin, lui qui vient de condamner l’hypocrisie à l’égal de l’impiété, avec quelle netteté il conclut en ces termes : « Rien n’est plus désirable que l’accord du prêtre et de l’instituteur ! ». Ainsi s’exprime cette lettre adressée personnellement à chacun des maîtres d’école chargés de mettre en pratiqué la loi du 28 juin 1733. Ils étaient, grâce à lui, près de quarante mille. Et qui donc avait tracé ce programme ? Qui donc avait écrit ces paroles empreintes de tant de force et de bonne grâce ? Nous le savons de M. Guizot lui-même qui nous l’a révélé dans ses Mémoires ( 1), c’était M. Charles de Rémusat.

Je me suis arrêté sur cette loi de l’instruction primaire qui est assurément, avec les leçons de la Sorbonne, le grand titre, le titre incontestable de M. Guizot. Je suis sûr, en parlant ainsi, de ne pas manquer à sa mémoire. C’était là, aux heures d’épanchement familier, son propre jugement sur lui-même. Un des témoins de sa vie, un des confidents intimes de sa pensée, me disait dernièrement que dans cette destinée si grande, si pleine, si tragique, les meilleurs souvenirs, les souvenirs auxquels il s’attachait avec la satisfaction la plus douce, c’était son cours d’histoire à la Faculté des lettres et sa loi de l’enseignement primaire.

Est-ce à dire que M. Guizot fit bon marché du rôle qu’il avait rempli dans les terribles épreuves du gouvernement de Juillet ? Du mois d’octobre 1832 au mois d’avril 1836, du mois d’octobre 1840 jusqu’à la révolution du 24 février 1848, il n’a pas quitté la bataille un seul jour. Tantôt il défendait la monarchie nouvelle dans un ministère de conciliation, avec des collègues plus disposés à tendre leur voile au vent, esprits non pas plus élevés, mais plus souples, et dont la souplesse était une force ; tantôt il la défendait à la tête d’un ministère étroitement homogène dont il était l’âme et le bras. En des situations si diverses, sa vie a été toujours la même, toujours fidèle à son but, obstinée, opiniâtre, toujours une vie d’ambition et de combat. Eh bien, après la catastrophe, M. Guizot vaincu, renversé, faisait-il bon marché de ces ardents et malheureux efforts, comme un grand artiste abandonne une œuvre manquée ? Non, cette œuvre qui pouvait réussir et qui a si cruellement échoué, il la revendique avec une fierté altière ; il n’a écrit ses Mémoires que pour raconter sa politique, pour la justifier, pour la glorifier.

M. Guizot, en effet, ne croyait pas avoir failli. Fort de sa conscience, assuré de ce qu’il avait voulu, il pouvait porter le front haut après sa défaite comme il l’avait porté dans la bataille. Il pouvait se féliciter de l’immense service qu’il avait rendu au pays en prévenant la guerre européenne. Dans cette période de plus de sept années où il dirigea notre politique étrangère, que de périls menaçaient la France ! De récentes publications venues d’Angleterre et d’Allemagne, — je le dis avec certitude, ayant eu l’occasion d’y regarder de près, — ne laissent aucun doute sur ce point. Ceux qui l’attaquaient alors le plus amèrement sont obligés désormais de tenir un autre langage. Nous savons mieux que nos devanciers quel était contre la France de 1830 le mauvais vouloir d’une partie de l’Europe, nous savons ce qu’il a fallu de prudence, de fermeté, de patriotisme, pour résister à la fois et aux sourdes hostilités du dehors et aux violentes excitations du dedans. Si M. Guizot n’a pas été toujours bien inspiré dans ses entreprises diplomatiques (et ce n’est pas ici qu’il conviendrait de soulever de pareils problèmes), l’histoire, mieux informée qu’il y a trente ans, affirme qu’en somme, et tout mis en balance, cette longue gestion de nos affaires étrangères est un titre considérable dans la vie du ministre. On peut encore discuter certains actes ; l’intention fut toujours patriotique, la pensée fut toujours droite et haute. D’où vient donc cependant que M. Guizot préférait d’autres souvenirs, comme nous l’affirment ceux qui l’ont le mieux connu ? C’est qu’il savait bien que ces souvenirs-là, souvenirs d’étude conquérante, souvenirs d’action libérale et féconde, ne seraient pas contestés. J’accepte pour ma part cette indication précieuse, et comparant, comme cette idée m’y invite, sa philosophie politique générale avec son action politique particulière, j’arrive à cette conclusion qui me paraît la vérité même : M. Guizot a été un grand philosophe politique encore plus qu’il n’a été un grand homme d’État.

Dans cette histoire de France, qu’il a si bien racontée à ses petits-enfants, ayant à peindre un des désastres de nos vieilles guerres, la bataille de Poitiers, la défaite, la prise, la captivité du roi Jean, il emprunte à un chroniqueur du temps une scène singulièrement dramatique et touchante. L’armée du roi est vaincue, ses meilleurs soldats ont succombé, ses grands chevaliers sont morts. Seul, entouré d’ennemis qui le pressent de toutes parts, et n’ayant auprès de lui que son plus jeune fils, le roi Jean continue à se battre. Sa hache à la main, il frappe, il frappe, et les coups qu’il porte en tous sens le couvrent comme d’une muraille de fer. Pendant ce temps, le jeune prince, serré contre son père, l’avertit de chaque point où se renouvelle l’attaque. « Père, gardez-vous à droite ! Père, gardez-vous à gauche ! » et le roi, après d’héroïques efforts, est obligé de rendre son épée. Drame terrible, sombre et douloureuse image ! Hélas ! c’est l’image de M. Guizot dans la dernière partie de sa carrière d’homme d’État.

Lui aussi, dans la mêlée, il entend ce cri sinistre, cet avertissement désespéré ; et comme il se porte résolument partout où il croit voir l’ennemi, l’ardeur de la défense nuit à la sagesse des conseils. Où est cette puissance de l’esprit qui permet de rester calme dans la tempête, afin de veiller à tout ? où est cette souplesse hardie qui désarme l’assaillant en lui cédant à propos ? où est ce don de saisir au vol les secrètes pensées d’un pays, de ne pas s’isoler sur les sommets, de ne pas s’enfermer dans sa pensée hautaine et solitaire, de se tenir en communication avec le sentiment public ? Est-ce que la politique, avec un fonds de doctrines supérieures et de principes invariables, ne doit pas être avant tout le grand art de démêler les choses opportunes ? La voix qui lui crie : « Gardez-vous à droite ! gardez-vous à gauche ! » c’est la sienne. Il n’entend que ce cri intérieur ; il n’entend pas tant de voix amies qui lui répètent : Prenez garde ! ne jouez pas le jeu de vos adversaires, ne leur donnez pas de justes griefs, ne refusez pas les réformes bienfaisantes, ne provoquez pas les révolutions désastreuses, ne faites pas le vide autour du trône, ne faites pas, que les cœurs se ferment,

Ne faites pas des coups d’une bride rebelle
Cabrer la liberté qui vous porte avec elle ( 2) !

Un jour, la liberté, qui portait si noblement la monarchie de Juillet, se cabra... ou plutôt la défiance, la désaffection, provoquées par l’inflexibilité du ministre, paralysèrent un instant la défense nationale. Un instant, ce fut assez. Il y a toujours dans notre malheureux pays quelques centaines de factieux pour mettre à profit les défaillances ou les malheurs du pouvoir.

M. Guizot tomba, d’une chute, hélas ! désastreuse. Heureux les régimes, bien heureux les pays où de tels hommes ne tombent que sous l’action légale du Parlement ! Si M. Guizot eût disparu ainsi de la scène active, il eût laissé à d’autres le soin et l’honneur d’accomplir une réforme nécessaire, c’est-à-dire de préparer une représentation du pays moins inexacte et moins trompeuse. Son plus grand malheur fut d’entraîner dans sa chute une famille royale qu’il avait servie loyalement, et qui, rattachant le présent au passé, conduite par un chef libéral et sage, protégée par une mère admirable, honorée par des princes tout dévoués à la patrie, était digne de présider longtemps encore aux destinées de la France.

Je n’ai pas dissimulé les fautes de notre illustre confrère. À l’égard d’un tel homme, la franchise est un hommage. On épargne les petits et les faibles ; traiter ainsi M. Guizot, ce serait lui faire injure. Vous avez eu ce même sentiment, Monsieur, et de là vos réserves si nettement conçues, si discrètement indiquées. Tout cela, du reste, me ramène à la pensée principale de ce discours. À qui donc faut-il imputer les catastrophes dont nous venons de parler ? À M. Guizot, philosophe politique ? ou à M. Guizot, homme d’État ? À l’homme d’État, évidemment. C’est l’homme d’État qui s’est trompé. Quant à celui que j’ai appelé « le philosophe politique », il reste à l’abri de toutes les atteintes. Personne n’a mieux compris la situation tragique de notre siècle ; personne n’a mieux indiqué le problème de vie ou de mort à résoudre, et sa chute même n’a rien enlevé à l’autorité de ses doctrines.

Aussi, quand il revint en France après l’orage, quelle sérénité dans toute sa personne ! Rien de plus noble, rien de plus aimable que les vingt dernières années d’une telle vie. L’homme de lutte a disparu, sauf peut-être dans les débats intérieurs de l’Église protestante. Partout ailleurs, on ne trouve plus que le grand esprit calmé, apaisé, heureux de plaire, toujours en possession de sa force, mais d’une force qui rayonne, — si je puis ainsi parler, — revêtue de bonne grâce et de sympathie persuasive. À cette période appartiennent quelques-uns de ses plus beaux ouvrages. Les méditations chrétiennes du vieillard vont rejoindre et compléter les leçons du jeune maître sur la civilisation. Il écrit ses Mémoires, un des livres les plus instructifs et même les plus attrayants de nos jours, soit que le chef politique, provoquant la contradiction, nous oblige à penser par nous-mêmes ; soit que l’homme, l’époux, le père, l’ami, apparaissant çà et là en des pages familières et tendres, éveille autant de sympathie qu’il inspirait de respect. Que de peintures magistrales lui doit la Revue des Deux-Mondes ! Ici,c’est la vie de sir Robert Peel ; là, un portrait magnifique du duc de Broglie. En même temps qu’il parle aux hommes, avec quelle grâce il raconte l’histoire de France à ses petits-enfants ! Les grands enfants aussi pourraient y apprendre bien des choses. La France, le passé de la France, l’avenir de la France, c’était sa préoccupation de toutes les heures. Le jour où, à cette place, il recevait Prévost-Paradol, vous avez entendu tomber de ses lèvres ces paroles d’espérance qui résonnaient comme un chant. Et, après nos désastres, quelle foi invincible il entretenait dans les âmes ! On reprenait confiance en s’approchant de lui. À l’Académie française, à l’Académie des sciences morales et politiques, à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, dans sa demeure de Paris si aisément accessible à tout homme de bon vouloir, dans sa retraite patriarcale du Val-Richer ; partout enfin il suffisait de l’entendre pour se sentir revivre. Ses novissima verba ont été un appel aux générations présentes. Laissez-moi les redire, ces derniers mots que vous avez empruntés à un beau récit de notre confrère M. Cuvillier-Fleury et que vous venez de commenter éloquemment. Il est bon de se renvoyer de telles paroles, comme dans le chœur antique la strophe et l’antistrophe, il est bon de les confier aux échos ( 3). « La France ! disait-il d’une voix brisée, quand déjà la mort avait la main sur lui ; c’est un pays difficile à servir... Il faut le servir, le bien servir. La France... » Quand la belle âme s’envola vers Dieu, elle disait encore : « La France ! »

Vous avez rappelé, Monsieur, avec beaucoup de bonheur un des travaux qui honorèrent cette généreuse vieillesse ; seulement, sur ce point vous ne pouviez pas tout dire, et ce m’est une tâche bien douce de compléter votre récit. Lorsqu’au mois de janvier 1870 l’honorable M. Segris fut appelé par l’empereur Napoléon III au ministère de l’instruction publique, la première pensée de ce loyal esprit fut d’assurer à la France la liberté de l’enseignement supérieur. Il nomma donc une commission chargée de préparer un projet de loi. La présidence de droit lui appartenait ; il donna la présidence réelle à celui qui, trente-sept ans auparavant, avait eu la gloire de fonder l’enseignement primaire par toute la France. Vous avez cité une des séances mémorables de cette commission ; vous avez dit devant quels hommes M. Guizot exposait la philosophie de la question, s’efforçant de concilier la liberté de chacun avec le droit de l’État : M. de Rémusat, M. Andral, M. Saint-Marc-Girardin, M. Dubois, M. Denonvilliers, M. Prévost-Paradol, le Père Captier, qui devait périr un an plus tard sous les coups des assassins de la Commune ; et que de noms illustres s’ajouteraient à cette liste si nous citions les vivants ! Ce que vous ne pouviez pas dire, le voici : Le jour où la commission, après une discussion approfondie, eut arrêté les principes de la loi, M. Guizot, obligé de partir pour le Val-Richer, mais veillant toujours sur l’achèvement de son œuvre, dut céder le fauteuil à l’un de ses collaborateurs. Qui choisit-il parmi tant de personnes éminentes ? Il choisit le secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, le maître des grandes chaires, celui qui tant de fois, au Collège de France, en Sorbonne, à la Faculté de médecine, avait transporté d’enthousiasme un immense auditoire, l’auteur des Leçons de Philosophie chimique, l’auteur de l’Essai de Statique chimique des êtres organisés, le fondateur de l’école centrale des arts et manufactures, bref, le promoteur, le directeur du haut enseignement en toute matière de science pure ou de science appliquée à l’industrie. Voilà les titres que se rappelait M. Guizot lorsqu’il vous priait de prendre sa place comme président de la commission. C’est lui, on le dirait, qui, cette fois encore, nous les présente et vous introduit ici par la main.

Entre M. Guizot et vous, Monsieur, il y a d’autres liens, d’autres rapprochements, soit de ressemblance, soit de contraste. Vous avez professé la philosophie des sciences comme il avait professé la philosophie de l’histoire, et tous les deux, à quinze ans de distance, en des conditions si diverses, devant un public si dissemblable, vous avez remporté les mêmes triomphes. Voilà une ressemblance de forme, c’est-à-dire de succès ; quel contraste, si l’on regarde au fond des choses ! M. Guizot cherchait les lois de l’histoire, ces lois qu’il faut dégager de tous les conflits des intérêts, de toutes les fureurs des passions, perpétuel chaos qui aurait découragé une âme moins forte, un esprit moins lumineux et moins tenace. Vous, Monsieur, quand vous cherchez les lois de la création, rien ne trouble vos recherches, vous pouvez suivre librement l’élan de votre génie, varier vos expériences, vérifier vos conjectures ; et quelle joie sublime le jour où, sur un point du cosmos, vous pénétrez dans le fond même du laboratoire divin, dans ce fond au-delà duquel il n’y a plus que l’infini, l’insondable, l’inaccessible !

Il faudrait un de vos disciples, Monsieur, un de ceux qui à leur tour sont devenus de glorieux maîtres, pour apprécier ici l’ensemble de vos travaux. Je devrais passer la parole à notre cher confrère M. Claude Bernard, qui déjà dans nos réunions particulières nous a exposé vos titres avec tant de précision et d’autorité. Depuis le temps où, tout jeune encore, à Genève, vous étonniez des hommes tels que Candolle et Saussure, où vous deveniez le collaborateur de Prévost, où vos découvertes affermissaient une science toute nouvelle, la chimie organique, et agrandissaient la physiologie ; depuis ces hardis mémoires de votre vingtième année jusqu’aux œuvres puissantes du secrétaire perpétuel, que de conquêtes sur la nature pendant plus d’un demi-siècle ! J’interroge ceux qui ont le droit de parler en juges, tous me répondent de-même : de l’aveu de tous, c’est vous qui êtes le vrai continuateur de Lavoisier. Nul ne s’est tenu plus près de ce grand modèle par l’ensemble des vues et l’importance des découvertes.

Que nous sommes loin ici de ces anecdotes de la nature, comme disait spirituellement Fontenelle ( 4), de ces observations de détail rassemblées, mais non classées, et d’où l’induction n’osait faire jaillir aucun principe ! Voici les lois qui apparaissent. Lavoisier avait émis de merveilleuses hypothèses sur la manière dont la vie se transmet à la surface de la terre. Vous vous attachez à cette intuition du génie, et bientôt, aidé de votre illustre ami, M. Boussingault, vous dévoilez la simplicité admirable des rapports qui unissent les deux règnes de la nature vivante et des différences qui les séparent. Les analyses que vous donnez de l’air, de l’eau, de l’acide carbonique, fixent définitivement la composition numérique de ces principes de vie.

Spectacle vraiment grandiose en sa simplicité ! Où sont-ils, ces éléments qui animent tout ici-bas ? Dans le riche foyer de l’atmosphère fécondée par le soleil. C’est là que le végétal les saisit au passage, et aussitôt s’accomplit une transmutation magique. Ces principes vitaux, par cela même que le végétal s’en nourrit, il les absorbe, il les élabore, il les transforme, puis les livre à l’animal qui, pour en tirer à son tour tous les degrés de la vie, les consomme, les brûle, et finalement les restitue à l’atmosphère où la végétation va les reprendre. Ainsi, sur tous les points de l’espace, à tout instant de la durée, le cercle se reforme et la série recommence. Quoi de plus grand et de plus simple ? N’est-ce pas en écoutant ces démonstrations sublimes qu’on pénètre dans le laboratoire le plus caché de la nature, qu’on touche du doigt le fond même du creuset ?

Ce n’est pas tout. Quand vous exposiez ces résultats, vous donniez la certitude de la science aux conceptions extraordinaires de Lavoisier. Tâche bien belle assurément ! il y en a une plus belle encore. Voici tout un domaine dont vous avez pris possession en rectifiant les doctrines de ce grand homme. Dans les idées de Lavoisier, la matière était soumise à une sorte de dualisme universel. L’infinie variété des êtres, au point de vue chimique, se réduisait à deux catégories opposées l’une à l’autre, et chacun des corps représentait une alliance de ces contraires. Berzélius, l’illustre Suédois, travaillant dans le même esprit, avait donné à ce système une nouvelle consécration. Berzélius, Lavoisier, voilà des autorités souveraines, et il fallait autant de force que de hardiesse pour briser la barrière construite par de telles mains. C’est précisément ce que vous avez fait. Le premier parmi les maîtres, vous avez considéré les divers corps comme des édifices dont les matériaux peuvent être remplacés par d’autres matériaux de substance différente, sans que l’équilibre général soit détruit. Assurément, ces substitutions ne peuvent se faire au hasard ; vous avez donné les règles, vous avez décrit les méthodes. Par cette théorie, vos émules le proclament, la chimie a centuplé sa puissance ; une carrière lui est ouverte dont le terme ne sera pas atteint d’ici à bien des années. Que de corps nouveaux, doués de propriétés inattendues, nous sont ainsi révélés de jour en jour ! Tantôt c’est l’art ou l’industrie qui en profite, tantôt c’est l’humanité. Voici un blessé à qui la souffrance arrache des cris ; voici un malade qui ne peut être sauvé que par une opération effroyable ; le médecin lui fait respirer une substance qui le met à l’abri de la torture, et, l’opération faite, le patient, je me trompe, le pauvre endormi se réveille comme d’un songe. L’antiquité aurait dit : Quel dieu l’a sauvé ? Virgile aurait été tout heureux de voir un de ses beaux vers devenu plus vrai encore et plus expressif qu’auparavant :

Quies mortalibus aegris
Incipit et dono divûm gratissima serpit.

D’où vient donc ce sommeil libérateur ? Quelle est cette substance inconnue à nos pères ? Nommons-la, sans périphrase, du nom que vous lui avez donné : c’est le chloroforme, un corps que nous ne posséderions pas, Monsieur, sans votre théorie des substitutions.

Ce n’est pas là le seul exemple de l’influence salutaire de vos découvertes. On peut dire que le caractère distinctif et continu de vos travaux est l’application de la science à l’utilité commune. Du haut des sphères supérieures, jamais vous ne perdez la terre de vue. Vous n’êtes pas un conquérant égoïste, vous voulez que chacune de vos victoires augmente le bien-être de tous. Vous semez et récoltez pour l’artiste, pour l’industriel, pour l’agriculteur, pour tous les soldats de l’armée du travail. Vous veillez sur l’enfant des collèges, sur l’apprenti des manufactures. À voir toutes les associations que vous présidez, toutes les entreprises de perfectionnement social et moral dont vous êtes l’inspirateur, on se console de certains reproches adressés à notre pays. Non, il n’est pas vrai que la race anglo-saxonne, que la société anglaise ou américaine ait le privilège des créations où se déploie l’initiative privée. Il n’est pas vrai que le génie de la France soit impropre aux travaux de la liberté individuelle. Vous en êtes une preuve vivante, et cette preuve, nous pouvons la montrer à nos amis comme à nos ennemis. Votre activité a constitué une sorte de ministère de l’instruction publique, un ministère qui est à vous, qui est votre œuvre, qui ne craint pas les vicissitudes politiques, et qui, sans parler du bien qu’il fait en détail, est un encouragement général et un viril exemple.

L’inventeur est quelquefois jaloux et mystérieux. C’était le tort de l’ancienne chimie, et Fontenelle ne l’a point dissimulé. Vous, Monsieur, vous êtes tout à tous. Non-seulement votre science n’a point de secrets, mais elle encourage tous les efforts. Combien l’histoire nous en montre de ces chercheurs de génie, qui tombent à moitié chemin, faute d’une main secourable ! Ce secours d’une sympathie efficace, pourvu qu’il soit bien placé et alors même qu’il peut y avoir quelques doutes sur le succès final, vous ne le refusez jamais. Vous entretenez la foi et l’espérance, parce qu’il y a en vous un fonds de charité scientifique. J’en connais de bien touchants exemples. Un jour, un homme se présente chez vous au nom d’une famille désolée. Le chef de cette famille, un peintre habile, a laissé là ses toiles, jeté ses pinceaux, et transformé son atelier en laboratoire. Que cherche-t-il ? Il a l’ambition de saisir les fuyantes images de la chambre obscure, il prétend fixer sur le métal cette apparence, ce spectre, ce rien. Il est fou, dit le bon sens vulgaire... le début de l’histoire annonce déjà un drame, ce qui donne à ce drame un caractère plus vif, plus douloureux, c’est que vers le même temps un autre inventeur, M. Niepce de Saint-Victor, à qui M. Chevreul a rendu de si éclatants hommages, poursuivait un rêve du même genre. Nous savons aujourd’hui que les deux chercheurs, inconnus alors l’un à l’autre, celui-ci plus savant, celui-là plus artiste, devaient être associés plus tard dans le succès de l’entreprise et dans la gloire d’une récompense nationale ; mais, à travers ce premier crépuscule d’une idée singulière, qui donc pouvait entrevoir les heures du grand soleil ? Il est fou, disait-on, fou d’une folie qui va le perdre, lui et les siens ! À cette pensée, quelles anxiétés et bientôt quels désespoirs autour de lui ! Qu’il s’obstine dans sa poursuite, c’en est fait, non-seulement de son modeste avoir, mais de sa raison, de sa santé, de sa vie peut-être. Ah ! si une sérieuse autorité pouvait le sauver de lui-même ! C’est alors qu’on fait appel à votre sagesse, et c’est alors aussi que commence pour vous un véritable supplice de conscience. Le cas est grave. Ramener à ses tableaux un artiste qu’une illusion égare, lui rendre le repos, lui rendre l’atmosphère et le foyer de la famille, assurément c’est œuvre pie ; mais quoi ! Si l’idée de l’inventeur n’est pas une chimère ? Si, dans ce grand laboratoire de magie qu’on appelle le monde, il a entrevu certaines choses dont personne ne se doute ? S’il suit pas à pas une trace demi-obscure, demi-lumineuse, qui a échappé à tous les regards ? Enfin, dût-il ne pas toucher le but, s’il peut, chemin faisant, comme les vieux alchimistes, rencontrer ou provoquer des phénomènes dont profitera la science ? Tout cela est possible ; est-il permis de faire obstacle à ce qui est possible ? Voilà un homme de foi ; est-il permis de décourager sa foi ? Non ; après une délibération longue et poignante, ce fut là votre réponse, non, cela n’est pas permis. Quinze années s’écoulent, quinze années d’efforts, de luttes, de craintes et d’espérances, quinze années d’angoisses dont le contre-coup vous atteignait au cœur. Un jour enfin Daguerre (je crois, en vérité, que j’avais oublié de prononcer son nom, mais qu’importe, puisque chacun l’a dit ?), Daguerre vient à vous rayonnant, transporté ; il tient à la main ses merveilleuses planches. La voilà donc, cette chimère ! Et vous, Monsieur, avant de le féliciter, votre première pensée est un élan de reconnaissance envers Dieu qui vous avait inspiré cette confiance héroïque et l’avait si pleinement justifiée. C’était, dans toute la force de ce terme, un mouvement d’action de grâces à la fois pour Daguerre et pour vous. Un trait qui double le prix de ce sentiment si pur, c’est que Daguerre ne l’a jamais su. Je ne connais rien de plus humain ni de plus touchant.

Quarante-huit ans ont passé depuis cet épisode, c’était vers la fin de la Restauration. Vous étiez jeune alors, vous débutiez comme professeur aux cours de l’Athénée à côté de notre illustre confrère M. Mignet ; vous n’aviez pas encore cette expérience qui ajoute tant de force aux facultés les plus hautes, mais déjà vous aviez la foi dans le génie de l’homme, dans le travail convaincu et persévérant, vous aviez le respect et le culte de l’inspiration originale.

Ils le savent mieux que personne, ces nobles maîtres, vos élèves autrefois, aujourd’hui vos continuateurs, chimistes, physiciens, physiologistes, qui ont poussé plus loin vos conquêtes, et que vous avez toujours si généreusement aidés. Est-il nécessaire de les appeler en témoignage ? Ce soin est superflu, leurs œuvres parlent, l’Institut en est fier, ils sont au premier rang des gloires de la France, et même il est arrivé que l’Assemblée nationale a voté des lois pour reconnaître, au nom du pays, ce que leur doit la richesse publique. Faire un choix parmi eux, ce serait m’exposer à commettre bien des injustices ; les nommer tous, je ne saurais, car en les voyant sur tant de points occuper les hauteurs, je me représente cette grande école comme l’antique déesse dont parle le poète latin, mère féconde, honorée, heureuse d’avoir enfanté toute une légion d’esprits, une légion de vainqueurs.

Læta deum partu, centum complexa nepotes,
Omnes cœlicolas, omnes supera alta tenentes.

Vous qui secondez si bien les vivants, vous ne faites que continuer votre œuvre quand vous rendez aux morts de magnifiques hommages. Les éloges que vous avez prononcés de vos confrères de l’Académie des sciences sont présents à tous les souvenirs. Quelle sûreté de vue et quelle largeur ! Vous jugez le savant comme le jugera l’avenir, et, parlant de l’homme en contemporain, vous excellez à mettre en lumière les traits qui le font aimer. Michel Faraday, Jules Pelouze, Auguste de la Rive, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, revivent dans vos pages éloquentes. Quelle image que celle de la dynastie des Geoffroy Saint-Hilaire continuant la dynastie des Cassini et la dynastie des Jussieu ! Quel chef-d’œuvre que ces deux portraits, Faraday et Ampère, opposés l’un à l’autre : Faraday « vif, gai, l’œil alerte, d’une adresse incomparable dans l’art d’expérimenter » ; Ampère gauche, embarrassé, mélancolique, d’une distraction inouïe, presque aveugle, incapable de tracer correctement un cercle ou un carré, mais suppléant à tout par des intuitions de génie. Étrange contraste ! Celui qui se montrait si vif a toujours marché selon une méthode sûre, celui qui semblait presque aveugle a été un prodigieux voyant. L’un, tout à l’action, ne demandait rien qu’aux faits ; l’autre, tout à la méditation, ne demandait rien qu’à la pensée. Partis de points opposés, ils arrivent pourtant au même but, et tous deux sont au premier rang parmi les contemplateurs sublimes de la nature. « C’est ainsi, dites-vous, qu’un même spectacle s’offre au regard de l’aigle qu’un vol porte au sommet des Alpes et à celui du voyageur qui en a gravi les pentes lentement et pas à pas. »

Toutes ces pages sont d’un écrivain, quelques-unes d’un peintre et d’un poète. Voilà des titres qui vous signalaient particulièrement au choix de l’Académie française. Il y en a un plus précieux encore, c’est votre philosophie. Vous venez de la résumer en traits pleins de grandeur, je l’avais trouvée déjà dans chacun de vos ouvrages. Elle est dans vos Leçons de Philosophie chimique, dans votre Essai de statique chimique des êtres organisés, dans vos discours aux élèves d’Alais, aux jeunes ingénieurs des écoles de Paris, aux apprentis des manufactures, comme dans ces grands Éloges historiques applaudis de l’Institut. C’est qu’elle résulte en effet de toutes vos études, et que chacune de vos découvertes vous l’impose d’une façon irrésistible. Dans votre Statique des êtres organisés, vous avez démontré une vérité affirmée déjà par Lavoisier, à savoir que dans la nature rien ne se crée, rien ne se perd, tout se réduit à des déplacements, à des transformations, à des combinaisons perpétuellement renouvelées. Vous avez expliqué ainsi la transmission de la vie à la surface du globe. C’est ce que j’appelais tout à l’heure le fond même du creuset. Mais ce fond, d’où vient-il ? Ces éléments primordiaux, qui forment la vie de la plante et de l’animal, d’où viennent-ils ? S’ils expliquent la vie, comment les expliquer ? Ainsi, en toute chose, en chimie, en physique, en physiologie, chaque découverte ramène la même question : Où est le commencement ? On croit toucher le but, on ne fait que reculer la difficulté ; ou plutôt on arrive à la limite de ces régions où nul instrument, nul agent, nul procédé n’a de prise. La science qui veut tout sonder a rencontré l’insondable. Y a-t-il quelque chose au delà ? Les uns nient, les autres doutent. Vous, sans hésiter, avec ce ferme bon sens qui est la marque des grands esprits, vous concluez comme la tradition humaine tout entière, et vous dites : « Au-dessus de la sphère des phénomènes que nous étudions et où nous avons tant de découvertes à poursuivre, il y a une sphère supérieure que nos méthodes ne peuvent atteindre. Nous commençons à comprendre la vie des corps, la vie de l’âme est d’un autre ordre. »

C’est la grande tradition humaine, et, comme notre France a eu la gloire d’exprimer toujours les plus hautes pensées du genre humain, j’ajoute, c’est la grande tradition de la science française. Sans parler du XVIIe siècle, où dominent surtout les mathématiques, sans parler de Pascal et de sa théorie des trois ordres, sans parler de Descartes, de Fermat, voyez Fontenelle,, au XVIIIe siècle, jugeant les naturalistes de son temps, et Buffon, leur ouvrant des perspectives sublimes. Quand Fontenelle veut résumer la louange de Cassini, il écrit ces belles paroles : « La terre et les cieux, qui racontent la gloire de leur Créateur, n’en avaient jamais plus parlé à personne qu’à lui. » Quand Buffon achève de peindre la majesté de la nature, il la montre à une distance infinie de Dieu, il la montre « subordonnée au premier Être, n’ayant commencé d’agir que par son ordre, n’agissant encore que par son concours et son consentement ». Ouvrier divin, qui, travaillant toujours sur le même fonds, bien loin de l’épuiser, le rend inépuisable, elle a pour moyens le temps, l’espace et la matière, pour objet l’univers, pour but le mouvement et la vie. « Avec de tels moyens, ajoute Buffon, que ne peut la nature ? Elle pourrait tout, si elle pouvait anéantir et créer, mais Dieu s’est réservé ces deux extrêmes du pouvoir ; anéantir et créer sont les attributs de la toute-puissance... Tout a donc été créé et rien encore ne s’est anéanti ; la nature balance entre ces deux limites, sans jamais approcher ni de l’une ni de l’autre. »

Voilà bien la doctrine que Lavoisier a commencé d’établir à sa manière, et que vous avez confirmée par des preuves éclatantes. Au-delà de ce cosmos où rien ne se crée, où rien ne se perd, vous apercevez toujours le Créateur, comme Cuvier, comme Geoffroy Saint-Hilaire, et l’on pourrait inscrire en tête de tous vos ouvrages ces poétiques paroles que Linné traçait à la première page de son Systema naturæ : « Éveillé soudain, j’ai vu passer le Dieu éternel, infini, tout-sachant, tout-puissant, je l’ai vu passer derrière son œuvre, et je suis tombé en extase. Deum sem­piternum, immensum, omniscium, omnipotentem, experge­factus a tergo transeuntem vidi et obstupui. »

J’ai tenu, Monsieur, à insister sur ces grandes choses, car en renouant les anneaux de cette chaîne d’or je rends un hommage de plus à votre prédécesseur. On ne peut penser à M. Guizot historien et philosophe sans penser aux plus nobles noms, à Royer-Collard, à Montesquieu, parfois même à Bossuet ; on ne peut parler de vous sans évoquer les noms les plus illustres, Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, Lavoisier, Buffon, Linné. C’est un nouveau lien entre l’auteur du cours sur la civilisation et l’auteur des Leçons de philosophie chimique. Or, je n’avais pas seulement à vous souhaiter la bienvenue parmi nous. J’étais chargé de rappeler aux uns, d’expliquer aux autres, de mieux faire comprendre à tous combien vous êtes naturellement désigné pour ce glorieux héritage. Je crois que la preuve est complète et que j’ai le droit de répéter avec plus de confiance les paroles qui ouvrent ce discours. Je m’en servais comme d’un programme, je les redis maintenant à titre de conclusion.

Venez donc, Monsieur, prendre la place qui vous appartient. Les membres de l’Académie française se félicitent de vous avoir donné pour successeur à leur grand et vénéré confrère. M. Guizot était le premier dans son ordre, vous êtes le premier dans le vôtre.

Notes :

1 Voyez Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, etc. III,chap. XVI, page 15.

2 Victor Hugo, les Feuilles d’automne.

3 Voyez dans le Journal des Débats du mercredi 16 septembre 1874 la noble et touchante lettre que M. Cuvillier-Fleury écrivait de Lisieux, le 15 septembre, sur les derniers moments de M. Guizot.

4 Éloge de M. Homberg.