Réponse au discours de réception de Charles Blanc

Le 30 novembre 1876

Camille ROUSSET

Réponse de M. Camille Rousset
au discours de M. Charles Blanc

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 30 novembre 1876

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

Lorsque vous avez recherché les suffrages de l’Académie, c’était l’historien des beaux-arts, le critique éminent, l’habile écrivain qu’elle s’empressait d’accueillir, sans se douter qu’en même temps vous lui réserviez un politique : heureuse et surprenante fortune que vient de lui révéler tout à coup le discours auquel j’ai la délicate mission de répondre. Le politique cependant me fera la grâce de m’excuser, je l’espère, si je me sens plus enclin d’abord à remercier et à complimenter le critique. Ah ! Monsieur, vous entendez si bien les beaux-arts !

Quel plaisir ne nous donnait pas, il n’y a qu’un instant, par exemple, cette merveilleuse mais trop rapide esquisse du mouvement des arts pendant la Restauration, ce brillant défilé de tant de grands artistes devinés plutôt qu’aperçus, comme dans une vision élyséenne ! N’est-ce point dommage qu’au lieu d’un simple crayon nous n’ayons pas eu le tableau dans toute sa splendeur, largement développé dans son cadre ? Tel est le charme et aussi le danger d’un épisode traité de main de maître : c’est qu’il supplante et fait oublier le sujet ; pour la jouissance qu’on y prend, on serait tenté parfois de négliger tout le reste.

La voilà cependant comblée, sommairement du moins, cette lacune inconcevable, —c’est votre expression même, — cette lacune que vous aviez remarquée, avec un étonnement si pénible, dans les Souvenirs de votre regretté prédécesseur. L’esthétique ou, comme vous la définissez, la philosophie du sentiment vous passionne ; tout ce qui intéresse l’expression du beau dans les arts vous devient absolument personnel. Délicieusement touchée ou froissée durement, votre âme passe d’un trait par tous les degrés de l’émotion jusqu’aux extrêmes. Au dix-huitième siècle, dans une société enthousiaste où le renom de sensibilité, si recherché, si honoré, se tenait à si haut prix, vous l’auriez à coup sûr emporté tout d’une voix. Quelles visites vous auriez faites et quelles discussions soutenues dans l’atelier de Chardin ou de Greuze, de Pigalle ou de Falconet ! Diderot lui-même, attiré par la sympathie esthétique, aurait consulté la délicatesse de votre goût, et tout des premiers, peut-être même avant Grimm, vous auriez connu les Salons et l’Essai sur la peinture. De notre temps, nous ne jouissons plus, mais nous ne souffrons plus aussi de cette sensibilité exquise, si exquise qu’elle peut à la fin devenir douloureuse et cruelle. Le goûta d’autres moyens de s’affiner. Aujourd’hui c’est l’érudition qui tient la place du sentiment, non pas partout sans doute, et chez vous, Monsieur, moins qu’ailleurs.

Vous avez les impressions vives. Un rien vous exalte, un rien vous consterne ; d’une façon comme de l’autre, l’émotion donne le branle à votre intelligence, le démon de l’improvisation vous saisit, votre plume court, et, feuillet par feuillet, votre œuvre toute frémissante se répand dans les journaux, dans les revues, pour s’en revenir quelque jour, apaisée, recueillie, dans le calme et l’unité du livre. « L’indignation fait sa meilleure prose, » avez-vous dit ingénieusement de M. de Carné. Avec vous, Monsieur, il en va tout de même ou bien à peu près : sans pousser jusqu’à l’indignation, il n’est que de vous étonner pour vous faire bien écrire. Nous venons d’en avoir un exemple ; en voici un second, plus considérable et plus décisif.

Vous vous trouviez dans une grande ville de France à dîner avec des notables ; d’un sujet à un autre la conversation vint à passer aux beaux-arts ; mais alors, parmi les convives, — que vous deviez être bien tenté d’appeler aussi des barbares, fort distingués d’ailleurs, — il se fit un concert si discordant d’opinions fausses, outrées, bizarres, schismatiques, hérétiques blasphématoires, que, surpris d’abord, puis affligé, puis consterné de tant de sottise chez les uns, de mauvais goût chez les autres, d’ignorance chez tous, vous fîtes vœu d’instruire vos concitoyens, de reprendre leur éducation artistique et de les renvoyer pour leur début à la croix de par Dieu ; mais encore fallait-il un abécédaire, et voilà dans votre esprit la Grammaire des arts du dessin en son premier germe. Je dis son premier germe, car, emportée parla vivacité de vos impressions, fécondée par la variété de vos connaissances, servie à souhait par la facilité de votre plume, l’idée-mère de votre œuvre l’a produite au monde sous la forme d’un gros et grand volume, plein de science, nourri de faits, éclairé par des vues ingénieuses, mais qui ne peut être bien compris, j’en ai peur, que par les hommes du métier, les artistes, les amateurs, par ceux enfin dont l’éducation est plus qu’à moitié faite.

Tenir plus qu’on n’a promis ou qu’on ne s’est promis est sans doute un mérite, et il y a même un proverbe bien connu qui ne permet pas au bénéficiaire de se plaindre ; laissez-moi pourtant, Monsieur, regretter la toute petite grammaire à l’usage des ignorants, dont je suis. Il est vrai qu’il n’y a pas d’ouvrage plus difficile qu’un bon livre élémentaire, mais, avec la supériorité de votre talent, il n’est pas douteux que vous y auriez parfaitement réussi, permettez-moi d’ajouter que vous y réussirez parfaitement, s’il vous plaît quelque jour de vous en donner la peine.

Est-ce comme un signe originel ou par un sentiment de modestie que vous avez laissé ou donné à votre œuvre élargie un titre qui n’est plus en rapport avec son importance ? Une grammaire, ce traité considérable ! C’est en bonne conscience un cours complet d’humanités esthétiques avec tout ce qu’il faut de rhétorique et de philosophie pour le parfaire. D’habitude, toute bonne éducation s’achève par la philosophie. C’est par la philosophie que vous débutez au contraire, de sorte que les choses excellentes que vous dites, mais de trop haut, passent par-dessus la tête du plus grand nombre qui n’est pas préparé à les entendre. J’ouvre votre livre et j’y lis dès les premières pages : Du sublime et du beau ; — de la nature et de l’art ; — grandeur et mission de l’art ; — de l’imitation et du style ; ou encore : La beauté dans l’architecture répond à une idée de devoir. Certes, vous avez développé ces arguments avec un talent infini et une dialectique prodigieuse ; cependant l’ignorant ou l’esprit médiocrement cultivé, qui est celui que vous vouliez convaincre, ferme le livre, perd courage et se dit : Cela est trop fort pour moi. Votre méthode, Monsieur, est aristocratique, je suis obligé de le dire ; elle ne convient qu’aux intelligences d’élite et aux initiés.

L’esthétique, en effet, telle que vous la comprenez, doit nécessairement avoir ses initiés comme les anciens mystères. La philosophie du sentiment est fatalement mystique ; elle raffine par essence, de même que la métaphysique subtilise, en sorte que la pensée raffinée ne peut se traduire que par des raffinements de langage.

Veuillez remarquer, Monsieur, que si je m’occupe ici de vos doctrines, c’est seulement par rapport à la forme dont vous les avez revêtues, à la méthode que vous avez choisie pour les produire ; je ne me permettrais assurément pas de les juger au fond. Quand j’aurai ajouté que vous êtes spiritualiste, comme tous ceux qui ont le vrai sentiment de l’art, et classique, ainsi que vous nous avez montré tout à l’heure qu’il faut l’être, classique selon Phidias et Ictinus, et non plus selon Vitruve, j’aurai dit tout mon fait. Si courtois et indulgents que soient nos confrères de l’Académie des beaux-arts, on court trop de risque à se commettre devant eux, et il faut se garder bien de leur prêter seulement à sourire.

La Grammaire des arts du dessin, qui, prise en elle-même, est déjà, par les dimensions, par l’ordonnance, par la variété du décor, un édifice achevé, représente dans l’ensemble de votre œuvre le portique largement assis d’un palais magnifique. Derrière elle, comme au-delà des Propylées les monuments de l’Acropole, comme après les pylônes trapus ces temples énormes dont les colossales proportions vous ont frappé de stupeur en Égypte, s’élève l’Histoire des peintres de toutes les écoles, un Louvre agrandi, un musée universel, le plus vaste et le mieux distribué qui ait été consacré jusqu’ici au plus merveilleux des arts. Honneur à vous, Monsieur, qui, après en avoir conçu l’idée, réglé les lignes, arrêté le plan, après avoir contribué plus que personne à le construire, avez eu le bonheur d’y mettre la dernière pierre ! Vingt-huit années durant, ni les difficultés intimes d’une gigantesque entreprise, ni les obstacles du dehors, ni les contre-temps, ni les mauvais jours, rien n’a pu lasser votre persévérance, rien n’a pu empêcher l’accomplissement de votre labeur. Exemple et fortune rares ! Vous avez vaillamment donné l’un, jouissez légitimement de l’autre.

Est-ce à dire qu’il n’y ait pas dans une œuvre d’une si vaste étendue quelque imperfection, quelque détail erroné, quelque attribution douteuse, quelque opinion contestable ? Il y en a sans doute, et vous seriez le premier à sourire de qui voudrait, par ferveur, vous proclamer impeccable ; mais qu’importe ? L’essentiel, le signalé service par lequel vous recommandez votre nom à la reconnaissance du public, ce n’est pas seulement de rassembler devant ses yeux, chacun sous sa bannière, tous les peintres, grands et petits, inconnus et célèbres, qui depuis quatre cents ans ont manié la brosse ; c’est surtout de distinguer les maîtres, de porter sur leurs génies différents la lumière et de donner les motifs d’admirer absolument ou d’estimer seulement leurs ouvrages. Raisonner son admiration, c’est doubler son plaisir ; mais il y a eu de grands artistes, — peut-être y en a-t-il encore, — à qui ce droit au raisonnement, par conséquent à la discussion et à la critique, a toujours souverainement déplu et qui n’ont jamais voulu reconnaître au public qu’un devoir, l’admiration sans phrase.

Un jour, il y a de cela plus de trente ans, quelqu’un de mes amis se trouvait au Conservatoire. Dans la loge immédiatement voisine, il avait reconnu M. Ingres. L’orchestre venait d’achever une symphonie de Haydn. Un jeune homme, de ceux qui accompagnaient l’illustre peintre, hasarda timidement je ne sais quelle remarque : il avait parlé à peine que, l’œil étincelant, le sourcil terriblement froncé, M. Ingres lui lança cette apostrophe écrasante : « Qu’est-ce à dire, Monsieur ? Quelle audace est la vôtre ? Quand on est devant les chefs-d’œuvre, on tombe à genoux et on admire ! » À ce moment, Habeneck leva son archet, Jupiter se rasséréna, mais l’infortunée victime demeura foudroyée dans un coin de la loge jusqu’à la fin du concert. Vous, Monsieur, qui avez raconté dans un livre excellent, d’un intérêt soutenu, la vie de M. Ingres, vous reconnaîtrez à ce coup de tonnerre le génie superbe, l’allure despotique de ce maître, j’allais dire de ce dieu jaloux. De l’Histoire des peintres et de M. Ingres, c’est-à-dire des plus hauts sommets de l’esthétique, il faut redescendre avec vous, Monsieur, vers les régions moyennes où l’activité de votre esprit se donne aujourd’hui carrière. À la Grammaire des arts du dessin vous avez voulu joindre une Grammaire des arts décoratifs, et déjà le public en connaît la première partie sous ce titre : l’Art dans la parure et dans le vêtement. « Loin d’être un sujet d’observations frivoles, dites-vous, le vêtement et la parure sont pour le philosophe une indication morale et un signe des idées régnantes. » Quels sont donc, selon les modes actuelles, les signes de ce temps-ci ? Après avoir daté d’il y a vingt ans, plus ou moins, l’origine du costume qui, sauf des variations de détail, est encore celui des femmes élégantes, vous continuez ainsi : « Alors la toilette féminine se transforma des pieds à la tête. Les chastes bandeaux, les bandeaux unis dont Raphaël a encadré le front de ses vierges, commencèrent à onduler en se redressant à la manière des chevelures antiques, ensuite ils se relevèrent à racines droites, et l’on ne conserva d’autres boucles et d’autres frisures que celles qui tombaient sur le front et sur la nuque. On développa tout ce qui pouvait empêcher les femmes de rester assises ; on écarta tout ce qui aurait pu gêner leur marche. Elles se coiffèrent et s’habillèrent comme pour être vues de profil. Or, le profil, c’est la silhouette d’une personne qui ne nous regarde pas, qui passe, qui va nous fuir. La toilette devint une image du mouvement rapide qui emporte le monde et qui allait entraîner jusqu’aux gardiennes du foyer domestique. On les voit encore aujourd’hui, tantôt vêtues et boutonnées comme des garçons, tantôt ornées de soutaches comme les militaires, marcher sur de hauts talons qui les poussent encore en avant, hâter leur pas, fendre l’air et accélérer la vie en dévorant l’espace, qui les dévore. »

J’ai voulu citer ce piquant morceau où se révèle dans toute sa finesse, avec l’esprit du moraliste, la manière de l’écrivain. Quel autre que vous, Monsieur, pourrait, avec une sûreté pareille, côtoyer de si près l’étroite limite passé laquelle le précieux commence ? Ce n’est pas d’ailleurs la première lecture qui ait été faite, dans cette salle même, de ce fragment de votre livre parmi d’autres, et j’ai plaisir à rappeler ici l’un de vos plus éclatants succès. Il y a quatre ans, dans une séance publique de l’Institut réuni, l’Académie des beaux-arts vous avait désigné comme orateur, et vous-même aviez choisi pour thème l’art de la toilette qui, disiez-vous, en dépit des innombrables variétés qu’il comporte, est soumis, comme tous les autres, aux trois conditions invariables du beau : l’ordre, la proportion et l’harmonie. Dès les premiers mots, votre auditoire était remarquablement attentif, j’entends l’auditoire féminin, ne voulant point compter les hommes, assez mauvais juges en ces matières, excepté ceux que leur profession même oblige, et que vous nommez par périphrase les artistes décorateurs de la personne humaine. Quoi ! Monsieur, c’est l’ennemi du langage digne, officiel et convenu, le censeur de ces gens des hautes sphères à qui leur prud’homie ne permet pas d’appeler les choses par leur nom, c’est lui qui se refuse à nommer un tailleur ou, selon le nouvel usage, un couturier ! Que va dire Boileau ? Mais je vous laisse à démêler avec lui et je passe.

À mesure que vous avanciez dans votre lecture, le sérieux de vos données philosophiques s’égayant à mesure aussi d’une foule de jolis détails, couleurs, nuances, fleurs, bijoux, agréments de toute sorte, décrits avec une habileté minutieuse, une précision pour ainsi dire microscopique, c’était dans la salle une surprise, un charme, un plaisir, une joie, un épanouissement et, pour finir, un tel enthousiasme que

Ravi d’être vaincu dans sa propre science,

et n’y pouvant plus tenir, l’auditoire éclata en applaudissements dont la vivacité vous fit, Monsieur, le plus mérité des triomphes.

Des arts décoratifs il convient cependant de remonter aux beaux-arts, ne serait-ce que pour prendre honnêtement congé d’eux. C’est le moment, je crois, de vous soumettre un doute. À la fin de votre discours, dans un de ces tableaux que vous savez si bien composer, vous faites honneur aux institutions républicaines de tous les artistes supérieurs que la liberté, selon vous, a vus éclore sous son aile. On pourrait dire qu’Athènes, Florence et Venise, que vous rapprochez, étaient des républiques d’espèce très-différente ; mais ce n’est point de cela qu’il s’agit, non plus même que de Raphaël introduit un peu de force dans votre cadre ; je voudrais seulement vous rappeler de très-grands noms que vous êtes obligé de laisser en dehors, Rubens, Van Dyck, Vélasquez, Poussin, Le Sueur, pour ne citer que les plus grands. Votre thèse me semblerait donc à discuter au moins, si elle ne vous avait pas été inspirée par le sentiment le plus respectable : vous avez voulu exporter la République à traiter honorablement les artistes, et sans doute aussi les hommes de lettres, y compris les historiens.

Votre prédécesseur, Monsieur, a été un historien et un publiciste. Il n’y a qu’un moment, je prenais la liberté de vous soumettre une difficulté : voulez-vous me permettre de vous en soumettre une seconde ? C’est que vous portez sur M. de Carné, je ne dis pas un jugement, mais des jugements qui me paraissent si peu conciliables qu’on les pourrait croire émanés d’une double source, émis par deux esprits sensiblement distincts.

Je n’ai pas de peine à reconnaître d’abord le vôtre, qui est aimable et bienveillant, lorsque vous déclarez votre goût pour les Souvenirs de jeunesse. C’est, en effet, un livre charmant, d’où vous avez tiré avec bonheur des anecdotes spirituelles, des mots fins, des portraits délicatement touchés, et, ce qui importe davantage, à mon sens, une esquisse de M. de Carné lui-même, un crayon qui, tout léger qu’il est, comme vous dites modestement, ne laisse pas d’être tout près de me satisfaire. À propos de l’arrivée du jeune Breton à Paris, chez le chevalier de Trézurin, son oncle, « si l’influence des milieux, dites-vous, était décisive, elle eût fait de M. de Carné un ennemi acharné des idées de 89 ; mais les milieux ont aussi le pouvoir de pousser aux réactions et ils engendrent souvent les contraires. » Voilà, certes, un trait de physionomie caractéristique : M. de Carné était un ami des idées de 89. En voici un autre qui s’accorde parfaitement avec le premier : c’est que cette âme chrétienne et loyale chérissait presque également et souhaitait de voir étroitement unis, comme en un faisceau, ces trois grands principes : la religion, la monarchie, la liberté. « C’était là, — je continue à vous citer, Monsieur, — le rêve de sa jeunesse ; ce fut la pensée de sa vie entière. »

Dans votre jugement sur les États de Bretagne, sur ce beau livre, comme vous le nommez avec raison, je vous retrouve encore ; vous parlez encore avec sympathie de M. de Carné. « L’esprit de justice ne lui manque pas, dites-vous, même envers ceux de ses compatriotes dont la pensée est aux antipodes de la sienne. » Il est vrai que j’ai supprimé deux mots et j’avoue que ces deux mots ont une valeur significative. « L’esprit de justice ne lui manque pas, cette fois. »Voilà exactement votre texte. En effet, cette fois est un correctif d’une sérieuse importance, car il semble atteindre l’équité naturelle et les jugements réfléchis de M. de Carné. Ainsi l’esprit de justice lui aurait manqué d’autres fois. Où et quand ? Dans les Études sur le gouvernement représentatif, répondez-vous. Je me trompe. Ce n’est plus vous qui répondez et je ne vous reconnais plus, ou du moins ce n’est plus l’esprit conciliant qui vous inspire.

J’en ai tout de suite la preuve dans les expressions, pour le moins sévères, qui signalent particulièrement cet endroit de votre discours. « Le ton des Études sur le gouvernement représentatif est souvent, dites-vous, agressif. Il est bien rare que l’écrivain rende justice à ses adversaires et, de la meilleure foi du monde, il a beaucoup de peine à les supposer capables d’une bonne action. L’impartialité n’est pas son fait, ni la modération sa vertu. C’est surtout quand il s’occupe de la Révolution française que M. de Carné perd tout son sang-froid. » Je m’arrête. Ni la famille, ni les amis, ni les confrères de M. de Carné, ni vous-même, Monsieur, par ce que vous avez de générosité dans l’âme, personne ne comprendrait que je laissasse passer librement ces dures critiques. Vous me permettrez seulement de regretter que cette partie de votre discours m’ait mis dans l’obligation d’y adresser cette partie de ma réponse.

Un de nos confrères, dont la réception a précédé immédiatement la vôtre, un homme considérable, d’une grande autorité dans les affaires publiques, amené par le courant de son discours en face d’une question politique dont la discussion ne lui paraît pas séante à l’Académie, s’arrête et se borne à dire : « Vous m’approuverez, Messieurs, de ne pas discuter cette question. Je l’ai discutée hier, je la discuterai encore demain, et il ne s’agit ici que de la façon de penser de mon prédécesseur. » Vous avez fait autrement, Monsieur. Ce n’est pas seulement la façon de penser de votre prédécesseur, c’est la question même de la Révolution que votre discours traduit devant cet auditoire. Il vous a convenu de choisir un terrain difficile : c’était votre droit. Je vous suivrai partout : c’est mon devoir ; sitôt que j’y aurai satisfait, je ne m’attarderai pas sur ce terrain-là, je vous jure.

Il y a sur la Révolution deux opinions extrêmes : admirable, du commencement à la fin, pour les uns, elle est, du commencement à la fin, exécrable pour les autres. Des deux côtés, c’est la Révolution une et indivisible qu’il faut adorer ou réprouver, sans hésitation ni retour. Tout ou rien ! Dilemme terrible, dilemme fatal pour la raison, pour la conscience, pour la liberté humaine ! Eh bien ! non ; ni la raison, ni la conscience, ni la liberté, n’en sont réduites à cette abdication d’elles-mêmes ; elles n’ont pas, Dieu merci, ce despotisme de part et d’autre à subir ; et, si étroitement que le dilemme s’efforce de resserrer ses branches de fer, il ne retiendra que les faibles ou les exaltés qui voudront se laisser prendre. Quant à ceux qui, d’un esprit plus viril ou plus calme, ont choisi pour guides la vérité seule et la justice, qu’ils ne s’inquiètent pas ; ils feront comme M. de Carné ; ils passeront quand même.

Partisan sincère des idées de 89, M. de Carné a consacré à leur application sa vie entière : vous le reconnaissez, Monsieur. Qu’exigez-vous davantage ? Que lui reprochez-vous ? Quelle est donc cette Révolution qui lui fait, selon vous, perdre tout sang-froid ? Vous le taxez d’injustice à l’égard des hommes de la Révolution : en vérité, je n’ai pas remarqué ce que vous dites. Je n’ai jamais vu qu’il ait injustement parlé ni de la Fayette, ni de Bailly, ni de Kléber, ni de Desaix, ni de Hoche, ni de Marceau, ni de Carnot, ni de Lanjuinais, ni de Boissy d’Anglas, ni de leurs pareils. Ceux-là sont à peu près, Monsieur, les seuls qui m’intéressent.

La République est redevenue le gouvernement de la France. Dans l’éloge que vous en faites, vous vous recommandez des plus grands esprits qui l’ont reconnue nécessaire ; mais ces grands esprits n’ont jamais, que je sache, conseillé à la République de prendre en bloc l’héritage de la Révolution ; ils ont, au contraire, toujours été d’avis qu’elle n’acceptât la succession que sous bénéfice d’inventaire.

Sunt bona, sunt quædam mediocria, sunt mala plura.

M. de Carné a goûté le bon, négligé le médiocre et repoussé décidément le pire. Je crois qu’il a fait sagement et heureusement, sauf la mauvaise fortune d’avoir été mal connu ou mal compris de vous. C’est un malentendu que je ne puis m’empêcher de regretter sincèrement pour vous comme pour lui ; après quoi, Monsieur, vous jugerez sans doute que c’est assez de politique.

Bornons-nous du moins à la politique apaisée, je veux dire à l’histoire. L’œuvre la plus considérable de M. de Carné me paraît être son Essai sur les fondateurs de l’unité nationale en France, avec la Monarchie française au dix-huitième siècle, qui en est la suite. C’est pendant sept cents ans la chaîne ininterrompue de notre histoire représentée surtout par de grandes figures royales, politiques ou guerrières. Parfois elle fléchit et s’abaisse ; il semble que sous son propre poids ou sous quelque effort étranger elle va rompre ; mais d’espace en espace quelqu’un de ces anneaux-maîtres, solidement cramponné, la soutient et la relève. C’est ainsi que, chaînon par chaînon, elle est arrivée, grâce à Dieu, jusqu’à nous et qu’elle passera, si nous savons continuer vaillamment l’œuvre de nos pères, à nos fils.

Le temps ne vous a pas permis de louer autrement que par un mot, comme vous venez de faire, cet ouvrage important de votre prédécesseur. Ne pensez-vous pas, Monsieur, que pour un adversaire de ses idées, mal satisfait, à raison ou à tort, de ses jugements sur la Révolution, il n’y aurait pas de plus généreuse ni de plus facile revanche que de saluer avec lui ces anciens serviteurs de la France, vrais héros, vrais patriotes, qui ont fondé la nation, ou qui, après l’avoir retenue au bord des abîmes, ont refait sa grandeur et propagé sa gloire ?

M. de Carné l’a vue au bord des abîmes. Douleur patriotique, douleur paternelle, aucune amertume, aucune épreuve ne lui a manqué ; mais, frappé dans ses plus chères affections, dans son pays mutilé, dans sa famille réduite, le chrétien s’est soutenu contre le désespoir. Tant qu’il a pu contribuer, par ses écrits ou par ses œuvres, au salut commun, il ne s’est pas cru dispensé de bien faire. Nous l’avons vu à l’Académie, mélancolique, silencieux, affectueux toujours et attentif aux autres. Avant de délibérer sur le prix institué pour l’encouragement des œuvres charitables par la générosité de M. de Montyon, c’est un usage adopté par l’Académie de confier particulièrement à l’un de ses membres le dépouillement des nombreux dossiers qui, de tous les points de la France, lui sont adressés pour ce concours. Jusqu’à la fin de sa longue carrière, le vénérable général de Ségur avait honoré cette fonction laborieuse ; elle fut, après lui, décernée comme un honneur à M. de Carné. Il l’accepta surtout comme un devoir. Lorsque, après plusieurs mois de travail assidu, d’étude patiente, de comparaison difficile à établir, il nous apportait les propositions motivées qui étaient le verdict de sa conscience, lorsqu’il nous faisait simplement, avec l’éloquence des faits mêmes, le récit de tous ces dévouements obscurs, de tous ces sacrifices longtemps ignorés, de ces merveilles de la charité chrétienne, de ces vertus des humbles, éclatantes devant Dieu, à peine entrevues des hommes, nous pouvions dire, gagnés par l’émotion que nous communiquait son âme. Voilà une bonne, voilà une belle séance ! En souscrivant aux conclusions persuasives de notre confrère, nous savions qu’il était impossible de mieux adresser nos récompenses, et nous lui donnions à lui-même une des dernières, une des rares satisfactions qu’il lui fût désormais permis de goûter en ce monde.

Encore un mot, Monsieur, et je termine. Vous avez témoigné le désir, honorable pour l’Académie, de vous associer à ses travaux le plus promptement possible, et, pour ma part, je me suis fait plus qu’un devoir, si vous permettez que je dise, un plaisir de hâter ce moment-là. Soyez donc le bienvenu parmi nous, Monsieur. Vous n’y trouverez malheureusement ni Bossuet, ni Buffon, ni le maréchal de Villars ; mais vos confrères, en échange des lumières que vous voudrez bien leur donner des beaux-arts, s’empresseront de vous éclairer sur nos modernes usages, et, comme ils ont beaucoup connu M. de Carné, comme ils gardent pieusement la mémoire de cet homme de bien, de cet homme de cœur, vrai chrétien, vrai Français, ils seront heureux de vous le faire tout à fait connaître et d’achever, de concert avec vous, son éloge.