Discours de réception de Louis de Loménie

Le 8 janvier 1874

Louis de LOMÉNIE

Réception de M. de Loménie

 

M. de Loménie (Louis-Léonard), ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Mérimée, y est venu prendre séance le 8 janvier 1874, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

En rendant hommage, il y a bientôt deux ans, à la noble mémoire du duc de Broglie, son digne successeur vous disait : « Il est mort à temps. » Le duc de Broglie, en effet, n’avait pas vu nos désastres. Je voudrais pouvoir appliquer cette parole au regretté confrère dont le souvenir est aujourd’hui plus que jamais présent à vos esprits. Mais il faudrait dire, au contraire, de M. Mérimée ; il est mort trop tard, il a vécu quelques semaines de trop. En proie à une maladie cruelle, incurable et parvenue à son dernier période, il était à Paris mourant, lorsqu’éclata tout à coup cette guerre, à la fois si prévue et si mal préparée, si imprudemment engagée, si déplorablement conduite et qui devait être si funeste à la France. Il y était encore au moment de la crise qui suivit la grande catastrophe militaire de Sedan. Pouvant à peine se tenir debout, à peine parler, à peine respirer, M. Mérimée se livra néanmoins, avec une énergie que son état rendait héroïque, à toutes les démarches, à tous les actes que lui dictaient son cœur et l’idée qu’il se faisait de son devoir. L’un des derniers trains sortant de Paris, déjà presque cerné par l’ennemi, l’emporta à Cannes, où il arriva pour mourir au bout de quelques jours, l’âme navrée ; il avait vu tomber la cause à laquelle il s’était voué, par un sentiment d’affection personnelle aussi sincère que désintéressé, et par conséquent respectable, même pour les adversaires de cette cause.

Son patriotisme non moins sincère ne contribuait pas peu à augmenter l’amertume de ses derniers jours, puisqu’il vivait assez pour voir son pays déjà envahi, déjà ravagé, et cette sagacité pessimiste qui lui faisait dire en arrivant à Cannes à un de ses amis : « Nous sommes perdus, » le rendait insensible aux illusions, aux ardeurs généreuses qui nous empêchèrent de désespérer trop tôt du salut de la patrie, et qui nous poussèrent, au détriment de nos intérêts, mais au profit de notre honneur national, ce qui est bien aussi quelque chose, à prouver du moins à 1’Europe et à nos vainqueurs que la France, même frappée d’un coup plus terrible que celui d’Iéna, ne rend pas son épée tant qu’elle peut encore la tenir dans sa main.

Mourant ainsi, atteint dans ses sympathies les plus chères et sans espoir pour son pays, M. Mérimée n’avait pas même la faible consolation de pouvoir se dire que Paris, ce Paris lettré si épris de son beau talent, apprendrait sa perte avec douleur et s’associerait au deuil de l’Académie. Nous étions alors enfermés dans un cercle de fer, et ce n’est guère qu’un mois après le décès de votre confrère qu’un journal anglais, échappé par hasard à la vigilante surveillance de nos ennemis, vint nous apprendre que la France avait perdu une de ses gloires littéraires. Cette nouvelle, qui en d’autres temps eût ému Paris, fut en quelque sorte étouffée sous les agitations et les luttes d’une ville menacée à la fois par les Allemands au dehors, par les factieux au dedans ; elle passa presque inaperçue, et l’auteur de Colomba disparut de ce monde au milieu de nos désastres comme un soldat obscur tombé dans une bataille et dont on saurait à peine le nom.

Si, dès le début de ce discours, je me suis arrêté, Messieurs, sur les tristes circonstances qui se rattachent à la mort de M. Mérimée, c’est que je me sens préoccupé de l’idée que, tout en augmentant s’il est possible l’intérêt que vous portez à sa mémoire, elles augmentent aussi la difficulté de la mission que vous avez daigné me confier en m’accordant l’honneur inespéré de siéger parmi vous. Vous voudriez, je le crains, que la mauvaise fortune qui a pesé sur les derniers moments de l’illustre écrivain, et qui après sa mort l’a privé des honneurs funèbres que vous rendez à vos confrères, fût en quelque sorte compensée aujourd’hui par un éloge digne de lui, et, comme je ne suis que trop convaincu qu’il ne me sera pas donné de remplir cette attente, je me laisse entraîner à signaler le péril qui me menace et j’éprouve le besoin de solliciter votre indulgence avant même de vous avoir exprimé les sentiments reconnaissants dont mon cœur est pénétré.

M. Mérimée pourrait seul peut-être résumer dans un espace très-limité les idées et les sentiments qu’inspire une lecture attentive de tous ses écrits. L’auteur de Colomba et de l’Essai sur la guerre sociale fut en effet un de ces privilégiés de la littérature qui ont reçu le don d’exceller presque également dans des genres si différents qu’ils paraissent en quelque sorte opposés. La grande majorité du public admire surtout en lui l’écrivain d’imagination, le romancier, le conteur doué d’un talent merveilleux pour créer des figures à la fois originales et vraies, pour combiner sans effort les situations les plus dramatiques et condenser l’intérêt dans le cadre le plus restreint. Il est possible que, devant la postérité, ce mérite, si éclatant chez votre éminent confrère, soit considéré comme supérieur aux autres ; mais vous, Messieurs, qui connaissiez toute la variété de ses aptitudes, vous ne serez point étonnés, j’en suis sûr, si j’ose affirmer qu’après avoir étudié à fond les œuvres complètes de M. Mérimée, on éprouve une impression de surprise. Il semble qu’on est en présence d’une organisation intellectuelle tout à fait à part, car on trouve réunies chez le même homme des facultés qui d’ordinaire s’excluent. On est forcé de reconnaître qu’un de nos romanciers les plus émouvants a pu, quand il l’a voulu, se montrer le plus scrupuleux et le plus sagace des investigateurs, soit dans le domaine de l’histoire, où il aimait à choisir parfois les sujets qui soulèvent le plus de difficultés, soit dans celui des arts et spécialement de l’architecture, qu’il avait étudiée dans tous ses âges, sous toutes ses formes, religieuse, militaire ou civile, soit dans le domaine de la philologie, où, sans produire aucun travail spécial, il a prouvé par une foule d’observations répandues dans ses ouvrages qu’il connaissait à fond non-seulement les langues et les littératures de l’antiquité classique, mais presque tous les idiomes modernes de l’Europe. On sait que sa dernière passion a eu pour objet l’étude de la langue et de la littérature russes, qu’il possédait mieux qu’aucun Français de son temps et même de tous les temps.

Cette faculté de se dédoubler pour ainsi dire et de se produire tour à tour devant le public sous la forme d’un inventeur original et hardi, d’un poëte, en prenant le mot dans sa plus large acception, ou du plus consciencieux et même du plus méticuleux des érudits, était d’autant plus étonnante chez M. Mérimée, qu’aucun des deux personnages si différents qu’il renfermait en lui-même n’agissait sur l’autre au détriment de celui-ci. Le romancier, il est vrai, empruntait quelquefois et très-heureusement à l’érudit des détails accessoires, mais il ne lui permettait pas d’intervenir assez dans une fiction romanesque pour en affaiblir l’intérêt, et, quand l’érudit à son tour tenait la plume, il nourrissait contre son compagnon le romancier une défiance si farouche, il éprouvait une si vive inquiétude de passer pour un homme d’imagination qui s’aventure dans les régions de la science, qu’il s’interdisait, trop souvent peut-être, soit les agréments de détail permis aux plus savants, soit les considérations générales, pour se livrer à la préoccupation exclusive d’une exactitude rigoureuse, dans la confrontation et la discussion des témoignages ou dans la description et la comparaison des monuments.

Nul écrivain ne mérita donc mieux que M. Mérimée l’honneur qu’il avait obtenu d’appartenir à la fois à deux académies. Vous aviez cependant, Messieurs, un double droit sur lui, en ce sens que, même dans ses travaux d’archéologie les plus sévères, les plus techniques, il resta toujours l’excellent écrivain que vous connaissez : jamais pompeux, ni subtil, ni maniéré, jamais négligé ou diffus, toujours correct, précis, simple, clair et naturellement élégant, parlant en quelque sorte d’instinct la langue que parlait Voltaire dans ses meilleurs jours.

Par la date de ses premiers ouvrages, votre confrère appartenait à cette belle époque littéraire de la Restauration, qui a donné à l’Académie tant d’écrivains illustres dont elle déplore la perte, et dont les survivants lui sont d’autant plus chers qu’ils font son orgueil et sa gloire. J’aimerais, Messieurs, à pouvoir évoquer devant vous le souvenir de cette sorte de renaissance qui se produisit dans notre pays après la chute du premier Empire. Mais ce tableau vous a été présenté souvent, et je craindrais de paraître téméraire si j’essayais de le reproduire après tant d’autres, plus habiles que moi. Qu’il me soit seulement permis de faire remarquer que cette jeunesse de la Restauration, animée à la fois de deux passions qui depuis se sont trouvées rarement unies dans le cœur des jeunes gens, la passion des lettres et la passion de la liberté, hardie en littérature, modérée en politique, libérale plus qu’égalitaire, ne s’inclinant point encore devant la toute-puissance du nombre, et n’ayant été révolutionnaire qu’à son corps défendant, semble avoir puisé dans l’air qu’on respirait alors une vitalité d’esprit exceptionnelle. Pour s’en convaincre ne suffit-il pas de la personnifier, en quelque sorte, dans les hommes qui l’ont représentée avec tant d’éclat pendant un demi-siècle ? Quand on parcourt l’histoire des gouvernements trop nombreux, hélas ! qui se sont succédé dans notre pays depuis cinquante ans, ne semble-t-il pas que chacun d’eux a usé plus ou moins jusqu’ici chacune des générations qu’il a fait entrer dans la vie active, tandis qu’on voit les représentants de la plus ancienne de ces générations traverser tous les régimes, subir le choc de toutes les révolutions et se retrouver toujours jeunes, toujours animés de la même vigueur et de la même activité intellectuelles ? On dirait que la mort seule peut les atteindre, la vieillesse jamais. Combien d’exemples il me serait facile de trouver dans cette illustre compagnie, soit parmi ceux de ses membres qu’elle a récemment perdus et qui lui ont été ravis au moment où, après une carrière déjà longue, remplie par des travaux et des succès de tous genres dans les lettres et dans la politique, ils servaient encore utilement leur pays, en suffisant à tous les devoirs qu’entraîne une grande et légitime influence ; soit parmi ceux qu’elle a le bonheur de posséder encore, et qu’on a vu naguère, à l’âge du repos, porter dans les circonstances les plus difficiles le fardeau des affaires publiques avec un merveilleux talent de parole, une activité infatigable, une ardeur qui étonnait les plus jeunes et parfois même les effrayait un peu !

Ici, Messieurs, je m’arrête. Nous vivons dans un temps malheureux, où le poids de nos discordes intérieures aggrave cruellement celui de nos récentes calamités nationales, où des hommes également dévoués à la défense de l’ordre social en péril sont séparés sur des questions de forme et même de mots que, dans la situation actuelle du pays, on peut dire secondaires ; nous vivons enfin dans un temps où l’on se croirait parfois revenu à cet état de choses que dépeint César en parlant des Gaulois nos ancêtres : « Il y a chez eux des divisions de partis, non-seulement dans chaque ville, dans chaque bourg, dans chaque village, mais même dans chaque maison. » Je ne voudrais donc pas m’exposer à introduire les dissidences du dehors dans l’enceinte paisible de l’Académie, qui représente à mes yeux ce lieu sacré, ce séjour de l’équité et de la sérénité décrit par Virgile, où les passions humaines n’ont plus d’influence sur l’appréciation des hommes, où l’on ne tient plus compte que des grands talents et des grands services, et où l’on dit avec le poëte :

Quique sui memores alios fecere merendo,
Omnibus his nivea cinguntur tempora vitta.

 

Je me sens, je 1’avoue, moins embarrassé pour présenter un dernier argument à l’appui de ma thèse sur l’étonnante vitalité d’esprit dont furent doués les hommes qui entrèrent dans la vie publique sous la Restauration. Pourrais-je oublier que celui d’entre eux qui fut leur aîné à tous, et que presque tous ont appelé leur maître, siége encore parmi vous ? Devant cette vénérable figure l’hommage est à l’aise pour se produire, car, devenue étrangère, non pas aux intérêts de la patrie, qui lui seront chers jusqu’à sa dernière heure, mais aux luttes, aux rivalités, aux compétitions ardentes de la politique active, elle semble déjà appartenir à la postérité ; et cependant, après plus de soixante ans de travaux, et quels travaux ! après avoir éclairé, ému, enthousiasmé, irrité quelquefois, mais plus souvent dominé trois ou quatre générations par la parole ou par la plume, à l’âge qui est pour les autres hommes non plus seulement la vieillesse, mais, tranchons le mot, la caducité, elle garde encore toute la vigueur et toute la sève d’un esprit puissant et fécond.

Que dis-je ? elle se renouvelle. L’historien philosophe qui, en 1828, il y a quarante-six ans, groupait les faits par grandes masses, s’attachant à les juger, plutôt qu’à les exposer, est devenu en 1874 un narrateur admirable ; aussi attrayant que savant, il développe nos longues annales dans un beau livre destiné à la jeunesse, mais où les hommes les plus mûrs trouvent leur plaisir et leur profit. Ces vieillesses fameuses dont on a tant parlé, celle de Fontenelle, celle de Voltaire, celle de Goëthe, ne pâlissent-elles pas un peu auprès de cette vieillesse unique ? Vous en êtes justement fiers, Messieurs, et longtemps encore, il faut l’espérer, la Providence vous la conservera.

Sous l’influence de cette température intellectuelle si chaude et si excitante qui mûrissait les jeunes esprits de la Restauration, on vit M. Mérimée produire, avant d’avoir atteint l’âge de vingt-deux ans, une œuvre dont le style annonce déjà un écrivain de premier ordre. Il était préparé, d’ailleurs, par d’autres influences, notamment par celles de la famille, à apprécier de bonne heure les nobles et délicates jouissances de la littérature et des arts. Son père, peintre distingué qui occupait, sous la Restauration, les fonctions de secrétaire de l’École des beaux-arts, était un homme aimable et instruit, possédant des connaissances très-variées. Sa mère a laissé à tous ceux qui l’ont connue le souvenir d’une personne d’un esprit remarquable, associé à un caractère ferme et à un excellent cœur. Ayant survécu assez longtemps à son mari et tendrement dévouée à cet unique fils qui fut la grande affection de sa vie, elle ne se sépara jamais de lui, et ils vécurent ensemble jusqu’à sa mort, en 1852. M. Mérimée, qui avait alors quarante-neuf ans, s’était habitué à se reposer absolument sur sa mère de tous les soins matériels de l’existence. Il était arrivé à un âge où l’on ne se décide plus guère à échanger la liberté du célibat contre les joies paisibles et les devoirs austères de la vie de famille. Aussi ne se consola-t-il jamais de la mort de sa mère. Ce sentiment reparaît souvent dans ses lettres à ses amis et sous des formes touchantes : « J’ai vécu, écrit-il à l’un d’eux, si longtemps par le dévouement de ma mère que je crois être tous les jours comme un enfant le jour de son entrée au collége. »

Mme Mérimée n’a pas seulement tenu une très-grande place dans le cœur de son fils, elle est probablement pour quelque chose dans la nature de son talent. Ses amis assurent qu’elle avait une aptitude singulière à raconter agréablement, aptitude dont elle savait se servir dans l’occasion, car, ayant exercé la même profession que son mari, et peignant surtout des portraits d’enfants, elle excellait par ses récits à maintenir immobiles et ravis les petits modèles, qui posaient devant elle. On s’étonnera moins de cette particularité, quand on saura que Mme Mérimée était par sa mère la petite-fille d’une personne dont la renommée, chère aux enfants, a commencé par éclipser celle d’Homère lui-même dans l’esprit de la plupart de ceux qui m’écoutent.

Mme Leprince de Beaumont, l’auteur de ces contes charmants, de ces dialogues à la fois ingénieux, judicieux, naturels, qui composent le Magasin des enfants, était la bisaïeule de l’auteur de Colomba. Je ne prétends pas assimiler le talent de la bisaïeule à celui de l’arrière-petit-fils ; en passant de l’une à l’autre, ce talent s’est beaucoup modifié dans sa qualité comme dans son emploi. Ce n’est pas pour les enfants, ce n’est même pas toujours pour les demoiselles, que M. Mérimée a composé ses récits. Il n’en est pas moins vrai que, quand on relit ceux de Mme Leprince de Beaumont, par exemple, ce joli conte de la Belle et la Bête qui eut l’honneur d’inspirer à Grétry l’opéra de Zémire et Azor, on est frappé non-seulement de la nuance d’habileté dans la disposition dramatique du sujet, par laquelle la bisaïeule se rapproche de l’arrière-petit-fils, mais d’un rapport peut-être plus frappant encore dans le style des deux auteurs. Celui du premier, quoique d’une qualité inférieure à celui du second, est pourtant de la même nature, on pourrait dire ici de la même famille ; c’est un style coupé qui ne procède jamais par périodes prolongées, mais par phrases courtes dont chacune renferme un sens complet. Ce style net, simple, naturel, souvent relevé par une légère pointe d’ironie fine, piquante et gracieuse, offre donc assez d’analogie avec le style de M. Mérimée pour qu’il soit permis de supposer, sans trop d’invraisemblance, que ce dernier a pu le recevoir en quelque sorte par héritage, quoiqu’il l’ait beaucoup perfectionné.

En dehors de cette transmission de talent, le jeune Mérimée, élevé par un père et une mère également distingués, se développa rapidement. Il manifesta, dès l’enfance, 1’instinct et le sentiment des arts. Il aima de bonne heure à dessiner et à peindre, et il garda ce goût jusqu’à la fin de sa vie.

L’écolier destiné à devenir un de nos humanistes les plus distingués fit des études classiques assez médiocres au collége Henri IV. C’est seulement après avoir quitté le collége que, tout en suivant les cours de l’École de droit assez régulièrement pour obtenir le grade de licencié, le jeune Mérimée s’attacha à se donner par lui-même cette instruction solide et variée qui fait la véritable force du talent dans tous les genres. J’ai ouï dire que, dès sa jeunesse, il se prit de passion pour cette belle langue de la Grèce, qu’il avait négligée au collége, et qu’il se remit à l’étudier sous la direction d’un Grec ; et, comme il n’abandonna jamais cette étude, il devint un helléniste de première force, aussi familier avec le grec ancien qu’avec le grec moderne, qu’il parlait avec une rare facilité. L’étude du grec le ramena à l’étude du latin ; remarquablement doué pour les langues, il savait, je crois, l’anglais dès l’enfance, et il apprit bientôt l’espagnol. Quoiqu’il travaillât beaucoup, il cultivait le monde des salons et des arts, avec les apparences d’un jeune homme oisif, très-recherché dans sa tenue et qui ne songe qu’à se distraire. Deux de ses amis de jeunesse m’ont assuré qu’ils étaient si loin de soupçonner en lui des ambitions littéraires que son premier ouvrage leur causa une véritable surprise. Il fréquentait presque dès sa sortie du collége une société de littérateurs et d’artistes qui se réunissait chez une cantatrice célèbre, Mme Pasta. Là brillait un homme de beaucoup d’esprit, mais d’un esprit très-paradoxal, plus âgé de vingt ans que le jeune Mérimée.

C’était M. Beyle, plus connu en littérature sous le pseudonyme de Stendhal et qui passe généralement pour avoir exercé sur son jeune ami une assez grande influence. Je n’entrerai pas dans les détails de cette influence, M. Mérimée ayant lui-même publié sur M. Beyle des Notes et Souvenirs qui tendent à la présenter comme moins générale qu’on ne l’avait pensé. Tout ce qu’on peut dire en se plaçant au point de vue littéraire, c’est que Stendhal, le premier, le plus fougueux des romantiques, et en même temps voltairien à outrance, ce qui était assez rare alors parmi les romantiques, contribua sans doute à donner à l’esprit du jeune Mérimée cette double physionomie, car elle respire dans son premier ouvrage publié en 1825.

On discutait alors ardemment entre les deux écoles littéraires sur les règles de l’art dramatique, on traduisait les théâtres étrangers, les novateurs promettaient des merveilles. Cependant aucune œuvre n’avait encore paru à l’appui de leurs théories, lorsque le jeune Mérimée entreprit de donner une idée de ce que pourrait être un théâtre franchement romantique. Il ne songeait pas, d’ailleurs, à écrire pour la scène ; mais il cherchait un cadre commode qui lui permît le libre emploi de cette sorte de puissance créatrice qu’il sentait fermenter en lui, et, comme son caractère offrait une nuance de timidité qui, dans ce premier rapport avec le public, aurait gêné l’audace naturelle de son esprit, au lieu de parler en son nom, il présenta son livre comme la traduction d’un ouvrage étranger. Il s’abrita même derrière un double pseudonyme, inventant tout à la fois une femme auteur, une actrice espagnole, d’origine mauresque, nommée Clara Gazul, dont les pièces de théâtre, universellement applaudies en Espagne, n’étaient pas connues à Paris, et un traducteur français, nommé Lestrange, qui avait fréquenté cette célèbre Espagnole et qui racontait ses faits et gestes avec un accent inimitable de vraisemblance. De sorte que, s’il est exact, comme on l’a dit, qu’un Espagnol auquel on venait de faire lire cette prétendue traduction en lui demandant son avis, aurait répondu : « La traduction a du mérite, mais elle est encore bien inférieure à l’original », c’est apparemment parce qu’il aurait rougi d’avouer qu’il ne connaissait pas une personne aussi intéressante que Clara Gazul : pour rendre la supercherie encore plus piquante, un ami du prétendu traducteur, M. Delescluze, dessina un portrait de Clara Gazul, d’après nature, et ceci à la lettre, car le portrait n’était autre que celui du jeune Mérimée lui-même un peu féminisé, mais encore très-ressemblant sous la mantille et le costume d’une femme espagnole ; ce portrait lithographié, que j’ai vu, figure sur quelques exemplaires du premier ouvrage de votre confrère.

Au point de vue de l’imitation des formes extérieures du théâtre espagnol, le coup d’essai de M. Mérimée était assez bien réussi pour faire illusion à une partie du public. Mais le style eût suffi pour exclure l’hypothèse d’une traduction, car il était admirablement français, d’une fermeté, d’une précision, d’une souplesse étonnantes chez un jeune homme de vingt et un ans. L’auteur semblait s’être proposé pour unique but de peindre rapidement, énergiquement, et sans aucune intention morale, des sentiments, des ridicules et surtout des passions, ou plutôt une passion étudiée dans toutes ses variétés et dans toutes ses violences, suivant les sexes, les caractères, les professions et même les latitudes, témoin ce petit drame si farouche intitulé : l’Amour africain. L’élément comique ne dominait guère que dans une seule pièce, ajoutée à la seconde édition, qui porte pour titre : le Carrosse du Saint-Sacrement, et qui contient des scènes dignes de Molière. Dans presque toutes les autres, il se mêlait au tragique le plus sombre. Le souffle d’ironie souvent amère et antireligieuse répandu sur ces puissantes ébauches donnait un peu l’idée d’un Voltaire jeune, devenu romantique, c’est-à-dire doué d’une imagination plus ardente que la sienne, et qui aurait découpé en scènes vivement dialoguées le roman de Candide.

L’artifice du double pseudonyme fut bientôt dévoilé. Le Globe de 1825, en le dévoilant, présentait l’auteur, sans le nommer encore, comme destiné à introduire enfin au théâtre la révolution qu’on attendait. On crut, un instant, que le jeune Mérimée allait prendre la place que devait bientôt occuper M. Victor Hugo. Mais, malgré son remarquable talent pour le dialogue, l’auteur de Clara Gazul n’avait peut-être pas les qualités accessoires d’habileté dans la mise en scène et dans la préparation du dénoûment qu’exige la représentation du drame, même le plus romantique, et d’ailleurs il aimait assez par goût à déjouer les prévisions.

Son second essai fut encore un pastiche, mais dans un genre tout différent du premier. Il publia, en 1827, une prétendue traduction des chants d’un barde morlaque de son invention, nommé Hyacinthe Maglanowich, dont le traducteur, qui se donnait, cette fois, pour un réfugié italien, racontait encore très-agréablement la biographie. Le livre était intitulé : la Guzla, du nom de cette sorte de guitare à une corde dont se servent les chanteurs morlaques pour s’accompagner. Ce nouveau pastiche était si habilement fait, si marqué du cachet particulier à l’esprit des populations illyriques, le vampirisme et le mauvais œil y jouaient un si beau rôle, c’est-à-dire un rôle si effrayant, que tous les amateurs de poésie populaire en France et en Europe y furent trompés. On raconte que de savants linguistes allemands s’épuisèrent en recherches pour retrouver le texte des chants de Maglanowich ; quelques-uns même, dit-on, assurèrent l’avoir trouvé. J’ose à peine avouer devant vous, Messieurs, que le Journal des Savants partagea l’erreur commune, et enfin Goëthe en personne prit la plume pour éclaircir ce mystère dans le recueil qu’il publiait à Weimar.

Le patriarche de la littérature allemande s’intéressait alors très-vivement à toutes les tentatives des jeunes romantiques de la Restauration. Il lisait assidûment le journal le Globe, et cette lecture l’enchantait. Il avait, il est vrai, quelque raison d’être, comme il le dit, épris de ces Messieurs du Globe, car tous professaient pour lui un enthousiasme illimité qui s’étendait d’ailleurs à toute la littérature allemande et même au caractère allemand, et il était si vif que Goëthe s’écriait naïvement : « Il est vraiment merveilleux de voir quel essor le Français a pris depuis qu’il n’est plus enfermé dans des idées étroites et exclusives. Il connaît ses Allemands, ses Anglais, mieux que ces peuples ne se connaissent eux-mêmes. Avec quelle précision il dépeint l’Anglais comme l’homme du monde plein d’égoïsme, et l’Allemand comme un simple particulier plein de bonhomie (Conversations de Goëthe, recueillies par Eckermann et traduites par M. Émile Delerot. T. II, p. 125) ! » C’était en effet sous cet aspect que nous apparaissait alors l’Allemagne, et notre illusion a duré longtemps ; je crois qu’elle commence à se dissiper aujourd’hui, et que nous avons appris à discerner dans le caractère allemand d’autres nuances à côté de celles de la bonhomie.

Goëthe lui-même, en dissertant sur la Guzla, devait prouver au jeune Mérimée que sa bonhomie n’était pas dénuée d’artifice. Il commence par déclarer que ce recueil de chants illyriques soulève une question mystérieuse, et il la résout en remarquant d’abord que le mot Guzla renferme le nom de Gazul ; il assure que ce rapport a suffi pour lui donner l’idée de faire des recherches sur Maglanowich, que ces recherches ont réussi, et qu’il espère que l’auteur de Clara Gazul ne lui en voudra pas s’il le déclare publiquement l’auteur de la Guzla. Il donnait ainsi aux lecteurs allemands une haute idée de sa sagacité ; il oubliait seulement de leur dire qu’avant d’étudier cette question mystérieuse, il savait parfaitement à quoi s’en tenir. En recevant cet article que lui envoyait un de ses amis, le jeune Mérimée répond : « Ce qui diminue le mérite de Goëthe à deviner l’auteur de la Guzla, c’est que je lui en ai adressé un exemplaire avec signature et paraphe, par un Russe qui passait par Weimar. Il s’est donné les gants de la découverte afin de paraître encore plus malin. »

Après la Guzla, M. Mérimée revint aux scènes dramatiques, et il publia, en 1828, l’ouvrage intitulé : Scènes féodales, la Jacquerie, par l’auteur de Clara Gazul. L’influence de Walter Scott tournait alors les esprits vers la mise en œuvre de l’histoire, soit sous la forme romanesque, soit sous la forme dramatique. En s’essayant dans ce dernier genre, M. Mérimée se trompa dans le choix du sujet. Il s’était placé sur un terrain ingrat, où l’histoire ne lui fournissait que des données très-vagues. Malgré son talent, il n’en put tirer qu’un drame confus, dont presque tous les personnages se ressemblent par une physionomie également féroce et dont l’intérêt se perd sous un entassement d’horreurs en tous genres.

L’imagination de l’auteur était alors tellement envahie par le goût du noir, qu’il ajouta à son tableau de la Jacquerie un petit drame, la Famille de Carvajal, supérieur au premier sous le rapport de la composition, mais qui dépasse presque les limites de l’horrible et va jusqu’au monstrueux. M. Mérimée a souvent tourné en moquerie cette tendance de son talent qui l’entraîne parfois vers les sujets les plus sinistres. Il a cherché à nous faire croire que c’est uniquement pour s’amuser qu’il exerce volontiers son imagination sur des thèmes de ce genre. D’autres ont expliqué cette disposition par l’influence de Byron, mais elle s’est maintenue chez M. Mérimée pendant tout le cours de sa carrière. On la v oit reparaître chez lui à l’âge de soixante-six ans, plus accentuée que jamais, dans le dernier produit de son imagination, dans ce petit roman fantastique et sauvage publié, en 1869, sous le titre de Lokis. La tendance ne me paraît donc pas absolument artificielle. Il y avait, je crois, dans cette belle, riche et puissante imagination, un point maladif, qu’un critique, M. Vinet, a cherché à définir en disant de votre confrère : « C’est un talent acquis, mais dur, et qu’un médecin expliquerait peut-être par le mot d’hypocondrie. »

La Chronique du temps de Charles IX, qui suivit la Jacquerie, l’emporte de beaucoup sur ce dernier ouvrage, et reste encore à mon sens une des plus remarquables compositions de M. Mérimée. En débutant comme romancier, l’auteur imitait encore Walter Scott. Mais, si son œuvre n’offrait pas cette moralité sévère qui donne tant de prix aux belles créations de l’auteur d’lvanhoë, elle se distinguait par la même préoccupation d’exactitude dans la peinture des mœurs, et par une allure générale plus rapide, plus dégagée, plus entraînante. L’intérêt dramatique de cet ouvrage explique la bonne fortune qu’il a eue d’inspirer l’opéra du Pré aux Clercs et de fournir à l’opéra des Huguenots sa plus belle scène.

Après la Chronique de Charles IX, M. Mérimée, délaissant le roman historique, entra dans la voie où il devait conquérir sa grande célébrité et se montrer, parmi tous les conteurs de notre siècle, le plus habile, peut-être, dans l’art de faire marcher de front la concision et l’intérêt. Il publia successivement et presque coup sur coup, de 1829 à 1830, dans divers recueils, une série de compositions dont la plus développée ne dépasse pas vingt-cinq pages, et dont l’une n’en a que six. Mais ces six pages, l’Enlèvement de la redoute, devaient prendre rang parmi les plus belles de notre littérature narrative. C’était la perfection du style naturel.

Dans ses autres Nouvelles de la même époque M. Mérimée se livrait tour à tour aux diverses impulsions de son talent. L’idée de peindre le point d’honneur dans l’esprit de famille, poussé jusqu’à la férocité, lui faisait écrire ce petit roman de Mateo Falcone, d’une exécution si admirable et d’un intérêt si cruellement pathétique. Le goût des tableaux fantastiques, qui parfois le rapproche d’Hoffmann, lui inspirait la vision de Charles XI et plus tard les Âmes du purgatoire, c’est-à-dire le tableau de la jeunesse légendaire de don Juan. Le penchant à se poser des problèmes de conscience plus ou moins difficiles le portait à décrire avec une rare énergie, dans la Partie de tric-trac, l’horreur que s’inspire à lui-même un jeune et honnête officier qui a été entraîné à tricher au jeu ; dans Tamango, il s’abandonnait à son attrait pour l’étude des mœurs étranges et des passions violentes, il nous transportait parmi des nègres et des négriers plus sauvages que leurs victimes.

Le Vase étrusque, publié en 1830, augmenta beaucoup la réputation de votre brillant confrère. C’était la première fois qu’il abordait la peinture de la vie mondaine et contemporaine, de la vie parisienne en un mot. Cette courte et émouvante composition est empreinte d’un cachet particulier de sensibilité en quelque sorte personnelle, qui se reconnaît même sous les réflexions ironiques de l’auteur, et qui répand sur l’ensemble un charme pénétrant de naturel et de vérité, quoiqu’au point de vue de l’art, l’ouvrage laisse à désirer, puisqu’il y a un hors-d’œuvre, chose si rare chez M. Mérimée. Le roman intitulé la Double Méprise, malgré le mérite de style qui le distingue, est à mon sens une des erreurs de votre regretté confrère. Ce roman prouve d’ailleurs que, si son imagination était assez audacieuse pour se laisser attirer par un sujet des plus scabreux, son esprit était trop élevé et son goût trop délicat pour réussir à le traiter avec vraisemblance.

On ne saurait trop admirer dans Arsène Guillot le talent attendri que déploie l’auteur en racontant la vie d’une malheureuse créature élevée dans le vice et conduite par la misère au suicide. Rien de plus original que Carmen, cette Manon Lescaut espagnole et bohémienne, avec sa physionomie si expressive, avec sa grâce féline, son ardeur sauvage, sa ruse, ses caprices, sa volonté impérieuse et sa fermeté indomptable. L’étrangeté de cette figure l’idéalise en quelque sorte et nous fait presque oublier sa dépravation.

Dans la Vénus de l’llle, M. Mérimée a tiré parti de sa science d’archéologue au profit d’une fiction fantastique empruntée à un fabliau du moyen âge. Il s’est trouvé des érudits qui ont demandé à l’auteur en quel pays il avait vu cette merveilleuse statue de Vénus, qu’il décrit avec tant de précision, et c’est à une question de ce genre que répond votre confrère dans une lettre dont je citerai seulement ce passage : « La Vénus d’Ille, écrit-il, n’a jamais existé, et les inscriptions ont été fabriquées secondum artem avec Muratori et Orelli Je suis bien fier que ma petite drôlerie ait été prise un instant au sérieux par un savant tel que vous. »

Je ne ferai que mentionner les lettres écrites d’Espagne en 1831, la piquante esquisse de mœurs intitulée l’Abbé Aubain, les deux comédies en prose les Mécontents et le Double Héritage, qui ne sont pas écrites pour le théâtre, mais dont la seconde contient une foule de scènes charmantes de finesse, de vivacité et de naturel. J’ai hâte d’arriver au chef-d’œuvre de M. Mérimée. On cherche en vain quel défaut la critique la plus sagace et la plus exigeante pourrait découvrir dans Colomba. Jamais composition ne fut ordonnée avec un art plus admirable ; toutes les situations sont préparées de manière à découler les unes des autres et à concourir à l’effet général. Quelle puissance l’auteur de ce beau roman n’a-t-il pas déployée dans la création des principales figures, qui contrastent si heureusement entre elles et qui toutes sont également accentuées et vivantes ! Quelle vérité dans la peinture des mœurs et dans les descriptions de la nature ! Quelle variété dans cette succession de scènes qui excitent tour à tour en nous la gaieté, l’attendrissement, la surprise, la crainte et même la terreur ! Est-il nécessaire de parler du style de Colomba ? Est-il nécessaire de constater que votre éminent confrère s’est surpassé en quelque sorte lui-même ; que jamais sa plume, si nette, si sobre, si ferme, ne s’était montrée plus flexible et plus apte à peindre sans effort, sans vulgarité, comme sans emphase, toutes les nuances du sentiment et de la passion, depuis les plus simples, les plus délicates et les plus douces, jusqu’aux plus violentes ou aux plus grandioses ? Mais à quoi servirait d’insister sur l’analyse d’un ouvrage que chacun sait pour ainsi dire par cœur ? Ajoutons seulement, pour établir que la moralité ne nuit pas à l’intérêt d’un roman, que le chef-d’œuvre de M. Mérimée est en même temps celui de tous ses ouvrages du même genre auquel peut le mieux s’appliquer l’excellente définition que la Bruyère donne d’un bon livre : « Quand une lecture, dit l’auteur des Caractères, vous élève l’esprit et qu’elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l’ouvrage, il est bon et fait de main d’ouvrier. »

Les productions qui ont valu à M. Mérimée la part la plus éclatante de sa renommée ne doivent pas faire oublier sa vie et ses autres travaux. Quoique étranger sous la Restauration à la politique militante, le jeune auteur de Clara Gazul appartenait au parti libéral, et on le voit, dans une lettre qui a été publiée (Dans l’ouvrage intitulé : Madame Récamier et les amis de sa jeunesse), alléguer ses opinions pour refuser en 1829, après l’avénement du ministère Polignac, une place d’attaché ou de secrétaire à l’ambassade de Londres, que voulait lui faire obtenir une personne illustre, dont le nom restera dans l’histoire de la société française au XIXe siècle, non pas seulement parce qu’elle fut très-belle et très-admirée, mais parce qu’elle fut le type exquis et rare de la beauté associée à l’extrême bonté et à la grâce suprême, je veux parler de Mme Récamier.

Au moment où éclata la révolution de Juillet, le jeune Mérimée faisait son premier voyage en Espagne, dans ce pays que l’auteur de Clara Gazul avait en quelque sorte deviné avant de le connaître. À son retour, ses amis étaient au pouvoir ; il figura un instant dans la vie politique, comme chef du cabinet de M. d’Argout, qu’il suivit, je crois, dans trois ministères. Après la retraite de ce ministre, la place récemment fondée d’inspecteur général des monuments historiques devint vacante. Elle avait d’abord été occupée par l’auteur des Barricades et des États de Blois, par cet illustre confrère qui devait manifester dans des voies si diverses la supériorité de son intelligence et dont la perte récente vous est d’autant plus douloureuse qu’elle compte parmi celles qui ne se réparent pas. Appelé à remplacer M. Vitet, l’auteur de Mateo Falcone, jusque-là étranger à l’archéologie, entra dans cette étude avec l’ardeur consciencieuse et obstinée qui distinguait son esprit. Cette partie de ses travaux est surtout représentée par quatre ouvrages, portant le titre modeste de Notes et s’appliquant à quatre voyages archéologiques accomplis successivement dans le midi de la France, dans l’Ouest, en Auvergne et en Corse. Elle l’est aussi par un savant mémoire fait en collaboration avec M. Albert Lenoir, sur l’architecture militaire au moyen âge et par un grand nombre d’articles de détail, publiés dans la Revue archéologique, dans la Gazette des Beaux-Arts et dans d’autres recueils spéciaux.

Les limites qui me sont imposées m’empêchent d’insister sur les qualités diverses que M. Mérimée a déployées dans cette voie nouvelle et je suis obligé de glisser sur l’archéologue afin de pouvoir m’arrêter un instant devant l’historien. On était si peu préparé à voir un romancier traiter l’histoire en érudit plutôt qu’en poëte, qu’on a exagéré et qu’on exagère encore l’aridité de l’Essai sur la guerre sociale, publié en 1844. La préoccupation de l’exactitude domine certainement ici toutes les autres, mais le style garde toutes ses belles qualités. L’auteur n’invente rien, mais il tire souvent un excellent parti de telle phrase courte, recueillie chez Appien, Paterculus ou Florus, pour donner à une situation ou à un incident une tournure animée et intéressante. Son habileté pour le portrait se reconnaît non-seulement quand il s’agit de peindre des figures aussi célèbres que celles des Gracques, de Marius ou de Sylla, mais mieux encore peut-être dans la sorte de lumière qu’il répand sur les têtes obscures de ces chefs samnites, campaniens, marses ou lucaniens, dont nous ne savions guère que les noms, et enfin dans ce livre austère il y a çà et là des pages très-dramatiques.

Le second essai de M. Mérimée sur l’histoire romaine avait l’avantage et l’inconvénient de traiter d’un sujet plus connu que la Guerre sociale, puisqu’il s’agit de la conjuration de Catilina. Le livre est plus attrayant, mais il est moins neuf. On a reproché, non sans raison peut-être, à l’historien de Catilina une trop grande sévérité pour Cicéron et une trop grande indulgence pour César, qui commençait dès lors à se préparer par l’astuce au grand rôle qu’il devait obtenir plus tard par le génie. Au moment où il publiait son Catilina, votre confrère était très-occupé de préparer un travail sur César. Il avait même déjà rédigé, dès 1841, une histoire de la jeunesse de César.

Je trouve ce fait constaté dans une lettre de lui à un de ses amis, datée du 18 juillet 1841, dont je citerai un passage, parce qu’il nous donne, sous une forme piquante, quoique parfois peu académique, la première opinion de M. Mérimée sur un homme extraordinaire qui devait être pendant bien des années le principal objet des méditations de son esprit : « Je suis très-préoccupé, écrit-il, d’un volume que je voudrais imprimer, et qui comprendrait les premières années politiques de César, période pendant laquelle sa vie ressemble beaucoup à celle du conspirateur que je vis l’autre jour au mont Saint-Michel (Il s’agit de Barbès). César évita le mont Saint-Michel parce qu’il avait beaucoup d’entregent ; mais c’était une franche canaille à cette époque. Ce diable d’homme a toujours été en se perfectionnant. Il serait devenu honnête homme si on l’eût laissé vivre. Bref, je trouve que César n’est point encore jugé, et j’ai une terrible démangeaison. »

Cette première opinion de 1841 sur César semble déjà modifiée en 1844 dans le sens de l’indulgence ; dix ans après, M. Mérimée, revenant sur César, dans un brillant travail écrit à propos d’un ouvrage anglais et qui fait partie de ses mélanges historiques et littéraires publiés en 1855, semble devenu l’apologiste enthousiaste du dictateur romain ; il le défend contre toutes les accusations, il invoque même en sa faveur des autorités inattendues : « Je me rappelle, écrit-il, avoir entendu dire à M. Royer-Collard ce mot sur César : « C’était un homme comme il faut. »

Il est très-probable qu’à cette époque, M. Mérimée continuait cette vie de César commencée en 1841 ; il est possible même que cet ouvrage, qu’on croit à tort n’avoir jamais été qu’un projet, fut déjà complètement terminé, car presque toute la dernière moitié, à partir du passage du Rubicon, existe encore, recopiée tout entière de la main même de l’auteur et comme préparée pour l’impression (Ce manuscrit de M. Mérimée, sur César, provenant des papiers trouvés aux Tuileries, après le 4 septembre, avait été déposé à la Bibliothèque nationale où, grâce à la bienveillance de M. le directeur, nous avons pu le parcourir et constater son existence. Il a été, depuis, remis, avec les autres papiers de même provenance, au liquidateur de la liste civile).

Il nous paraît probable que M. Mérimée, en apprenant que l’empereur avait l’intention de traiter le même sujet que lui, non-seulement renonça à publier son ouvrage, mais mit son manuscrit à la disposition du souverain. Il est probable aussi que la première partie de ce manuscrit, qui ne se trouve pas avec la seconde, fut rendue à l’auteur après que le biographe impérial de César eut conduit son travail jusqu’au passage du Rubicon, et que cette première partie de l’ouvrage de M. Mérimée aura péri avec beaucoup d’autres objets précieux, notamment une très-belle bibliothèque, dans l’incendie qui signala les derniers jours de la Commune, et qui dévora la maison habitée par votre éminent confrère.

Quand M. Mérimée publia cette vie de Catilina qui m’a conduit à mentionner son histoire de César, il ne se doutait guère qu’il reverrait deux fois avant de mourir une crise sociale plus ou moins analogue à celle qu’il racontait. Il venait de faire, à la fin de 1841, en Grèce et en Orient, un voyage de plusieurs mois, qui l’avait charmé, et qui est un des épisodes intéressants de sa vie.

Il était parti accompagné de trois amis, dont deux, qu’il a vus mourir avant lui, ont laissé à l’Académie française et à l’Académie des inscriptions des regrets qui me font espérer, Messieurs, que vous me permettrez de donner satisfaction à mes propres sentiments en vous parlant d’eux. L’un était ce confrère à la fois si spirituel, si érudit, si lettré, d’un caractère si noble, si désintéressé, si aimable, que vous avez tous aimé, et dont le souvenir se réveillera aisément dans vos cœurs, car je crois qu’il n’en est jamais sorti. C’était M. J.-J. Ampère. Il m’est doux de pouvoir dire ici que je dois beaucoup à l’auteur de l’Histoire littéraire de la France avant le XIIe siècle, de la Grèce, Rome et Dante, de l’Histoire romaine à Rome, et de tant d’autres ouvrages qui feront vivre dans l’histoire des lettres le nom que son père avait déjà illustré dans les annales de la science. Indépendamment de tout ce que j’ai appris de M. Ampère dans le cours d’une amitié de vingt-cinq ans, je lui dois d’avoir eu l’occasion d’ajouter aux faibles titres que mes écrits pouvaient me donner à votre bienveillance vingt années de ma vie, consacrées à un enseignement littéraire beaucoup plus laborieux, il est vrai, qu’éclatant, mais que je me suis du moins efforcé de rendre aussi consciencieux que l’avait été le sien.

Si cet ami tant regretté avait assez vécu pour me voir obtenir de vos suffrages le plus grand honneur auquel puisse aspirer un homme de lettres indépendant, et le seul que j’aie jamais ambitionné, il m’est peut-être permis de supposer sans présomption qu’il en aurait été presque aussi heureux que moi, et j’aime à me persuader que cette mémoire qui m’est chère m’a protégé auprès de vous. M. Ampère était pour M. Mérimée un compagnon de voyage très-précieux. Ils avaient été camarades de collége, et depuis le collége leur amitié n’avait subi aucune altération. C’était M. Ampère qui, en 1825, dans le journal le Globe, avait le premier attiré l’attention du public sur le Théâtre de Clara Gazul. Tous deux étaient également épris de la Grèce et de l’Orient, avec des nuances différentes dans la même passion. Je ne les suivrai pas dans l’excursion qu’ils firent ensemble en Asie Mineure, car M. Ampère en a publié lui-même un charmant récit que vous connaissez tous (La Grèce, Rome et Dante. – Une Course en Asie Mineure, p. 315).

Le second compagnon de voyage de M. Mérimée était le plus apte à lui servir de guide pour étudier la Grèce, car il la connaissait dès longtemps, il l’avait déjà visitée en philhellène dans les premiers beaux jours de son indépendance, et il était destiné à y retourner une troisième fois pour y mourir, entouré des regrets et des sympathies d’une nation qui a toujours gardé un souvenir fidèle à ses plus anciens amis. C’était un savant éminent dont la perte a été vivement sentie par ses confrères de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, et qui laissera comme archéologue et comme érudit une trace dans la science. C’était aussi, malgré la différence de leurs opinions dans les questions religieuses, un ami très-dévoué et très-cher à M. Mérimée, qui a lui-même publié un travail destiné à honorer la mémoire de M. Charles Lenormant. On y rencontre de belles pages, une, entre autres, dans laquelle le souvenir de l’ami, confondu avec un souvenir enthousiaste de la Grèce, produit une sorte d’intonation imposante et assez rare chez votre brillant confrère. « Voir la Grèce avec lui, dit M. Mérimée, c’était en quelque sorte avoir pour guide un Pausanias revenu au monde. Nos journées se passaient en admirations continuelles. Ni les mauvais gîtes, ni les chemins détestables, ne peuvent ôter à la Grèce cette poésie qu’elle semble respirer de toutes parts ; personne n’a touché sans émotion cette terre sacrée où tant de grands souvenirs s’accumulent dans de si étroits espaces. À chaque instant on a conscience qu’on foule la trace d’un héros. La tribune aux harangues, taillée dans le roc vif, n’a que quelques pieds carrés : c’était là que parlait Démosthène. La route fourchue où Œdipe rencontra Laïus laisse à peine passer deux chevaux de front ; la colline ou plutôt le rocher où les derniers des trois cents Spartiates moururent sur le cadavre de Léonidas n’a pas changé d’aspect depuis qu’Hérodote l’a décrit ; quel historien que cet Hérodote pour l’exactitude de ses tableaux ! En parcourant les Thermopyles, nous faisions craquer sous nos pieds les feuilles tombées des chênes verts : c’est à ce bruit, dit-il, que les Grecs reconnurent l’arrivée des Immortels de Xerxès qui tournèrent le défilé (Voir, dans le Moniteur universel du 1er janvier 1860, un article de M. Mérimée, sur M. Charles Lenormant). » Le troisième compagnon de M. Mérimée dans ce voyage était un jeune savant belge, qui appartient aujourd’hui à l’Académie des inscriptions et belles-lettres comme associé étranger (M. Jean de Witte).

À son retour de Grèce, M. Mérimée, élu d’abord membre libre de l’Académie des inscriptions, reçut de vous, en 1844, l’honneur auquel son beau talent littéraire lui donnait tant de titres ; il fut appelé à remplacer M. Nodier.

Il revint ensuite aux compositions historiques, et, pour se distraire de son travail sur César qui l’occupait toujours, il s’attaqua à un des personnages les plus curieux de l’Espagne au quatorzième siècle. Son histoire de don Pèdre, roi de Castille, est à mon avis le plus intéressant de ses ouvrages du même genre ; car, on y trouve non-seulement une étude exacte de l’état social et politique de l’Espagne à cette époque où l’anarchie du régime féodal et décadence sévissait également des deux côtés des Pyrénées, et un récit consciencieux des événements militaires et des négociations diplomatiques, mais aussi une peinture souvent très-pittoresque des mœurs bizarres de cette société plus originale peut-être que la société romaine.

La critique a reproché à M. Mérimée d’être un historien froid : il ne l’est pas toujours dans Don Pèdre, parfois même on le voit s’élever jusqu’au ton de la poésie. Quoi de plus poétique, par exemple, que ce passage destiné à peindre l’impression de terreur produite sur les deux petits rois de Castille et d’Aragon, occupés à guerroyer l’un contre l’autre, quand ils apprennent la prochaine arrivée de du Guesclin et de ses formidables bandes d’aventuriers ? « Lorsque la nuit, dit l’historien, dans les solitudes de l’Afrique, au milieu des cris confus poussés par la foule des animaux sauvages qui se disputent leur proie, le rugissement d’un lion se fait entendre, soudain toutes ces clameurs cessent, et il se fait un grand silence. C’est l’hommage de la terreur rendu au roi du désert. Ainsi, à l’annonce que la Grande Compagnie était en marche pour passer les Pyrénées, un calme étrange succéda tout à coup à ces interminables escarmouches qui désolaient l’Espagne depuis si longtemps (Histoire de Don Pèdre, page 426). »

M. Mérimée venait de terminer Don Pèdre au moment où s’accomplit la révolution de février 1848. Cet événement lui fut pénible. Il ne croyait guère à la possibilité de régulariser une république en France ; de plus il s’était attaché à un régime qui lui semblait avoir enfin résolu ce problème de la conciliation de l’ordre et de la liberté, dont la solution nous échappe sans cesse depuis quatre-vingts ans. Elle n’eût peut-être pas échappé au gouvernement de Juillet s’il avait su élargir à temps la base étroite qui le portait et imiter la sagesse politique du gouvernement anglais en étendant progressivement le droit de suffrage. Le coup d’État populaire de février eut pour conséquence naturelle le coup d’État militaire de décembre.

En 1852 M. Mérimée éprouva un désagrément judiciaire trop connu pour qu’on puisse le passer sous silence, d’autant qu’il fait honneur au sentiment fidèle et courageux qu’il portait dans l’amitié. Pour un homme qui redoutait beaucoup d’être en proie à la malignité publique, c’était un grand effort que de prendre publiquement en main la cause d’un ami fort décrié. Il le fit, et même avec excès. Le mémoire qui offensa la magistrature était très-spirituel, il contient plus d’une page digne de Paul-Louis Courier ou de Beaumarchais. Mais la cause était mauvaise, le plaidoyer était violent ; les magistrats crurent devoir sévir, et ils infligèrent à l’auteur quinze jours d’emprisonnement pour leur avoir manqué de respect. Cet incident, dont il parle quelquefois avec une ironie apparente, lui fut au fond assez pénible et lui resta longtemps sur le cœur. Il eut cependant quelques consolations, une entre autres qu’il aimait à raconter à ses amis. À la dernière audience, les magistrats s’étant retirés pour délibérer, il attendait son arrêt lorsqu’il vit s’approcher de lui un homme doué d’une figure très-peu rassurante, qui lui prit la main. C’était un bandit corse qu’il avait rencontré douze ans auparavant dans les mâquis, et qui, depuis, ayant lu Colomba, s’était pris pour l’auteur d’un tel enthousiasme qu’il ne pouvait supporter l’idée que sa condamnation resterait impunie. Il lui insinua donc que si ses juges le condamnaient il se mettait à son service pour faire la vendetta, au moins contre le président du tribunal ou contre le ministère public. « Cela m’a jeté, écrit à cette occasion M. Mérimée, dans une grande confusion ; mais j’ai résolu de ne l’employer que si le procureur de la République en appelle à minimâ. »

Les quinze jours passés à la Conciergerie ne furent point cependant des jours de deuil pour l’éminent académicien, si l’on en juge par une lettre qu’il adresse de sa prison à un de ses savants confrères de l’Institut, et où nous le retrouvons avec sa causticité originale et sa préoccupation d’observateur de toutes les variétés de l’espèce humaine, sans en excepter la plus dégradée. « La justice, écrit M. Mérimée, me doit de la soupe et du pain de politique ; mais je n’en profite pas. C’est le traiteur, le buvetier de Messieurs, qui me nourrit ; et c’est un artiste pour le veau et les côtelettes. Outre cela des dames charitables nous (M. Mérimée avait alors pour compagnon de captivité l’honorable M. Bocher qui, après avoir subi quinze jours de détention préventive, venait d’être condamné à un mois d’emprisonnement pour le délit de colportage de la protestation des princes d’Orléans contre le décret de confiscation du 22 janvier) apportent des ananas, des pâtés, des marrons glacés, etc. Nous faisons du thé excellent quand notre esclave, notre co-criminel, ne boit pas l’esprit-de-vin de nos lampes. Alors c’est un jour de deuil J’ai vue sur le préau des prisonniers, où je vois leurs ébats, et j’entends quelques conversations édifiantes comme celle-ci : Demande. Pourquoi que t’as tué ton onque ? Réponse. Cte bêtise ! pour avoir son argent. – D. Combien qu’y avait ? – R. 250 fr. – D. C’est pas gros. – R. Dame ! je croyais qu’y avait davantage. – Ce modèle des neveux, ajoute M. Mérimée, est un forçat qui vient ici, comme témoin, je pense. »

Moins d’un an après cette mésaventure, votre confrère fut élevé à la dignité de sénateur. Quelques-uns de ses amis assurent que ce ne fut pas sans hésitation qu’il accepta ce témoignage de haute bienveillance. L’assertion n’a rien d’invraisemblable, car la plupart de ses liaisons à cette époque étaient encore parmi les adversaires du gouvernement nouveau.

Je ne voudrais pas cependant, Messieurs, m’exposer au reproche d’avoir altéré, même pour l’embellir, la physionomie politique de M. Mérimée, en exagérant soit sa résistance, soit ses regrets. Il était plus soucieux de la dignité de son attitude personnelle, que du triomphe de tel ou tel principe politique, dont la vertu paraissait douteuse à son esprit, et il arriva aisément à se persuader de très-bonne foi que le pouvoir absolu ou, si l’on veut, prépondérant d’un seul homme était la forme de gouvernement la plus propre à garantir la sécurité et la prospérité de la France.

L’avenir devait cruellement réfuter cette opinion en prouvant, au contraire, pour la seconde et même, si l’on compte les Cent-Jours, pour la troisième fois en un siècle, que les erreurs presque inévitables d’un pouvoir plus ou moins dictatorial sont infiniment plus funestes que les inconvénients attachés aux gouvernements parlementaires. Entré au Sénat, M. Mérimée prit rarement part aux discussions politiques. Il ne parla guère que sur quelques questions spéciales ; mais, quoiqu’il n’ait pas tardé à ressentir dès lors les premières atteintes de cette longue et cruelle maladie des voies respiratoires compliquée d’une affection du cœur qui devait mettre fin à ses jours, l’activité infatigable de son esprit ne se ralentit pas, et il ne cessa d’enrichir notre littérature par des travaux de tous genres.

C’est à cette dernière partie de sa vie que se rapporte une longue série d’ouvrages inspirés à votre confrère par sa passion toujours croissante pour la langue et la littérature russes. Le principal d’entre eux, l’histoire des Faux Démétrius, composée surtout avec des documents russes, est un livre remarquable par l’esprit d’exactitude consciencieuse avec lequel l’auteur analyse et compare toutes les hypothèses présentées pour expliquer la vie de deux aventuriers célèbres, et surtout le triomphe éphémère du premier et du plus intéressant des deux. À l’occasion de cet ouvrage plus travaillé qu’émouvant, M. Mérimée a donné un exemple curieux de la faculté singulière dont j’ai déjà parlé, qui permettait à son esprit de se produire sous deux formes plus ou moins incompatibles. Cette faculté, il l’a appliquée, cette fois, au même sujet. Après avoir étudié en érudit le premier des Faux Démétrius, il s’est plu à le peindre en poëte, et la première scène de l’espèce de drame qu’il a écrit sous ce titre : les Débuts d’un aventurier, contient des pages qui comptent peut-être parmi les plus belles qui soient sorties de sa plume. Le temps, qui me presse, ne me permet pas d’énumérer les traductions, les imitations, les articles de critique, les réductions habiles par lesquelles M. Mérimée a travaillé jusqu’à la fin de sa vie à répandre parmi nous la connaissance de celle des littératures du Nord qui nous est le moins familière. Il me paraît surtout regrettable que cette intéressante histoire de Pierre le Grand, publiée par lui dans le Journal des Savants, d’après un historien russe, soit restée inachevée.

J’ai déjà dit, Messieurs, combien fut noble et ferme l’attitude de votre regretté confrère au milieu de la crise qui emporta le second Empire. J’ajouterai seulement qu’après s’être chargé, quoique mourant, de tenter dans la journée du 4 septembre, vers midi, un recours trop tardif à la sagesse dédaignée et même outragée d’un illustre homme d’État, sortant épuisé de cette conférence que tout le monde connaît maintenant par un document célèbre, M. Mérimée eut encore le courage de se faire porter au Sénat, dans l’état où je l’ai décrit, c’est-à-dire incapable d’agir, de parler et presque de respirer. Il suffisait qu’il pût y avoir un danger à courir pour qu’il tînt à honneur de le partager avec ses collègues.

Arrivé à Cannes, où, depuis douze ans, il avait coutume d’aller chercher un soulagement à ses souffrances, il vécut environ deux semaines. Jusqu’à ce moment, l’idée de la mort lui avait été pénible, et il s’efforçait de l’écarter de son esprit. Dans une lettre de 1867, où il raconte la fin si imprévue et si soudaine de son ami et confrère M. Cousin, à laquelle il avait assisté, il exprime le désir d’être enlevé comme lui, tout en ajoutant que M. Cousin disait souvent : « Je ne voudrais pas mourir vite. » Le vœu de M. Mérimée fut exaucé en partie, car, quoiqu’il fût plus résigné qu’autrefois à la mort, il ne la vit pas venir, et elle le surprit sans lui faire sentir ses atteintes. Quelques heures avant de rendre le dernier soupir, il était assis dans son fauteuil ; il venait d’écrire trois lettres, l’une d’entre elles est aujourd’hui publiée ; une autre, que j’ai lue, contient l’appréciation très-sommaire d’un article, en langue russe, à lui adressé par son ami M. Ivan Tourgueneff, et elle prouve qu’il était encore en pleine possession de son esprit. C’est alors que l’un de ses deux médecins de Cannes, qui étaient aussi pour lui des amis, le trouvant baigné d’une sueur froide, le força de se mettre au lit ; il y fit un jeu de patience et s’endormit profondément. À neuf heures du soir, le médecin s’aperçut qu’il expirait sans souffrance, sans agitation, avec la tranquillité qui accompagne d’ordinaire les morts par syncope. Il avait été d’ailleurs entouré, non-seulement à cette heure suprême, mais pendant toutes les dernières années de sa vie, des soins les plus dévoués par deux amies de sa mère, qui la remplaçaient en quelque sorte auprès de lui.

Je n’étonnerai aucun de ceux qui ont approché M. Mérimée en disant que son premier abord pour un étranger était froid, presque glacial, et que, dans la crainte de donner prise sur lui, il se retranchait volontiers derrière une affectation d’indifférence mêlée d’ironie. Mais ce n’était là qu’un masque : quiconque parvenait à l’écarter en inspirant à votre confrère de l’intérêt et de la confiance, trouvait en lui un homme excellent, loyal, fidèle à ses amis dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, sensible à leurs peines, incapable de les décrier par derrière et ne supportant pas facilement qu’on les attaquât devant lui. Il était de ceux qui rendent toujours plus de services qu’ils n’en promettent ; il avait même dans le caractère une nuance à la Montesquieu qui le portait souvent à dissimuler le bien qu’il avait fait, pour éviter de la part de l’obligé des témoignages de reconnaissance qui le gênaient. Cependant, même avec ses amis, s’il était prompt à se dévouer, il manqua toujours un peu d’ouverture de cœur et d’expansion.

Était-ce là une disposition originelle ? Je ne le crois pas, car, parmi ceux qui l’ont connu de longue date, plusieurs affirment qu’il était né très-sensible et très-expansif. Il a d’ailleurs expliqué lui-même comment son caractère s’était modifié. Ses plus anciens amis s’accordent à dire qu’il a peint son propre portrait moral dans celui de Saint-Clair, le héros du Vase étrusque. Né avec une âme tendre, communicative, prompte à l’émotion, mais très-craintive devant la raillerie ; exposé de bonne heure aux sarcasmes de jeunes camarades moqueurs, Saint-Clair avait subi un tel refoulement de sensibilité qu’il en était venu à considérer toute expansion comme une faiblesse déshonorante, et à se faire un point d’honneur de paraître insensible et insouciant. Si cette lutte entre l’homme factice et l’homme naturel que représente Saint Clair est en effet peinte par M. Mérimée d’après lui-même, elle expliquerait bien des nuances qui se rencontraient et parfois se combattaient, soit dans le talent soit dans le caractère de votre éminent confrère. Ce qui est certain, c’est qu’il y avait en lui un fond de tristesse très-visible sous ce voile d’indifférence ironique dont il aimait à s’envelopper, et cette tristesse n’a cessé de grandir avec l’âge et la maladie, de sorte qu’on est conduit à se demander si cet écrivain illustre, qui a eu tous les genres de succès, qui a connu toutes les jouissances que procurent une grande renommée littéraire, et, à la fin de sa vie, une haute position sociale, ne doit pas être compté parmi ceux desquels on peut dire : Il ne fut pas heureux. Votre regretté confrère était peut-être né pour cette vie de famille, qu’il n’avait connue qu’incomplètement pendant les années de sa jeunesse et de son âge mûr. Je conviens que cette hypothèse peut sembler paradoxale à ceux qui ne jugeraient M. Mérimée que d’après celles de ses lettres qu’on vient de publier ; elles donnent une idée juste des agréments de son esprit, mais j’en ai lu d’autres qui représentent peut-être mieux les vrais sentiments de son cœur. Lorsque M. Mérimée dit par exemple, dans les lettres récemment imprimées qu’il n’a jamais aimé les enfants, devons-nous le prendre au mot ? Voici en réponse une scène où il figure, qui se passe en Grèce, à Syra, et qui nous est racontée par un de ses compagnons de voyage :

« L’église, dit le narrateur, était fermée lors de notre arrivée, mais on l’a bientôt ouverte pour le convoi d’un enfant. Le pauvre petit, tout couvert de fleurs comme en Italie, était porté à visage découvert. Avant de se séparer de lui, les assistants ont pris congé, en le baisant au front. Cette cérémonie a été accomplie sans la moindre affectation, avec une simplicité antique. Mais notez ce point que mon compagnon Mérimée, le dur à cuire, s’est mis à fondre en larmes, ce qui ne m’a pas médiocrement étonné. »

Qui pourrait dire quel sentiment envahissait alors ce cœur en apparence si rétif aux émotions, que ses larmes semblaient à son ami un phénomène extraordinaire ? Un fils tel que M. Mérimée vivant jusqu’à l’âge de quarante-neuf ans avec la mère la plus dévouée et la plus tendre peut aisément laisser passer l’occasion d’accomplir à temps un grand changement dans son existence, et n’avoir plus assez de confiance pour s’y hasarder trop tard, mais il peut néanmoins souffrir beaucoup de rester étranger à ce qui complète la vie en l’améliorant et en la transformant.

C’est qu’en effet, Messieurs, c’est un puissant remède contre l’égoïsme, contre l’ennui, contre les humeurs noires (les blue devils) dont il est si souvent question dans les lettres de M. Mérimée, contre toutes les souffrances d’une imagination un peu maladive ou plutôt d’une sensibilité qui manque d’aliments, c’est un puissant remède que trois, quatre ou cinq enfants à élever, à diriger, à corriger de leurs défauts en s’efforçant de se corriger soi-même des siens.

En donnant de la gravité au caractère, la vie d’époux et de père ramène souvent les plus sceptiques au sentiment religieux, par le charme irrésistible de l’innocence associée à la foi sincère et confiante, ou par l’attrait qu’inspire la jeunesse virile, ornée de pudeur et préservée de la dépravation ; cette vie eût, j’en suis convaincu, pacifié l’esprit, épuré l’imagination, alimenté le cœur, embelli les jours de votre éminent confrère, et peut-être me permettrez-vous de regretter pour lui qu’il ne l’ait pas connue.

L’influence du foyer, du home, si salubre pour les individus, ne l’est pas moins pour les peuples ; c’est d’après le courage avec lequel chaque citoyen, sans se préoccuper avant tout de faire un marché avantageux, accepte et porte le fardeau de sa responsabilité comme chef de famille, que l’on peut, je crois, juger de l’énergie et de la solidité morale d’une nation. Tout en refusant d’accorder une supériorité très-contestable à chacun des peuples qui la revendiquent volontiers sur nous, quant aux vertus domestiques, il semble difficile de ne pas reconnaître que cet ordre de choses si important mérite aussi d’être compris dans la grande question de la régénération mise à l’ordre du jour par nos désastres. Rien de plus utile assurément que de relever la France par tous les moyens qui sont à la disposition de l’État. Mais l’amélioration générale dépendra toujours du perfectionnement moral de chacun en particulier, et sur ce point l’influence de la famille est plus puissante que toute la force de l’État. Il faut donc que cet esprit de famille, la vraie source de toutes les vertus sociales quand il est bien entendu, se fortifie en s’améliorant ; il faut qu’il soit abrité contre tous les mauvais courants intellectuels qui tendraient à l’avilir ou à le dissoudre.

Les anciens ne croyaient guères au progrès ; tout le monde connaît les vers si expressifs d’Horace, annonçant aux Romains une irrémédiable déchéance de génération en génération : C’est-là une idée païenne que le christianisme repousse, car il interdit à l’homme de désespérer jamais ni de lui-même, ni de sa postérité, ni de sa patrie ; mais il serait dangereux aussi de s’abandonner à l’optimisme aveugle et oublieux qui pourrait découler de l’idée contraire ; il serait dangereux de croire que le progrès s’accomplit par une loi irrésistible, sans intervention de la volonté humaine, qu’il ne s’interrompt jamais, et que les derniers venus dans ce monde sont nécessairement les meilleurs. C’est une question fort douteuse que celle de savoir si nous sommes supérieurs à nos pères. Depuis plus d’un quart de siècle on nous voit reproduire leurs erreurs, leurs oscillations énervantes entre l’anarchie et le despotisme, on a même revu des crimes dont le retour semblait jamais impossible, et enfin pour nous vaincre il n’a pas fallu la coalition de l’Europe entière. Mais si nous sommes peut-être obligés de nous avouer que nous ne valons pas nos pères, travaillons du moins à faire mentir le poëte païen en formant des fils desquels nous puissions dire : Ils valent mieux que nous.