Discours de réception de Prosper Duvergier de Hauranne

Le 29 février 1872

Prosper DUVERGIER de HAURANNE

M. Duvergier de Hauranne, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le duc de Broglie, y est venu prendre séance le jeudi 29 février 1872, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Quand, il y a deux ans, la France a perdu l’homme illustre dont votre bienveillance me permet d’occuper la place, il n’est pas un de nous qui n’ait vu avec un profond regret s’éteindre une si noble vie ; mais l’homme se trompe souvent dans ses regrets comme dans ses désirs. « Il n’a pas été donné à M. de Sainte-Aulaire de mourir à temps, » disait M. de Broglie dans son discours de réception à l’Académie : et il montrait son ami assistant, la tristesse dans l’âme, à l’envahissement armé du sanctuaire des lois. M. de Broglie a été plus heureux ; il est mort à temps. Pendant dix-huit ans, nous l’avions entendu pleurer la liberté perdue, déplorer le sort de la France sans cesse ballottée du despotisme à l’anarchie, prédire même que la politique des dernières années ramènerait à Paris les armées étrangères. Néanmoins, peu de jours avant sa mort, il se demandait s’il n’avait pas désespéré trop tôt du sort de la patrie, et si la liberté n’était pas à la veille de renaître. De quelle douleur son âme eût été accablée s’il avait vécu assez longtemps pour voir la France vaincue, envahie, ravagée, démembrée, et, pour comble de malheur, n’échappant aux désastres de la guerre étrangère que pour subir les fureurs d’une guerre sociale sans exemple dans le monde ! Cette douleur lui a été épargnée, et c’est le dernier bienfait qu’il ait reçu de la Providence.
Mais, Messieurs, la perte de M. de Broglie, après et avant tant d’autres pertes, n’en est pas moins pour l’Académie une perte irréparable. Chaque année, hélas ! voit disparaître quelques-unes des gloires littéraires de la France, et c’est parmi leurs admirateurs, non parmi leurs émules, qu’il faut chercher ceux qui leur succèdent sans les remplacer. À ce titre seulement, je méritais d’être choisi par vous, et quand, il y a dix ans, j’assistais, ici même, à la réception du duc de Broglie, j’étais loin de penser qu’un jour votre indulgence m’appellerait à l’honneur de lui rendre un dernier hommage. Mais cet honneur m’intimide encore plus qu’il ne me flatte. Plus j’ai connu le grand citoyen qui nous manque aujourd’hui, plus je désespère de raconter dignement cette vie, si pure et si glorieusement conséquente, à travers tant de vicissitudes. Dans un temps où les convictions sont si molles et les caractères si flexibles, on est heureux de rencontrer quelques hommes obstinément fidèles à une seule cause, s’élevant quand elle triomphe, tombant avec elle quand elle succombe, aussi modestes au pouvoir que fiers dans la retraite, plus satisfaits du devoir accompli que du succès obtenu, non moins ardents pour l’intérêt public que d’autres pour l’intérêt personnel ; mais ces hommes, il est plus aisé de les admirer que de les dépeindre.
Disons-le d’abord : à son entrée dans la vie, M. de Broglie trouvait des exemples et recevait des leçons qui, dans un esprit comme le sien, devaient laisser une trace profonde. On n’admire pas assez cette portion de la noblesse française qui, dès le début de la révolution, s’est élevée au-dessus de ses traditions et de ses intérêts pour renoncer d’elle-même à des priviléges héréditaires. Entre les hommes du tiers état et ces hommes généreux, il y avait cette différence que les uns aspiraient à monter, les autres à descendre. Par sa naissance et ses relations, le fils aîné du maréchal de Broglie avait sa place marquée dans le parti de la cour. Il la dédaigna, et il alla bientôt se joindre au groupe des la Fayette, des la Rochefoucauld, des Noailles, des Montmorency, des Lameth, qui, après avoir combattu vaillamment pour la liberté, résistèrent non moins vaillamment à l’anarchie. Quelques-uns y périrent, et le jeune duc de Broglie avait neuf ans quand son père fut condamné par le tribunal révolutionnaire à monter sur l’échafaud. Avant de mourir. M. de Broglie désira faire ses adieux à son fils, et l’enfant fut amené dans sa prison : « Mon fils, lui dit-il, on cherchera peut-être à vous détourner de la cause de la liberté en vous disant que c’est elle qui a tué votre père ; n’en croyez rien, et restez fidèle à cette noble cause. » L’enfant promit, et vous savez si l’homme a tenu la promesse de l’enfant.
Ce que vous ne saviez peut-être pas avant une publication récente, c’est que, resté avec ses sœurs dans un château des environs de Vesoul, aux soins d’une pauvre femme de chambre, tandis que sa mère, évadée de prison, se réfugiait à Coppet, il allait en sabots, à des jours fixés, réclamer les misérables secours que le gouvernement du temps accordait aux enfants des condamnés. Mais ces secours étaient insuffisants, et un jour ceux qui prenaient soin des orphelins imaginèrent de les conduire à Vesoul, le bonnet rouge sur la tête, et de les recommander à la charité de Robespierre jeune, représentant du peuple en mission. Dans cet équipage, dit M. de Broglie, nous fîmes antichambre près d’une heure avant d’être admis devant notre futur bienfaiteur. Il nous reçut assez bien, et nous donna pour vivre un assignat de 10,000 francs. Je ne sais pas quelle était la valeur de ce chiffon. » Un tel début dans la vie n’était certes pas fait pour attacher le jeune de Broglie à la cause de la révolution ; mais il est de fermes esprits qui résistent à toutes les épreuves, de même qu’il en est d’autres qui s’abattent au premier choc, et rien ne put lui faire oublier les conseils de son généreux père. Néanmoins, réuni à sa mère après le 9 thermidor, il fut de ceux qui virent une délivrance dans le 18 brumaire, sans en prévoir les conséquences. Pendant les années qui suivirent, il compléta ses études dans les établissements d’instruction publique, et il forma son esprit dans les brillants salons où la littérature et la philosophie du dernier siècle, encore toutes-puissantes, voyaient s’élever, en face d’elles, une littérature et une philosophie nouvelles. Bien qu’il eût, dès cette époque, fort peu de goût pour le régime impérial, le jeune de Broglie n’avait aucune répugnance pour les fonctions publiques, et, en 1809, il entra comme auditeur au conseil d’État. L’empereur était alors, au comble de la gloire, et tout le monde se prosternait devant son génie ; mais le jeune auditeur sut résister à la séduction, et il a raconté lui-même que l’empereur, par ses emportements calculés ou involontaires, par l’incorrection et la brutalité de son langage, avait fait sur lui l’impression la plus défavorable. Il fut pourtant appelé à remplir plusieurs missions en Espagne, en Illyrie, en Pologne, enfin au congrès de Prague, où il accompagna M. de Narbonne, avec le titre de premier secrétaire. Il ne croyait pas que, pour bien servir son pays, il suffît d’avoir un nom, de l’esprit, de la fortune, et, sans prévoir à quelle carrière les événements le destinaient, il voulut se rendre propre à toutes les carrières. Il continuait donc ses études tout en courant le monde. J’ai souvent entendu raconter par un homme d’esprit, alors son collègue, que le jeune de Broglie ne ressemblait en rien à ses contemporains. « Quand nous arrivions le soir dans la résidence qui nous était assignée, me disait M. Beyle, les uns d’entre nous cherchaient le repos, les autres le plaisir. Ce n’est donc pas sans surprise que nous voyons notre camarade se retirer dans un coin de la salle commune, ouvrir son havresac, y choisir quelques livres, et passer son temps à prendre des notes, comme s’il eût été seul dans son cabinet. » Ainsi, à vingt-cinq ans, M. de Broglie était déjà ce qu’il a été toute sa vie, et les événements de 1814 ne le prirent pas au dépourvu. S’il gémit alors, avec tous les bons Français, de l’abaissement de la France, il eut la consolation de saluer la liberté renaissante, et d’apprendre qu’appelé à la Chambre des Pairs, comme aîné de sa famille, il pourrait à son tour servir la cause pour laquelle son père était mort. Quelques mois plus tard, le retour criminel de l’île d’Elbe vint tromper ses espérances, mais pour peu de temps, et la France, une seconde fois envahie, ne put qu’augmenter son aversion pour les hommes funestes dont l’orgueil entraîne à leur perte les peuples qui ont eu la folie de les prendre pour maîtres.
À cette époque néfaste se rattache pourtant le plus doux souvenir de sa vie ; c’est alors qu’il prépara l’union qui, disait-il lui-même cinquante ans après, « a décidé de ma destinée pour ce monde et, j’espère, pour un monde meilleur. » Un pieux sentiment m’interdit de rendre un juste hommage à l’admirable compagne que Dieu lui avait donnée, et à laquelle rien n’a manqué que de vivre assez long­temps pour voir ici son fils et son gendre assis à côté de leur père. Mais il doit m’être permis de remarquer que, par son alliance avec la fille de Mme de Staël, avec la petite-fille de M. Necker, M. de Broglie achevait heureusement son éducation politique. Le second mari de sa mère, M. Voyer d’Argenson, nature honnête et généreuse, était surtout préoccupé de l’inégalité des conditions et des fortunes en ce monde, et peut-être dans ses rêves de réformes socialistes, comme on dirait aujourd’hui, négligeait-il un peu la liberté. Pour Mme de Staël, au contraire, la liberté était l’idée maîtresse, l’idée d’où l’organisation sociale et politique devait découler tout entière. M. de Broglie pouvait ainsi trouver, dans ses deux familles, l’intelligence complète de la révolution française.

Désormais sa ligne de conduite était tracée, et il ne lui restait qu’à mettre ses principes en pratique, non comme un philosophe que rien n’arrête, mais comme un homme politique qui tient compte des obstacles et qui, sans dévier de son but, sait quelquefois, pour y arriver, prendre un chemin détourné. Je dois pourtant reconnaître qu’au début surtout de sa carrière, M. de Broglie n’avait aucun goût pour cette manière de procéder, et qu’il lui plaisait plus d’emporter une place d’assaut que de la tourner. Il en donna une preuve éclatante dans une circonstance mémorable de sa vie. L’empire venait de finir pour la seconde fois, et ceux-là seuls qui ont vu cette époque peuvent comprendre à quel degré d’exaltation étaient arrivées les passions royalistes. Un ressentiment, juste dans son principe, exagéré dans ses effets, avait égaré les classes les plus élevées de la société française et tari en elles toutes les sources de la bienveillance humaine. Pour les bonapartistes, complices des Cent-Jours, comme vingt ans plus tôt pour les royalistes, il n’y avait plus ni justice ni pitié, et un désir ardent de vengeance avait envahi toutes les âmes.
À ce moment même, le jeune pair de France atteignait l’âge qui lui donnait voix délibérative, et ce fut dans le procès de l’illustre et malheureux maréchal Ney qu’il eut à voter pour la première fois. Non-seulement il s’unit à ceux de ses collègues qui voulaient le sauver, mais il refusa fièrement de se plier aux ménagements qu’ils conseillaient, dans l’intérêt de l’accusé, et, seul dans la Chambre, il déclara le maréchal Ney non coupable de trahison. C’était un début hardi, et quand on vit le petit-fils du maréchal de Broglie absoudre, par des considérations politiques, un acte certainement coupable devant la loi, il sembla, dans le monde où il était né, que le jeune duc eût abdiqué son rang et manqué à ses devoirs. Dans le monde libéral, au contraire, on s’enorgueillit d’une si importante conquête. Bientôt après, M. de Broglie faisait imprimer un discours où la prétendue loi d’amnistie était sévèrement jugée. À partir de ce jour, M. de Broglie avait pris place parmi les maîtres de la tribune française. Il parla d’abord en faveur de la liberté individuelle et de la liberté de la presse, menacées par des lois d’exception, et contre la contrainte par corps. C’était, en quelque sorte, sa première manière, et ses discours se ressentaient encore un peu de son inexpérience oratoire. Néanmoins il était aisé de découvrir qu’avec le jeune orateur une éloquence toute nouvelle venait d’apparaître en France. Dans nos grandes assemblées révolutionnaires, l’éloquence de la tribune avait quelque chose de déclamatoire et de sentencieux dont la tradition s’était conservée ; c’était donc une nouveauté que cette parole souple, alerte, élégante, souvent familière, où l’élévation des pensées s’unissait à l’aisance de la conversation. M. de Broglie aimait à citer les lois de la libre Angleterre et à les comparer avec les lois que le despotisme impérial avait léguées à la restauration. Mais, tout en étudiant la législation anglaise, il avait lu les débats parlementaires, et il y avait puisé le goût des discussions simples, fortes, allant droit au but, sans embellissements recherchés. « J’admire autant qu’un autre, disait-il, les belles figures de rhétorique, mais je tâche de n’en être pas dupe. » La vérité est qu’il ne les aimait nullement, et c’est par cette raison qu’il n’en était pas dupe.
Par ses premiers discours, M. de Broglie s’était mis à la tête de la France libérale, et quand, en 1819, la France royaliste, vaincue dans les élections, voulut réparer son échec en changeant la loi électorale, elle le trouva pour contradicteur résolu. « S’il nous faut, dit-il, renoncer à la liberté individuelle chaque fois qu’une poignée d’insensés aura tenté quelque mauvais coup ; s’il nous faut renoncer à la liberté de la presse, chaque fois qu’un écervelé aura mis au jour un pamphlet téméraire ; s’il nous faut changer la loi des élections chaque fois que les électeurs auront fait choix d’hommes d’un caractère prononcé dans une opinion qui n’est pas la nôtre, qu’on nous ramène aux carrières. » Deux mois après, il devait à la confiance de ses collègues l’honneur de faire le rapport sur la grande loi de la presse, qui, présentée par M. de Serre et votée par la Chambre des Députés, devait, malgré quelques inconséquences, rester jusqu’à nos jours la charte des opinions libérales sans être révolutionnaires.
À cette époque, la popularité de M. Broglie était grande ; Malheureusement, la popularité se retire aussi vite qu’elle se donne quand on ne veut pas l’acheter par le sacrifice de sa conscience. Depuis quelques années, chaque élection apportait au parti libéral de nouveaux renforts ; mais ce parti était bien loin d’être homogène. À côté des vrais libéraux, qui voulaient assurer au pays l’influence prépondérante dans la direction des affaires, on voyait de purs révolutionnaires ; on voyait, en plus grand nombre encore, d’anciens serviteurs de l’empire, en retrait d’emploi, que le regret de leur position perdue avait jetés dans l’opposition, et qui se seraient fort bien accommodés du despotisme, s’ils avaient eu pour maître un Bonaparte au lieu d’un Bourbon. Ils faisaient pourtant plus de bruit que les autres, et, à force de déclamer en faveur de la liberté, quelques-uns finissaient par croire qu’ils l’avaient toujours aimée.
Avec un peu de sagesse, la restauration aurait pu facilement séparer les vrais des faux libéraux ; mais, si le parti dominant craignait les bonapartistes, il aimait leurs doctrines. De temps en temps même son secret lui échappait, et, dans l’une comme dans l’autre chambre, quelques membres de l’extrême droite se levaient pour remercier Napoléon d’avoir vaincu la révolution. Un jour vint pourtant où la séparation s’opéra tout naturellement, et M. de Broglie, en se retirant d’une société, où siégeaient plusieurs de ses amis, montra qu’il savait accomplir le plus difficile des devoirs dans la vie politique, celui de ne pas suivre aveuglément son parti. Il était, comme il l’a dit, « novateur dans l’ordre, » et, l’ordre lui paraissant compromis, il chercha d’autres alliances. Malheureusement, tandis qu’il préparait avec MM. de Serre et Guizot un grand projet d’organisation constitutionnelle, un crime affreux, l’assassinat du duc de Berry, vint arrêter le mouvement libéral et rejeter la restauration dans les voies où elle devait se perdre. Toute incertitude cesse alors pour M. de Broglie, et il reprit sa place à la tête de l’opposition.
C’est à cette époque que M. de Broglie, dans toute la maturité de son talent, prononça les discours dont l’effet fut si grand et qui exercèrent une si heureuse influence sur les sentiments et les idées de la nation. La liberté de la presse, la liberté électorale, la liberté parlementaire, furent de nouveau défendues par lui, et quand la guerre d’Espagne fut imposée au ministère existant, non par l’étranger, comme on le disait à tort, mais par les passions royalistes, il faut voir avec quelle hauteur il fit justice des guerres frivoles, entreprises dans l’intérêt d’un parti où d’une dynastie ; avec quel mépris il protesta contre la doctrine impie qui prétend refuser aux peuples opprimés le droit de se soustraire à l’oppression : « Oubliez-vous, s’écria-t-il dans un admirable mouvement, que les plus beaux souvenirs de la race humaine se rattachent à ces époques glorieuses où les peuples qui ont civilisé le monde ont brisé leurs fers, attesté leur grandeur morale et laissé à la postérité de magnifiques exemples de liberté et de vertu ? Les plus belles pages de l’histoire sont consacrées, à célébrer ces généreux citoyens qui ont affranchi leur pays. »
Ces fières paroles que, dans des temps plus rapprochés, on eût traitées de séditieuses, pouvaient se prononcer en 1823, dans la Chambre des Pairs, sans provoquer un rappel à l’ordre. Et l’année suivante, la guerre d’Espagne déjà commencée, le même orateur pouvait refuser les crédits demandés par le gouvernement, sans s’exposer à l’accusation banale de trahir les intérêts de son pays et d’être d’accord avec l’ennemi. Mais c’est surtout quand vinrent les lois qui ont si gravement compromis le gouvernement de la restauration, la loi du sacrilége, la loi des émigrés, la loi du droit d’aînesse, que M. de Broglie se montra l’interprète puissant et désintéressé de l’opinion publique. On le vit alors, lui plein de respect pour la religion, exprimer son horreur pour une loi qui prétendait élever un dogme au rang de vérité légale, punir comme un crime le défaut de croyance, et subordonner ainsi l’ordre civil à la puissance religieuse. On le vit, lui petit-fils d’émigré et appelé à prendre sa part de l’indemnité, dire hautement que la loi, telle que les passions de l’autre chambre l’avaient faite, n’était point une mesure de conciliation, mais un défi jeté parla France ancienne à la France nouvelle. Enfin, on le vit, lui membre de l’aristocratie française, établir que le principe de la loi d’aînesse était la destruction de l’égalité légale des conditions, et le rétablissement pur et simple du privilège.
Ce discours, où la société française des temps modernes était vengée des reproches que lui adressaient l’ignorance et le préjugé, restera comme un chef-d’œuvre. Jamais M. de Broglie n’avait parlé avec plus de force au bon sens de la France ; jamais aussi l’assentiment n’avait été plus vif et plus unanime. Les questions politiques n’étaient pas d’ailleurs les seules dont il s’occupât ; et il se montrait homme d’étude en même temps qu’homme d’État. Pas une question économique, financière, juridique, qu’il ne fût prêt à discuter en homme compétent qui ne parle pas à la légère, et qui, avant d’exprimer son opinion, a pris la peine de s’en former une par la méditation. Mais les questions vers lesquelles il se sent attiré sont celles qui se rattachent à l’ordre moral, celles qui intéressent l’humanité tout entière. Ainsi, à une époque où, dans un certain monde, l’esclavage colonial était encore un article de foi, M. de Broglie décrivait avec une honnête indignation tous les crimes, tous les maux qu’entraîne le commerce des noirs, et rendait un hommage touchant aux hommes vertueux qui, pauvres, ignorés, sans soutien, avaient osé, au déclin du dernier siècle, attaquer publiquement cet infâme commerce : « Je regarderais, disait-il, comme un crime, comme le plus grand des crimes peut-être, le maintien de l’esclavage un jour, une heure seulement de plus qu’il ne serait rigoureusement nécessaire, non dans l’intérêt des planteurs qui, à mes yeux, n’est rien, mais dans l’intérêt des esclaves eux-mêmes. »

Tous ces discours, je les avais lus et admirés en leur temps : je viens de les relire, loin des événements auxquels ils se rapportent, et je les ai admirés plus que jamais. Quelquefois ils s’élèvent, sans effort, à la plus haute éloquence ; toujours ils offrent un modèle incomparable de raison piquante et de dialectique spirituelle ; toujours aussi l’homme s’efface devant la cause. Pas le moindre sacrifice à la vanité de l’orateur ou de l’écrivain ; on voit que M. de Broglie parle pour convaincre, non pour briller. L’amour passionné de la vérité, voilà quel est surtout le caractère de son éloquence ; il aimerait mieux perdre sa cause que de la gagner par des moyens qu’il ne croirait pas légitimes. Quelquefois on l’a accusé d’un peu de subtilité dans ses déductions, d’un peu d’incertitude dans ses conclusions. Cherchez bien, et partout vous trouverez que ce défaut, si c’en est un, tient au besoin qui l’obsède de dire vrai. Il est rare, dans un débat politique, que la vérité soit d’un seul côté ; de là le soin que prend M. de Broglie de peser une à une les raisons de ses adversaires, d’en mesurer la valeur, et de faire leur part. Il n’est qu’un ordre d’idées où ce scrupule fléchit un peu, c’est quand il s’agit des questions qui touchent aux grands principes des sociétés libres, aux intérêts sacrés de la justice et de l’humanité. Alors, par un mouvement naturel de son âme, il se passionne et n’admet plus ni distinctions ni transactions. L’idée morale, à ses yeux, est toujours l’idée dominante, celle à laquelle toutes les autres doivent être subordonnées. Avant de se demander si telle ou telle mesure est utile ou opportune, il se demande si elle est juste, et quand elle lui paraît injuste, rien ne peut l’engager à y souscrire ; aussi n’admet-il qu’avec une extrême répugnance et à la dernière extrémité, ces abus de la force qui, sous le nom de coups d’État monarchiques ou populaires, bouleversent soudainement les sociétés. « La légalité nous tue, » disait un jour à la tribune un homme excellent qui a été votre confrère et mon collègue. « La légalité nous sauve, » aurait dit M. de Broglie, tout en regrettant qu’elle nous ait sauvés si rarement.
La maison de M. de Broglie, libéralement ouverte, était devenue un centre où se rencontraient les amis sincères de la liberté de toute nuance, de tout âge, de toute origine, également sûrs d’y trouver de bons exemples et de sages conseils. Ce fut un grand honneur pour moi d’y être admis, il y a quarante-sept ans. Parmi ceux qui m’écoutent, plusieurs m’y avaient précédé, d’autres m’y ont suivi, et je suis certain qu’aucun d’entre eux ne peut se rappeler sans émotion ce salon où nous voyions passer tour à tour les hommes les plus éminents de l’Europe, où chaque soir s’engageaient ou se reprenaient les conversations les plus brillantes sur la politique, sur la littérature, sur les arts, sur la science, sur la philosophie, où M. Vitet lisait les scènes de la ligue et M. de Rémusat ses drames encore ignorés du public, où l’esprit vif, charmant, élevé de la maîtresse de la maison, se mêlait à toutes les controverses et les animait, où le jugement droit et ferme de M. de Broglie réprimait les écarts, rapprochait les dissidences. Dans ces entretiens profonds ou légers, sérieux ou enjoués, nous trouvions ce qui fait la beauté et la force des sociétés civilisées, un amusement honnête, une instruction solide. Qui de nous surtout pourrait avoir oublié la bonté avec laquelle le maître de la maison accueillait les jeunes gens attirés par sa renommée et retenus par sa bienveillance ? Ainsi les générations se rapprochaient, au lieu de rester étrangères l’une à l’autre, et il se faisait entre elles un échange fécond de bons sentiments et de nobles idées. Nous sommes loin de ces temps, Messieurs, et à ces fêtes de l’intelligence ont succédé d’autres fêtes auxquelles, sans prévention pour le passé, il m’est permis de préférer les nôtres.
Le moment était venu où, ralliées sous une sage direction et soutenues par l’assentiment public, les opinions libérales allaient exiger leur part dans le gouvernement du pays. Avant de succomber, le ministère présenta une loi destructive de la liberté de la presse, contre laquelle l’Académie eut l’honneur de protester publiquement, et qui fut retirée aux applaudissements de la France. Bientôt les élections eurent lieu ; une nouvelle majorité en sortit, et un nouveau ministère fut formé. Plus d’une fois, en ma présence, M. de Broglie s’est reproché de n’avoir pas adhéré plus fortement au ministère Martignac, et ce regret, il l’exprimait encore dans les derniers jours de sa vie ; mais, s’il intervint rarement alors dans les débats politiques, il fut loin de rester inactif. Trois illustres professeurs, qui tous les trois ont été membres de l’Académie, et dont, hélas ! il ne reste plus qu’un, tenaient la France attentive autour de leurs chaires, et remuaient à l’envi les grands problèmes de la philosophie, de l’histoire, de la littérature. Au même moment, d’éminents historiens remontaient des effets aux causes, et la révolution française, jusqu’alors indistinctement bénie ou maudite, trouvait enfin des juges dont la sévère impartialité savait faire la part du bien et du mal, et glorifier les bienfaits sans amnistier les crimes ; d’habiles journalistes agissaient puissamment sur l’opinion publique et se préparaient par les luttes de la presse aux luttes de la tribune, plus brillantes, mais non plus efficaces ; de grands poëtes se disputaient l’admiration publique et donnaient à la poésie française un accent tout nouveau ; la science enfin, les arts, avaient des représentants dont la renommée n’a point été entamée par le temps. C’est alors aussi que quelques jeunes gens, d’abord inconnus les uns aux autres, se réunissaient sous l’œil de leurs maîtres pour fonder, non pas un journal, le mot leur paraissait trop modeste, mais un recueil où toutes les questions philosophiques, religieuses, littéraires, politiques, étaient librement débattues avec un peu de présomption peut-être, mais avec une conviction ardente et une originalité incontestable. De ces jeunes gens, aujourd’hui vieux, plusieurs ont siégé et siégent encore parmi vous, et ceux qui restent aiment à ouvrir les portes de l’Académie à leurs anciens collaborateurs. Si c’est une faiblesse, je ne dois pas m’en plaindre, moi qui en profite. Mais, tout en remerciant ceux de mes anciens amis qui sont encore sur ces bancs, souffrez que je donne un souvenir douloureux à ceux qui en ont disparu. Ampère, Sainte-Beuve, Mérimée, combien il m’eût été doux de vous serrer la main en entrant dans cette enceinte, et d’oublier, dans une confraternité nouvelle, les dissentiments qui peuvent nous avoir séparés !
M. de Broglie n’était point un des rédacteurs ordinaires du Globe ; mais il en suivait les travaux avec intérêt, il les encourageait, et, d’accord avec ses amis les plus intimes, MM. Guizot et de. Barante, il voulut réunir les deux générations dans une publication d’un genre plus sérieux. Cette publication fut la Revue française, où,pendant trois ans, il a déposé les fruits si variés et si mûrs de ses longues méditations. Toujours attiré par les questions qui, dans tous les temps et sous tous les gouvernements, peuvent être résolues sans autre préoccupation que celle de la justice et de l’utilité sociale, il publia successivement sur la peine de mort, sur les peines infamantes, sur la piraterie, sur la juridiction administrative, des travaux qui n’ont point été surpassés, et où l’on reconnaît tout à la fois le profond moraliste et le jurisconsulte éminent. L’Académie n’attend pas que j’analyse devant elle ces écrits ; mais elle ne me pardonnerait pas de passer légèrement sur le grand et beau travail intitulé : « de l’Existence de l’âme, » où M. de Broglie réfute le livre célèbre de M. Broussais, « de l’Irritation et de la Folie. » Quand ce livre parut, la noble philosophie dont M. Royer-Collard a été le précurseur et M. Cousin l’apôtre le plus ardent, régnait en France et gouvernait souverainement l’esprit des jeunes générations. Ce n’était donc point une petite entreprise que de venir opposer à cette philosophie celle du dernier siècle et relever l’autel brisé du matérialisme. Mais M. Broussais, disciple de Cabanis, avait la foi, à sa façon, et ne reculait pas devant la difficulté. Il osa donc soutenir que l’homme physique est l’homme tout entier, que l’intelligence et la sensibilité sont des fonctions de l’appareil nerveux, en un mot que l’âme n’existe pas, et que le moi, c’est la matière cérébrale qui se contracte et se condense.
Aujourd’hui cette manière de concevoir l’homme a de fervents disciples ; et il en est peut-être qui accusent M. Broussais de timidité plutôt que d’audace. Mais, en 1828, c’était de l’audace que de réduire l’humanité à l’état de machine mue par un ressort dont l’excitation extérieure presse la détente. C’est donc ainsi, disait M. de Broglie, que M. Broussais expédie en quatre pages toute la théorie des facultés morales. Dans ce système, ni volonté, ni liberté, ni responsabilité, ni beau ni laid, ni bien ni mal, ni cause ni effet. Nos idées poussent dans notre tête, comme un champignon dans un champ, et nous ne sommes pas responsables de nos actions. — L’école matérialiste, ajoutait-il, a beau jeu quand, se bornant au rôle de critique, elle signale l’obscurité, les lacunes, les contradictions de certaines productions psychologiques ou ontologiques ; mais, pour bien faire, elle doit s’en tenir là et ne pas produire sa propre explication.
M. de Broglie alors, avec une logique impitoyable, avec un bon sens irrésistible, montrait qu’il y avait dans le système dit physiologique bien plus d’obscurités, de lacunes et de contradictions que dans tout autre système. Puis, abordant directement le grand problème de la nature et de la destinée humaine, il rendait à l’homme les glorieux attributs dont M. Broussais et son école se plaisaient à le dépouiller. Des voix plus autorisées que la mienne l’ont dit, après tant d’écrits sur le même sujet, cette démonstration fait encore autorité et n’a point été ébranlée. Elle survivra, je l’espère, aux écrits qui s’efforcent si tristement d’abolir les grandes croyances de l’humanité, et d’élever l’homme, comme le disait M. Royer-Collard en combattant d’autres adversaires, « à l’heureuse innocence des brutes. »
D’une dissertation sur l’existence de l’âme à un article sur l’état de l’art dramatique en France, il y a loin ; mais je n’apprendrai pas à l’Académie que M. de Broglie, philosophe, jurisconsulte, orateur, était aussi un excellent critique. Sainte-Beuve l’a dit avant moi, et l’Académie, qui l’a souvent entendu prendre part à ses débats, sait combien son goût était sûr et fin. Au moment où s’agitait, avec une ardeur qui nous étonne un peu aujourd’hui, la querelle de l’ancien et du nouveau théâtre, M. de Broglie essaya d’intervenir entre les belligérants et d’amener un traité de paix ou un armistice. C’était à propos d’une traduction presque littérale du More de Venise, qu’un de vos anciens confrères, M. de Vigny, avait eu la hardiesse de faire représenter sur le Théâtre-Français, à la grande indignation des sectateurs de l’ancienne école dramatique. Menacés dans ce qu’ils regardaient comme leur domaine légitime, ceux-ci avaient adressé au roi une humble supplique pour obtenir que la scène française fût interdite aux barbares, tandis que, dans l’autre camp, les partisans de la nouvelle école, les romantiques, pour parler comme on parlait alors, poursuivaient leurs adversaires de sarcasmes amers. Comme il fallait s’y attendre, le traité de paix ne fuit accepté ni par l’une ni par l’autre des deux armées ; mais il reste de cette polémique une admirable analyse du drame de Shakspeare. Avec quelle justesse, avec quel tact délicat la part du bien et du mal n’est-elle pas faite dans cette analyse, étrangère aux travaux ordinaires de M. de Broglie, mais où l’on voit que, s’il l’avait voulu, il aurait pu devenir un des maîtres de la littérature proprement dite ! Tout ne lui plaît pas dans l’œuvre de Shakspeare, et il a de fortes objections contre le personnage d’Iago. En revanche, quelle admiration pour les deux grandes créations du poëte anglais, pour Othello, « sauvage et bon, violent et crédule, » pour Desdemona surtout, « douce et passionnée, modeste et dévouée, l’idéal le plus parfait, le type le plus pur de la femme, libre avant de choisir, mais esclave de son choix et qui s’est donnée tout entière, corps et âme, idées et volonté, espérance et souvenirs ! » — « Et que faut-il à Shakspeare pour nous en tant apprendre ? ajoute M. de Broglie ; quatre coups de crayon, pas davantage. » C’est là, Messieurs, vous le savez mieux que moi, ce qui fait les grands poëtes dramatiques. Quatre coups de crayon leur suffisent pour peindre un caractère, pour révéler une situation, pour faire vivre un personnage imaginaire. Cet art dont le génie seul a le secret, Shakspeare en Angleterre, Molière en France, l’ont surtout possédé, et les générations nouvelles, plus impartiales que la nôtre, confondent ces deux grands noms dans une égale admiration.
Pendant que M. de Broglie se livrait à ces paisibles travaux, le ministère de conciliation était tombé, un ministère de contre-révolution l’avait remplacé, et l’orage grondait de toutes parts ; il éclata, et, cette fois, la France, au lieu de courber docilement la tête, courut aux armes et punit la violation des lois par la déchéance. « Ce que j’ai fait alors, je le ferais encore, » vous disait M. de Broglie le jour où il a pris séance parmi vous, et je me souviens des applaudissements qui accueillirent ces fières paroles. La France, en effet, n’avait pas toujours suivi l’exemple de 1830, et ces applaudissements prouvaient qu’après un long sommeil elle commençait à se réveiller. M. de Broglie pouvait d’autant mieux parler ainsi qu’il n’avait jamais conspiré contre la Restauration, et qu’il était de ceux qui désiraient sincèrement l’union durable et féconde de l’ancienne dynastie et des nouvelles institutions. Mais ce qu’il voulait surtout de toute la force de son intelligence, c’était le gouvernement parlementaire, c’est-à-dire le gouvernement où le dernier mot n’appartient ni au chef de l’État, prince ou président, ni aux masses ignorantes et consultées pour la forme seulement, mais à une assemblée librement élue, après libre discussion. C’est pour conquérir ce gouvernement que la révolution de 1830 a été, faite, et le concours de M. de Broglie lui était d’avance assuré.
Ce concours, il le donna sincèrement, complétement, et, dès le premier jour, il fut appelé au ministère tout à la fois par les Chambres, par l’Hôtel-de-Ville, par le Roi et par l’opinion publique. Il n’y resta pas longtemps, et bientôt on le vit reprendre sa place sur le banc de la Chambre des Pairs. Les révolutions ont leurs ultra, comme les restaurations ; et, bien que M. de Broglie fût toujours le même, il se trouva en face de nouveaux adversaires. Il leur tint tête avec la même fermeté, mais non sans un peu d’irritation. Faut-il s’en étonner ? M. de Broglie voyait avec un amer chagrin la cause à laquelle il avait consacré sa vie s’égarer, le lendemain de son triomphe, et se compromettre dans de fâcheuses réminiscences. Plus il avait contribué à la révolution par ses actes et par ses paroles, plus il se faisait un devoir de la maintenir pure de tout excès. C’est ainsi que, dans la discussion des lois de parti que réclamait alors la passion populaire, il fit entendre la voix de la justice et de la modération. « Si le rôle de la Chambre des Pairs, disait-il, devait être de rendre au despotisme de la souveraineté populaire les services que le sénat conservateur a rendus pendant quinze ans au despotisme impérial, je me hâterais de déchirer l’habit que j’ai porté depuis seize ans, non sans quelque honneur pour moi-même, et peut-être pour mon pays. » C’est ainsi encore qu’il repoussait l’étrange assimilation que certains orateurs avaient prétendu faire entre la révolution de 1830 et la révolution du 15 mars 1815, « l’une, disait-il, la plus juste, la plus pure des révolutions, une révolution qui pourrait être plaidée devant un tribunal, les tables de la loi à la main ; l’autre, véritable crime de lèse-nation, folie monstrueuse, œuvre d’une ambition effrénée mettant à profit un aveugle enthousiasme. » — « Entre l’origine des deux gouvernements, ajoutait-il, il n’y a pas la moindre analogie ; si l’un est légitime, l’autre ne l’est pas. »
Aujourd’hui, c’est là un jugement banal ; mais, en 1831, l’épreuve n’était pas complète, et le parti libéral se croyait encore obligé de ménager l’empire et l’empereur. En traitant si rudement la légende populaire des Cent-Jours, M. de Broglie étonnait ceux de ses amis qu’il ne blessait pas. Cependant deux ministères s’étaient succédé depuis sa retraite, et, après la mort de M. Périer, M. de Broglie fut naturellement appelé avec deux hommes illustres, vos confrères, à former une administration forte et modérée. Personne n’ignore les grands services qu’il rendit à la France, d’abord comme ministre des affaires étrangères, puis comme chef accompli d’un cabinet vraiment parlementaire ; mais c’est à l’histoire politique qu’il appartient de les exposer. Par une pente naturelle, les partis comme les princes aiment les instruments dociles qui les servent sans leur résister, et ceux dont l’indépendance ne se plie pas à ce rôle paraissent incommodes. M. de Broglie paraissait quelquefois incommode aux Tuileries, comme au palais Bourbon, et j’ajoute que la diplomatie européenne était du même sentiment. Il n’adoptait pas une opinion sans y avoir bien réfléchi ; mais, quand elle était devenue sienne, il y tenait et ne pliait ni devant les partis, ni devant le prince, ni devant les ambassadeurs. De là, le reproche de raideur qu’on lui adressait souvent ; mais, de là aussi, l’estime universelle dont il était investi, et la foi que l’on avait dans sa parole. Personne d’ailleurs ne tenait moins à rester au pouvoir, et il était toujours prêt à en descendre. Il aimait sans doute à sentir qu’il portait fièrement et utilement le drapeau de la France ; mais, bien qu’il supportât plus patiemment que M. Périer l’injustice des partis et de la cour, il s’étonnait quelquefois d’être mal jugé, et il aspirait au moment où il pourrait déposer honorablement le lourd fardeau des affaires publiques, et se renfermer dans le cercle de ses études favorites.
Ce moment vint une première fois, en 1834, après le rejet du traité des États-Unis. Jusqu’alors sa parole loyale et ferme, toujours écoutée avec respect, avait triomphé de toutes les oppositions. Il en fut autrement quand la Chambre eut à discuter le traité conclu avec les États-Unis’ pour régler d’anciens différends. M. de Broglie eut beau justifier, point par point, toutes les parties de cette convention ; après lui, un grand orateur, qui naguère encore siégeait ici, monta à la tribune et, par l’éclat de sa parole, par la puissance de son action, éblouit, fascina, entraîna la Chambre qui, à la majorité de huit voix, rejeta le traité. La majorité était petite, et le traité n’avait été ni fait ni signé par M. de Broglie ; mais il l’avait accepté, il l’avait défendu, et, malgré les pressantes sollicitations de ses amis, il lui parut que la rigueur des principes parlementaires exigeait qu’il se retirât. Bientôt rentré avec le titre de président du conseil, il était à côté du Roi le 29 juillet 1835, quand un effroyable attentat vint consterner la France. Avec la France presque entière, il attribuait ce crime à l’exaltation sans but et sans frein des passions révolutionnaires, et surtout aux calomnies de la presse contre un prince sage et bon. Néanmoins le gouvernement dont il était le chef ne demanda ni lois d’exception ni mesures arbitraires de sûreté générale ; il demanda une loi qui pût soustraire la personne royale à la polémique envenimée des partis et consacrer ainsi son inviolabilité constitutionnelle. Il ne m’appartient pas de juger cette loi que j’ai défendue à la tribune ; mais, qu’on l’approuve ou qu’on la blâme, il est impossible de ne pas reconnaître, dans le discours que M. de Broglie prononça à cette occasion un des plus beaux morceaux d’éloquence qu’aucune chambre ait entendus. Partout y brillent des qualités qui se concilient rarement, la force du raisonnement et l’émotion, la perspicacité de l’homme d’État et l’indignation de l’honnête homme, les hautes considérations politiques et les grands mouvements oratoires, la simplicité et la passion.
Il semblait qu’après un tel triomphe, l’autorité de M. de Broglie fût assurée pour longtemps ; mais, au commencement de l’année suivante, un incident financier, futile en lui-même, vint briser l’unité du ministère, et, pour la seconde fois, il se retira avec la résolution bien arrêtée de ne plus faire partie d’aucun cabinet. Pendant deux sessions, il se borna à défendre contre d’injustes attaques, venues de côtés différents, la politique qu’il avait comme ministre ; mais bientôt, frappé d’un coup terrible, il ne prit plus même ce soin. Sa vie, jusque-là, heureuse, venait d’être brisée par la mort inattendue de là compagne qui, depuis vingt-deux ans, était l’orgueil et le charme de sa maison. J’étais alors au Val-Richer, à quelques lieues de Broglie, et jamais je n’oublierai l’émotion dont je fus saisi à la lecture du billet si simple et si touchant, par lequel M. de Broglie annonçait à son ami le plus intime le vide qui se faisait dans son existence. Il n’était pas seul à le sentir. Nous sentions tous qu’une douce lumière s’éteignait au milieu de nous, et qu’un lien secret venait de se rompre.
À partir de ce jour, tout fut fini pour M. de Broglie dans la vie publique, tout, excepté ce qu’il croyait devoir à sa cause, a son pays, à l’humanité. On le vit, lors de la coalition, si mal jugée, se joindre à ceux qui essayaient de ramener le gouvernement dans des voies plus parlementaires ; on le vit, dix-huit mois plus tard, défendre les fortifications de Paris, ce dernier rempart de la France. « La paix perpétuelle une chimère, disait-il ; il y aura toujours des chances de collision entre les hommes, » et il établissait qu’une nouvelle coalition pouvait se nouer contre nous, et que, dès lors, il importait de montrer aux puissances de l’Europe qu’elles ne pouvaient pas écraser la France d’un seul coup. « Messieurs, ajoutait-il, la loi qui vous est soumise n’est pas une loi de parti ; c’est une loi d’avenir, c’est une grande mesure conçue dans des vues patriotiques, supérieure aux vicissitudes du pouvoir, aux accidents de la politique du jour... La ville de Paris, cette grande cité à laquelle nous imposons une mission si nouvelle, si périlleuse, à laquelle nous demandons de servir de boulevard au royaume, de couvrir, en quelque sorte, la France de son corps, elle l’accepte par l’organe de ses magistrats électifs, avec un empressement magnanime. » Je m’arrête, Messieurs. Quand, au mois de juin 1870, peu de jours après mon élection, j’ai relu ce discours, j’étais loin de penser qu’il dût avoir bientôt une aussi triste, une aussi glorieuse application. À la vérité, tous les efforts de la grande cité ont été vains ; mais, s’ils n’ont pas sauvé la France, ils l’ont honorée aux yeux du monde, et l’honneur est le seul bien qui ne se recouvre pas.
Pourquoi faut-il que ces murs élevés contre l’étranger aient protégé contre la France les bandes infâmes, dont l’aveugle rage a mis le comble à nos malheurs ? mais telle est la condition des œuvres humaines ; elles servent pour le mal comme pour le bien : elles sauvent ou elles perdent, selon la main qui en dispose, et il était réservé aux fortifications de Paris de montrer, dans un court espace de temps, jusqu’où peut s’élever l’héroïsme et jusqu’où la perversité peut descendre. Le lendemain même de la sauvage insurrection qui a couvert Paris de ruines, une voix que vous écoutez toujours avec respect, la voix de M. Guizot, mettait la France en garde contre la disposition où elle est d’oublier le bien pour ne voir que le mal, « Que Paris, disait-il, se soit laissé tromper et opprimer par une faction insensée, il n’en est pas moins le Paris vaillant et glorieux qui a soutenu cinq mois contre l’étranger un siège sans exemple. » Soyons aussi justes que M. Guizot pour cette ville étrange, qui attire et qui repousse, que l’on admire et que l’on maudit, mais qui, malgré ses fautes, n’en restera pas moins la grande capitale du monde civilisé.

À peine ai-je le courage de poursuivre et de rappeler que, plusieurs fois encore avant la chute de la monarchie constitutionnelle, M. de Broglie mit au service de son pays l’autorité de son talent et de son expérience. En 1844, comme rapporteur du projet de loi relatif à l’instruction secondaire, il présenta un travail savant et complet, où il conciliait heureusement la liberté d’enseignement promise par la charte avec la force des études. Plus tard, quand le différend du droit de visite vint troubler les bonnes relations de la France et de l’Angleterre, il accepta la mission d’aller à Londres, en qualité d’ambassadeur extraordinaire, conclure un traité nouveau. Puis, comme président d’une commission chargée d’examiner les questions relatives à l’esclavage et à la constitution politique des colonies, il dirigea l’enquête, et rédigea les rapports qui, sans conseiller dès lors une mesure radicale, la préparaient pour un temps peu éloigné. J’ai entendu quelquefois M. de Broglie dire que ce travail était celui dont il s’honorait le plus et qu’il regardait comme le couronnement de sa vie. Toute sa vie, en effet, il avait dénoncé, flétri cette abominable institution de l’esclavage que ni le christianisme ni la philosophie n’avaient encore pu détruire. Quand, dans sa vieillesse, il l’a vue disparaître, en France d’abord, puis en Amérique, il a pu se dire, avec un juste orgueil, que cette fois du moins ses efforts n’avaient point été superflus, et que son nom serait désormais associé à celui des grands hommes de bien dont il avait plus d’une fois célébré la modeste vertu.
Au milieu des tristes querelles qui, à cette époque, séparèrent des hommes dévoués à la même cause, M. de Broglie avait pris le rôle honorable de conciliateur, et il donnait aux uns comme aux autres les plus sages conseils. Vinrent les funestes événements qui nous réunirent tous, pendant trois ans sous le drapeau de l’ordre, pendant dix-huit ans sous le drapeau de la liberté. Membre de l’Assemblée législative, M. de Broglie présidait, en 1851, la commission à laquelle avait été renvoyé le projet de révision de la constitution républicaine. Là il fit entendre des paroles vraiment prophétiques sur la lutte qui se préparait entre deux pouvoirs, également issus du suffrage universel, et dont l’un, environné de tout l’éclat de la royauté, avait reçu d’une législation imprévoyante la libre disposition des forces nationales. « Au mois de mai prochain, disait-il, avant peut-être, on pourra nous dire ce que Siéyès disait le soir du 18 brumaire : Messieurs, vous avez un maître, » M. de Broglie ajoutait que, si l’événement arrivait, il était de ceux qui résisteraient. L’événement arriva et il tint parole. Je vois encore à la mairie du dixième arrondissement mon vénérable collègue, alors malade, se ranger avec une résolution intrépide et calme parmi les plus fermes défenseurs de cette république qu’il n’avait pas désirée, de cette constitution dont peu de jours auparavant il signalait les infirmités ; je le vois, conduit à la caserne du quai d’Orsay, entre deux haies de soldats étonnés et qui ne paraissaient pas bien comprendre la triste mission dont un pouvoir usurpateur les avait investis ; je le vois dans la cour même de la caserne, sous une pluie fine et froide, répondre tranquillement à l’appel de son nom ; je le vois enfin, quand on nous fit monter, comme des malfaiteurs, dans des voitures cellulaires, insister pour y prendre place et n’accepter qu’à regret l’offre qui lui était faite d’être prisonnier dans sa maison. Et quand, tout étant consommé, il sut que plusieurs d’entre nous étaient retenus en prison par le caprice du vainqueur, il proposa que les membres de l’Assemblée, restés ou redevenus libres, fissent ouvertement une démarche collective pour obtenir que des hommes, tous coupables du même crime, fussent tous honorés du même châtiment. Mais l’acte qui, disait-on, devait sauver la France, avait glacé les cœurs, et M. de Broglie trouva peu de complices. Il n’en a pas moins droit à la reconnaissance des collègues dont il prenait si généreusement la défense, et c’est en leur nom comme au mien que je parle aujourd’hui.
La cause de la liberté avait succombé, et chaque jour on voyait beaucoup d’honnêtes gens se rallier, par peur de l’anarchie, au maître que M. de Broglie avait prédit. Il ne les imita pas. Le seul service que l’on pût rendre à la France, c’était, selon son expression favorite, de faire le vide autour du gouvernement nouveau, et plus que jamais il se renferma dans une retraite absolue, mais non pas oisive. C’est là que vint le chercher l’Académie française, après l’Académie des sciences morales et politiques ; c’est là que je l’avais retrouvé, moi-même, au retour de l’exil, et que j’avais pu, entendre ses jugements sur les hommes et les choses de notre temps. Quelquefois il les exprimait avec une profonde mélancolie. Quelquefois ils lui échappaient en mots amers et piquants, que ses amis avaient soin de recueillir et dont plusieurs prendront place dans les mémoires du temps. Ce qui surtout l’affligeait, ce n’était pas le triomphe de la force (l’histoire lui en offrait plus d’un exemple), c’était l’abandon complaisant de tous les principes, de toutes les idées, de tous les sentiments auxquels la France, pendant soixante ans, avait paru si fortement attachée. « Jamais, écrivait-il, pareille abdication ne s’est vue ; si cet état devait durer, c’en serait fait de l’honneur du nom de nos pères, de nos travaux et de nos espérances. ». Mais il ne voulait pas croire que la France eût renoncé pour toujours au droit glorieux de se gouverner elle-même, et d’avance il se préoccupait de ce qu’il y aurait de mieux à faire quand renaîtrait la liberté.
C’est à cette pensée que nous devons le beau livre dont les amis de M. de Broglie connaissaient seuls quelques fragments, et que son fils a publié sous le titre de Vues sur le gouvernement de la France. Selon M. de Broglie, la France, depuis l’époque néfaste de 1852, avait un maître ; elle n’avait point de gouvernement, et la soi-disant constitution impériale, contre-façon hypocrite et maladroite des sénatus-consultes de l’an X et de l’an XII, ne pouvait subsister qu’à la condition de rester lettre morte et de n’être pas mise à l’épreuve. Si la servilité volontaire manquait à cette constitution, si les institutions qu’elle créait entraient en jeu sérieusement, la machine s’arrêterait court ou se briserait. Il était donc temps de chercher comment, le lendemain de la catastrophe, elle pourrait être utilement reconstruite.
On comprend que cette manière d’envisager la constitution ne dut pas plaire à ceux qui l’avaient faite. Ils n’en auraient pas eu connaissance, si l’habitude de M. de Broglie, quand il avait achevé un travail, n’avait pas été d’en faire lithographier quelques exemplaires pour son usage personnel et celui de sa famille. Malheureusement une loi de la restauration, à laquelle M. de Broglie avait concouru, et que l’empire, dans sa fatale imprévoyance, n’avait point encore entièrement abrogée, ne permettait pas de saisir un écrit avant sa publication. On saisit pourtant l’écrit de M. de Broglie, et il reçut assignation de comparaître devant le juge d’instruction. Il se préparait à obéir quand un de ses amis lui demanda si, dans son étude de la constitution impériale, son esprit s’était arrêté sur les priviléges qu’elle lui conférait. Il faut l’avouer humblement, ces priviléges, M. de Broglie ne s’en doutait pas ou les avait oubliés, et il fallut les lui apprendre. Muni de ce précieux renseignement, il se présenta devant le juge d’instruction, et, dès les premières questions, « Je n’ai pas le dessein, dit-il, de me refuser à l’entretien que vous m’avez demandé, pourvu qu’il soit bien entendu que ce n’est qu’une conversation. Je ne me crois pas votre justiciable. — Et pourquoi donc, Monsieur le duc ? — Parce que, d’après votre constitution, les grands-croix de la Légion d’honneur sont justiciables de la haute cour. Or je suis, depuis quelque vingt-cinq ans, grand-croix de la Légion d’honneur. Vous avez donc à constituer la haute cour. »
À cette révélation inattendue, vous devinez la pénible surprise du juge d’instruction. Il consulta ses chefs, et, toute réflexion faite, le livre fut rendu à M. de Broglie. Mais la saisie s’était faite pêle-mêle, et le préfet de police, qui ne prévoyait pas cette difficulté, avait trouvé piquant de distribuer dans le monde impérial quelques feuilles de l’écrit prohibé ; il ne put donc pas rendre tout ce qu’il avait pris, et il dut s’en excuser auprès de M. de Broglie.
Que contenait ce livre redoutable qui avait mis le gouvernement impérial si fort en émoi ? D’abord une introduction du plus grand style, où l’auteur, passant en revue tous les gouvernements et toutes les constitutions que la France a acceptés ou subis depuis 1789, en faisant ressortir les mérites et les vices. Dans ce tableau, tracé de main de maître, mais non sans quelque partialité, se pressent les considérations les plus élevées, les vues les plus fines, et l’on voit que M. de Broglie a voulu y rassembler en quelques pages les réflexions de sa vie entière. Il arrive à cette conclusion, qu’il n’y a pour la France que trois sortes de gouvernements possibles : la république, la dictature militaire, la monarchie constitutionnelle. Par respect pour lui-même et pour son pays, il écarte la dictature. Restent les deux seules formes de gouvernement qu’il puisse admettre : une république qui touche à la monarchie constitutionnelle, une monarchie constitutionnelle qui touche à la république. Entre les deux il voit peu de différence ; pourtant il ne dissimule pas sa préférence pour la monarchie constitutionnelle, plus propre, selon lui, à garantir la liberté et la sécurité.
Les prémisses ainsi posées, M. de Broglie s’attache, dans le corps du livre, à indiquer et à décrire les institutions qui, sous la forme républicaine comme sous la forme monarchique, pourraient s’adapter à l’état actuel de la France, sans trop contrarier ses traditions ou déranger ses habitudes. Il y a deux ans, les solutions qu’il propose auraient été dénoncées comme trop hardies, et je crains qu’aujourd’hui on ne leur adresse un reproche contraire. M. de Broglie, en effet, était libéral, point démocrate, et il se résignait au suffrage universel plutôt qu’il ne l’aimait. « S’il est vrai, disait-il en 1859, que les extrêmes se touchent, nous devons toucher à l’extrême de la liberté ; tâchons, cette fois, de ne pas dépasser le but. » Excellent conseil souvent donné, rarement écouté, et qui, cette fois encore, risque fort de ne pas l’être.
Ni le lieu où je parle ni le temps qui me reste ne me permettent d’exposer le plan de constitution que M. de Broglie soumet à ses lecteurs ; mais je veux signaler avec lui un point sur lequel il revient sans cesse. M. de Broglie reconnaît la puissance et la régularité de l’administration française ; mais il est loin d’admirer le système qui fait de nous un peuple d’administrés, rangés côte à côte, sous la main d’un tuteur. « On croirait, dit-il, que la France est un pays conquis par son administration. » Rien n’est plus vrai, et il est temps que ce besoin immodéré de servir fasse place à des aspirations plus hautes ; il est temps que la nation cesse d’être partagée en administrateurs et administrés, en solliciteurs et sollicités ; il est temps que les classes aisées s’habituent à chercher ailleurs que dans le trésor public les moyens d’existence de leurs enfants, et qu’un père, en offrant généreusement son fils au service de l’État, ne se borne pas à dire, pour toute recommandation, « qu’il ne sait à quoi l’employer. » J’aperçois sur ces bancs plus d’un ancien ministre et plus d’un ancien député ; qu’ils disent si j’exagère, et s’ils n’ont pas reçu plus d’une demande dont c’était là le sens, sinon le texte.
Les remèdes indiqués par M. de Broglie sont-ils suffisants ? On peut en douter ; mais c’est beaucoup d’avoir vu le mal et de l’avoir poursuivi dans toutes les branches de l’administration. Il ne s’agit point d’accepter indistinctement toutes les solutions que propose M. de Broglie. En publiant ce livre, son fils lui-même déclare que sur certains points son opinion diffère de celle de son père, et il doit m’être permis de prendre la même liberté. Ainsi je serais moins indulgent pour le 18 brumaire, et moins sévère pour les hommes courageux qui, portés, en 1848, au gouvernement de la France par un mouvement populaire, n’ont voulu, malgré de détestables conseils, ni proscrire ni confisquer, et qui, les mains pures, ont remis le pouvoir à une assemblée librement élue. Mais, tout en faisant certaines réserves, je m’incline devant le noble vieillard qui, dans le calme de la retraite, ne perd point courage au milieu des plus tristes mécomptes, et consacre ses derniers jours à signaler les écueils sur lesquels son pays peut encore se perdre. À l’époque où il écrivit ce livre, M. de Broglie pouvait se croire oublié ou méconnu d’un grand nombre de ses contemporains, les uns attachés à la fortune du maître qu’il repoussait, les autres à la poursuite d’un idéal qui n’était pas le sien. Mais il est des hommes qui cherchent en vain l’obscurité, et dont le nom, indissolublement lié avec certaines idées, reparaît tout naturellement quand ces idées reprennent faveur. Le nom de M. de Broglie vivait dans les esprits comme le type le plus pur, le plus parfait, de ces opinions libérales et conservatrices tout à la fois qui, sous la République comme sous la Monarchie, peuvent seules assurer le repos de la France. Quand, à la veille d’une élection générale, les représentants de toutes ces opinions voulurent se réunir et se concerter sur le parti qu’ils devaient prendre, la maison qu’ils choisirent sans hésitation fut celle de M. de Broglie, et de là partit le mouvement qui pouvait régénérer la France et lui rendre la liberté sans révolution.
Quand on pourra lire les notes biographiques dont M. de Broglie n’avait parlé à personne, pas même à son fils, et qui ont été pour sa famille une précieuse découverte, on sera étonné de l’abondance et de la variété des travaux auxquels il a consacré les dernières années de sa vie. Mais, parmi les écrits inédits qu’il a laissés, il en est un, intitulé : Questions de philosophie religieuse, auquel il attachait une importance particulière. Élevé dans les principes de la philosophie déiste du XVIIIe siècle, M. de Broglie était arrivé par degrés, d’abord à la foi chrétienne, puis à la foi catholique. Mais sa piété était éclairée, tolérante, sans ostentation et sans faste. Il s’était habitué à croire que les rapports de l’homme avec le créateur sont du domaine intime de la conscience, et qu’il y a plus d’inconvénients que d’avantages à en faire le sujet d’une polémique frivole ou passionnée. Il ne dissimulait pas ses croyances religieuses, mais il n’en faisait pas étalage, et, s’il plaignait ceux qui ne les partageaient pas, il n’avait pas pour eux moins d’estime et de bienveillance. Il était, d’ailleurs, assez heureux pour que sa foi se fortifiât à mesure qu’il approchait du terme de sa vie, et le livre où il en a déposé mystérieusement le témoignage montrera un jour à quel point elle était sincère. Je ne puis, à aucun titre, apprécier ce livre, où sont abordés et résolus, avec la sérénité d’une conviction lentement formée, les plus grands problèmes de la philosophie et de la religion. Mais je croirais manquer à ma mission, si je passais sous silence cette preuve encore inconnue des véritables sentiments de votre illustre confrère et de la force de son esprit.
Depuis deux ans, M. de Broglie sortait peu de sa maison, mais, chaque soir, quelques amis lui apportaient les nouvelles du jour, s’éclairaient de son expérience et recueillaient respectueusement ses jugements. La dernière fois que je le vis, bien peu de jours avant sa mort, je le trouvai retenu sur son fauteuil par un accès de goutte, le corps affaissé, la tête inclinée sur sa poitrine, mais l’intelligence aussi ouverte, l’esprit aussi libre qu’au temps de sa jeunesse. Il s’intéressait à tout : à la Chambre, dont il espérait peu ; à l’Académie, où il lui tardait d’aller retrouver ses confrères, et même au ministère nouveau, dont il aimait quelques membres. Souvent il restait silencieux ; mais, que la conversation se portât sur un des sujets qui l’avaient toujours occupé de préférence, aussitôt sa tête se relevait, et il reprenait son ancienne vivacité. Rien n’annonçait que sa fin fût si prochaine, et il pouvait encore donner, chaque jour, quelques heures au travail. Au moment même où il a ressenti les premières atteintes de la maladie qui nous l’a enlevé, il poursuivait avec une impartialité peu commune dans les mémoires d’outre-tombe l’autobiographie où il a rassemblé les souvenirs de sa vie, et ce n’est pas sans une émotion douloureuse que j’ai pu en voir les derniers mots, tracés d’une main défaillante et brusquement interrompus avant que la phrase fût terminée.
Là, Messieurs, est le secret de sa supériorité. Toute sa vie, M. de Broglie a travaillé, non pas par boutades ou par nécessité, mais par goût, régulièrement, avec méthode, aux mêmes heures, sans jamais se lasser ou se décourager. Certes, pour être ce qu’il a été, le travail ne suffit pas, et il est d’abord nécessaire d’être heureusement doué ; mais, sans l’habitude du travail, sans le goût de l’étude suivie et persévérante, les dons les plus précieux de la nature se dissipent ou se pervertissent. Écoutez ce que disait M. de Broglie, en 1844, dans son rapport sur l’enseignement secondaire : « Les fortes études sont l’âme de la discipline et la sauvegarde des mœurs... Il faut que l’ardeur de la jeunesse se porte au bien ou au mal. Ne le perdez jamais de vue ; dans les écoles comme dans le monde, la pureté va de pair avec les habitudes laborieuses. Partout où les études fléchissent, les cœurs se corrompent et les caractères se dégradent. »
Ce que M. de Broglie disait si bien alors, avec combien plus d’à propos ne l’aurait-il pas dit vingt ans plus tard ! Mais j’ai tort ; il l’a dit, et personne n’a oublié les belles paroles de l’empereur Sévère mourant, par lesquelles il terminait son discours de réception : « Travaillons, disait-il, laboremus ; »et vos acclamations unanimes lui répondaient, condamnant ainsi la vie frivole à laquelle nous devons en grande partie nos malheurs. Que ces malheurs nous soient du moins un sévère avertissement, et nous apprennent à commencer une vie nouvelle. Pendant la première moitié de ce siècle nous avons été pleins d’une confiance orgueilleuse ; puis sont venus le doute, le découragement, l’abandon de nous-mêmes, l’abdication. Non, certes, que de généreuses protestations ne se soient fait entendre. Dans un temps où tout le monde se taisait, l’Académie a parlé. Elle a défendu la liberté contre le pouvoir d’un seul, comme elle le défendrait contre le pouvoir de la multitude, si cela était nécessaire ; elle a montré par son exemple, aussi bien que par ses paroles, à quelles conditions les sociétés grandissent et se fortifient. Il y a cinquante-cinq ans, la France semblait aussi avoir déchu de son rang dans le monde ; quinze ans après, elle y était remontée par la liberté, par le travail, et l’Europe entière avait les yeux sur elle. La liberté, le travail, c’est à ces deux grandes puissances que nous devons redemander tout ce que nous ont fait perdre les corruptions du temps. À peine échappés à de si terribles catastrophes, ne voyons-nous pas déjà, sous une influence meilleure, les âmes se relever, les caractères se raffermir, les fortes résolutions succéder aux lâches habitudes ? L’Académie peut être fière de la part qu’elle prend, par plusieurs de ses membres, par un surtout, à cette transformation salutaire. On a beaucoup abusé, dans ces derniers temps, du nom de sauveur, et surtout on l’a mal appliqué. Il n’en est pas moins vrai qu’à certains moments tous les regards se tournent vers le même homme, et que chacun met en lui son espoir. Ai-je besoin de dire quel est aujourd’hui cet homme ? Ce n’est point un prince ; c’est un simple citoyen qui, depuis bientôt quarante ans, siège sur vos bancs par vos libres suffrages, et qui, après une vie pleine et glorieuse, consacre le reste de ses forces à réparer les maux qu’il avait prévus et qu’il n’a pas pu empêcher. Personne plus que M. de Broglie ne l’a soutenu de son approbation reconnaissante quand il luttait pour les libertés nécessaires, et personne n’aurait plus applaudi à l’acte mémorable qui, dans des circonstances si difficiles, l’a chargé de présider à la régénération de la France.
Mais, à ceux qui peuvent encore y travailler activement, la reconnaissance publique doit joindre ceux qui l’ont préparée par leur parole ou par leurs écrits. Parmi les titres d’honneur de M. de Broglie, celui-là n’est pas le moindre, et il est en sûreté dans les mains qui l’ont recueilli par droit d’héritage. Heureuses les familles où les générations se succèdent ainsi sans déchoir et sans se démentir ! C’est là, Messieurs, la bonne aristocratie, celle dont la démocratie la plus ombrageuse ne saurait être jalouse. La France se relèverait bientôt si, au lieu de disperser ses forces dans de vaines querelles de classe ou de parti, elle savait, patriote et libérale, les rassembler toutes pour le salut commun. Racontant, dans ses notes biographiques, un voyage qu’il fit en Hollande en 1806, M. de Broglie exprime en ces termes l’impression qu’il a reçue : « Nation sérieuse et sensée, dit-il, économe et persévérante, qui a payé la liberté civile de tout le prix que les hommes peuvent y mettre, et qui, sachant en conserver les mœurs, les goûts simples, l’énergie tranquille, sous la monarchie comme sous la république, et sachant passer de l’une à l’autre, selon le temps, avec une sorte d’indifférence magnanime, n’a jamais, ou du moins presque jamais, compromis la liberté par la turbulence, et l’ordre par la servitude. »
La liberté sans turbulence, l’ordre sans servitude, voilà quel a été l’idéal de M. de Broglie pendant sa longue vie. Que cet idéal soit le nôtre, et ne désespérons pas, malgré nos cruelles déceptions, d’en approcher quelque jour.