Discours de réception de Joseph Autran

Le 8 avril 1869

Joseph AUTRAN

M. Autran, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Ponsard, y est venu prendre séance le jeudi 8 avril 1869, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Ne vous étonnez pas si ma première parole, en arrivant au milieu de vous, est une parole de tristesse, et si ma douleur parle avant ma reconnaissance. J’arrive au lendemain d’un des plus grands deuils de la poésie moderne ; je pénètre dans le temple au moment où vient d’en sortir ce chantre immortel qui fut l’enchanteur de tout un siècle ( ). Et ce n’est pas seulement le prince des poëtes dont mes yeux cherchent la place vide, ce n’est pas seulement l’historien, l’orateur, le citoyen, dont je déplore avec vous la perte ; c’est aussi, — pardonnez à l’égoïsme des regrets, — c’est le glorieux patron de ma jeunesse, l’illustre, ami de ma vie entière. Pourrais-je ne pas me souvenir que ses encouragements m’ouvrirent la carrière ; que je lui dus, peut-être, de poursuivre des travaux qui reçoivent aujourd’hui la plus haute des récompenses ? Vous comprendrez que j’aie eu à cœur d’honorer cette grande mémoire avant même de rendre hommage à l’éminent écrivain que votre bienveillance m’appelle à remplacer.
Celui-là, Messieurs, ne s’est pas endormi plein de jours ; ouvrier laborieux, il était encore à sa tâche, il y était dans toute la brillante maturité de l’âge, dans tout l’éclat d’un talent pur, honnête et vigoureux, quand la mort est venue le surprendre. Elle l’a frappé, on peut le dire, en pleine sève, en pleine gloire ; et telle a été la rude épreuve infligée à ce cœur vaillant que désormais, quand on prononce le nom de François Ponsard, l’admiration elle-même ne s’éveille qu’après l’attendrissement. Ainsi procède la destinée : habile à composer la tragédie humaine, elle termine par la souffrance ce qu’elle a commencé par la joie et par l’ovation.

Qui ne se souvient de ces heureux débuts ? Jamais poëte ne trouva les abords de la carrière mieux préparés et plus faciles. Jamais le dur sentier qui mène à la gloire ne fut mieux aplani sous les pas d’un nouveau venu. On eût dit qu’une fée bienfaisante avait jeté sur son berceau un des dons les plus précieux de ce monde, cette fortune des poëtes comme des capitaines, le don d’arriver à propos. Quand il apparut, c’était son heure ; la foule, ramenée aux anciens modèles par une tragédienne inspirée, commençait à se détacher de la poésie aventureuse et sans frein, du drame turbulent et audacieux. Un idéal qui ressemblait à un regret reparaissait à l’horizon. On appelait celui qui s’en ferait l’interprète, on l’attendait, on le pressentait. Survenir à ce moment-là, n’est-ce pas toujours, et sur tous les théâtres, le premier gage du succès ?

À Dieu ne plaise, Messieurs, que je parle avec indifférence du mouvement littéraire qui s’était produit avec tant d’éclat sous la Restauration, et se continua sous le gouvernement de Juillet. Mes premières paroles ont témoigné que je n’oublie pas ce que furent pour nous les maîtres illustres dont l’heureuse témérité ouvrit des voies nouvelles à l’imagination, releva le niveau des esprits, et infusa comme un sang nouveau dans la langue elle-même. Ce n’est pas dans cette enceinte qu’il serait possible de l’oublier : plusieurs d’entre eux sont ici présents ; et s’il en est un qui manque sur ces bancs, il est de ceux dont la gloire n’est jamais absente ! Méconnaître ce que l’œuvre de ces hommes eut de généreux et de fécond ne serait pas seulement de l’injustice, ce serait de l’ingratitude. Quiconque date de cette époque a reçu d’elle quelques-uns de ses dons ; son influence s’est fait sentir à ceux-là même qui la combattaient, et, à défaut d’autres bienfaits, nous lui devrions des souvenirs qui se confondent pour nous avec l’image même de la jeunesse.

C’est particulièrement au théâtre que se portait l’esprit de hardiesse et d’innovation. Secouant de vieilles entraves dont il ne voulait reconnaître ni la légitimité ni l’utilité, il s’inspirait du libre génie de l’Angleterre et de l’Allemagne, il s’inspirait surtout de sa propre audace, et la scène lui dut quelques-unes de ces créations dont la puissante originalité passionne la foule. L’écho répète encore, de temps en temps, les applaudissements de ces soirées qui ressemblaient à des combats et dont les noms sont restés comme des noms de victoires.

Ces triomphes, cependant, devaient avoir un lendemain. Les marches forcées ne se font pas sans lassitude Le goût public a ses variations ; il regrette souvent ce qu’il a quitté. Il en vint à se demander si cet art superbe et régulier qui fut, pendant deux siècles, l’orgueil et la fête de notre théâtre était vraiment à jamais perdu. Ne devait-on plus le revoir dans sa sévère majesté ? Fallait-il compter le fronton de son temple parmi les ruines du passé ?

Ce fut vers ce moment qu’un bruit inattendu circula dans Paris : la tragédie n’était point morte, elle n’était qu’endormie. Un jeune homme, un inconnu, un enfant de la province l’avait retrouvée respirant encore dans sa tombe, et Melpomène, grâce à lui, devait reparaître au premier soir dans sa beauté rajeunie. La bonne nouvelle avait pour messager un ami du poëte, un précurseur, dévoué qui le devançait à Paris, et qui allait par la ville prophétisant sa gloire.

Ce précurseur, Messieurs, permettez-moi de le nommer devant vous : il s’appelait Charles Reynaud. Poëte lui-même, — moissonné dans sa fleur, — quelques-uns de ses vers sont restés dans la mémoire de cette aimable postérité qui se compose d’un groupe d’amis fidèles. Un jour qu’il se promenait aux bords du Rhône, il avait rencontré Ponsard qui, assis sur la rive du fleuve, se récitait à lui-même une tirade de sa Lucrèce à peine achevée. Une de ces brusques sympathies qui sont comme les coups de foudre de l’amitié avait soudain confondu ces jeunes cœurs. Heureux âge que celui où un passant devient subitement un ami à qui on lit sa tragédie ! Ponsard avait lu sa pièce, et, peu de jours après, Ch. Reynaud commençait à Paris sa mission d’enthousiasme et de dévouement. Pendant plus d’une année, il alla présentant partout Lucrèce, affirmant ses beautés, lui frayant à tout prix les voies rebelles du théâtre. Cela sortait de l’ordinaire, une ardeur si grande pour la cause d’autrui ! Le directeur de l’Odéon, chez qui l’errante Lucrèce était enfin recueillie, en vint à soupçonner quelque stratagème, à se demander si cet admirateur si empressé ne serait pas le poëte en personne, s’abritant sous un nom d’emprunt pour dire plus librement ce qu’il pensait de son œuvre. La pièce entrait en répétitions : « Ce pseudonyme de Ponsard, lui dit-il un soir, y tenez-vous toujours beaucoup ? »

Le véritable auteur ne pouvait tarder plus longtemps à se montrer. On vit alors arriver de sa province un jeune homme simple et cordial, réservé dans ses paroles, timide dans son maintien, gardant un peu de cette rusticité virgilienne qu’il semblait tenir de son commerce avec les citoyens de l’ancienne Rome. Il n’avait, lui, rien de l’assurance de son précurseur. Telle était, au contraire, sa modestie qu’elle fit douter de son talent. Hélas ! disons-le tout bas, la modestie a ses dangers ; et c’est par prudence, il faut le croire, que les habiles s’en débarrassent. — Le doute, une fois en chemin, ne s’arrêta plus. Que pouvait être cette tragédie dont quelques-uns faisaient d’avance tant de bruit ? Probablement une œuvre mal venue, ébauchée en rhétorique sur les bancs du collège. Car, vous le savez, Messieurs, en ce temps-là tout écolier faisait sa tragédie, qui son Coriolan, qui son Régulus. Ce titre seul de Lucrèce indiquait suffisamment la source.

Les méfiances persistèrent jusqu’au dernier instant. Mais le jour vint enfin qui devait résoudre la question. Une foule impatiente assiégeait le théâtre de l’Odéon. La toile se leva, les premiers vers furent dits, et, dès lors, aucun doute n’était plus permis. C’était bien une vraie muse qui parlait sur la scène, c’était la voix de la muse antique dont on croyait entendre un écho.

Lève-toi, Laodice, et va puiser dans l’urne
L’huile qui doit brûler dans la lampe nocturne.
Les heures du repos viendront un peu plus tard :
La nuit n’a pas encor fourni son premier quart ;
Et je veux achever de filer cette laine,
Avant d’éteindre enfin la lampe deux fois pleine.

À cette mélopée, à cette première scène où Lucrèce exprime en si beaux vers les purs sentiments de son cœur, l’auditoire tout entier se sentit gagné. Un double charme agissait sur lui : l’antiquité du sujet et la jeunesse du talent. Il goûtait cette vieille histoire, il aimait cette poésie nouvelle, cette poésie à la fois héroïque et familière qui ne lui rappelait ni la tragédie solennelle et pompeuse du grand siècle, ni la tragédie routinière et sans couleur des poëtes de l’empire. L’inexpérience elle-même ajoutait son attrait à cet heureux poëme. L’inexpérience réussit quelquefois au théâtre mieux que l’habileté. Chez celui qui débute, elle a un air qui ne déplaît pas, on l’appelle candeur, et l’on attend d’autres occasions pour lui donner un nom moins aimable. Un art consommé eût-il trouvé d’ailleurs rien de plus attachant que ce premier acte de Lucrèce ? Le théâtre a vu rarement une exposition plus belle et plus grande dans sa simplicité. Elle nous transporte au foyer même de la maison romaine, alors que planait sur elle le rude génie des premiers âges. Voilà bien le gynécée, voilà les dieux protecteurs, voilà l’humble quenouille de la matrone. Quelle noble et touchante figure que celle de cette femme aux yeux baissés, assise au milieu de ses esclaves, et leur donnant l’exemple du travail et des vertus austères ! Comme elle est bien la digne épouse du mari absent, du soldat qui est allé combattre pour la grandeur de la cité naissante ! Ses fuseaux à la main, chaste et laborieuse, on dirait le lis des champs filant lui-même sa tunique ; on pense à la femme forte de Salomon, et l’on respire je ne sais quel parfum de cette religion domestique qui fut la mère du patriotisme romain. À une pareille figure il fallait un pendant digne d’elle ; ce sera le personnage de Junius. Sur ces deux têtes repose et se partage tout l’intérêt du drame. À eux deux, Junius et Lucrèce, ils mènent l’action jusqu’à son terme, jusqu’à l’heure où la femme outragée lave l’involontaire souillure dans son propre sang, et où le futur consul, poussant un cri de révolte contre les rois, apparaît comme le génie libérateur de Rome !

L’impression fut profonde. Quiconque assistait à cette première représentation en a gardé le souvenir. Après tant de terribles inventions, tant de furieux coups d’épées, tant de drames tumultueux empruntés aux sombres chroniques du moyen âge, l’auditoire rentrait dans la douce lumière, dans la belle harmonie des œuvres antiques. C’était une impression semblable à celle qu’éprouve le voyageur, quand, au sortir d’un pays montagneux et tourmenté, où ne manquent ni les noirs défilés ni les précipices, il débouche à l’improviste dans une contrée avenante dont les sites réveillent en lui des souvenirs du lieu natal. L’esprit français n’était plus dépaysé ; il retrouvait dans ce bel ouvrage quelques-unes des qualités qui lui sont chères : la clarté, la mesure, la modération, un langage plus ami de la raison que de la fantaisie, de nobles sentiments naturellement exprimés, une pureté de lignes qui ne se sacrifie point à la couleur, enfin de vrais beaux vers, de ces vers pleins de sens et de force qui disent quelque chose dans chaque hémistiche, suivant le mot de Voltaire. — Le succès, dis-je, fut immense ; il était-bien acquis ; et aujourd’hui encore, quand il relit cette tragédie toute littéraire, le lecteur ému comprend et ratifie les applaudissements du premier soir. Le temps a passé sur la pure statue de Lucrèce sans en ternir le marbre ; il lui a été donné de vivre un quart de siècle sans tomber de son piédestal ; et c’est là, Messieurs, une grande épreuve. Vingt-cinq ans sont un gage, ce sont les arrhes de l’avenir, c’est le matin de la postérité !

Désormais le nom de Ponsard était un nom célèbre ; le jour était venu d’écrire sa biographie. Ce fut à qui recueillerait sur sa famille, sur sa jeunesse, sur ses commencements, le plus de ces détails dont l’importance se mesure à la renommée du poëte. François Ponsard était né le 1er juin 1814, à Vienne, en Dauphiné. Fils d’un père avocat, il fut, comme Corneille, son maître, destiné au barreau. Il convient peut-être de remarquer cette circonstance ; car, plus tard, un des caractères de son talent sera la gravité, la solidité du raisonnement, et chez lui, comme chez l’immortel Normand, la tirade aura quelquefois un ton de plaidoyer. Rien, du reste, ne fit, dans son enfance, pressentir sa vocation poétique. Cette muse ne fut pas de celles qui balbutient des rimes dès le berceau. Le seul fait digne d’attention, dans ces premières années de l’enfant, c’est l’intelligente sollicitude dont l’entoure sa mère, douce et modeste femme qui veille sur lui, qui le soutient, l’encourage dans ses études, qui, peut-être, par un miracle de divination maternelle, entrevoit seule son avenir, et pour laquelle l’enfant devenu homme gardera toute sa vie un culte de tendresse et de reconnaissance. On raconte que chaque soir, à la sortie du collège, l’écolier venait repasser ses leçons sous les yeux de cette mère attentive, et que ces répétitions avaient lieu dans une salle à manger, d’ameublement sévère, où se voyait pour tout ornement une vieille gravure représentant la mort de Lucrèce. L’élève grandissant prit goût aux auteurs latins. Il lut de bonne heure Tite-Live et Tacite. Il allait s’asseoir quelquefois, pour les mieux sentir, sur un de ces vieux débris d’architecture romaine qu’on retrouve sur les collines de Vienne. Heures de recueillement et de solitude de la vie de province, vieux livres lus et relus dans quelque coin désert, on ne saura jamais tout ce que vous semez de germes dans un jeune cerveau ! La méditation, d’ailleurs, n’absorbait pas toute l’énergie de ce solitaire. Les vieux livres étaient souvent quittés pour le fusil de chasse. On venait de lire Virgile ou Horace, on se sentait pris d’un besoin de campagne, et l’on partait gaiement pour cette chère maison de Mont-Salomon qui s’élève sur la hauteur et domine les grands horizons de la vallée du Rhône. C’est là, ses études finies, et sa toge d’avocat jetée au vent du fleuve, c’est là qu’il passa trois années à écrire Lucrèce. C’est de là qu’il parti pour venir assister à son triomphe.

François Ponsard, dès le début, est donc en pleine possession de sa renommée. C’était peu de le proclamer un vrai poëte, l’opinion voulut faire de lui un chef d’école : chef de l’école du bon sens. Je ne suis pas bien sûr que, chez quelques-uns, ce titre ne couvrit point une intention malicieuse ; car le poëte, comme tous ceux qui triomphent, avait déjà ses ennemis, et, dans l’école de la muse qui régnait alors, le bon sens n’était pas en très-bonne odeur. C’était la qualité solide, pour ne pas dire vulgaire, exclusive des dons plus brillants de l’imagination. Les amis, de leur côté, lui décernaient hautement le même titre ; les amis oubliaient peut-être que le bon sens, Dieu merci, n’était pas une nouveauté dans les lettres françaises, et que Racine et Boileau, Molière et la Fontaine auraient eu droit de réclamer. Si quelque chose prouve que M. Ponsard n’était pas indigne du titre, c’est qu’il le refusa. Il resta ce qu’il était, un homme e simple et sans jactance ; porté subitement sur le faîte du temple, il n’y fut pris d’aucun vertige ; il jouit modestement de ce succès, aussi dangereux qu’éclatant, qui transformait son nom en drapeau de bataille, et l’élevait, au bruit des fanfares, en tête d’une réaction.

Ici, Messieurs, se pose une question. Ce rôle, donné par la fortune, en avait-il eu le pressentiment et l’ambition ? S’était-il dit dans sa retraite : Je relèverai l’autel des vieilles muses, et j’irai brandir ma fronde contre le Goliath romantique ? Il est permis de n’en rien croire ; il ne faut pas étudier d’un œil bien attentif l’ensemble de son œuvre pour reconnaître que ce système littéraire, dont il devint le coryphée, ne fut jamais exclusivement le sien. Il tenait du romantisme plus qu’on ne l’a cru généralement. N’avait-il pas débuté par écrire une traduction du Manfred de lord Byron ? Ce n’est pas impunément que l’on s’abreuve à pareille source. Il en garda toujours un arrière-goût à ses lèvres. Ce que la critique distingue avant tout chez lui, c’est un esprit sagement éclectique. Témoignant en cela de ce bon sens qu’on salue en lui, il emprunte à chaque doctrine ce qu’elle donne de meilleur. Il adore Racine, mais il n’a garde de négliger Shakespeare. Entre les deux puissances rivales, il semble rester indécis. Né au moment d’une révolution poétique, il n’apparaît pas en réactionnaire, il apparaît plutôt en modérateur. Le dirai-je ? il joue le rôle d’un de ces Girondins dont il nous a, d’un crayon sympathique, retracé la figure. La liberté sans les excès, telle serait la devise.

Cet esprit d’éclectisme se révèle chez lui dès Lucrèce. Ils se payèrent d’une illusion, ceux qui voulurent voir dans cet ouvrage tous les caractères de la tragédie conforme aux lois d’Aristote. À part le rôle de Valère, qui a un faux air de confident ; à part le songe récité par Lucrèce, ce terrible songe qui semblait fait pour attacher à certaines tragédies une idée de sommeil, la pièce côtoie d’aussi près que possible le drame romantique. Ce n’est pas un poëte classique (je demande pardon d’exhumer ces mots surannés de classique et de romantique, les sujets ont leurs exigences), ce n’est pas un auteur de la vieille école qui eût oser mettre sur cette figure nouvelle et bizarre de Brutus, citoyen mêlé de bouffon, qui cache ses grands desseins sous le masque de la sottise et s’interrompt à tout propos pour débiter des apologues ou des sentences ambiguës. Un classique n’eût pas davantage rapproché dans tout le tissu de la pièce deux styles qui, depuis les Grecs, étaient restés constamment séparés, le style tragique et le style comique. Par ses familiarités charmantes, la langue de Lucrèce s’écarte, en maint endroit, du langage consacré ; non loin de certains vers dont la grâce exquise émane d’André Chénier, d’autres surviennent qui, dans leur franche et verte allure, apportent un souvenir de comédie.

À Lucrèce, sujet classique dans un cadre à demi romantique, succède Agnès de Méranie, sujet romantique dans un cadre malheureusement trop classique. Ce fut l’erreur poëte ; il oublia qu’une page de notre histoire empruntée aux annales du moyen âge, — et quel tableau plus magnifique ! — ne pouvait se développer à l’aise que dans un large cadre. Le drame populaire s’accommode mal des unités. Renfermé dans leur enceinte, il y tourne sur lui-même comme un lion dans sa cage. Que n’eût pas été cet ouvrage, qui abonde, d’ailleurs, en beautés du premier ordre, et auquel toute justice n’a pas été rendue, si le poëte, en l’écrivant, n’eût pas senti peser sur lui sa précoce gloire de chef de l’école du bon sens ! L’expérience, du moins, ne fut pas perdue. L’auteur ne devait pas tarder à en recueillir les fruits, le jour où il aurait la pensée de transporter sur la scène la tragique histoire de Charlotte Corday. À ce nom, Messieurs, je m’incline et je salue une des œuvres les plus sévères et les plus fortes du théâtre contemporain.

Cette fois, le poëte marche en toute liberté, il se jette hardiment sur les pas de Shakespeare, il ose même dépasser les licences du maître ; car, dans les drames les plus aventureux du poëte anglais, on distingue toujours un nœud, une intrigue, et à peine en retrouvons-nous quelque trace dans la pièce française. L’auteur s’est contenté de découper l’histoire de son héroïne et d’en présenter les scènes au spectateur dans leur ordre successif et naturel. Ce procédé fait passer sous nos yeux la réalité même ; il mène sans effort les plus heureux contrastes ; tout se rapproche et se mêle dans ce beau drame, le sourire et les larmes, la grâce et la terreur, le calme du foyer domestique et les fureurs de la rue, l’enthousiasme et la pitié, cette étrange pitié qui se détourne de la victime pour se porter tout entière sur l’assassin. Quelle idylle charmante que la scène où Charlotte rencontre les Girondins égarés dans la campagne ! La tragédie, aux lisières d’un bois, marche un moment dans la rosée avant de marcher dans le sang. Quelle scène puissante que celle où les triumvirs de la Convention viennent, sur le cœur saignant de la patrie, se disputer le pouvoir ! Il fallait, certes, un rare courage, il fallait cette confiance ingénue qui semble ignorer les périls, pour aborder de telles figures, « terribles à rencontrer même dans l’histoire », comme l’a dit l’éminent écrivain que vous allez bientôt entendre. L’auteur eut ce courage, et il écrivit une scène dont le souvenir ne périra pas.

On a raconté que, le soir de la première représentation, un grand poëte, redescendant l’escalier de la Comédie-Française, exprimait tout haut son étonnement. C’était l’auteur de Rolla. Avec un hochement de tête qui semblait rétracter d’anciennes épigrammes : « Eh bien ! disait-il, avouons qu’un pareil langage ne s’était plus entendu au théâtre depuis Corneille. » Quelle louange, Messieurs, et de quelle bouche ! Le vers de Corneille, c’est la grande épée des temps héroïques ; il n’est donné qu’à une main robuste de la soulever.

Et te n’est pas seulement la beauté du vers qu’il convient d’admirer dans le drame de Charlotte Corday, c’est aussi, et surtout, l’intelligence d’une époque, le sens intime et profond de la couleur historique. De quelle plume, exacte au tant que poétique, sont décrits ces temps et ces hommes ! Quand on a feuilleté les mémoires et les journaux de l’époque, quand on a lu ce livre des Girondins qui fut écrit sous la dictée d’une muse, quand on a médité sur les annales de la Révolution tracées par ces historiens illustres, enfants du même berceau, que j’appellerais aujourd’hui les gloires de ma Provence, s’il était permis de flatter la petite patrie au préjudice de la grande, on reconnaît que la poésie ne pouvait refléter l’histoire dans un plus fidèle miroir.

Il faut le dire, ce sentiment de la couleur des temps est un des traits qui distinguent le talent de François Ponsard. La critique l’avait remarqué dans Lucrèce, dont les Romains sont de vrais Romains de la première période ; elle l’avait retrouvé dans Agnès de Méranie, simple et loyale esquisse des temps chevaleresques, qui rappelle par moments la grâce de Joinville ; elle devait le revoir plus tard dans le drame du Lion amoureux, où les mœurs du Directoire seront peintes dans leur triste nudité. L’auteur, dans la seule préface qu’il ait écrite, se rend à lui-même ce témoignage : « Avant de choisir une action, j’ai toujours choisi une époque, et me suis déterminé à traiter un sujet, plutôt pour tracer la physionomie d’un siècle que pour combiner une intrigue. » Une fois pourtant, une seule fois, ce noble soin de la couleur fut mal récompensé. Ce fut dans la tragédie d’Ulysse. Avec cette touchante naïveté de l’artiste qui croit ne rien risquer, pourvu que le beau soit reproduit, l’auteur crut pouvoir transporter au théâtre un des tableaux primitifs de l’Odyssée. L’épreuve était hardie : mettre en scène un héros qui revient du siège de Troie, transformé par vingt ans d’absence, une chaste épouse, modèle de fidélité, qui fait et défait sa toile éternelle, un groupe de prétendants avides, moins épris de sa beauté que de ses métairies, des pâtres gardant un troupeau dont le nom seul eût demandé jadis tant de périphrases, c’était beaucoup tenter auprès du public parisien. Ce public oublia de se dire que Platon appelait Homère le plus dramatique des poëtes, et il courut à des spectacles qui l’éloignaient moins des mœurs contemporaines.

Était-ce un revers ? Ce fut plutôt un trait de lumière. Puisque Homère n’est plus de mode, pensa le poëte, abandonnons Homère, passons d’un pôle à l’autre, laissons les héros antiques pour les bourgeois modernes. Or, passer sans préparations de l’île d’Ithaque à la Chaussée-d’Antin, du palais d’Ulysse dans l’étude d’un notaire, des prétendants de Pénélope aux créanciers de Georges, c’était encore, on en conviendra, une transition qui pouvait avoir ses écueils. L’auteur s’en tire à souhait ; il retrouve ici cette chance de l’à-propos qu’il, semblait tenir de son étoile. Je dis mal, non ce n’est pas l’à-propos, synonyme du hasard, qu’il faut voir en pareille occurrence. C’est plutôt cette clairvoyante sagacité qui fait deviner et saisir l’occasion. Il arrive, cette fois, au moment où la soif de la richesse, où la fièvre de la spéculation se sont emparées de toutes les classes de la société française, quand les idées de devoir et d’honneur semblent passées au rang des vieilles superstitions, et il écrit l’Honneur et l’Argent, une comédie qui frappe juste. Peu s’en faut que la grande comédie ne soit retrouvée, l’œuvre difficile entre toutes, celle qui fait de l’étude d’un caractère sa tâche principale, qui remplit tout le tableau d’une figure largement dessinée et n’en réserve que les marges pour les détails de l’action. À défaut de cette rare perle, nous avons du moins une franche peinture de nos mœurs, une leçon de haute moralité donnée à un temps qui n’en reçoit guère, une satire souvent spirituelle, parfois éloquente, dont la malice tempère la sévérité. Si l’auteur ne pénètre pas tout à fait dans le grand art, il est sur ses confins. Par une rencontre singulière, c’est au bon sens vulgaire qu’il en veut et s’en prend, lui, le poëte du bon sens ; il trace du personnage de M. Mercier une plaisante esquisse qui deviendrait aisément, avec quelques coups de pinceau de plus, une vraie figure de la famille de Chrysale. Le parterre rit de bon cœur, quand le vieux Mercier se désole et s’accuse d’avoir si mal choisi son gendre.

L’hypocrite qu’il est nous a tous attrapés.
Il possédait si bien la langue des affaires,
Était si positif, riait tant des chimères,
Traitait la poésie avec tant de mépris,
Que j’ai cru qu’il serait le meilleur des maris.

Avouons-le, ce sont là des traits de verve comique que l’on pouvait ne pas attendre d’un écrivain né dans la tragédie. On voit qu’il s’est souvenu du précepte :

Versibus exponi tragicis res comica non vult.

Oui, il suivait le conseil d’Horace ; mais, je l’ai dit, Messieurs, il profitait aussi des exemples de Shakespeare. Une preuve en est dans cette belle comédie de l’Honneur et l’Argent. Le sujet est à peu près celui de Timon d’Athènes. Un homme dans la fortune, entouré d’amis, fêté, adulé ; la ruine survient, et ce même homme se voit abandonné de tous. Il est dans la pièce anglaise une admirable scène, d’un sentiment tout philosophique, celle où Timon, après son désastre, s’adresse à l’amitié de ceux qui furent ses convives assidus, ses flatteurs empressés, et ne reçoit d’eux, pour toute assistance, que d’hypocrites condoléances ou des paroles évasives. Je ne redirai pas avec quel bonheur M. Ponsard a enrichi notre théâtre de cette scène magistrale. On rencontre également, dans ce même Timon d’Athènes, un certain philosophe chagrin, du nom d’Apémantus, qui s’en va disant à chacun son fait et exhalant à chaque pas sa sagesse bourrue. Le Rodolphe de M. Ponsard n’est peut-être pas sans parenté avec ce rude censeur. S’il a aussi quelques traits de notre immortel Misanthrope, faut-il s’en étonner ? « Le Misanthrope est à recommencer tous les cinquante ans. » C’est Diderot qui l’a dit.

Mais où M. Ponsard n’a pas eu de modèle, c’est dans le personnage de Lucile. Elle est bien à lui, cette aimable figure, et rien de plus séduisant que cette jeune fille, type de franchise ingénue, de dévouement et de courage. Disons-le à cette occasion, ce fut un privilège du talent de M. Ponsard de savoir peindre la nature féminine sous ses faces les plus diverses et les plus sympathiques. Il connaissait le charme et la puissance de cet éternel féminin dont parle Goethe. Qui voudrait y regarder de près trouverait dans son œuvre toute une galerie de femmes dessinées d’un trait distinct et toujours heureux : les unes naïves et douces, les autres austères et superbes, depuis la citoyenne de Rome jusqu’à la jeune fille de Paris, depuis la princesse du moyen âge jusqu’à la marquise du XVIIIe siècle, depuis Tullie jusqu’à Lydie, depuis Charlotte Corday jusqu’à cette Camille de la comédie de la Bourse, qui porte dans sa condition villageoise toutes les fiertés et toutes les noblesses des âmes bien nées. Ombres charmantes, figures variées, toutes animées d’une étincelle de vie ! Quelques-unes d’entre elles ne seraient pas indignes d’être admises dans cette région idéale que le génie a peuplée de ses créations, dans cet élysée de l’art où les filles de Sophocle se mêlent aux filles de Molière, où Dorine rencontre Antigone, où Monime donne la main à Desdémona.

Après l’Honneur et l’Argent, après ce succès éclatant qui permettait au poëte de suspendre à son trophée le masque de Thalie auprès du masque de Melpomène, il se fait dans sa vie une lacune et un silence. Les amis s’en inquiètent, ils se demandent les causes de cet apparent oubli de soi-même. La fierté de son âme eut-elle ses jours de défaillance ? Eut-il à gourmander ce cœur, ce triste cœur, dont les poëtes ont parfois à se plaindre ? Nous n’avons pas à le savoir. Ce que nous dirons seulement, c’est que ce cœur était toujours loyal et bon, c’est que cette âme ne cessa point d’être inoffensive et douce, que ce grave esprit ne sacrifia jamais à de vulgaires intérêts le culte de l’art sérieux, l’austère passion de l’idéal. Éprouvait-il un revers, il ne s’en prenait ni aux acteurs, ni au parterre, ni à la critique ; il se remettait au travail avec la persévérance d’un esprit convaincu, que rien ne détourne de sa voie et qui estime l’honneur sauf pourvu qu’il n’ait parlé qu’aux instincts élevés de la foule. Avait-il obtenu un succès, il partait aussitôt, il avait hâte de porter cette joie à sa mère, il courait lui offrir le premier exemplaire de sa pièce imprimée ; il revenait à sa chère maison rustique, à son humble Tibur du Mont-Salomon ; il se retrouvait heureux au milieu des habitants de Vienne, le cœur ouvert à chacun, le sourire aux lèvres, familier, généreux, favorable à tous. On raconte les traits de cette bonté charmante. Il apprend un jour qu’une troupe de comédiens nomades est arrivée à Vienne et qu’elle s’apprête à y jouer Agnès de Méranie. Aussitôt le voilà qui s’alarme pour la façon peut-être hasardeuse dont son œuvre sera présentée à ses concitoyens. Il sent en même temps que son nom sur l’affiche serait pour ces pauvres artistes une occasion de recette. Que faire ? Il court chercher le chef de la troupe : « Si je vous donnais, dit-il, au lieu d’Agnès de Méranie, une pièce inédite qui aurait pour le public un attrait de primeur ? » On juge si l’offre est acceptée. Ponsard écrit en quelques heures un acte ingénieux et tout de circonstance, qu’il intitule Molière à Vienne. La pièce va aux nues, et, quelques jours après, la troupe voyageuse se remet en chemin, bénissant celui qui, en cela semblable à Molière, se montrait secourable aux pauvres comédiens errants.

Tel fut cet homme, tel était ce poëte, que l’esprit de doute et de raillerie n’épargna pourtant ni au début ni à la fin de sa carrière. Que n’a-t-on pas dit pour lui faire expier une gloire dont il n’accablait personne ? Quelles ombres n’a-t-on pas voulu voir dans la pure lumière de son talent ? Il n’avait, il est vrai, ni l’originalité saisissante, ni la grande invention. Mais est-il bien certain que la muse n’ait plus rien à cueillir dans les sentiers connus ? Un penseur qui n’a jamais passé pour abuser des lieux communs, M. Joubert, en a parlé un jour comme s’il les aimait : « Ils sont, a-t-il dit, l’étoffe uniforme que, toujours et partout, l’esprit humain a besoin de mettre en œuvre quand il veut plaire. Il n’y a pas de musique plus agréable que les variations des airs connus. » Si le vers de Ponsard n’a pas, non plus, l’éclat surabondant, le luxe d’images auxquels nous ont accoutumés nos maîtres contemporains, n’a-t-il pas, en revanche, toutes les qualités d’une langue sobre et sincère, ferme et nourrie de sens ? La Bruyère a dit un mot qu’il est permis de rappeler aux partisans de la couleur outrée : « Un style grave, sérieux, scrupuleux, va fort loin. »

Il a dit encore : « Quand une lecture vous élève l’esprit et qu’elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l’ouvrage ; il est bon et fait de main d’ouvrier. »

On disait alors ouvrier, aujourd’hui nous disons maître !

Cependant, après des années de silence, on put croire que la veine du poëte était réellement épuisée. Ses propres amis désespéraient de le revoir au théâtre. La muse, disait-on, trop négligée par lui, l’avait décidément abandonné. Non, Messieurs, la muse ne lui avait pas dit un éternel adieu. Elle reparut un jour sous les traits d’une noble et vaillante jeune femme. Elle le prit par la main, elle le réveilla de son sommeil, le conduisit dans la retraite et lui rendit la confiance et l’inspiration. Ce fut au bord de l’Océan, sur la falaise normande, dans une maison qu’ouvrait à Ponsard un écrivain célèbre, dont l’amitié devait lui être hospitalière jusqu’au dernier soupir, Il vécut là, tout un hiver, de solitude et de recueillement. La mer battait le pied de la maison, le vent secouait la fenêtre, les nuages passaient et repassaient, et lui, qui jadis avait traduit Manfred, il retrouvait dans ce contact des éléments, il retrouvait surtout dans les douceurs paisibles du foyer, sa sève et sa verdeur premières.

Malheureusement, la mort, presque en même temps que le bonheur, avait franchi le seuil. Déjà M. Ponsard portait en lui le germe d’un mal irrémédiable. Je passe sur ces images de la souffrance. Je n’en veux tirer qu’une leçon et un exemple. Je ne yeux y voir que l’énergie d’une âme qui reste debout sous les défaillances du corps, et qui, suivant une belle expression, chante sur ses ruines. Si l’on nous racontait cette triste histoire de quelque poëte des temps anciens, elle nous serait suspecte d’allégorie ; nous n’y verrions qu’une légende faite pour montrer le pouvoir de l’esprit sur la matière. Nous l’avons pourtant vu de nos yeux, ce douloureux spectacle ; nous avons vu le poëte exhaler dans un soupir chacun de ses derniers vers, et, par un tragique effort, retarder le dénouement de sa vie pour arriver à celui de son drame. Et, chose qui tient du mystère, cette œuvre ainsi créée, ce drame écrit sous les étreintes de la mort, sera précisément celui où se sentira le mieux la palpitation de la vie, ce sera le Lion amoureux, dont les accents feront courir sur la foule un frisson de terreur, de pitié et d’admiration. La passion parle dans cette pièce, l’amour, ce phénomène devenu si rare au théâtre ! Qui ne sentirait les larmes lui monter aux yeux, à ce passage où le républicain Humbert, se croyant trahi par la femme qu’il aime, laisse échapper le cri de son désespoir et de sa détresse !

O Dieu ! moi qui l’aimais comme l’on n’aime pas !
Trop ! mon honneur confus se l’avouait tout bas.
J’ai, de ma conscience étouffant le reproche,
Pour elle supporté l’étonnement de Hoche ;
J’ai vu ceux dont je fus le constant compagnon ;
Se déshabituer de prononcer mon nom ;
Haines, cultes, travaux, génie, œuvre immortelle,
Tout enfin, tout avait disparu devant elle.
Qu’est-ce que vous voulez que je fasse à présent ?
Comment ranimerai-je un zèle agonisant ?
Si vous voulez me rendre aux soins de la patrie,
Rendez-moi donc l’ardeur que vous avez tarie,
Rendez-moi mes élans, ma verve, mes courroux,
Et le pouvoir d’aimer autre chose que vous !...

Serait-ce là le cri d’Alceste ? Est-il permis de voir dans ces vers pathétiques une involontaire confidence du poëte, une goutte de sang des anciennes blessures ? Il mourait en les écrivant, le triomphe le ranima. D’une main toute frémissante de la double fièvre du succès et de l’agonie, il voulut écrire son drame de Galilée, et la mort, qui sait être patiente quand elle est sûre de sa proie, lui permit cette fois encore d’achever son œuvre. Il manque, dira-t-on, à ce dernier poëme, plusieurs des conditions de l’art dramatique ; il est vrai, ce n’est peut-être pas une tragédie, mais c’est mieux que cela, c’est un pressentiment, c’est une élévation de l’âme vers cet infini peuplé de mondes étincelants, vers ces régions lumineuses que la rêverie humaine n’a jamais cessé d’interroger, et qui, dans les nuits d’insomnie, attireront toujours la pensée des mourants.

Quelques semaines après, François Ponsard n’était plus qu’un nom célèbre dans nos souvenirs et dans nos regrets. Les lettres prenaient le deuil du noble poëte ; le théâtre, le pays s’y associaient ; sa ville enfin, la cité de Vienne, décernait les honneurs populaires à l’enfant que lui ramenait un pieux cortège d’amis. Elles ont gardé la tradition des funérailles civiques, ces villes romaines de la contrée du Rhône. Peu d’années auparavant, la ville de Nîmes suivait d’un deuil public un enfant de son peuple, grand cœur et noble esprit, qui, lui aussi, rappela quelquefois l’accent de Corneille ( ).

Et maintenant, Messieurs, quel sera l’avenir de cet art éloquent qui s’était réveillé sous nos yeux, parmi tant d’applaudissements ? Faut-il croire que la tragédie s’en est allée dans un étroit cercueil ? Pouvons-nous penser que les couronnes déposées sur la tombe de François Ponsard seront les dernières qu’elle aura recueillies ? Non, vous gardez une autre espérance. La tragédie, — et quand je parle d’elle j’entends le grand art du théâtre sans distinction de formes, — ne répond pas seulement à cet étrange besoin du cœur humain qui, non content de ses propres douleurs, veut encore qu’on lui donne en spectacle des infortunes imaginaires ; elle a de particulières affinités avec le génie même de notre nation. La France a toujours aimé cette muse des grands combats du cœur, qui parle d’honneur et de vertu, de devoir et de sacrifice. Elle aime la tragédie comme elle aime la gloire et l’héroïsme ; et si ce sont là des passions qui s’endorment quelquefois chez elle, on sait du moins qu’elle peut toujours compter sur le réveil !

M. de Lamartine.
J. Reboul.