Notice sur le comte Tanneguy Duchâtel

Le 8 janvier 1868

Alfred-Auguste CUVILLIER-FLEURY

Notice sur le comte Tanneguy Duchâtel

Lue dans la séance générale de l’Institut

Le 8 janvier 1868.

 

 

Messieurs,

J’ai désiré lire devant cette réunion de l’Institut quelques pages qu’une ancienne amitié m’a inspiré d’écrire en mémoire de M. Duchâtel, notre regretté confrère, membre de deux de nos académies, et dont le juste renom ne lais sait son mérite inconnu dans aucune des trois autres. Sa mort récente a douloureusement ému la société française ; son nom mérite de survivre à cette émotion. Le souvenir de M. Duchâtel se lie étroitement à l’histoire des trente ans pendant lesquels la France a voulu pratiquer sérieusement l’alliance de l’ordre monarchique et de la liberté politique- L’ancien ministre du roi Louis-Philippe a contribué pour sa bonne part à ce noble essai. Il est de ceux dont la parole et les actes ont le plus marqué pendant cette période. Il a droit à l’attention et à la justice de l’histoire. Ce n’est pourtant pas comme historien que je prétends parler de M. Duchâtel ; mais l’amitié ne saurait-elle être un écho fidèle ? Son témoignage ne serait-il ni reçu ni compté, quand il s’agit de juger ces hommes que leur élévation a exposés à tant d’appréciations moins impartiales, même dans leur rigueur ?

 

J’étais lié depuis l’enfance avec Tanneguy Duchâtel. Nous nous étions rencontrés pour la première fois, un jour de composition, sur les bancs de la troisième, au collège de Louis-le-Grand. C’était en 1817. Il avait quatorze ans. H fut le premier. Il le fut souvent. Sa supériorité classique, préparée de longue main par la prévoyance maternelle, ne fut à charge à personne. L’esprit était sérieux, même à cet âge ; le caractère était bon. Tous ceux qui ont eu des rap ports un peu suivis avec M. Duchâtel dans le cours de sa carrière publique, s’accordent à reconnaître en lui ce double signe qui nous avait frappés, nous ses camarades de collège ou d’école, dès les premiers temps : l’application réfléchie en toute rencontre digne d’exciter l’effort de sa vive intelligence, la cordialité obligeante et courtoise en vers tous, et aussi bien dans ses relations politiques les plus tendues que dans ses liaisons du monde les plus délicates.

 

Charles-Marie-Tanneguy Duchâtel était né à Paris le 19 février 1803. Il appartenait à la génération dont l’enfance avait pu voir les fêtes et entendre les cris de victoire du premier Empire. Le comte Duchâtel, son père, occupait avec une rare distinction un des plus grands postes de l’administration impériale. Sa mère, aussi célèbre par son esprit que par sa beauté, avait une brillante charge dans le service d’honneur de l’Impératrice. Cette génération, qui remontait aux premières années du siècle, était encore au collège quand le trône du grand conquérant fut brisé. Les moissons sanglantes qui avaient enlevé, même avant maturité, tant de généreuses espérances de la patrie, avaient épargné celle-là. Tanneguy Duchâtel n’était qu’un enfant en 1815, mais un de ces enfants sérieux et studieux qui bientôt, grâce à l’essor que le souffle de la liberté renaissante avait donné aux âmes, furent des hommes.

 

Je ne veux rien dire de cette précocité morale que la pratique de la liberté politique, même combattue, communiquait alors aux jeunes esprits ; j’aurais l’air de me défier du temps présent. Je me borne à signaler, dans ce jeune élève de l’École de droit de 1820, ces hâtives et fortes aptitudes qui le distinguaient. Non que je prétende qu’il lut diffèrent de tous ; il était, dans un commun effort vers la vie intelligente, supérieur à beaucoup. La jeunesse d’alors avait ses princes qui ne se connaissaient pas à l’éclat de la richesse ou à l’ancienneté du blason, mais à la distinction de l’esprit, princes sans flatteurs, non sans émules. Le fils aîné du comte Duchâtel était un de ceux-là. Je me rappelle que nous lui disions parfois, sortant de ces conférences d’étudiants où il nous avait étonnés par la facilité judicieuse et lucide de sa parole : « Toi, tu seras ministre. » Sa mère aussi (j’emprunte ce trait à un jugement très-fin et très- délicat[1] qui suivit de quelques jours la mort de cette femme distinguée), sa mère « lui montrait du doigt la tribune sur le marbre de laquelle on gagnait alors l’honneur de gouverner son pays... » Le jeune légiste souriait. « En attendant, répondait-il, je suis de l’opposition. » Nous en étions tous, avec le général Foy, Casimir Perier, Benjamin Constant, la Fayette, dès les premiers temps ; plus tard, avec Royer-Collard, le duc de Broglie, M. Guizot, M. Villemain ; — engagés d’abord dans ces Vives résistances dont le Constitutionnel et le Courrier français étaient les organes, ralliés ensuite à cette sorte d’antagonisme éclectique dont le Globe était l’inspiration et le champ clos.

 

Les esprits chagrins, qui s’indignent ou s’inquiètent de cette intervention des jeunes ardeurs dans le ménage politique d’un pays, peuvent se railler de cette jeunesse de la Restauration, qui tantôt se passionnait jusqu’à l’injustice contre l’action des pouvoirs légaux, tantôt s’élevait par l’abstraction au-dessus de la réalité, non sans rencontrer par instant le nuage ; au fait, ces intelligences si ouvertes s’animaient et se réglaient tout ensemble par l’étude des théories, la curiosité érudite, l’abus parfois, plus souvent aussi la saine pratique de la publicité. Ingrats, qui oublie raient cet apprentissage de liberté que nous avons dû à la Restauration ! C’était un noble régime, qui seulement n’avait pas assez de confiance dans sa force légale. Nous avons passé notre première jeunesse à le décrier et à en profiter.

 

Personne n’en profita plus que Tanneguy Duchâtel ; personne ne comprit mieux que lui ni plus tôt ce qu’un pareil régime offrait d’avenir, malgré tout, aux légitimes espérances de l’esprit moderne. Non qu’au spectacle de certaines réactions où s’affaiblissait, croyant se raffermir, le principe de la royauté, restaurée, le jeune étudiant n’eût ses instants de mécompte et ses accès de découragement. J’ai gardé de lui quelques lettres, d’une date très-ancienne, dont l’accent est triste, de cette tristesse d’un esprit libéral qui a des rêves de perfection en dehors et au delà du présent. Il était aux Pyrénées. J’arrivais d’Italie. Nous nous écrivions, échangeant nos idées. Je soutenais, un jour, que la liberté seule produit la civilisation. Il reprochait, lui, à la civilisation d’avoir énervé la liberté :

 

« Dans le langage vulgaire, m’écrivait-il (de Bagnères, le 3 septembre 1822), on a, en disant civiliser, voulu dire plutôt « rendre civil que rendre citoyen, » espèce de travail qui ôtait à l’homme placé près de l’état de nature sa grossièreté primitive et la rudesse de ses manières, pour leur substituer une forme plus douce et plus agréable. Un des plus grands mobiles de la civilisation historique a été, je crois, l’égoïsme. Maintenant, ne sommes-nous qu’à la première période ? La civilisation se dégagera-t-elle de la corruption, qui jusqu’à présent a été sa compagne inséparable, pour nous laisser les bienfaits sans les inconvénients ? Je le désire... Mais je suis saisi d’un de ces accès de misanthropie auxquels Rousseau a donné tant de charme, en voyant nos nations modernes si languissantes, et les nations grossières, qui ne vivaient que dans les forêts, douées de tant de force et d’énergie !... »

«J’ai cru pouvoir citer cette page, perdue dans une correspondance familière ; l’inexpérience de la vie s’y trahit par un accent généreux, nous montrant, dans la situation mondaine la plus enviable, une âme novice dont ces satis factions personnelles n’ont matérialisé ni les goûts ni la pensée. Cela n’empêchait pas que notre jeune ami ne fût, même alors, un observateur très-exact dans l’ordre des faits. Une métaphore ne le troublait pas ; il allait droit à elle sans trop de façons, comme il fit un jour, dans ce même voyage du Midi, où il voulut avoir raison du poétique spectacle qui s’offrait à sa vue :

Je suis maintenant au pied des Pyrénées, m’écrivait-il ; je vois chaque matin devant moi s’élever des pics couverts de nuages qui cachent leur tête dans les cieux. Ce n’est pas ici une expression métaphorique ; c’est la seule vérité. Quelquefois même, gravissant les rochers, je vais me perdre dans les nues ; mais ici, comme dans presque toutes les choses du monde, l’illusion est bien loin de la réalité ; ces nuages, qui paraissent si majestueux à l’habitant de la plaine, qui se drapent à ses yeux avec des formes si variées, qui offrent enfin le contour, l’élégance, la couleur, ne sont, pour celui qui ose en approcher, qu’un épais brouillard, qu’une vapeur sombre et humide. On est tout désappointé de ne trouver que de la pluie... là où Ossian nous montre les ombres de ses héros, là où il place des palais aériens, des demeures célestes... »

 

Il y avait donc en lui, on le voit, même à l’âge où, suivant le dire de Boileau :

Ce n’est plus la vapeur qui produit le tonnerre,
C’est Jupiter armé pour effrayer la terre.

il y avait un esprit peu enclin aux illusions d’optique, très-peu complaisant pour les images. Il n’en était pas moins, dans l’ordre des idées, un chercheur curieux et bien inspiré. Il fut très-vile attiré par ces saines amorces de philosophie spiritualiste dont M. Cousin tenait alors, dans la chaire de M. Royer-Collard, une si retentissante école. Plus tard, pendant le silence forcé de la Sorbonne, il devint un des auditeurs les plus assidus de ce cours de morale qui réunissait, dans le modeste logement de Jouffroy, groupés autour de son poêle de fonte et suspendus à sa parole (j’en étais aussi), quelques-uns des élèves dispersés du maître. De son côté, M. Guizot avait peint à grands traits cette civilisation moderne dont son jeune disciple s’était un moment défié. Il l’avait montrée supérieure à ses revers, fécondée par ses épreuves, puissante par son avenir. M. Villemain avait donné à nos goûts littéraires, par la pénétrante étude des mœurs, de la politique et de l’histoire, cette grande direction qui distinguait son enseignement. Heureux ces temps que nous avons vus ! Heureux aussi, pour le bien qu’ils ont fait, pour les idées qu’ils ont répandues, pour le libre esprit dont ils étaient les organes, ces hommes qui nous instruisaient et qui nous charmaient ! Il est impossible de rendre compte d’une grande destinée dans notre France libérale, et de remonter, pour ainsi dire, à son berceau, sans y rencontrer le rayon et la chaleur de ces nobles influences.

 

M. Duchâtel compta bientôt, lui aussi, parmi les plus sérieux organes de la pensée libre. On sait la part qu’il avait prise à la fondation du Globe et les importants travaux dont il enrichit sa rédaction. Dans ce brillant et indé pendant journal, livré sur bien des points à la critique expérimentale, plus animé que réglé, plus novateur que fécond, l’économie publique trouva, tous la plume de M. Duchâtel, la solution de quelques-uns de ses plus difficiles problèmes.

 

C’est vers le même temps (1829) que, suivant un programme donné par l’Académie française, il publia son livre de la Charité dans ses rapports avec l’état moral et le bien-être des classes inférieures de la société. On n’avait pas encore abusé d’un pareil titre. Le socialisme n’était pas né. On pouvait s’abandonner, sans prêter des arguments aux sophistes de l’expropriation doctrinale, à toutes, les effusions de la philanthropie ayant pour but, comme un de nos éminents confrères, M. de Parieu, l’a si justement remarqué, « l’indépendance définitive de ceux qu’elle assiste. »

… Il ne faut, écrivait M. Duchâtel, avoir rendu à ses semblables aucun service, pas même le plus léger pour n’avoir pas éprouvé, outre le plaisir de bien faire, une sorte de sentiment d’amélioration personnelle, qui atteste qu’en aidant la marche des autres, nous avons nous- mêmes avancé. Lorsque, nous occupant de nos semblables, nous paraissons faire abnégation de nous-mêmes et négliger nos propres intérêts, un bien véritable s’opère en nous par l’effet même du sacrifice : si l’expression peut être per mise, la charité retourne sur elle-même, et, exerçant une double puissance, sert à la fois aux deux êtres qu’elle réunit par le bienfait. On dirait que, parties détachées d’un même tout, les individus dont l’espèce humaine se compose sont rappelés les uns vers les autres, et qu’à mesura qu’ils se rapprochent, une des lois de l’univers s’accomplit. »

On trouve beaucoup de pages d’un tel style dans le livre de la Charité. M. Duchâtel, qui se défendait trop d’écrire, aurait eu tous les succès de l’écrivain. Quant à ses idées, on peut dire qu’elles avaient commencé par être de bons sentiments. Mais le livre, réimprimé quelques années plus tard, aurait eu besoin d’être remanié alors pour devenir l’expression exacte des principes économiques de l’auteur. L’expérience les avait modifiés sur quelques points essentiels, sans que son esprit pourtant se fût rétréci en vieillissant. Il était un partisan sensé du libre-échange ; il n’aurait pas voulu aller trop vite dans cette voie hasardeuse. Personne, suivant lui, n’avait le droit de se croire, en une telle matière, plus éclairé que tout le monde. Pour lui, tous les droits se liaient entre eux par une indissoluble union. Il se défiait de toute liberté particulière qui faisait mine de supplanter la liberté générale.

La deuxième édition de la Charité est de 1836. Cette date nous a fait devancer de quelques années l’époque de la définitive entrée de M. Duchâtel dans la vie publique. Nous y revenons. Nous savons maintenant ce qu’il y apporte : une culture d’esprit très-élevée et très-diverse, une conception prompte et communicative, la parole exercée, la plume facile, l’habitude de la discussion, le goût de la lutte dans l’ordre des idées, un entraînement naturel et calme vers la politique d’action. Il était loin pourtant de lui avoir tout donné. Le monde est enclin à ne considérer, dans les hommes publics, que les mérites qu’ils nous font voir, et à nier les autres, comme si l’intimité ne se réservait rien. Elle est plus égoïste qu’on ne croit. Non, elle ne donne pas tout à la vie extérieure, et elle a raison. On ne connaissait pas vraiment M. Duchâtel, si on n’avait assisté à quelques-uns de ces entretiens d’amitié et de confiance où son esprit s’abandonnait volontiers, sans jamais s’égarer ni s’exalter, sûr de lui-même, tolérant pour les autres ; ayant beaucoup d’idées sur tous les sujets et beaucoup de formes pour ses idées, les plus vives, les plus originales, les plus soudaines, les plus absolues ; car il était tranchant à sa manière, et quoiqu’il fût le bon sens en personne, il ne dédaignait pas un paradoxe qui menait à une vérité. C’est ainsi qu’il écrivait un jour à M. Guizot, à propos de graves difficultés dont ce sage esprit se préoccupait sans los craindre : « Ces difficultés nous aideront dans les Chambres ; il n’y a rien de plus mauvais que de n’avoir pas d’affaires[2]. » — Sa correspondance intime, comme sa conversation familière, était pleine de ces éclairs d’originalité qui contrastaient avec la tenue, les habitudes et le langage de l’homme d’État. C’est qu’il était avant tout, comme je l’ai dit, un grand chercheur d’idées ; tout lui servait à être une intelligence pratique et saine, aussi bien sa facilité que sa profondeur. Et comme son esprit aimait à se répandre sur les sujets où la critique littéraire, le sentiment des arts, le goût de l’éloquence écrite, la passion des belles choses, se donnaient en lui carrière devant quelques témoins de sa vie privée ! J’ai été souvent de ceux-là ; combien de fois, le voyant si supérieur dans les plus hauts emplois, je me suis dit : La politique est son vrai domaine ; — non sans remarquer ensuite, quand je le rencontrais dans les relations de la vie de famille, avec quelle facilité il aurait pu se passer de ses grandeurs. C’est donc avec raison que, dans ces touchants adieux qu’il adressait à Tanneguy Duchâtel il y a peu de jours, devant son tom beau, — son ami le plus cher, son conseiller le plus délicat, le plus intime, notre éminent confrère, M. Vitet, rendait hommage à cette amitié constante et, disait-il, « à ce délicieux commerce qui avait fait, pendant un demi-siècle, le bonheur de sa vie[3]. »

Ainsi, messieurs, pour les grandes épreuves publiques de l’avenir, l’esprit, chez M. Duchâtel, était prêt ; le caractère ne l’était pas moins : très-affable avec un fond résistant de fermeté, conciliant avec une rare indépendance ; un tact naturel dans l’étude et le maniement des hommes, sans misanthropiques réserves, sans banale complaisance. Il était, au fond, résolu, et sa grande instruction n’y nui sait pas. « Savoir, disait un jour M. Mignet, parlant, comme il excelle à parler, d’un célèbre jurisconsulte de notre temps ; savoir, qui est si souvent une raison de douter, était pour lui un moyen de plus de se décider[4]... » M. Duchâtel avait ce genre de décision. Ses opinions, d’abord très-vives, comme nous les avions tous de 1825 à 1850, avaient fini par aboutir, en lui, à cet équilibre qui est celui de la société elle-même, quand elle reçoit son impulsion de deux forces en apparence contraires et pourtant nécessaires l’une à l’autre, l’autorité et la liberté. Dans cette mesure, on a pu dire que son jugement était pratiquement infaillible ; il l’était, tant que la fortune ne l’avait pas mis aux prises avec ces insondables extrémités où Dieu seul peut l’être. Qui de nous, pour la conduite de la vie ordinaire, l’emploi de ses ressources morales et sa destinée terrestre, ne lui eût demandé conseil ? Qui n’eût été heureux de l’avoir écouté ? Le sort pouvait avoir raison contre lui. Ce qui n’est jamais sûr dans le jugement de l’homme, c’est la prévoyance. Les événements l’ont prouvé plus d’une fois contre les plus augustes, les plus courageux et les plus sages.

 

II

 

La révolution de Juillet aurait pu être empêchée par les conseils des plus humbles. Elle aurait pu être prévue par tout le monde. Elle fut, dans ce fatal silence des lois suspendues ou violées, la force populaire sauvant le droit. « Je vous ai dit quelquefois, écrivait le cardinal de Retz, que les hommes ne se sentent pas dans ces sortes de fiebvres d’Estat, qui tiennent de la frenesie[5]. » La révolution de 1850, tout au contraire, prouva la saine vigueur de l’esprit public. Elle sut se contenir et se borner. Quinze ans auparavant, une antique race, bien française, noblement inspirée par les idées du siècle, avait, après de terribles désastres, rendu la liberté à la France. Quand ce don royal, la Charte de 1814, fut compromis par une provocation sans issue, la France sauva le bienfait en se séparant du bienfaiteur. « M. Duchâtel avait trop de bon sens pour triompher d’une victoire qui coûtait si cher au principe monarchique. Mais il n’avait aucun engagement avec le passé ; il se joignit aux hommes éminents qui, plus que rassurés sur les destins de la liberté, étaient accourus autour de la royauté nouvelle pour la défendre. Les avidités subalternes, qu’é veillent ces crises redoutables, abandonnent volontiers les grands postes à ceux qui ont la patriotique hardiesse d’en accepter la responsabilité et le péril. Le cri public désignait en partie les nouveaux ministres. On a beau médire de l’ambition politique ; à de certains moments elle s’appelle le courage. Dans des temps plus calmes elle donne aux facultés de l’esprit humain leur plus haut et leur plus généreux emploi. « Parmi ces défenseurs du nouveau règne, M. Duchâtel était un des plus jeunes et des plus attendus. Les grandes portes de l’activité politique lui étaient partout ouvertes. Très-estimé du baron Louis, il prit part, sous cet habile chef, et sans attributions définies, à la direction supérieure des finances, comme conseiller intime et assidu. Il y rencontra, associé à la même confiance et à son premier début dans les affaires publiques, ce vif et puissant esprit dont le patriotique bon sens est encore, après quarante ans, une des forces de la France libérale d’aujourd’hui. Tous deux, M. Thiers et M. Duchâtel, avaient été nommés conseillers d’État, à la suite d’un rapport adressé au roi par le duc de Broglie. Envoyé en qualité de commissaire du gouvernement dans la Chambre élective, où son âge ne lui permettait pas d’entrer encore à un autre titre, M. Du châtel y prit souvent la parole comme interprète de ces saines idées d’économie publique qui faisaient partie du programme de l’illustre Casimir Périer. Élu en 1855 par le collège électoral de Jonzac, quand son père fut élevé à la pairie, il ne tarda pas à prendre rang comme député, puis, un an plus tard, comme ministre du commerce, après la première dislocation du cabinet du 11 octobre. C’était en avril 1854. M. Duchâtel arrivait au pouvoir, presque à l’instar de ces jeunes politiques de la libre Angle terre qu’on a vus parfois passer, presque sans transition, de la condition d’étudiant à celle de législateur, et de l’université d’Oxford dans les conseils de la royauté. Non que le noviciat du jeune ministre n’eût été aussi laborieux qu’il avait été rapide. Comme député, il avait eu à faire d’importants rapports, notamment sur le budget des recettes de 1834. Il avait pris part à de nombreuses et souvent vives discussions sur les douanes, les céréales, l’instruction primaire, l’emploi des fonds de l’amortissement, l’achève ment des monuments publics. Sa vaste instruction l’avait rendu propre à parler sur tout. Toutes les commissions de la Chambre le recherchaient. La tribune l’avait souvent réclamé. Il y touchait enfin ; il l’aimait, n’en abusait pas. On l’avait entendu, dans des circonstances difficiles, exprimer des opinions très-nettes. Il s’était avancé et même compromis. Il avait eu ce qu’en langage militaire on appelle des actions d’éclat, soit quand il montrait, dans l’orageuse discussion qui précéda le procès du journal la Tribune, le point délicat et décisif de la question, soit quand il abordait par le côté pratique, et avec une netteté hardie, le débat du traité américain dont le rejet motiva la retraite du grand et loyal ministre qui l’avait éloquemment dé fendu. S’attaquer à un journal démagogique, puis se trou ver en face du chef ardent de la droite légitimiste, armé de ses redoutables dossiers, vraies machines de guerre que son éloquence enflammait, c’était aller au feu. Après avoir ainsi combattu comme simple soldat, il pouvait passer général. Sa promotion était attendue ; elle fut applaudie de tous, même de ses .

Ici, messieurs, j’hésiterais peut-être devant la tâche qui me reste à remplir, si mon but était de parcourir, au gré d’une chronologie rigoureuse, l’ensemble des actes politiques auxquels le comte Duchâtel a attaché soit son nom, soit son concours. Mais je ne fais pas un résumé historique ; je cherche à reproduire quelques traits d’une physionomie qui m’était bien connue, et à la peindre au tant que je le puis par les souvenirs personnels qui me sont restés. Pour donner une idée de l’action politique qu’a exercée le comte Duchâtel, il faudrait raconter tout un règne ; il faudrait marquer pas à pas, pour ainsi dire, la trace qu’il a laissée dans cette grande histoire ; non que je ne l’aie suivi, des yeux du moins, dans toutes les phases désormais si agitées et si brillantes de sa carrière publique ; on n’était jamais loin de lui, même quand il montait ; son regard savait découvrir un ami dans la foule, sa bouche glisser une confidence dans une oreille discrète ; son bon sens appréciait un conseil désintéressé et lui donnait tout son prix.

 

Le comte Duchâtel a pris part, presque sans interruption, à toutes les grandes affaires du pays, pendant le cours du dernier règne ; peu d’hommes politiques y ont été engagés plus longtemps et de plus près. Il a été, dans ces affaires ; souvent acteur et toujours actif. Quatre fois ministre et ministre politique, quel que fût le poste où le besoin de l’État l’appelait ; ministre-orateur aux finances aussi bien qu’au commerce et à l’intérieur, il a eu le pouvoir en main, à différentes reprises, pendant onze ans. Chose remarquable ! quand le pouvoir le quitte, la Chambre le reprend ; elle lui donne, en le nommant deux fois vice-président, une de ces marques de confiance qui semblent le réserver pour l’avenir. Jeune comme il l’était, M. Duchâtel ne ressentait pourtant aucun découragement de ces intermittences d’activité politique qui sont une des conditions du gouvernement libre. Quitter noblement le pouvoir, c’est se montrer digne d’y rentrer. Il ne lui sacrifia jamais ses convictions ni ses affinités véritables. Il ne l’accepta jamais que pour le succès des idées qu’il croyait justes, et où l’intérêt public l’attirait et l’engageait. C’est ainsi que, dans une circonstance mémorable de sa vie, en face d’une insurrection menaçante (le 12 mai 1859), il consentit à faire partie d’un ministère de transaction où il était en quelque sorte placé comme médiateur entre les deux centres. M. Dufaure et M. Passy y étaient entrés, ainsi que M. Villemain ; M. Guizot n’en était pas. Un moment séparés, l’alliance des deux amis ne fut pas rompue. Celui qui restait hors des affaires promettait son loyal appui à celui qui en affrontait les difficultés. « Ils savaient, l’un comme l’autre, ce que la fidélité politique commande à des hommes de cœur ; ils étaient, l’un comme l’autre, bien résolus à la pratiquer[6]... »

 

Oui, la Bruyère a raison : le caractère des Français demande du sérieux dans le souverain. Le sérieux pour les ministres d’un gouvernement vraiment responsable, c’est d’être fidèles à leurs convictions et à leurs alliances. Ni sujétion énervante, ni lâche dépendance, ni concours irréfléchi, mais la forte union des idées, des sentiments et des espérances, c’est la fidélité des hommes d’État. Le mot est commun, la chose est rare. Dans les rapprochements que commande l’intérêt public, la sûreté du caractère, c’est l’honneur même. M. Dufaure me disait, le jour des obsèques de M. Duchâtel, « qu’il n’avait connu personne qui fût plus sûr que lui dans les relations politiques. » Est-il besoin de rien ajouter à un tel témoignage et à un tel éloge ?

 

La vie publique a de rudes épreuves. Une des plus amères qu’ait eu à subir M. Duchâtel, ce fut cette grande et orageuse prise d’armes parlementaire contre le ministère du comte Molé, à laquelle l’histoire a donné un nom qui lui restera. Comment éluder, dans une telle vie, un tel souvenir ? Est-ce que la coalition de l839 était un fait nouveau dans l’histoire du gouvernement représentatif ? Il était arrivé quelquefois, en France et hors de France, que les partis se trouvant en face d’un souverain, affolé de personnalité et affectant une suprématie inconstitutionnelle, leur union temporaire n’avait été qu’un effort commun pour le ramener dans la droite voie. En Angleterre notamment, ils ne s’y étaient jamais ni épargnés par excès de scrupule, ni sérieusement compromis. On sait l’histoire de la coalition qu’excita contre le ministère de Robert Walpole (en 1735) l’infatigable inimitié de L. Bolingbroke[7]. En France, qui aurait pu compter les nuances dont se composait la fameuse majorité des 221 ? En fait, dans la circonstance à laquelle le courant de cette étude nous reporte, l’union des partis armés en guerre n’avait pas sa raison d’être, parce que la Constitution du pays n’était nullement menacée, que le souverain était loyal et libéral, et que le ministère suffisait à sa lâche, à ses devoirs et à ses périls. La coalition de 1839, inspirée par d’injustes alarmes, entraîna les plus sages. Ils l’ont reconnu, quelques-uns avec une admirable éloquence dans l’expression d’un noble regret. Pour moi, j’avais simplement à cœur de témoigner ici à quel point la plus vive amitié, quand elle a pour objet de tels hommes, laisse de liberté au jugement.

 

La solidarité dans les convictions n’est pas une cause d’immobilité dans la conduite. On n’est un vrai ministre, même sous la loi d’une responsabilité commune, que par l’indépendance des idées. M. Duchâtel avait sur toute question les siennes. L’initiative en lui était prompte, lucide, nullement chimérique. Il savait la valeur des théories ; il sentait bien que la politique du nouveau règne avait besoin d’être largement fondée sur des principes ; il ne s’y épargnait pas dans l’occasion, mais il ne songeait pas à disputer la prééminence, en une pareille œuvre, à ceux qui l’avaient conquise par le génie même de l’éloquence. Le rare bonheur de M. Duchâtel fut de rester l’égal de ces hommes supérieurs, avec un mérite différent et une aptitude diverse. Il était leur égal, parce que son génie inventeur et libéral dans le domaine de l’économie politique, sa clairvoyance rapide, son discernement pratique, avaient marqué sa place au premier rang. Il était, à proprement dire, un ministre d’affaires ; il avait ce grand rôle que le commerce, l’agriculture, les finances, l’administration intérieure, réservent à un vrai politique devant un vrai parlement. L’ancien régime a compté de grands ministres dont les noms brillent dans notre histoire, les uns à l’égal, les autres bien au-dessus même de ceux de nos rois. Génie à part, les causes qui les firent puissants, la force qu’ils empruntaient au pouvoir absolu, la faveur personnelle du souverain, l’insuffisance des contrôles, la faiblesse des freins modérateurs et, à quelques moments aussi, la honteuse facilité de la servitude publique, toutes ces conditions de la puissance des ministres d’autrefois sont juste ment le contraire de celles qui régissent aujourd’hui les peuples libres. L’habileté moderne, quand elle est d’accord avec l’opinion, remplace avec avantage ces génies dominateurs qui la réduisaient au silence et à l’inaction. Comme ministre d’affaires, et précisément parce qu’il était un véritable politique, M. Duchâtel était supérieurement habile. C’est par là qu’il a pu être le collègue et l’égal de ces hommes illustres, sans leur ressembler, et tenir tête à des adversaires redoutables, sans leur céder.

 

On m’a raconté que le roi Louis-Philippe avait dit un jour de M. Duchâtel, qu’il aimait beaucoup : « C’est un homme d’un admirable conseil pour ce qu’il ne faut pas faire. » Le roi était trop juste pour n’avoir pas, en d’autres temps, complété l’éloge ; il avait pu voir à l’œuvre l’initiative de son jeune ministre ; la sienne peut-être, attardée par ce qu’il appelait si justement sa longue expérience, n’allait pas toujours du même pas. Le difficile pour M. Duchâtel, en face d’un pays qui a plus vite fait une révolution qu’une réforme, et pour lequel la prohibition en matière commerciale semblait une des formes du patriotisme, le difficile était de s’attaquer à des traditions d’économie publique sur lesquelles plusieurs tremblements du sol français avaient passé sans les ébranler. Un des meilleurs ministres du premier Empire, esprit sage et inventif, novateur avec prudence et patience, aussi insensible à l’engouement qu’étranger à la routine, un de ces éminents devanciers, j’allais dire un de ces ancêtres de M. Duchâtel, le comte Mollien, écrivait en 1845, à propos de ce fameux traité do 1786 entre la France et l’Angleterre, resté près d’un demi-siècle impuissant : « Ce qui n’aurait pas dû être moins observé et mérite bien qu’on y pense, c’est que nos tarifs de douanes, dans lesquels le comte de Vergennes, ministre peu novateur, voulait opérer lentement et successivement des modifications, parce qu’il jugeait mieux et de plus haut les besoins du commerce que beaucoup de nos commerçants, — sont encore parvenus à traverser presque intacts, pendant plus d’un demi-siècle, les six ou sept révolutions qui ont suivi celle de 1789, si contraires entre elles, et qui ne se sont guère accordées que par le privilège d’inviolabilité que toutes ont conféré à ces mêmes tarifs[8]. »

 

Le traité de 1786 fut emporté par la révolution ; les gênes prohibitives, les protections énervantes, les fausses notions, survécurent ; et lorsqu’en 1834 M. Duchâtel accepta le portefeuille du commerce, il dut le trouver lourd, car le système protectionniste y était resté. On sait avec quelle résolution et aussi quel ménagement pour des intérêts de premier ordre, le jeune ministre aborda l’œuvre de cette grande enquête commerciale qui, à ciel ouvert et sous l’œil du pays, inaugura le vaste travail de réforme économique, non interrompu depuis cette époque. Ce sage et vif esprit prenait ainsi possession de l’avenir, n’ayant pour le passé qu’un respect historique, sans aveugle idolâtrie : « Il faut, disait-il, voir le passé tel que l’histoire le montre, et non tel que l’imagination se plaît à le construire, lorsque, fatiguée de la vue des souffrances dont le genre humain n’est jamais exempt, elle cherche à se reposer dans des souvenirs qu’elle invente, et à placer dans les temps anciens le bonheur qu’elle ne rencontre pas sous ses regards[9]. »

 

L’enquête commerciale ne remua pas le pays de fond en comble ; elle eut d’heureux fruits, des résultats palpables. Elle supprima un certain nombre de prohibitions absolues. Elle donna, à l’introduction des droits protecteurs dans les échanges plus ou moins affranchis, le caractère d’un progrès. En 1834, c’était beaucoup ; les intérêts ne vont pas si vite que les idées. Celles-ci les font plutôt reculer quand elles se montrent trop pressées. Tout le monde connaît le mot du baron Louis après la révolution de 1830 : « Faites-moi de bonne politique, je vous ferai de bonnes finances. » Si le mot était juste, la politique fut bonne ; caria prospérité financière est à coup sûr un des titres d’honneur de ce gouvernement qui laissait, au moment de sa chute, une belle armée bien pourvue, les arsenaux pleins, les rentes au-dessus du pair, et plus d’ordre dans les comptes du trésor, hélas ! que dans les esprits.

 

Ce serait ici le moment de rappeler que, comme ministre des finances, dans le premier cabinet présidé par le comte Molé (6 septembre 1836), M. Duchâtel présenta l’important projet de loi dont le but était de créer le budget extraordinaire des travaux publics ; la pensée était grande, le but respectable, les moyens difficiles. Quand vint la discussion (en mars 1837), sa ferme, judicieuse et lucide parole, habile ménagère des intérêts, mais très- capable de les enhardir, assura le triomphe d’une mesure qui fondait, sur l’excédant sagement préparé du revenu public, le budget des travailleurs. Quelques années plus tard, devenu ministre de l’intérieur, le comte Duchâtel trouva, dans le projet de loi sur le grand réseau des chemins de fer, une nouvelle occasion de montrer la largeur de ses vues en même temps que la netteté de son esprit. On sait quel fut l’éclat de cette discussion, qui occupa quinze séances de la chambre des députés, et où les principaux orateurs de l’assemblée se firent entendre, comme dans les plus mémorables rencontres de la politique ; où l’on vit aux prises les partisans de la ligne unique et ceux du réseau étendu à toute la France et simultanément entrepris ; où un grand poète s’écriait : « Si vous séparez Arles de Marseille, si vous violentez le Rhône, la mer, la nature en « faveur d’Avignon, ne vous y trompez pas ; au lieu d’Arles, il vous faudra inscrire sur la carte : ruine et débris ! » où, de son côté, le plus spirituel des adversaires du projet en question disait à la chambre : « Les partisans du réseau ressemblent aux habitants d’une ville qui aurait plusieurs ponts à construire, — Paris, par exemple ; qu’auriez-vous dit si ses habitants, au lieu de faire d’abord un seul pont, avaient commencé par faire une arche de tous les ponts de la Seine ?... »

 

L’incisif orateur avait donné de bonnes raisons pour la ligne unique ; s’il y en avait de meilleures pour le grand réseau, ce fut M. Duchâtel qui les donna. Il n’était pas facile d’être plus piquant, plus fécond en ressources, mieux informé et plus avisé que son adversaire, ni alors ni aujourd’hui. Mais on pouvait, à un moment donné, entrer mieux que lui dans le sentiment d’une majorité. Ce fut le succès du ministre de l’intérieur en 1842. N’oublions pas, quand nous rappelons ce que le gouvernement de Juillet dut à l’initiative bien inspirée de M. Duchâtel, la décision qu’il avait montrée, d’accord, cette fois, avec M. Arago, lorsqu’il s’était agi de l’application de l’électricité au service public. Avoir été le premier dans la présentation d’un projet de loi qui établissait la première grande ligne de télégraphie électrique, de Paris à Lille, l’honneur est grand pour la mémoire du ministre qui le proposa, et aussi pour celle du savant illustre qui l’appuya de toute sa légitime autorité dans la science.

 

Ces heureux effets de l’action politique et oratoire du comte Duchâtel m’amènent à dire un mot du genre d’élocution qu’il apportait à la tribune. Il n’avait pas la grande éloquence. Je ne dis pas qu’il s’en défendait. On ne se dé fend pas de parler avec entraînement et passion, quand on a ce démon dans l’âme. L’éloquence est une impérieuse maîtresse des cœurs qu’elle anime. M. Duchâtel avait, dans le calme de sa raison, le don de convaincre. Il était forte ment persuasif, se servant de la parole, comme Fénelon le conseille, pour habiller modestement sa pensée.

 

Tout le monde connaît le beau et vivant portrait du comte Duchâtel par M. Flandrin. On dirait que c’est surtout l’orateur qu’a voulu représenter le grand peintre, tant cette pose simple et grave, naturelle et digne qu’il lui a donnée, était bien celle de l’homme d’État cherchant, avec une si parfaite mesure, à faire prévaloir ses idées devant les chambres. Sa voix était ferme et claire, son geste sobre, son action tranquille ; un système d’interruptions calculées aurait pu le troubler ; il ne s’y exposait guère ; malgré la franchise de ses opinions, une sorte d’atmosphère bienveillante l’entourait, même du côté où siégeaient ses adversaires. Pour tout dire, si l’éloquence est le bon sens, doué d’une facilité toujours prête pour les bonnes causes et in spirée par une conviction sincère, M. Duchâtel a eu ce mérite, celui de la forte lumière plutôt que du grand éclat.

 

Je n’ai pu signaler que quelques-uns des principaux actes de M. Duchâtel ; mais il serait injuste de ne pas rappeler à quel ensemble d’idées et d’efforts solidaires ils se rattachaient ; quel souffle les animait ; de quelles délibérations ils sortaient, celles du conseil du roi, du conseil d’État, des deux chambres, celles de la presse quotidienne, populaire atelier de ce grand travailleur, si mobile et si puissant, qu’on appelle l’opinion. La loi de 1832, constitutive de notre belle armée des dix-huit ans, et que tant de patriotes invoquent même aujourd’hui, la loi de l’instruction primaire, la loi des grands travaux d’intérêt public, celle du grand réseau des chemins de fer ; — Messieurs, un régime qui n’eût attaché son nom qu’à ces grands votes des Assemblées libres, préparés par un si libre examen, mériterait encore de compter parmi les plus vraiment créateurs, les mieux inspirés et les plus dignes de mémoire. On dit, je le sais, que volontiers novateur dans l’ordre économique, et encore avec plus de prudence que d’entrain, — dans l’ordre politique ce gouvernement résistait. M. Du- châtel, si facilement séduit par tout progrès qui s’annonçait comme devant profiter aux classes laborieuses, si fidèle sur ce point à ce premier écrit de sa jeunesse qui le désigna plus tard aux suffrages de l’Académie des sciences morales, M. Duchâtel résistait volontiers à toute réforme qui lui semblait hâter outre mesure la marche en avant des institutions libérales. Je me rappelle un mot que me disait alors un bon esprit, très-alerte, quoiqu’il comptât, lui aussi, parmi les soutiens du juste-milieu : « Quand la liberté a une telle avance sur l’autorité, les vrais hardis sont ceux qui résistent. » Avait-il raison ? Le pays a-t-il fait une révolution, qui fut un moment tout près d’être sociale, pour ajouter quelques centaines de noms à ses listes électorales ? Le gouvernement, coupable d’avoir ajourné ces trop faciles réformes, après en avoir accompli de si importantes, et qui périssait dans l’asile inviolé par lui de la Constitution et de la loi, était-il condamné par la raison publique ou frappé par une force aveugle, fatalité ou hasard ? Il est douloureux, quand on arrive au terme de la carrière publique de M. le comte Duchâtel, d’avoir à poser une pareille question ; il n’est pas difficile d’y répondre.

 

III

 

M. Duchâtel subit avec tristesse ce démenti donné par l’injuste fortune à ses principes et à ses espérances. Pour le malheur de sa cause et de son pays, il n’avait aucune résignation. Son propre malheur le lais sait plus calme. Il supporta sans se plaindre ces deux cruel les épreuves : l’exil et l’inaction. L’exil cessa bientôt. L’inaction (j’entends la cessation de toute activité politique) dura jusqu’à la fin de ses jours. Il en souffrit beaucoup. Il ne s’en plaignit jamais. Sa vie avait été très-pleine ; elle restait incomplète. M. Guizot l’a dit ; il le savait bien. Cela s’appelait, dans cette langue si précise du dix-septième siècle, «ne pas remplir tout son génie. » Mais les vrais politiques engagent leur âme dans leurs opinions ; où elle était, elle reste. L’amère expérience ni la souffrance morale n’avaient, dans l’esprit d’un tel homme, rien changé aux aspirations de sa jeunesse, confirmées par les convictions de son âge mûr. Il aimait, il voulait la liberté dans l’ordre légal, non-seulement comme le droit imprescriptible du genre humain, mais comme une force d’impulsion indispensable à la marche des sociétés modernes ; et même après que cette force, faisant un jour explosion, l’avait subitement brisé, il l’aimait encore.

 

Je rends compte ici des impressions que les sincères entretiens du comte Duchâtel, après son retour en France, laissaient à tous ses amis. Il n’avait ni isolé son’ âme, ni borné sa curiosité naturelle, ni muré sa vie. Il lisait sans cesse, il causait beaucoup. Il avait cette faculté que loue Cicéron, il apprenait vite et n’oubliait rien[10]. Son cabinet de travail était accessible toute la matinée à ses amis. Le soir ses salons s’ouvraient, avec une hospitalité magnifique, à deux sociétés longtemps rivales, que rapprochait un intelligent accueil. Une femme distinguée, sa digne femme, qui s’était montrée courageuse aux jours du malheur, prêtait à ces réunions brillantes et à cet utile accord l’attrait de sa bonne grâce infinie. De nobles productions de l’art musical, exécutées avec ensemble et talent, de rares chefs-d’œuvre de la peinture ancienne et moderne, exposés aux regards des invités dans une galerie que le goût avait formée et qui survivra à son fondateur ; toutes ces jouissances exquises faisaient de l’hôtel du comte Duchâtel, — entouré comme il l’était de sa belle famille, récemment accrue par l’heureux mariage de sa fille, — le rendez-vous de tous ceux qui, dans le maître de cette grande maison, aimaient à retrouver l’esprit libéral et conciliant, la haute et saine raison dont l’emploi supérieur, dans le gouvernement des hommes, avait illustré son nom. 

 

« M. Duchâtel n’était le Mécène de personne. Il ne protégeait pas les arts. Il les aimait. Le goût des arts allié à la richesse, quelle source de nobles plaisirs ! Il aimait les arts avec ce généreux égoïsme qu’on eût appelé une passion, s’il n’eût été si clairvoyant. Lui, qui avait écrit sur la charité, il savait bien, devant un beau tableau, par où elle commence. « Trouver de beaux tableaux, les poursuivre, a dit une voix chère à l’Institut, s’en rendre maître, les contempler, voilà une série de drames intimes et d’émotions qui ne peuvent être dévoilés, mais que ceux-là comprendront qui ont la passion du beau[11]. » M. Duchâtel avait passé par toutes ces épreuves de la possession. Après avoir joui de ses trésors en solitaire, une autre jouissance pour lui, presque aussi personnelle, était de les montrer au monde ; et, pour ne citer que la plus célèbre de ses acquisitions, c’est ainsi que toute la société de Paris avait pu, avant toute autre exposition, admirer ce chef-d’œuvre du vieil Ingres, cette blanche et suave image de la grâce virginale, revêtue comme d’un double voile par le sévère prestige de l’art et l’aimable dignité de l’innocence.

 

Quand M. Duchâtel avait été élu par l’Académie des beaux-arts, en 1846, il n’était encore que ministre. Il était loin d’avoir acquis le renom que son goût, déjà révélé, pour la grande peinture devait lui assurer plus tard. Le temps manquait à ces doux loisirs de l’amateur que le sort devait lui rendre un jour avec usure. Comme ministre, l’Académie voulut honorer en lui, dans le domaine des arts, l’action de cette initiative, toujours éveillée, dont nous avons vu les effets dans la politique. Ces titres de l’homme d’État à la distinction flatteuse qui l’avait fait depuis vingt ans votre confrère ont été récemment appréciés par un très-bon juge. Fonder les institutions d’où sortent les belles œuvres par les bons exemples et où se continuent les saines traditions, c’est la mission du pouvoir dans tous les temps. M. Duchâtel y contribua par tous les moyens que les Chambres législatives, qui d’ordinaire ne les prodiguent pas, mettaient à la disposition du ministre. L’hôtel de Cluny fut ouvert au public, et la -curieuse collection créée par un savant amateur devint un des domaines de l’archéologie et de l’art français. Daguerre fut encouragé et récompensé au nom de l’Etat. Le tombeau de l’Empereur, gardé par ses vieux soldats, fut décoré par la main des maîtres. La statue de Molière s’éleva au centre de ce Paris d’autrefois, à quelques pas de son théâtre. Mais c’est surtout en fondant le Comité des monuments historiques que M. Duchâtel avait touché le cœur des vrais artistes. Cette belle institution, si elle ne préservait pas tant de constructions de tout genre auxquelles un avenir si peu attendu réservait une fin si prochaine, avait sauvé du moins ce patrimoine public de l’architecture française. Elle avait survécu à la chute du trône ; elle assurait à M. Duchâtel la reconnaissance de tous les amis de l’art sérieux que tant d’acquisitions intelligentes, tant d’exquises recherches, tant d’heureuses découvertes groupaient, dans les derniers temps, autour de son nom.

 

C’est dans le culte de ces nobles jouissances de l’esprit sous toutes leurs formes les plus diverses, que s’écoulait cette grande existence ; l’âge avançait ; on peut dire que la vieillesse n’arrivait pas. Le mal soudain qui vint atteindre cette santé jusque-là florissante ne laissa pas entrevoir dès l’abord les ravages qu’il y devait causer. L’esprit était resté intact dans sa lucidité et dans sa force ; il le fut toujours. Un an s’écoula dans une alternative inquiète entre la crainte et l’espérance ; puis tout à coup, à la veille d’un voyage qui promettait un ciel plus doux à cette organisation affaiblie, le public apprit avec une douloureuse surprise que le comte Duchâtel avait cessé de vivre.

 

Nous ne reviendrons pas sur des souvenirs qui n’ont pu s’effacer de vos esprits. Vous les voyez encore, messieurs, ces deux hommes illustres qui avaient voulu suivre les premiers le deuil de M. Duchâtel, l’un son plus grand, son plus fidèle ami politique, l’autre qui avait été autrefois son plus puissant contradicteur, réunis tous deux dans une affliction commune. Elle retentit encore, cette imposante voix qui saluait par un dernier adieu, devant un cercueil, « l’âme qui venait de quitter la terre, toute remplie des grandes vérités et des grandes nécessités morales et sociales de la religion chrétienne[12]. » Quelques jours plus tard, sur ce sol même où il aimait à revenir et à se reposer, sur un des riants coteaux de cette Saintonge d’où le regard découvre la Gironde, brillant à l’horizon lointain comme la mer où elle se confond ; à quelques pas de ce château de famille où s’était écoulée son heureuse enfance, où ma dame Duchâtel et la duchesse de la Tremoïlle, sa bien- aimée fille, étaient venues l’attendre, où ces autres affections de sa vie, son fils, son gendre, son frère, avaient suivi son cercueil, — le comte Duchâtel recevait les derniers honneurs, non plus comme un grand de la terre ou comme un favori de la fortune ; c’est au-devant de leur ami, pour l’accueillir et lui faire cortège une dernière fois, qu’étaient accourues ces populations des campagnes qui se pressaient autour de sa dépouille mortelle. C’est le suffrage universel, bien inspiré, qui rendait à une vie noblement utile ce témoignage d’affection, de gratitude et de respect désintéressé.

 

M. Duchâtel avait mérité ces simples et touchants hommages. Il était mort après vingt ans d’inaction ; il n’avait pas été plus méconnu qu’oublié. Sans avoir jamais ni brigué ni redouté la popularité, partout où on le connaissait bien, il l’avait eue. Les paysans et les artisans honoraient en lui ce fidèle serviteur du pays, que les plus grands politiques avaient associé à leur action, que les plus humbles esprits recherchaient par une sorte d’instinct de son importance dans le gouvernement de leurs intérêts. 11 avait été un homme utile avec des sentiments élevés, une intelligence pratique après une éducation philosophique et libérale. Libéral, il l’était aussi par le cœur, c’est-à-dire comme il faut l’être pour le rester toujours. Dirai-je qu’il avait un certain mérite à se vouer ainsi au triomphe des idées modernes d’égalité et de progrès, quand le sort avait si bien servi son propre intérêt et lui rendait si facile la jouissance égoïste et désœuvrée d’une grande position ? Ce serait lui rendre une justice dont il n’aurait pas voulu. Il allait naturellement, sans peine, au bien, au travail, à l’action, au dévouement, à la lutte intelligente pour toutes les généreuses conquêtes de cette civilisation qu’à vingt ans, nous l’avons vu, il jugeait si imparfaite. Il avait suivi sa vocation, la connaissant bien, sachant ce qu’elle lui de manderait d’efforts, de labeurs, de sacrifices de tout genre, et il y avait réussi sans en triompher ; ni vaniteux, ni inconstant, ni défiant. Lui, qui eût été, dans un autre temps, un patricien tranquille et respecté, il avait voulu être, au dix-neuvième siècle, par le seul effet de son mérite personnel, un citoyen utile à tous, ne se croyant pas quitte envers son pays pour s’être donné la peine de naître dans quelque château historique. Chez une nation comme la nôtre, où la politique est ce qu’il y a de plus facile pour la dispute et de plus difficile pour l’action, on dirait qu’elle n’est bien souvent que l’accessoire de la naissance, de la fortune ou du savoir. M. Duchâtel en avait fait, dès l’aube de sa jeunesse et de sa raison, le principal objet de sa vie. Il y était arrivé par la vertu d’une vocation naturelle et d’un choix libre, et il avait donné cet exemple d’une laborieuse et patriotique activité aux heureux du monde qui ont le tort, trop souvent, de la dédaigner ou de s’en défier. Si j’osais résumer en quelques mots seulement une carrière si pleine, une vie si longtemps active, une nature si richement douée, — tels sont les traits qui en garderaient le mieux en moi le souvenir : une grande probité de cœur et d’esprit, servie par des facultés éminentes, et s’étant mise elle-même, librement et vaillamment, au service de l’intérêt public.

 

Une telle mémoire ne périra pas. D’imposants témoignages l’ont déjà consacrée. D’autres viendront, les uns attendus, les autres promis. Si le nom de M. Duchâtel avait dû périr, il vivrait par eux. Quant à moi, messieurs, dois-je m’excuser de n’avoir invoqué, pour louer un con frère si regretté, que le souvenir d’une vieille amitié ?... Il arrive parfois qu’après ces funérailles qui ont rassemblé autour d’un cercueil une immense assistance, quand les grandes voix ont parlé, quand la foule s’est lentement écoulée, — un ami reste seul ; il attend que le bruit s’éloigne, il s’approche ; il médite un moment, le cœur ému, sur cette tombe qui vient de se fermer à jamais. Je suis cet ami. En daignant m’écouter, messieurs, vous avez donné à ce simple hommage le prix qui s’attache, je n’ose dire à votre illustre suffrage, mais à votre bienveillante attention. »

 

[1] Article de M. Edmond Leclerc, intitulé : Madame Duchâtel, dans le Journal des Débats du 6 juillet 1860.      

[2] Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 29. »

[3] Extrait du discours prononcé par M. Vitet à la sortie de l’église de Mirambeau, le 4 décembre 1867, jour des obsèques du comte Duchâtel.

[4] Notice sur la vie et les travaux de M. le comte Merlin, dans le 1er volume des Notices historiques, p. 310.

[5] Mémoires du cardinal de Retz (1652), dans la collection Michaud et Poujoulat, p. 377.

[6] J’extrais ces dernières lignes d’une correspondance inédite de M. Guizot.

[7] Voir, dans l’Angleterre au dix-huitième siècle, par M. Charles de Rémusat, le curieux récit de celte campagne parlementaire, p. 399 et suiv. du t. 1er.

[8] Mémoires d’un ministre du trésor public, 1780-1815, t, Ier, p. 207. Paris, 1845. — Non publiés. — Voir aussi, dans les Portraits historiques de M. Pierre Clément, ce qu’il dit du traité de 1786, p. 458 et suiv.

[9] Considérations d’économie politique sur la bienfaisance, ou de la Charité, etc, etc., par M. T. Duchâtel, ministre du commerce ; 2e édit., 1836, p. 551.

[10] De Oratore, III, 23.
« Res quidem se mea sentetitia sic habet, — ut, nisi quod quisque cito potuetit, nunquam omnino possit perdiscere... » 

[11] Discours de M. Beulé, secrétaire perpétuel de l’Académie des beaux-arts, devant le cercueil du comte Duchâtel, le 9 novembre 1867.

[12] Discours de M. Guizot devant le cercueil du comte Duchâtel, le 9 novembre 1867.