Discours de réception de M. Silvestre de Sacy

Le 28 juin 1855

Ustazade SILVESTRE de SACY

M. Silvestre de Sacy, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Jay, y est venu prendre séance le jeudi 28 juin 1855, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

J’essayerais bien inutilement de dissimuler l’émotion que j’éprouve en venant prendre place parmi vous dans cette enceinte. Tant de souvenirs et de sentiments divers se pressent à la fois dans mon âme ! Sans doute, c’est un jour glorieux pour moi que celui où l’Académie française, dans son indulgence, veut bien m’ouvrir ses rangs ! Mais ce jour m’impose une première obligation, bien redoutable à qui n’a connu, depuis tant d’années, que cette tribune des journaux où l’on s’adresse à tout le monde sans jamais être en spectacle à personne, l’obligation de prendre la parole devant une assemblée nombreuse et choisie ! Et, lorsque je jette les yeux sur les amis qui veulent bien, en ce moment, me soutenir par leur présence, m’encourager par leurs regards, quel vide ne suis-je pas forcé de remarquer parmi eux ! Où sont quelques-uns des plus chers et des plus fidèles compagnons de ma vie, quelques-uns de ceux même que j’aurais été le plus heureux de voir ici ? Je manque peut-être à l’usage : laissez-moi cependant en nommer un seul, auquel il me semble que je déroberais quelque chose si je n’associais pas du moins son souvenir et son nom à l’honneur de cette journée. Une si longue et si douce habitude me faisait tout partager avec M. Armand Bertin ! Vous-mêmes, n’avez-vous pas ressenti notre douleur, Messieurs, et honoré sa mémoire par l’expression de vos regrets, lorsqu’un coup subit et cruel nous le ravit, il y a un an ?

Ma pensée remonte encore plus haut : ma reconnaissance et mon respect filial voudraient aller chercher dans les rangs d’une Académie, sœur de la vôtre, celui qui m’a transmis, avec son nom, quelque titre peut-être à votre bienveillance, et dont le souvenir, suppléant à ma propre insuffisance dans cette occasion comme dans tant d’autres, m’a valu, j’en suis sûr, plus d’un suffrage parmi vous ; car il y a aussi une noblesse littéraire, on peut le dire, je crois, sans blesser l’amour-propre et les préjugés de personne. L’opinion publique, par une illusion touchante de reconnaissance, par une erreur presque volontaire, reporte sur le fils quelque chose du mérite et de la renommée du père. Pour recueillir l’héritage, il suffit de ne pas le répudier trop manifestement : je le sais, permettez-moi de le déclarer hautement ici, je le sais par ma propre expérience. Que d’obligations n’ai-je pas à ce nom qui m’a couvert et protégé toute ma vie ! Ah ! qu’aujourd’hui du moins je m’acquitte, autant que je le puis, envers cette chère et vénérée mémoire, en lui consacrant l’honneur que je reçois. Il m’est si doux de lui tout devoir et de tout lui rendre !

Vous me pardonnerez, Messieurs, je l’espère, de m’être abandonné aux premiers sentiments que m’inspirait cette solennité. Croyez-le bien ; la place que ces sentiments occupent dans mon cœur ne prend rien sur la vive et profonde reconnaissance que je vous dois. Vous m’avez comblé d’honneur en m’admettant parmi vous. Vous avez satisfait l’ambition de toute ma vie. Même à d’autres époques, et lorsque l’élection populaire ouvrait à l’imagination de si brillantes perspectives, je n’ai souhaité que vos suffrages. Tout en prenant ma modeste part dans les luttes politiques de mon temps, je n’ai jamais jeté un regard d’envie que sur ces fauteuils. Ce que je sens aujourd’hui, je l’ai toujours senti. J’ai toujours pensé que, pour quiconque a tenu une plume, l’Académie française était le plus noble des buts, la plus désirable des récompenses, le couronnement et comme la consécration de toute une vie d’efforts et de travail. Les autres récompenses auxquelles les lettres peuvent prétendre ne sont pour ainsi dire pas de leur domaine naturel : un siècle leur accorde les dignités et le pouvoir, un autre siècle les leur refuse ; et, sans attendre même les révolutions qu’amène à la longue la succession des âges, nous qui appartenons tous à la même génération n’avons-nous pas vu l’éloquence, qui menait à tout, devenir un titre à la défiance et comme un préjugé défavorable aux yeux ingrats de bien des gens ? N’aperçois-je pas parmi vous d’illustres orateurs, des hommes d’État éminents, de profonds publicistes, auxquels les événements ont fermé la tribune et interdit la carrière politique ? Après avoir présidé noblement aux destinées publiques, ces hommes que l’on accusait d’une ambition immodérée se contentent de leur titre d’homme de lettres. L’Académie française, qu’ils se sont fait un honneur de rechercher dans leurs jours de triomphe et de puissance, est devenue leur asile et comme le lieu sacré de leur refuge. Ici, ils sont chez eux. Ces fauteuils qui ont été ceux des représentants les plus illustres de la littérature française, leur appartiennent naturellement. Aucune révolution ne les leur enlèvera ; ou du moins, tant qu’il y aura une Académie française, ils en seront ! Qui ne se sentirait fier et heureux de tenir de leurs suffrages le droit de paraître ici et d’y occuper une place, si petite qu’elle soit, à côté d’eux ?

En vain quelques esprits dédaigneux voudraient-ils dire que l’Académie française n’est plus ce qu’elle était autrefois. C’est une vieille et calomnieuse accusation avec laquelle se consolent ceux qui n’osent aspirer à vos suffrages, et qu’ils se chargeraient de réfuter eux-mêmes le jour où ils les auraient obtenus. Déjà, du temps de la Bruyère, ne parlait-on pas de la décadence de l’Académie française, de son âge d’or qu’apparemment il fallait faire remonter à Conrart et à Chapelain, et de son âge de fer qui coïncidait justement avec l’époque la plus brillante du siècle de Louis XIV ? La Bruyère ne nous a-t-il pas conservé le souvenir de cette folle aberration de l’esprit de dénigrement dans la préface même de son discours de réception, de ce discours où il trace le portrait de Bossuet, de Fénelon, de Racine, de Boileau, de la Fontaine qu’il avait sous les yeux, dont il devenait le confrère ? Non, l’Académie française n’a pas trompé le génie de son fondateur. Sans faire tort à l’illustre cardinal, on peut croire plutôt que toutes ses prévisions ont été dépassées. Depuis deux siècles l’Académie française n’a pas cessé de marcher à la tête de la société, d’inspirer et de régler le mouvement des esprits, non moins grande lorsqu’elle comptait dans son sein Voltaire, Buffon, Montesquieu, que lorsque la Bruyère pouvait en quelque sorte montrer du doigt parmi ses membres un Bossuet, un Racine, un Fénelon ; grande encore aujourd’hui, malgré le refroidissement des convictions et le désenchantement littéraire de notre époque, grande par le génie de l’histoire, de l’histoire qui raconte et qui peint, de l’histoire qui juge et qui ne retranche les ornements superflus, avec la sévérité de Polybe, que pour donner plus de place aux détails du gouvernement, de la guerre et de l’administration, de l’histoire qui recherche la raison philosophique des choses et les lois du développement de la civilisation ; grande par l’esprit nouveau d’une philosophie à laquelle on n’a su reprocher jusqu’ici que son impartialité même, et qu’on attaquerait avec moins d’acharnement peut-être si elle était moins élevée, moins pure, si elle n’avait pas eu l’honneur de relever la première, dans l’abattement universel des âmes, le drapeau du spiritualisme ; grande par une critique littéraire qui a su prendre toutes les formes, tantôt celle d’une improvisation colorée, rapide, éclatante, tantôt celle d’une conversation ingénieuse et délicate, mais qui sous ces formes diverses a été jusqu’au fond des choses, jusqu’aux principes les plus secrets de l’art, empruntant à la philosophie sa science du cœur humain et son flambeau moral, à l’histoire ses grandes vues sur le caractère différent des époques, à la biographie ses tableaux d’intérieur.

Pourquoi l’usage ne permet-il pas à ma reconnaissance et à mon amitié de citer ici les noms propres ? Je sais qu’il n’est pas difficile de les deviner ; ils viennent d’eux-mêmes à tous les esprits, ils sont sur toutes les lèvres. Qui donc ignore qu’à côté de l’éloquence de la chaire et de celle de la tribune, notre siècle a vu s’élever une éloquence nouvelle, l’éloquence du professorat et de l’enseignement ? Ceux qui l’ont créée, cette éloquence, il y a déjà bien des années, et ceux qui la soutiennent encore aujourd’hui avec tant d’éclat, ne sont-ils pas sous vos yeux ? Ils parlent comme ils écrivent. Leurs leçons, après avoir enchanté un immense auditoire deviennent presque d’elles-mêmes des livres excellents où brille, à côté du goût le plus pur, une fine et exquise morale. Chose bien digne de remarque, Messieurs ! Remontez à l’origine de toutes les réformes sérieuses, dont peut justement s’enorgueillir notre époque : c’est à l’enseignement public qu’en revient l’honneur. Qui a tiré les études chrétiennes de l’injuste mépris où elles étaient tombées ? qui a remis en vogue, si je puis m’exprimer ainsi, ces vieilles gloires du christianisme, les Augustin, les Chrysostome, les Ambroise, les Tertullien ? qui nous en a rendu l’intelligence et le goût ? À la parole éloquente du maître, des générations encore tout imbues des préjugés irréligieux du dernier siècle ne s’étonnaient-elles pas d’applaudir les Pères de l’Église ? Et ce moyen âge qu’on exalte maintenant jusqu’au ridicule, qui l’a réhabilité dans une juste mesure, qui lui a rendu sa place dans l’histoire de la civilisation, des arts et de la philosophie ? Et ce XVIIIe siècle dont on voudrait nous faire renier aujourd’hui jusqu’à la gloire légitime, jusqu’aux principes de justice et d’humanité, qui lui a arraché son empire exclusif et tyrannique ? qui a flétri son immoralité, et détruit dans l’esprit de la jeunesse l’influence qu’exerçait encore le côté faux, déclamatoire, chimérique de ses théories ? Qui nous a remis en toutes choses dans la voie du bon sens et de la modération ?

À un fanatisme, Messieurs, il est toujours aisé d’en substituer un autre. Pour détruire ce qu’ils appellent la philosophie, il y a des gens qui n’ont rien trouvé de plus simple que d’attaquer la raison même, et d’envelopper dans une égale proscription les trois grands siècles littéraires de la France, ne pardonnant pas plus au bon sens de Bossuet qu’au scepticisme téméraire de l’auteur du Dictionnaire philosophique, et croyant, je ne sais pourquoi, gagner quelque chose à établir une sorte de filiation entre la renaissance des lettres au XVIe siècle, le développement prodigieux des arts et du bon goût au XVIIe siècle, et les égarements par lesquels le XVIIIe siècle a trop souvent compromis ses principes de tolérance et d’humanité ! Vous, Messieurs, dans vos leçons, dans vos livres, sans briser aucune des gloires de la France, sans abjurer aucun des principes qui sont la conquête de la civilisation et le fruit du sang de nos pères, vous avez remis les choses à leur place ; vous avez rendu s’il m’est permis de le dire, à chacun selon ses œuvres. La licence de Rabelais et de Voltaire, a trouvé en vous des juges sévères, sans vous faire méconnaître la vivacité de bon sens qui brille dans l’un et dans l’autre. Les légèretés regrettables de l’auteur des Lettres persanes ne vous ont pas empêché d’honorer dans Montesquieu l’interprète éloquent de ces règles de justice et de droit dont le gouvernement représentatif offre l’application la plus parfaite, et les erreurs de J.-J. Rousseau ne vous ont pas obligés à ne voir qu’un misérable sophiste dans l’auteur de l’Émile ! Vous n’avez pas cru, en un mot, que la raison et la liberté dussent être responsables de tout ce que l’on a pu dire en leur nom, de tout ce que l’on a pu faire qui les blessait trop souvent elles-mêmes ! Vous avez eu le droit d’être justes envers le XVIIIe siècle et la philosophie, car vous l’aviez été envers le XVIIe siècle et la religion. Vous n’aviez pas rendu celle-ci responsable des fautes et des barbaries de l’intolérance. La révocation de l’édit de Nantes ne vous avait pas fermé les yeux sur l’éclat incomparable dont le catholicisme a fait briller la France. Ce n’est pas vous qui avez flétri du nom de courtisan ce Bossuet, le plus grand des évêques, le plus sublime des orateurs, le plus honnête, le plus pieux, le meilleur des hommes ! En relevant dans Pascal les exagérations de la polémique, vous vous seriez bien gardés de déshonorer ce grand nom, aussi cher à la religion qu’aux lettres, et d’attacher l’ignoble qualification de menteuses aux immortelles et vengeresses Provinciales !

Je ne l’ignore pas, la modération et l’équité peuvent passer momentanément pour faiblesse aux yeux de l’esprit de parti ; les derniers représentants de l’école exclusive de Voltaire vous accusaient, il y a quelques années encore, de sacrifier la philosophie au bigotisme ; c’est de voltairianisme, passez-moi ce mot, que vous accusent aujourd’hui des voix animées de passions non moins injustes, quoique bien différentes. Au milieu de tant de ruines dont notre société offre le douloureux spectacle, l’Académie française est restée debout ; elle a recueilli, pour ainsi dire, dans son enceinte respectée toutes les idées de justice, de sage indépendance, de conciliation philosophique et religieuse, que la violence de l’esprit de parti chassait de partout ailleurs. Voilà votre crime, Messieurs ! et ce que ne vous pardonne pas l’esprit de secte, malgré la haute et ferme impartialité avec laquelle vous appelez à vous tous les talents, vous honorez de vos récompenses tous les efforts dont il peut résulter quelque progrès moral, quelque bien pour la société et pour la religion. L’Église n’avait pas de représentants dans votre sein ; c’était un vide injuste et regrettable : vous l’avez comblé en profitant de la première occasion pour ouvrir vos rangs à la charité même, à l’éloquence épiscopale sous sa forme la plus pure et la plus douce, à un pieux et vénérable prélat qui est en même temps un fidèle ami des lettres, un écrivain plein de goût et de raison. Quelle est la gloire de notre temps qui ne soit pas représentée parmi vous ? Nous avons eu de grands orateurs ; l’un d’eux, à la place même où je suis, vous faisait applaudir, il n’y a pas bien longtemps encore, sa parole éloquente ; et, par un choix récent, vous avez mis au nombre de vos membres le seul qui vous manquât encore, cet illustre représentant de notre aristocratie libérale, ce noble cœur devant lequel tous les partis s’accordent dans un égal respect, et qui a ajouté l’éclat de tant de vertus civiles à l’illustration guerrière du nom de Broglie. Nous avons eu, pendant le cours de cette brillante période de rajeunissement intellectuel qui commence avec la restauration, d’ingénieux auteurs dans tous les genres de littérature et de poésie, dans le roman, dans le drame sérieux ou léger, dans l’épigramme et dans la fable ; nous avons eu dans le genre lyrique des génies inspirés, des talents qui soutiennent la comparaison avec les plus grandes renommées de notre histoire littéraire. Ils sont ici, ou du moins leurs noms brillent encore parmi les vôtres. Quelle gloire manque donc à l’Académie française dans ce troisième siècle de son âge ? Quand a-t-elle plus dignement tenu sa place à la tête de la grande et noble société des intelligences ?

Ne semble-t-il pas même qu’à votre insu, Messieurs, et par la force seule des choses, votre mission pacifique se soit agrandie de tout ce que les vicissitudes de notre temps ont renversé autour de vous ? Si l’on peut trouver des époques littéraires plus brillantes dans l’histoire de l’Académie française, en trouvera-t-on où elle ait été la gardienne plus fidèle et plus nécessaire de ces doctrines généreuses qui font l’honneur d’une littérature et d’une nation ? Le silence qui a succédé à tant d’orages ne donne-t-il pas aux simples conseils du bon goût et de la saine morale une portée extraordinaire dans votre bouche ? Ici, ne s’adresse-t-on pas toujours à cette haute et délicate partie de notre nature où vivent les nobles instincts, où l’on ne goûte que des jouissances pures ? N’êtes-vous pas là, en un mot, Messieurs, pour rappeler à la France qu’elle doit aux lettres la plus brillante et la plus solide partie de sa gloire, et pour empêcher la civilisation matérielle de tout envahir dans le pays de Corneille, de Bossuet, de Voltaire et de Mirabeau ?

Cet empire moral que vous exercez sans l’avoir cherché, je sais bien qu’il se trouve des gens pour vous le reprocher comme une usurpation. Non, Messieurs, vous n’avez rien usurpé. Tout a changé autour de vous, ce n’est pas vous qui avez changé. Vous êtes ce que vous avez toujours été, vous n’aspirez pas à être davantage. Vous ne demandez que l’indépendance dont vos prédécesseurs jouissaient sous Louis XIV, que les droits dont le cardinal de Richelieu a doté l’Académie française en la fondant. La liberté dont le dépôt vous a été transmis est la liberté de la raison et de la pensée ; et si jamais, ce qu’à Dieu ne plaise ! cette liberté-là était bannie de toute la France, où donc, en effet, devrait-elle se retrouver, sinon dans cette représentation permanente des lettres, des sciences et des arts qui s’appelle l’Institut ? Renfermés dans le domaine de l’intelligence pure, c’est votre privilége d’échapper aux caprices des événements. Il n’y a pour vous qu’une vérité, la même dans tous les temps ; et si c’est là ce qui peut, selon les circonstances, donner plus de portée à l’expression de vos sentiments et rajeunir à tel moment ce qui aurait paru vieux et usé à une autre époque, est-ce votre faute ? Ne faut-il pas se féliciter plutôt qu’il y ait quelque chose de stable dans notre pays, ne fût-ce qu’une assemblée littéraire ; qu’il existe un corps où se conserve la tradition de l’esprit français, et une institution où nous puissions nous reconnaître nous-mêmes ?

J’avoue, Messieurs, que je me suis complu dans l’éloge de l’Académie française, non pour vous adresser, dans l’effusion de ma reconnaissance, des compliments dont vous n’avez pas besoin. Cet éloge, si je ne me trompe, a une signification plus sérieuse : j’ai cédé au plaisir de peindre l’Académie dans un des jours de son histoire où il m’a paru que l’utilité de son institution se montrait le mieux, où elle prouve par des effets sensibles qu’elle est capable de conserver autre chose que des mots et des phrases. Je me suis laissé aller à l’expression de mes sentiments, sans songer qu’on me de manderait naturellement quel droit j’ai à l’honneur de faire partie d’un pareil corps. Cette question, je n’ai pas attendu qu’on me l’adressât, Messieurs ; je me la suis faite à moi-même avant de solliciter vos suffrages je l’ai résolue en ma faveur, il faut bien que je l’avoue, puisque je me suis présenté, et qu’en exigeant des candidats une demande formelle, l’Académie a coupé court aux démonstrations d’une fausse modestie. Vous aviez déjà parmi vous des hommes dont le talent avait brillé dans les journaux. Vous en aviez de bien illustres. La polémique quotidienne s’honore encore d’avoir compté parmi ses organes celui de vos membres qu’un sort dont je me félicite a désigné pour me recevoir, et qui a ajouté tant d’autres titres politiques et littéraires à ceux qu’il s’était acquis dans les discussions de la presse par la justesse et la pénétration de son coup d’œil, par la chaleureuse éloquence de sa plume. Je pourrais en indiquer d’autres qui me sont bien chers ! Mais j’ai cru qu’avoir été journaliste, et n’avoir été que cela, me créait peut-être un titre particulier, et que le jour était venu où la modestie même de cette position pourrait vous sembler une raison de préférence en ma faveur ; car il n’y a pas à s’y méprendre, et personne ne s’y trompe moins que moi : en me nommant, c’est à la presse que l’Académie a voulu donner une marque d’intérêt ; je dis à cette presse qui n’a mérité ni les rigueurs de l’opinion ni celles de la loi, et je puis le dire, je l’espère ! Bien loin de m’offenser de ce que cette nomination a pour ainsi dire de collectif, de ce qui en rejaillit sur mes amis, sur mes collaborateurs et sur mes confrères, je m’honore de la partager avec eux. J’osais croire qu’ils regarderaient ma nomination comme leur propre succès ; je suis heureux et fier de ne m’être pas trompé. Rien ne m’a plus touché après vos suffrages mêmes, permettez-moi de le dire, que la satisfaction avec laquelle la presse, sans distinction d’opinion et de couleur, a bien voulu accueillir le résultat de vos suffrages.

Aussi n’ai-je pas cherché, vous le savez, Messieurs, à me parer de titres étrangers lorsque je suis venu solliciter vos voix, et à grossir mon humble bagage par des promesses d’avenir. Je l’ai dit à chacun de vous : je n’ai jamais fait que des articles de journaux ; selon toute apparence, je ne ferai jamais autre chose. C’était ma vocation. Je l’ai remplie de mon mieux. Je l’ai remplie dans un temps où les journaux ont joué, à tort ou à raison, un rôle dont personne ne leur conteste l’importance, et exercé quelque chose de l’influence populaire qu’exerçaient à d’autres époques le théâtre et la chaire. Tant que les luttes ardentes de la politique ont été permises, j’y ai pris part sous le voile d’un anonyme que la loi autorisait. Pendant vingt ans de combats journaliers, j’ai défendu ce que l’on appelait alors la cause de l’ordre et de la liberté. Depuis que, par une conséquence inévitable de l’anarchie, l’usage a été réfréné avec l’abus et que la liberté a dû subir les lois faites pour la licence, je n’ai pas désespéré des journaux, de ces journaux dont peut-être ceux mêmes qui les maudissent le plus auraient un jour regretté l’absence ! La critique littéraire nous restait ; nous nous y sommes réfugié sans regret pour nous-mêmes, et plût à Dieu que des devoirs de reconnaissance et d’amitié ne m’eussent pas obligé de reprendre une position moins paisible et moins douce ! En un mot, l’Académie, vous ai-je dit, Messieurs, qui ne dédaigne aucune des formes sous lesquelles se manifeste l’empire des lettres, veut-elle donner à la presse quotidienne une petite place dans son sein ? Je me présente sans me faire illusion sur la valeur de mes titres personnels, mais aussi sans rabaisser ceux de cette presse à laquelle je m’honore d’appartenir ; sans prétendre que j’aie échappé aux écueils inévitables d’une discussion de tous les jours, on serait sans chaleur et sans âme si l’on était sans passion ; mais en protestant avec énergie contre l’injuste réprobation qui ne veut voir dans les journaux qu’une spéculation sur la crédulité du public, et dans les journalistes que des organes plus ou moins intéressés des factions ou du pouvoir. Je cherche dans mon cœur : je n’y trouve que l’amour de la justice. Du moins, après vingt ans d’une vie de discussion politique et littéraire, puis-je, la main sur la conscience, répéter ce vers que prononçait un grand poëte (Crébillon. Discours de réception à l’Académie française, prononcé le 17 septembre 1731) du siècle dernier au milieu même de l’Académie :

Aucun fiel n’a jamais empoisonné ma plume.

Un dernier motif m’a encouragé à me présenter, Messieurs. Le membre que vous aviez perdu et qu’il s’agissait de remplacer, l’honorable M. Jay, avait été non-seulement journaliste, mais fondateur de deux journaux fameux. Quelle circonstance plus favorable aurais-je pu attendre ? S’il eût vécu, j’aurais hardiment sollicité son suffrage ; la place que sa mort laissait vacante, je l’ai demandée avec confiance, bien sûr que lui-même, s’il en eût été le maître, l’aurait léguée de bon cœur à un écrivain de la presse quotidienne. Je suis heureux aujourd’hui d’avoir à vous retracer sa vie en quelques traits rapides. M. Jay est un de ces hommes dont les journaux ont le droit de s’honorer. Nul n’a mieux prouvé que lui qu’on peut être en même temps un homme de parti très-décidé et un excellent homme, et que les qualités qui font le journaliste, l’ardeur dans la discussion, le dévouement un peu exclusif à une opinion, la promptitude à juger, n’ont rien d’incompatible avec la droiture des sentiments et la bonté du cœur. C’est qu’avant tout, M. Jay avait su se rendre maître de lui-même et se créer au fond de son âme une retraite fermée aux passions, un asile où régnaient un calme et une sérénité inaltérables. Là, les tempêtes du dehors ne l’atteignaient pas. Il les voyait passer sur sa tête, et les soulevait peut-être quelquefois lui-même sans en être troublé. Son sang-froid faisait sa force. D’autres savaient écrire ; ils avaient la vivacité, ils avaient ce trait brillant si nécessaire dans les journaux. M. Jay savait écrire ; il savait de plus, chose rare et difficile, gouverner une réunion d’écrivains. Toujours tranquille dans le feu des discussions les plus vives, il ne perdait rien de l’esprit qu’il avait, et mettait en valeur, par une direction habile et ferme, l’esprit de ceux qui travaillaient avec lui. La vie du monde n’énervait pas ses facultés en partageant son attention. Les salons ne le voyaient guère. L’esprit de parti lui-même le faisait rarement sortir de son cabinet. C’est du milieu de sa famille et du sein d’une vie modeste et retirée, que le rédacteur du Constitutionnel et de la Minerve lançait ces étincelles légères auxquelles la passion publique venait s’enflammer.

Non que M. Jay, je me hâte de le dire, cherchât, par une tactique indigne de sa probité, à inspirer aux autres des sentiments qu’il n’éprouvait pas ! non que les journaux fussent dans ses mains une arme destinée à être brisée après la victoire, et la liberté un moyen passager d’opposition ! S’il y a eu une comédie de quinze ans jouée contre la restauration, M. Jay n’a pas été des comédiens. L’homme en lui ne démentait pas l’écrivain. Tout ce qu’il disait, il le pensait ; et s’il a su mieux que d’autres conserver son calme au milieu des orages, c’est qu’il puisait dans la fermeté de ses convictions une force que tant de gens sont obligés de demander aux aveugles entraînements de la colère ou de la haine ! Aussi l’amour de la liberté n’était-il pas un sentiment nouveau et éphémère dans le cœur de M. Jay lorsqu’il prit, sous la restauration la plume du journaliste. Né en 1769, dans ce département de la Gironde qui a donné à la tribune tant d’illustres orateurs, à la liberté des fanatiques et des martyrs, élevé dans l’enthousiasme des idées philosophiques d’alors, M. Jay appartenait à cette forte génération de la fin du dernier siècle, dont notre froide expérience peut bien blâmer les erreurs, mais dont il est impossible de ne pas admirer l’énergie surabondante. Notre foi même, à nous, n’est que doute et qu’incertitude. Leur incrédulité même, à eux, était une foi. Les opinions qu’il avait à vingt ans, M. Jay les a gardées jusqu’à son dernier jour, modifiées sans doute dans leur expression par le calme de l’âge, mais entières et inébranlables. Il les avait reçues de son père, comme il avait appris d’une jeune et tendre mère, que la mort lui enleva trop tôt, à chercher le bonheur dans les douces et pures affections de la famille. Ce qu’il avait puisé au foyer domestique d’idées philosophiques et libérales, l’éducation littéraire le fortifia encore sous la conduite de ces oratoriens qui dirigeaient alors les principaux collèges de la France, et qu’un goût naturel d’indépendance rendait généralement favorables aux opinions nouvelles. Le barreau était aussi une école de libéralisme ; M. Jay se destina au barreau : il était avocat lorsque éclata la révolution de 1789. Ainsi préparé, comment n’aurait-il pas embrassé avec ardeur les principes et les espérances de ces jours d’ivresse généreuse ?

Les illusions ne se dissipèrent que trop vite. Après les grandes épreuves, M. Jay, ne trouvant pas la liberté en France, alla la chercher aux États-Unis d’Amérique. Un séjour de sept ans sur cette terre qui méritait vraiment alors le nom de terre classique de la liberté, d’étroites liaisons avec les hommes les plus distingués de la jeune république, entre autres avec Jefferson, la rédaction d’un journal dans un pays où tout se fait par les journaux, en familiarisant M. Jay avec les mœurs anglaises et américaines, achevèrent sans doute de lui apprendre à distinguer le sentiment du droit, qui constitue la liberté politique, de la passion révolutionnaire, qui n’enfante que l’anarchie. Je ne vois dans toute la vie de M. Jay qu’un moment où il semble qu’une courte éclipse ait caché non ses opinions philosophiques, il les a toujours hautement professées, mais ses opinions libérales. Il est vrai qu’alors la France tout entière ne cherchait plus que l’ordre et la règle sous la tutelle d’une épée victorieuse, et que l’esprit de conquête avait comme éteint pour quelques années l’esprit réformateur de 1789 ! À son retour d’Amérique, M. Jay ne trouva plus dans cette France, qu’il avait laissée en proie à tous les excès de la licence qu’obéissance et soumission. C’était l’époque du consulat, suivi bientôt de l’empire. Tout au plus un petit groupe de philosophes continuait-il à former une opposition qui voyait tous les jours ses rangs s’éclaircir. M. Jay ne resta pas dans les mécontents. Grâce à l’intervention de Fouché, que d’anciennes relations avec les oratoriens lui avaient fait connaître, et dont il élevait alors les enfants, une place de traducteur des journaux étrangers l’attacha au cabinet de l’empereur.

C’est à cette époque de tranquillité publique, car sous l’empire tout était calme et presque morne au dedans, l’agitation du dehors, le bruit des champs de bataille ne troublait qu’à peine l’oisive sécurité des salons, qui ne s’émurent qu’aux dernières catastrophes ; c’est à ce moment paisible de sa vie que M. Jay se livra tout entier aux lettres ; c’est alors qu’il obtint quelques-unes de ces couronnes que vous décernez, et qui lui furent disputées plus d’une fois par de rudes jouteurs. Dans l’éloge de Montaigne il n’eut que l’accessit ; ai-je besoin de dire qui remporta le prix ? Le discours que l’Académie couronna, œuvre charmante d’un jeune homme qui était déjà un grand écrivain, n’a pas fait oublier entièrement le discours de M. Jay ; on le lit encore avec plaisir, rare fortune pour l’accessit quand le prix est tombé en si bonnes mains ! Quelques années auparavant, dans un concours célèbre aussi, celui qui eut pour sujet le tableau littéraire de la France pendant le XVIIIe siècle, M. Jay avait partagé le prix avec un athlète souvent couronné dans ces jeux de l’intelligence, M. Victorin Fabre. Il faut bien que je l’avoue, l’ouvrage qui est resté n’est ni celui de M. Victorin Fabre, ni celui de M. Jay. L’historien des ducs de Bourgogne et de la convention nationale, bien jeune alors, préludait à ses succès futurs par un livre où se montre déjà, avec un merveilleux esprit, une fermeté de raison extraordinaire. Pour être présenté au concours, l’ouvrage de M. de Barante avait trop d’avance sur les idées du temps. Mais il a survécu, et il gardera sa place à côté de nos meilleurs livres de critique et de morale, tandis que le discours de M. Jay, écrit cependant avec goût et talent, est plus curieux à consulter aujourd’hui comme un témoignage de l’esprit de l’époque, qu’à lire comme œuvre littéraire. C’est là qu’il faut voir dans tout son triomphe, l’empire ou plutôt le despotisme que Voltaire exerçait encore sur les esprits il y a moins d’un demi-siècle. Nous avons peine à comprendre maintenant cette admiration presque sans réserve, ce culte qui semble aller quelquefois jusqu’au fanatisme. Notre justice, plus sévère, s’étonne et s’afflige de la facilité avec laquelle un honnête homme passe sur les écarts les plus regrettables du génie, et pardonne au talent une licence dont le bon goût ne gémit guère moins que la morale. À notre tour, cependant, prenons garde de tomber dans un autre excès et d’oublier dans une sécurité imprudente peut-être, que s’il y a le Voltaire de la licence et de l’impiété, il y a aussi le Voltaire de la liberté d’examen et de conscience, et à côté du poëte formé pour son malheur dans les salons de la régence, le défenseur persévérant des droits de la raison et de l’humanité, l’infatigable avocat de la tolérance. On n’avait rien à craindre sans doute du fanatisme religieux à l’époque où M. Jay retraçait le tableau littéraire du XVIIIe siècle ; mais le nom de Voltaire n’était-il pas alors un symbole d’indépendance, et son éloge, la seule expression permise des idées libérales ?

C’est encore à l’époque de l’empire, je pense, que M. Jay composa celui de ses ouvrages qu’il regardait avec raison comme le plus sérieux de ses titres littéraires, je veux dire son Histoire du ministère du cardinal de Richelieu. Lorsque l’ouvrage parut, en 1816, les événements en avaient presque fait un livre de circonstance ; M. Jay put l’adresser dans une dernière page au petit-neveu du cardinal, à ce loyal duc de Richelieu, qui portait sinon avec génie, du moins avec tant d’honneur, le fardeau de son grand nom. Pour le temps où il fut écrit, le livre de M. Jay est excellent. C’est un récit clair et rapide des faits connus, un exposé plein de chaleur et d’intérêt. Sans doute nous exigerions davantage aujourd’hui de celui qui entreprendrait d’écrire l’histoire du cardinal de Richelieu. Nous lui demanderions plus de profondeur et de nouveauté dans les recherches, plus d’exactitude dans les détails, plus de cou leur dans le style. M. Jay a le naturel et la simplicité. Son modèle, c’est encore Voltaire, modèle dangereux, il est vrai, en histoire surtout. Peut-être n’appartient-il qu’à Voltaire d’être léger sans être superficiel, de se jouer des choses sans les défigurer, de pénétrer aussi avant dans la vérité avec son trait moqueur, que Tacite ou Bossuet avec la mâle énergie de leurs coups de pinceau. Des ouvrages de Voltaire, il n’y en a pas qui aient plus besoin que ses histoires de tout son talent pour subsister ; et je ne sais si le sujet choisi par M. Jay, l’histoire de ce terrible cardinal qui fut si grand au dehors et si cruel au dedans, n’est pas de ceux auxquels tout le talent de Voltaire lui-même n’aurait suffi qu’à moitié.

Quelle occasion, Messieurs, si j’avais plus d’autorité dans ces matières, pour ramener devant vous votre fameux fondateur et pour soumettre à l’examen la célèbre tradition d’éloges que se sont transmise de main en main vos prédécesseurs pendant si longtemps ! Il faut l’avouer, le cardinal de Richelieu n’a jamais mieux entendu les intérêts de sa gloire que le jour où il a fondé l’Académie française. Il s’est assuré un retour d’apothéoses publiques qui ont formé peu à peu l’opinion générale et étouffé la voix des contemporains, qui flétrissaient du nom de tyran celui que nous appelons le grand ministre de Louis XIII. On a loué invariablement le cardinal de Richelieu d’avoir porté les derniers coups à la puissance des grands, comme si nous avions dû nous féliciter beaucoup de ne plus trouver que des courtisans là où nos pères trouvaient des gentilshommes, remuants quelquefois, il est vrai, mais libres de langage, de fortune et de cœur ; comme si c’était une désirable organisation sociale que celte qui ne place aucun intermédiaire entre les masses et le trône, et qui expose une nation à flotter éternellement de l’anarchie au despotisme, du despotisme à l’anarchie ! Ôtez cependant cette prétendue nécessité d’abaisser les grands et de faire fléchir tous les genoux devant un pouvoir unique, quel nom donnerez-vous à cette justice impitoyable qui n’avait pas un pardon pour le petit-fils du connétable de Montmorency ?

M. Jay se contente de suivre la tradition. Il condamne la cruauté dont les actes du cardinal sont entachés ; il approuve sa politique, se bornant à faire remarquer, qu’un des effets de cette politique tant vantée fut de bannir à jamais du palais de nos rois la vieille liberté du langage français. Que de conséquences il aurait pu faire sortir de cette seule remarque !

Vous n’attendez pas de moi, Messieurs, que je vous présente une analyse détaillée des divers ouvrages de M. Jay. Lui-même, avec une sévérité qui sied au vrai talent, il en avait condamné un grand nombre à l’oubli. Ce qu’il en a conservé dans le modeste recueil de ses œuvres littéraires suffit pour faire apprécier la rare variété de ses connaissances, l’élégante facilité de sa plume, son bon esprit et son bon goût. L’écrivain politique se mêlait aussi quelquefois aux querelles littéraires. Les classiques n’ont pas eu de champion plus décidé que M. Jay, dans cette fameuse dispute si oubliée aujourd’hui, après avoir fait tant de bruit il y a vingt ans. Non que M. Jay s’échauffât contre les romantiques, et que son repos en souffrît ces haines vigoureuses n’entraient pas dans son caractère ; il souriait et ne s’indignait pas. Peut-être n’a-t-il rien publié de plus spirituel et de plus agréable dans ce genre qu’un opuscule intitulé la Conversion d’un romantique. Je ne vois à reprendre dans cet ouvrage qu’une seule chose : le romantique y est converti par le classique. Pure vanterie ! Personne n’a converti les romantiques ; en gens d’esprit et de talent, ils se sont convertis tout seuls. Du moins M. Jay donna-t-il dans cette dispute un exemple parfait d’urbanité littéraire. Quel avantage d’avoir toujours la paisible possession de soi-même !

Un jour cependant il paraît que M. Jay dépassa la mesure dans un de ces nombreux écrits politiques qu’il laissait peut-être échapper trop facilement de sa plume. Il n’était pas alors de l’Académie française. M. Jouy, qui en était, subit les mêmes poursuites et fut frappé de la même peine. Les deux écrivains furent condamnés à un mois de prison, justement ou non, je l’ignore. Ce que je sais, c’est que cela s’appelait alors une persécution, une tyrannie. Un mois de prison prononcé par les tribunaux, après plaidoiries et débats publics, quelle tyrannie ! C’était sous la restauration. Heureux temps ! On souffrait peu et l’on avait le droit de se plaindre beaucoup. Sans examiner la cause, le public prenait feu pour l’écrivain condamné. Un procès faisait vendre un livre que l’indifférence de la justice eût fait oublier. M. Jay et M. Jouy étaient des gens d’esprit et des écrivains connus. Un éditeur célèbre, trouvant l’occasion excellente, obtint d’eux qu’ils publiassent un livre intitulé les Ermites en prison. Le succès fut si grand, que M. Jay et M. Jouy, une fois sortis de captivité, en publièrent un autre, les Ermites en liberté. Heureux temps ! je le répète. Franchement, quand on relit aujourd’hui les Ermites en liberté et les Ermites en prison, on regrette que de nobles esprits, qui avaient tant pardonné au patriotisme de la révolution et à la gloire de l’empire, n’aient pas eu plus d’indulgence pour ce gouvernement de la restauration, si doux et si honnête malgré ses fautes. Oh ! qu’il est dangereux de s’engager dans un parti ! M. Jay ne portait pourtant pas ses vœux au-delà de l’établissement sincère de la monarchie constitutionnelle. Après la révolution de 1830, il sortit de l’opposition pour n’y plus rentrer. Le gouvernement de Juillet n’eut pas d’amis plus dévoués que lui. Nommé membre de la chambre des députés, M. Jay n’intervint dans les discussions que pour y faire entendre sa voix respectée en faveur de cette cause que l’on croyait flétrir en l’appelant la cause du juste milieu. M. Jay pensait, hélas ! qu’après tant d’erreurs et de traverses, la France avait atteint le but ! C’était sa conviction. Il l’exprime fortement dans son discours même de réception à l’Académie française. Illusion bien naturelle ! Et pourtant, quinze années plus tard, un jour de délire populaire a suffi pour briser l’édifice qui portait tant de garanties et de droits !

Mais alors l’âge avait mis M. Jay à l’abri de ces cruels retours de la politique et de la fortune. Retiré loin du théâtre des révolutions, il achevait paisiblement ses jours dans cette maison paternelle qui l’avait vu naître : heureux, car il était en paix avec sa conscience, et la fermeté de ses convictions assurait la tranquillité de son âme ! heureux, car il aimait les lettres, et une fable de la Fontaine suffisait pour lui faire passer une douce et riante matinée ! heureux enfin, car une tendre fille, un gendre dont il était justement fier, l’entouraient de leur affection et de leurs soins ! Il est mort entre leurs bras, sans trouble, sans effort douloureux, comblé de jours et plein de reconnaissance envers le ciel ! Trop souvent les gens de lettres ne cherchent que la renommée. M. Jay a obtenu le bonheur !

Le bonheur ! je me reproche presque d’avoir prononcé ce mot. Qu’importe, au terme de la carrière, que l’on ait été plus ou moins heureux ? C’est l’usage que l’on a fait de son talent et de la vie, ce sont les services rendus à l’humanité et à la patrie, qu’il faut compter. Quelle place M. Jay a-t-il méritée par ses ouvrages ? Il n’est donné qu’à bien peu d’écrivains de survivre à leur siècle, et d’enchanter encore la postérité après avoir instruit et charmé leurs contemporains. Le génie seul jouit de ce privilège. Il y a un second rang bien honorable encore, et auquel peuvent prétendre les ambitions plus modestes : c’est celui de l’écrivain utile et estimable qui est l’homme de son temps. Ce rang, M. Jay l’a obtenu. Ses livres, appropriés à l’époque où il a vécu ont presque toujours servi les bonnes causes, la cause du vrai goût dans les lettres, celle des idées généreuses, de la raison et de la justice dans l’État. Il s’est trompé quelquefois, je le pense. On peut, on doit même peut-être condamner quelques-unes de ses opinions. Du moins a-t-il toujours été sincère avec lui-même et avec les autres. Grand et rare mérite dans ce siècle !

M. Jay ne s’est pas servi seulement des livres pour propager sa pensée : il a eu recours aux journaux. Il faut même le dire avec franchise : si M. Jay a eu de l’action sur ses contemporains, c’est plus encore par ses journaux que par ses livres. Qui ne se souvient du rôle qu’ont joué le Constitutionnel et la Minerve au commencement de la restauration, et de l’influence qu’exerçaient alors sur l’esprit public ces deux journaux, par un habile mélange d’idées libérales exprimées avec passion et de sympathies plus ou moins avouées pour la gloire, et pour les malheurs de l’empire ? Après quinze ans de silence, la France se précipitait tout entière vers les discussions de la tribune et de la presse. Elle s’enivrait de ses institutions nouvelles. Tout fut-il pur dans ce mouvement libéral ? Trop de gens ne prirent-ils pas pour amour de la liberté ce qui n’était dans leur cœur qu’un sentiment secret de jalousie démocratique, qu’un reste du le vain révolutionnaire, qu’une impossibilité de vivre sous un régime de pondération, sous des lois équitables et modérées ? Ce sont des questions que ne songeaient guère à s’adresser ceux qui lisaient le Constitutionnel et la Minerve. La popularité de ces deux journaux fut immense. Mais combien de gens savent aujourd’hui que M. Jay en fut l’un des plus actifs rédacteurs ? Tel est le sort des écrivains de la presse quotidienne : l’oubli les attend ; leur nom comme leur influence n’a qu’un jour. Que de verve cependant, que de ressources d’esprit, que de raison même et de force de jugement M. Jay n’a-t-il pas dû déployer dans ces feuilles qu’on ne lit plus ? Le temps a tout emporté ; tout a péri : l’œuvre et l’écrivain !

Tout a péri ! faut-il le croire ? Ce qui périt dans les journaux comme dans les livres, n’est-ce pas l’œuvre de l’esprit de parti, ce que la passion du moment a fait naître, et qu’un juste arrêt condamne à passer avec elle ? Une seule idée juste peut-elle périr, et revenir sans fruit comme sans gloire à celui qui l’a semée ? Qu’a détruit le temps, sinon ce que M. Jay effacerait lui-même aujourd’hui dans les jugements qu’il a portés sur les hommes et sur les choses de la restauration ? Qu’importe d’ailleurs que le nom de l’écrivain périsse, si ce qu’il y a de bon et de vrai dans sa pensée demeure et se propage ? Qu’importe que l’oubli engloutisse son œuvre d’un jour, s’il peut se rendre le témoignage d’avoir été quelquefois utile à la bonne cause ? Un journal n’est-il pas l’œuvre de ceux qui le lisent presque autant que de ceux qui le font ? et n’est-ce pas un honneur pour l’écrivain que son nom s’efface dans le succès même de son opinion, devenue l’opinion de tous ? Sera-t-il pour cela privé de récompense ? Lui refusera-t-on l’estime, cette modeste couronne des honnêtes gens ? Ne trouvera-t-il pas, dans le sentiment seul de ses droites intentions, de quoi se consoler de bien des injustices et des mécomptes ? Et l’amour des lettres, cet amour que tout écrivain digne de ce nom a dans le cœur, ne sera-t-il pas pour lui une source inépuisable de pures et de délicates jouissances, un bonheur de tous les moments ?

Pour mon compte, qu’il me soit permis de le dire : la carrière que j’ai choisie, je la choisirais encore. Bien loin de me plaindre du lot qui m’est échu dans ce siècle de lutte et de travail, je m’en félicite. Ce jour, Messieurs, met le comble à ma reconnaissance. Vous m’avez admis parmi vous, dans le sanctuaire de ces lettres que j’ai aimées et servies toute ma vie ; je ne suis que trop récompensé !