Discours de réception de Charles de Montalembert

Le 5 février 1852

Charles de MONTALEMBERT

M. le comte de Montalembert, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Droz , y est venu prendre séance le jeudi 5 février 1852, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Parmi nos provinces de l’Est, il existe une contrée dont le nom porte l’empreinte de son histoire, de sa vieille indépendance, du mâle courage de ses enfants. La Franche-Comté de Bourgogne est comme le Tyrol de la France : une nature grandiose et pittoresque y tient lieu de monuments, et le cœur de l’homme semble emprunter à cette nature quelque chose de sa force et de sa grandeur. Sur les flancs du Jura, défrichés par les moines, au milieu des forêts de sapin et dans les gorges profondes que creusent le Doubs et ses affluents, il s’est formé une race austère énergique, intelligente, jadis passionnée pour ses antiques franchises, de tout temps célèbre par son ardeur belliqueuse, son attachement enraciné à la foi catholique, son fier et opiniâtre dévouement à ses maîtres . « On ne les soumet qu’à coups d’épée, et il faut abattre jusqu’au dernier », disait d’eux il y a deux cents ans un capitaine français qui avait éprouvé leur valeur en essayant de les détacher de la monarchie espagnole, dont l’amour se confondait dans leurs cœurs avec celui de leurs vieilles et chères libertés. Au dix-septième siècle, les paysans comtois se faisaient enterrer la face contre terre, pour témoigner de l’aversion que leur inspirait la conquête française et la domination de Louis XIV. Et toutefois à la fin du dix-huitième, tous les cœurs y étaient tellement imprégnés du sentiment national, que nulle province n’a fourni à la patrie menacée des bataillons de volontaires plus nombreux et plus prodigues de leur vie. Cette terre généreuse n’a cessé de produire des héros que lorsque la France eut cessé de combattre. Également féconde dans le domaine des lettres et de la science, elle n’avait enfanté jusqu’à nos jours que des esprits dont la hardiesse, tempérée par l’étude et la foi, n’affligea jamais la conscience ni la raison.

Vous lui devez, Messieurs, pour ne citer que nos contemporains, M. Cuvier, qui sut être grand toujours et partout ; M. Nodier qui eut l’art de rester populaire en se moquant de toutes les orgueilleuses chimères de notre siècle ; enfin l’homme sage et bon que vous avez daigné m’appeler à remplacer parmi vous.

M. Droz, comme tous les Francs-Comtois, aimait sa province natale avec une passion fidèle. Il m’en eût voulu de ne pas parler d’elle avant de parler de lui. J’accomplis volontiers ce devoir ; car, pour moi aussi, la Franche-Comté est une sorte de patrie. C’est elle qui m’a recueilli au lendemain du naufrage de la pairie et de la royauté ; c’est elle qui, en me rouvrant spontanément la carrière politique, nous a donné, à vous, Messieurs, l’occasion de fixer vos regards sur moi, et à moi la témérité d’aspirer à vos suffrages. Grâce à elle, je puis vous remercier aujourd’hui de m’avoir accordé la seule faveur que j’aie désirée, la seule élection que j’aie sollicitée, et la seule distinction que j’aie obtenue dans le cours de ma vie.

M. Droz naquit à Besançon en 1773, d’une de ces anciennes familles de robe dont l’intégrité traditionnelle, les mœurs sévères, l’indépendance un peu frondeuse, constituaient une des forces vitales de l’ancienne société française. Il perdit, très-jeune, sa mère ; son père, homme pieux et instruit, veillait à son éducation, qui ne fut pas sans difficulté. Le futur moraliste se faisait remarquer dès son adolescence par un caractère impétueux et rebelle. La religion, qu’il devait plus tard si noblement confesser, ne lui inspirait (c’est lui qui nous l’apprend) qu’une sorte d’effroi et de répulsion. Il aimait l’étude et avait même de l’ambition littéraire ; mais l’enseignement routinier des classes le fatiguait. Arrivé au cours de philosophie, il n’y tint plus, se brouilla définitivement avec le latin et le syllogisme, et obtint de son père la permission de terminer ses études sous ses yeux.

Le premier livre qu’il reçut des mains paternelles fut le Discours de la Méthode de Descartes. Il entra par cette porte dans la philosophie, qui devint dès lors sa carrière et la passion dominante de sa vie. Le moment n'était pas heureux : le matérialisme du dix-huitième siècle régnait sans rival. L’irréligion était universelle. Le vent impur qui desséchait tout avant de tout déraciner, souffla sur cette jeune âme ; mais toute vie morale ne s’y éteignit point.

Le jeune Droz se retrancha dans le déisme : et il s’imposa pour tâche de prouver aux vieux chrétiens de sa famille, qui ne lui ménageaient pas les reproches, qu’un déiste peut égaler ou surpasser un chrétien dans la pratique des devoirs envers les hommes. Mais le cynisme de la littérature alors en vogue le révoltait. Il raconte quelque part qu’il ne put achever la lecture de Candide, et que la prétendue Philosophie de l’histoire du même auteur lui sembla un libelle contre l’humanité. Il prit pour évangile les Essais de Montaigne. Horace, Cicéron et le Plutarque d’Amyot firent également ses délices. Il s’habitua à observer, à réfléchir, et se fit la promesse, qu’il a gardée, de fuir l’ambition, et de ne rechercher qu’une vie obscure et paisible, vouée à l’étude et à la vertu.

Cependant la révolution éclatait : il acheva son éducation au milieu de l’écroulement universel, et fut envoyé à Paris, à dix-neuf ans, pour y chercher une carrière. Il arriva le lendemain du 10 août, et assista, de très-près, aux massacres de septembre.

Quoiqu’il eût adopté, avec la chaleur qui lui était naturelle, la révolution et ses suites, un séjour à Paris, inauguré sous de tels auspices, n’était pas fait pour lui plaire. D’ailleurs l’invasion appelait à l’armée tout ce qu’il y avait encore en France de jeune et d’honnête. Droz y courut : il s’engagea dans le douzième bataillon des volontaires du Doubs ; ses camarades l’élurent capitaine. Il servit trois ans à l’armée du Rhin, moins occupé de la guerre que de la lecture des philosophes anciens, dont il faisait des extraits au bivouac. Pendant la terreur, il fut envoyé en mission auprès du ministre de la guerre Carnot. Celui-ci lui permit de rester quinze jours à Paris. Il y retrouva les massacres de septembre continués par le tribunal révolutionnaire. Il assista aux séances de ce tribunal : il vit ces charrettes où s'entassaient l’innocence, la beauté, le talent ; tous les âges, toutes les conditions, toutes les gloires et toutes les vertus de la France. Il s’exerçait même, ainsi qu’il l’a raconté depuis, à suivre le chemin de l’échafaud, dans la pensée que son tour pourrait bien venir.

Trente ans après, dans un de ses ouvrages, il notait ainsi les impressions de ce séjour : « J’ai vu Paris dans ces jours de crime et de deuil. À la stupeur qui couvrait toutes les figures, on eût dit une ville désolée par une maladie contagieuse. Les vociférations ou les rires de quelques cannibales interrompaient seuls le silence de mort dont on était environné. La dignité humaine n’était plus soutenue que par les victimes qui, portant un front serein sur l’échafaud, s’exilaient sans regret d’une terre déshonorée... L’état de prostration et de stupeur était tel, que si on avait dit à un condamné : Tu iras dans ta maison, et là tu attendras que la charrette passe demain matin pour y monter, il y serait allé, et il y serait monté. »

Chose étrange ! ces révoltants spectacles ne le détachèrent pas encore des principes révolutionnaires. Le temps et la culture des nobles instincts de son âme devaient seuls amener le changement qui nous a valu en lui un écrivain dévoué à l’ordre et à la vérité.

Sa santé l’ayant obligé de quitter l’armée, il revint à Besançon, y continua ses chères études, et obtint la place de professeur à l’École centrale du Doubs. Ce fut alors qu’il publia ses premiers écrits. Ils ne portent que trop le cachet de l’époque. Non-seulement l’auteur y applaudit à la révolution, au 10 août et au 18 fructidor, mais il transporte dans l’histoire et dans la philosophie sa passion du moment ; il vante avec enthousiasme Condillac et Jean-Jacques ; il ne trouve pas assez d’invectives contre les rois, les papes, les vils cénobites et la barbarie du moyen âge.

Si je ne faisais que le panégyrique de M. Droz, je devrais garder le silence sur ces péchés de jeunesse qu’il eût voulu ensevelir dans l’oubli, et qu’il a depuis si noblement effacés. Mais je n’ai pas cru que la solennité de cet hommage dût exclure la vérité, et je veux tirer de la franchise peut-être indiscrète de mes critiques le droit d’abonder tout à l’heure dans l’éloge. Rien d’ailleurs ne me semble plus instructif et plus encourageant dans la vie des hommes distingués, que ces luttes de leur jeunesse contre l’erreur et la passion, lorsqu'ils n’y ont succombé que pour se relever et laisser bien loin derrière eux les complices ou les critiques d’une faute glorieusement rachetée. J’y trouve la plus consolante des leçons pour ceux qui ont commencé par donner des gages au mal, mais qui n’en veulent pas rester les captifs éternels.

Vers 1803, M. Droz transporta sa retraite à Paris : je dis sa retraite, parce que, tout jeune encore, il ne comprenait pas la vie en dehors d’un cercle restreint, où les joies de la famille et les épanchements de l’amitié lui tiendraient lieu de tout autre intérêt. À Paris comme à Besançon, il trouva le centre qu’il lui fallait : un groupe d’hommes de cœur et de talent, bienveillants et sympathiques, qui apprécièrent son mérite et lui firent une place au milieu d’eux. Ducis et Cabanis furent ceux qui exercèrent sur lui le plus d’influence.

Le bonheur domestique lui avait été largement départi. Il était déjà marié quand il vint à Paris, et cette union répandit sur sa vie entière un parfum de félicité intime et profonde. « Je devins, nous dit-il, éperdument épris d’une jeune personne dont les qualités aimables se peignaient sur sa figure charmante. Notre bonheur a duré quarante-sept ans, et mon amour pour elle ne dégénéra jamais en amitié. » C'est ainsi qu’il parlait de sa femme dans le dernier ouvrage qu’il a publié à soixante-quinze ans, et sept ans après l’avoir perdue. « Le monde idéal que je rêvais, dit-il ailleurs, se trouva réalisé pour moi. Un sujet d’ouvrage s’était naturellement offert à ma pensée : je publiai mon Essai sur l’art d’être heureux. » Ce livre, qui commença sa réputation, obtint, au milieu du bruit de l’empire, un tranquille et durable succès. On y remarque des pensées justes spirituellement exprimées. Mais ce qui parle le plus haut en faveur de sa théorie, c’est son exemple. Il a été heureux ; et, chose plus rare, il a tenu à passer pour l’être. Il sut se préserver non-seulement du malheur, mais de l’ennui, qu’il regardait aussi comme un malheur. Et pour fuir cet ennemi, il en revient toujours à son goût prédominant, celui de la retraite. « D'abord, dit-il, on s’y garantit d’une foule d’importuns et d’oisifs. Des gens qui ne vous déroberaient pas une pièce de monnaie, vous volent sans a scrupule une heure, un jour : ils ne savent donc pas ce que c’est que le temps ? C’est la vie. »

Le bonheur de M. Droz dut être accru par la vogue de son s, et par la distinction dont l’Académie française honora son s, publié en 1811. C’est ainsi qu’il traversa le règne de Napoléon, dont il ne goûtait nullement le système, et dont il méconnaissait même le génie.

Après la Restauration, son talent prit un nouvel essor : il se signala par la publication d’un Essai sur le beau dans les arts. M. Droz l’avait composé en présence des chefs-d’œuvre que les conquêtes de l’empereur avaient entassés au Louvre ; et il eut le mérite, fort rare alors, de sentir et de dire que ces chefs-d’œuvre auraient dû rester sous le ciel qui les avait inspirés. Cependant il y concentre trop exclusivement ses études et ses admirations sur les monuments de l’antiquité et de la renaissance. Tout le vaste domaine que le christianisme a ouvert aux arts lui est demeuré fermé. Il parle beaucoup d’architecture, et n’a pas un mot pour les édifices sublimes que l’art de nos pères, l’art chrétien et national, a semés avec tant de prodigalité sur le sol de la France et de l’Europe. Mais nul ne comprenait alors ces incomparables beautés. Depuis près de trois siècles, la France s’était condamnée à les ignorer ; elle passait à côté de ses plus admirables monuments sans avoir appris à les regarder. Pendant le grand siècle, pas un poëte, pas un prosateur, pas un prêtre même, ne leur avaient consacré le moindre hommage ; et les esprits les plus cultivés, tels que Fénelon ou Fleury, n’en parlaient qu’avec dédain.

Il était réservé à notre époque de réhabiliter vingt générations d’artistes, créateurs inconnus et sublimes de nos cathédrales, de nos cloîtres démolis, de nos châteaux en ruine, et des innombrables trésors de peinture, de sculpture, de musique, qui ornaient la vie de nos aïeux et dotaient l’Europe du moyen âge d’un art dont la féconde originalité n’avait rien à emprunter ni à envier au paganisme.

C’est parmi vous, Messieurs, que sont venus siéger les apôtres désormais victorieux de cette autre et meilleure renaissance, qui est à la fois une conquête pour notre gloire nationale et une mine abondante pour l’avenir de l’art.

En 1803, à l’âge de cinquante ans, après avoir étudié les diverses théories morales enfantées par la raison humaine dans tous les pays et dans tous les siècles, M. Droz publia le résumé de ses recherches sous ce titre : Philosophie morale, ou des différents systèmes sur la science de la vie. Dans cet écrit, l’assurance du langage ne déguise pas toujours les incertitudes de la pensée. Mais l’amour du bien, la recherche du vrai, le désir passionné du bonheur des hommes, y respirent partout et font respecter l’écrivain par ceux mêmes que la fibre un peu molle de sa doctrine ne satisfait pas. On démêle facilement le progrès lent et sérieux de la vérité dans son esprit. On assiste à la lutte qui va désormais remplir sa vie, au conflit de son respect pour les préjugés et les superstitions de son éducation intellectuelle, avec la révolte de son âme droite et pure contre tous les systèmes incomplets ou factices. Déjà les sommets de la vérité commencent à s’éclairer pour lui.

La Philosophie morale lui ouvrit les portes de l’Académie. Il y entra en 1824, et vint avec bonheur rejoindre parmi vous les amis de sa jeunesse, Andrieux, Auger, Picard, Roger, Campenon, esprits aimables et distingués, dont la cordiale et fidèle affection avait fait jusque-là l’honneur et l’attrait de sa vie.

Il voulut aussitôt justifier votre choix, en publiant la suite de l’ouvrage qui l’avait fixé. Cette seconde partie a pour titre : Application de la morale à la politique. Réduisant tous les systèmes politiques à trois principes, la force, le droit et le devoir, il ne reconnaît comme légitime que la politique du devoir. Son éloquente indignation flétrissait d’avance les hommes qui, sous des gouvernements paisibles, excitent les révolutions en considérant ces bouleversements comme de simples moyens de civilisation. Il repousse, du reste, la croyance à l’efficacité absolue d’une forme quelconque de gouvernement. Se figurer que tel principe, telle constitution politique est un talisman qui porte en soi le bonheur, lui paraît une insigne folie. Mais toutes ses préférences appartiennent au gouvernement mixte, tempéré, représentatif, qu’il croyait alors nous être assuré pour toujours. Nous avons tous partagé avec lui ces généreuses convictions : nous avons tous cru, comme lui, à l’utilité, à la légitimité, à la durée de ces nobles luttes de la tribune, à un gouvernement dont la condition, comme on l’a dit ici, était de gouverner dans le combat et par le combat même . Nous ignorions, comme lui, que nous étions dès lors condamnés au supplice de Sisyphe, et que le rocher à peine soulevé retomberait toujours sur nos bras épuisés. Quoique n’appartenant par aucun côté à ce qu’on appelait alors l’opinion royaliste, il jugeait sévèrement l’opposition de cette époque, qui minait déjà, sans le vouloir, le trône et les institutions qu’elle prétendait défendre. Je me refuse le plaisir de citer. Ce plaisir aurait ses dangers : il me conduirait trop vite sur le terrain des allusions au présent. En voulez-vous un exemple ? Voici ce qu’écrivait M. Droz il y a vingt-six ans : « Qu’on nous donne la république, nous n’aurons pas le un jour de liberté ; nous aurons deux jours de tyrannie : l’un sous la populace, l’autre sous quelque despote. Nos républiques sont des monarchies dont le trône est vacant. »

Du reste, la politique ne pouvait enchaîner une âme comme la sienne, naturellement portée vers des contemplations plus hautes. Mais là encore cette âme toujours avide de vérité flottait dans le vague ; elle n’était arrivée qu’à des résultats qui ne pouvaient pas la satisfaire. Toutefois, et même à cette époque encore inachevée de son développement intellectuel, M. Droz touche et entraîne par des qualités de plus en plus rares dans la vie littéraire : la sincérité, la simplicité et la modestie. Il ne pose jamais : il ne joue pas un rôle ; parce qu’il savait penser et écrire, il ne se croyait pas appelé à gouverner le monde ou à le bouleverser. Il ne tente rien d’osé, rien d’outré. Il ne recherchait pas pour lui-même la louange, et ne la prodiguait jamais. Aussi ne connut-il point le besoin de cultiver la popularité, ni d’exploiter ce triste commerce entre l’orgueil et l’adulation dont Bossuet disait déjà : « On loue pour être loué ; on fait honneur aux autres pour en recevoir ; et on se paye mutuellement d’une si vaine récompense. »

D’ailleurs de jour en jour sa marche devenait plus assurée ; sa plume acquérait une trempe plus mâle et plus vigoureuse. À la chaleur un peu superficielle, à l’émotion quelquefois déclamatoire et par trop continue de ses premiers écrits, succède un style qui, sans cesser d’être pur et noble, commence à traduire l’énergie croissante de ses convictions. Le style et l’homme se révèlent enfin avec toute leur valeur dans le grand travail historique qui fut son œuvre capitale. Il s’y était préparé par de laborieuses études et des recherches prolongées ; car il poussait jusqu'au scrupule le respect du public et de lui-même. Le premier chapitre de son court ouvrage sur la philosophie morale fut écrit sept ans avant qu’il ne le fît imprimer, et il travailla pendant trente ans sans relâche à son Histoire de Louis XVI. Cette longue et patiente étude explique l’attrait particulier de ce livre pour tout lecteur ami de la vérité, dans un temps qu’on a voulu habituer aux dangereux mensonges de l’improvisation historique.

J’ai hâte, Messieurs, de vous parler de ce grand ouvrage, qui constitue les véritables droits de M. Droz à la reconnaissance publique et à l’estime de la postérité. Vous en connaissez le titre complet : Histoire du règne de Louis XVI pendant les années où l’on pouvait prévenir ou diriger de la révolution française. Ce titre est un peu long, mais il est le résumé du livre et de l’excellente pensée de l’auteur. En vain son libraire lui fit des observations, lui représenta que cette périphrase effraierait le public, et nuirait au succès : M. Droz tint bon. Il aima mieux consulter sa conscience que sa renommée. Il eut raison, même pour sa renommée. Le public eût confondu son livre avec tant d’autres, plus éclatants et plus populaires, sur la révolution française : tandis qu’en maintenant au frontispice de son œuvre la pensée qui en fait le fond, il se classe à part, et tranche au profit de la vérité et de la société un problème trop souvent résolu contre l’une et l’autre.

Il proteste donc, dans son histoire, contre cette fatalité mensongère qu’on a donnée pour explication et pour excuse aux plus tristes attentats de notre histoire. Il déclare que l’on pouvait et par conséquent que l’on devait prévenir la révolution ; que, n’ayant pas su la prévenir, il fallait du moins essayer de la diriger de manière à l’arrêter au moment nécessaire.

Cette thèse posée, il la démontre avec la plus impartiale fermeté. Il ne plaide pas, il juge. Toujours clair, équitable, modéré, il est souvent éloquent, prophétique même. Des particularités neuves, choisies avec goût, vérifiées avec soin, soutiennent et varient l’intérêt du récit. Mais ce qu’on apprend surtout à goûter, à aimer dans ce livre, c'est l’homme qui l’a écrit, c’est la conscience qui ne fléchit jamais devant la force, qui ne subit aucun des enivrements de la victoire du mal. Il n’est la dupe d’aucun des déguisements du crime ; il détruit tous ses abris, lui arrache tous ses masques, lui refuse jusqu'à l’excuse banale du danger de l’invasion étrangère ; excuse qui n’en serait pas une si elle était fondée sur les faits, et qui d’ailleurs est une insulte à la France et à la vérité. Il dit avec fierté et avec raison : « Les Français avaient beaucoup à craindre d’eux-mêmes, et fort peu de l’étranger. »

Même quand son indignation gronde, sa parole est sobre et contenue. Il n’emprunte à ces temps néfastes pas plus leur langue que leurs idées. À aucun titre la postérité ne devra le ranger parmi ces adulateurs posthumes du mal, qui ont entrepris, comme dit Tacite, d’abroger la conscience du genre humain, et qui, pour mieux absoudre leurs clients dans le passé, n’hésitent pas à pervertir l’âme de leurs contemporains. La postérité n’aura qu’à ratifier le jugement porté sur le livre de M. Droz par un de ses meilleurs amis, qui siège parmi vous, et qui me disait : « C’est l’histoire de la révolution française, écrite par un honnête homme à l’usage des honnêtes gens. »

M. Droz croyait ne faire qu’une histoire : il s’est trouvé avoir embrassé un sujet contemporain. Lorsqu’il y a quelques années un personnage fameux, parlant à une des classes de l’Institut, se servit de cette expression : « La révolution française, qui dure encore... » Je me souviens de l’émotion de surprise et d’incrédulité que cette parole produisit sur le public. On croyait alors que la révolution était finie ; beaucoup de bons esprits regardaient son œuvre comme définitivement terminée en 1830. Il en était ainsi dès 1789 : à chaque crise traversée, à chaque journée, on disait et on croyait la révolution achevée. Aujourd’hui nous connaissons le néant de ces illusions : ce que nos pères et nous, nous avions pris pour l’ensemble de l’œuvre, n’en était qu’un chapitre, qu’une phase. La révolution a repris sa course : elle est venue encore une fois dépasser toutes les appréhensions, déjouer la prudence aussi bien que la témérité, donner raison à tous les fous et confiance à tous les scélérats.

C’est la même maladie qui dure depuis soixante ans ; qui n’accorde plus à l’Europe que de courts intervalles de repos et de santé ; dont nul ne peut entrevoir le terme, et dont nous cherchons encore le remède. La révolution n’est donc pas encore de l’histoire. Elle est toujours vivante : elle nous entoure, nous domine et nous menace toujours. Comme elle n’a changé que d’allure, et jamais de nature, l’étude de ses premières années est pour nous spécialement féconde en lumière : et c’est en quoi l’ouvrage de M. Droz mérite de fixer surtout l’attention.

Je laisse de côté les causes premières de la révolution, car il me faudrait remonter plus haut encore qu’il ne l’a fait : montrer le double courant de la renaissance du paganisme et de la réforme venant se confondre dans un même lit, pour saper les fondements du vieil édifice catholique ; signaler l’effort constant et victorieux de la royauté française pour tout niveler autour d’elle, et frayer la voie à l’égalité moderne ; dénoncer ces princes aveugles qui, en France et hors de France, creusaient eux-mêmes l’abîme où ils devaient s’ensevelir après y avoir jeté tout ce qui leur résistait dans l’Église et dans l’État ; ajouter enfin mille indices prophétiques à ce relâchement coupable du haut clergé, à cette incurable frivolité de la noblesse, à cette corruption sentimentale des lettrés et de leur public, où l’on s’accorde à voir les motifs directs de la révolution. Tout le monde est d’accord pour la regarder comme la conséquence et comme le châtiment des fautes de l’ancienne société, dont les souverains de nom ou de fait avaient graduellement extirpé le principe chrétien qui lui servait à la fois de base et de ciment. Ceux qui bénissent la révolution et ceux qui la condamnent, la font également dériver de la guerre faite par la royauté absolue et la philosophie moderne à l’ancienne société, telle que l’avait constituée l’union du sacerdoce et de l’empire. C’est l’opinion vulgaire, et c’est la bonne. Aucun homme sérieux ne daignera compter désormais avec ces systèmes nouveaux qui prétendaient tirer la démocratie du catholicisme, et faire de la révolution un commentaire de l’Évangile.

Mais que le châtiment infligé par la révolution fût le remède nécessaire et unique, c’est ce dont il est encore permis de douter. La grande assemblée chargée, en 1789, de guérir les maux de la France a-t-elle rempli cette mission avec sagesse et conscience ? En d’autres termes, le médecin avait-il le droit de tuer son malade ? C’est la question qui, de nos jours plus que jamais, doit diviser l’opinion.

Je voudrais vous y arrêter pendant quelques instants, Messieurs, au risque de vous soumettre des observations qui, écrites bien avant les événements récents, y ont perdu beaucoup de leur opportunité ; au risque même de froisser non-seulement des préjugés populaires et invétérés, mais encore des convictions sincères et généreuses qu’il me serait doux de partager. Mais je vous dois avant tout la vérité, ou du moins ce que je prends pour elle ; votre indulgence me tiendra compte de l’intention, et, s’il me fallait du courage, l’exemple de mon prédécesseur m’en donnerait.

La révolution ayant commencé, non par la convocation des états généraux, mais par la mainmise de l’assemblée nationale sur tous les pouvoirs, M. Droz prend à partie cette assemblée : il la montre infidèle aux mandats qu’elle avait reçus de tous ses commettants ; méconnaissant comme à plaisir toutes les occasions de rasseoir les esprits, de concilier les cœurs, de pacifier le pays ; faisant le mal au lieu du bien, le faisant sans nécessité, sans excuse, sans prétexte même.

La modération de son langage, la stricte impartialité de ses conclusions, son enthousiasme sincère pour la liberté et le progrès légitime, tout cela fait de son livre un acte d’accusation formidable contre la célèbre assemblée. Il insiste à bon droit sur les fautes qu’elle a commises pendant les premiers mois, les premières semaines de sa carrière, à l’heure où il était encore si facile de diriger la révolution en la tempérant. Dans le mal révolutionnaire, plus encore que dans toute autre maladie sociale, ce sont les premiers symptômes du mal qu’il importe surtout de reconnaître et de combattre. L’enseignement profitable est là, et il n’est pas ailleurs. Personne ici n’a besoin de se prémunir contre les entraînements qui ont produit les forfaits de la Convention. Les crimes de 1793 peuvent renaître : nous en serons peut-être les victimes, jamais les complices. Mais qui d’entre nous n’a dû un jour retrouver, juger, réprimer en lui-même ou chez autrui les illusions et les égarements qui ont conduit la Constituante aux abîmes ?

Ne croyez pas, du reste, Messieurs, que la triste expérience qui manquait aux hommes de 1789, et que nous avons si douloureusement acquise, sans être pour cela beaucoup plus sages, me rende insensible à tout ce qui agitait les âmes honnêtes et généreuses à cette époque mémorable. Qui ne conçoit et qui n’admire cet immense enthousiasme du bien public s? Qui ne dut ressentir le légitime espoir de régénérer la France, de rajeunir son antique génie, de détruire à jamais des abus intolérables ? Qui ne comprend tout ce qu’avait de légitime et de nécessaire cet avènement de la bourgeoisie, préparé et justifié par tout le passé de la France ? N’accusons pas les élans magnanimes de ces amis de la justice et de la sainte liberté, dont M. Droz a si noblement interprété les souffrances et les vœux. Mais soyons implacables pour ceux qui firent de leur orgueil et de leur vanité la loi suprême ; pour ceux qui tentèrent de substituer les aberrations de l’esprit humain en délire aux lois de la Providence ; pour ceux qui indisposèrent dès lors les esprits sages contre le gouvernement, parfois si glorieux et si utile, des assemblées politiques, en exagérant tous ses dangers. Et de ces dangers, quel est, sans contredit, le plus grand ? C’est d’affaiblir le sentiment de la responsabilité, en le partageant. On se sent à la fois puissant comme un souverain et obscur comme un ouvrier. On s’arroge en même temps le droit de tout faire ou de tout défaire, et le droit de se perdre dans la foule après la catastrophe.

Tout semblait se réunir alors pour justifier l’ardeur des uns, la confiance des autres, l’attente de tous. On avait tout pour soi. D’abord le roi : celui de tous les rois qui, selon Mirabeau, a le moins mérité ses malheurs personnels ; un roi comme on n’en avait pas vu sur le trône depuis saint Louis ; jeune, d’une vie irréprochable, nullement dépourvu de talents, passionné pour le bonheur public, qui répondait aux cris de Vive le Roi ! par le cri de Vive mon Peuple ! un roi dont les défauts mêmes, et le plus grand de tous, sa faiblesse, ne provenaient que de sa crainte excessive de blesser l’opinion.

Ensuite l’accord unanime des honnêtes gens contre les abus de l’ancien régime. Les cahiers de tous les ordres étaient à peu près identiques sur ce point. Pas une réforme utile qui n’y soit prévue et exigée. C’était le vœu, le cri, l’irrésistible volonté de la France entière. Tout le monde y était ou résolu, ou résigné, sauf quelques courtisans sans force ou quelques magistrats sans influence. Là-dessus Maury, Cazalès et Bouillé étaient du même avis que Lafayette et Mirabeau. Ces inégalités factices qui froissaient l’amour-propre le plus légitime et la plus modeste ambition ; ces dédains puérils fondés sur des usages surannés ; cette cascade de mépris qui tombait de rang en rang, selon la juste expression de M. Droz, et ne s’arrêtait pas au tiers-état ; tout cela était condamné et devait disparaître sans retour.

L’égalité devant la loi, l’abolition de tout privilège inique ou blessant, l’égale répartition de l’impôt, la liberté individuelle, la liberté des cultes ; une réforme des ordres religieux et de l’organisation ecclésiastique, concertée entre les deux puissances : tous ces changements justes, nécessaires et urgents, étaient dans le cœur de Louis XVI comme de tous ses sujets ; ils n’eussent rencontré nulle part de résistance sérieuse. Ils étaient la conséquence naturelle des mœurs, des idées, de l’histoire même de la France. La distinction des rangs n’avait pas besoin d’être noyée dans le sang, ni la liberté de conscience d’être inaugurée par la plus odieuse des persécutions, dans un pays qui s’enorgueillissait déjà d’avoir été gouverné par des protestants comme Sully et Necker, et par des plébéiens comme Suger et Colbert.

On avait de plus, par un bonheur inespéré, un groupe de patriotes, modérés et intrépides, esprits vraiment politiques, hommes de tribune et de conseil, en qui se résumaient tous les bons instincts de la France : Mounier et Lally, Clermont-Tonnerre et Liancourt, Virieu et Malouët. M. Droz s’étend avec une complaisance affectueuse sur les efforts de cette élite de bons citoyens, qui n’eurent qu’un tort, celui de se décourager trop tôt. Ces hommes voulaient évidemment tout ce que voulait la France, et tout ce qu’il lui fallait, un gouvernement tempéré, une royauté puissante, un patriciat indépendant et accessible à tous les genres de mérite, une assemblée contenue et temporaire ; en un mot, les bases essentielles de ce gouvernement que nous reçûmes en 1814, qui nous a donné trente-quatre ans d’une liberté, d’une prospérité, d’une sécurité sans pareilles dans notre histoire, et que la France n’a su apprécier qu’après les avoir perdues.

S’il ne fut pas donné à la France de conquérir dès lors une liberté durable et pure, si elle fut condamnée à remplacer les abus et les injustices de l’ancien régime partant de mécomptes et tant de crimes, à qui faut-il imputer cet irréparable malheur ? Disons-le hardiment avec M. Droz, à l’Assemblée constituante. Tenons compte, comme lui, des bonnes intentions de beaucoup de ses membres ; mais renonçons à déguiser ou à absoudre son aveuglement et son orgueil.

C’est elle qui détourna le cours naturel des aspirations publiques ; c’est elle qui changea le sens des choses et des mots. Jusqu’alors on avait donné le nom de Révolution à ces crises toujours redoutables, mais quelquefois salutaires et légitimes, qui ravivent l’existence des peuples, comme celle de 1688 en Angleterre ; comme celle qui avait rendu au Portugal asservi par l’Espagne sa nationalité glorieuse ; comme celle qui venait d’armer la Belgique pour ses vieilles libertés contre les innovations tyranniques de Joseph II ; comme celle encore qui allait jeter une lueur d’espérance et de vie sur la noble Pologne, déjà mutilée par ses spoliateurs. Jusqu’alors on avait cru que la constitution d’une nation, comme celle de l’homme, était son tempérament naturel, fortifié, amélioré par l’âge, l’éducation, le travail et l’expérience. C’est l’Assemblée de 1789 qui fit du mot de révolution le synonyme de la destruction méthodique, de la guerre permanente contre tout ordre et contre toute autorité ; c’est elle qui baptisa du nom de constitution ces créations artificielles de la scolastique des partis, sans racines et sans majesté, éphémères comme la passion et stériles comme l’orgueil.

Les hommes que j’accuse, parce que leur mémoire est encore debout et parce que leur esprit vit encore, se figuraient qu’on pouvait ici-bas tout changer, tout créer à volonté. L’homme n’a ni ce droit, ni cette force. Celui des disciples de M. Droz qui lui a fait le plus d’honneur, M. Nodier, disait avec raison : « La mission du génie est de conserver, quand il vient trop tard pour créer. » Il y avait alors beaucoup à conserver en France, ne fût-ce que l’honneur de son histoire et sa bonne renommée devant le monde. Chaque progrès récent de la science historique a confirmé la vérité du principe deviné par madame de Staël : « Ce n’est ce pas la liberté qui est nouvelle en Europe, c’est le despotisme. » Cela était vrai de la France, comme de tous les autres peuples chrétiens. On pouvait, on devait donc revendiquer la liberté comme l’imprescriptible apanage de la France, comme le patrimoine du peuple franc par excellence. Il fallait oublier le règne de madame de Pompadour et de son adulateur Voltaire, pour aller, en remontant le cours des âges, réclamer les droits périmés mais non éteints, qu’une nation sans cesse distraite par la guerre et la cour avait laissé peu à peu confisquer par ses rois. En les adaptant aux mœurs nouvelles, aux exigences de l’unité nationale, on centuplait leur valeur. La liberté acquérait ainsi des ancêtres : on l’identifiait avec les gloires et les forces du passé. C’est précisément ce que ne voulait pas l’Assemblée constituante. Elle ne voulait pas de la liberté à titre d’héritage ; et cependant ce titre était la plus sûre des garanties, parce que l’homme, quoi qu’on fasse, a besoin de cette transmission pour se croire vraiment propriétaire d’un bien quelconque ; parce que l’ambition secrète de tout novateur est de se chercher des aïeux dans le passé ; parce que chacun hérite, même malgré lui, de la pensée des siens, comme de son nom, de sa langue, de sa vie ; parce qu’en tout l’hérédité est l’accord de la raison et de la nature.

L’Assemblée constituante aima mieux déclarer que le peuple français n’avait été pendant douze siècles qu’un ramas d'esclaves, afin de se créer un peuple neuf, un peuple fabriqué de la veille, comme une machine propre à faire l’expérience des théories et des abstractions dont elle s’était éprise. Elle traita la France en pays conquis : elle mit à sac toutes les affections, tous les souvenirs, tous les prestiges nationaux ; elle les immola tous à cet orgueil cruel qui est le propre des novateurs.

Rabaut Saint-Étienne lui avait dit : « Pour rendre le peuple heureux, il faut le renouveler : changer ses idées, changer ses lois, changer ses mœurs, changer les hommes, changer les choses, changer les mots... tout détruire ; oui, tout détruire, ce puisque tout est à recréer. » L’Assemblée choisit pour président l’auteur de ce programme, et elle l’appliqua servilement. Elle crut avoir tout fait, lorsqu’elle eut tout détruit. On aurait pu lui rappeler qu’il ne faut qu’une cognée et un quart d’heure pour abattre le plus beau chêne de nos forêts, et qu’il faut un siècle pour le remplacer. Mais elle ne comptait pas plus, avec le temps qu’avec la nature. Elle fit la guerre à l’un et à l’autre, sous prétexte de la faire aux préjugés.

La durée avait-été jusqu'alors la condition de toute force et de toute grandeur : elle en fit un principe de déchéance et de mort civile.

N’ayant pas su lire dans l’histoire du monde, qui démontre que partout la démocratie a dégénéré en despotisme, elle entreprit de fonder en France la démocratie. Pour y réussir elle dut renverser toutes les barrières qui jusque-là avaient contenu la tyrannie, soit des rois, soit des masses. Elle introduisit l’instabilité partout, dans l’État comme dans l’Église, dans la propriété comme dans la famille. Elle eut la bizarre idée de superposer une royauté héréditaire à cette démocratie souveraine, dont elle avait fait une poussière mouvante. Elle créa ainsi un état politique et social qui ne s’était jamais vu dans le monde. Elle osa se condamner à combattre sous toutes les formes les deux bases de toute société, l’autorité et l’inégalité : je dis l’inégalité, qui est la condition évidente de l’activité et de la fécondité dans la vie sociale ; qui est à la fois la mère et la fille de la liberté, tandis que l’égalité ne peut se concevoir qu’avec le despotisme. Non pas certes cette égalité chrétienne, dont le vrai nom est l’équité ; mais cette égalité démocratique et sociale, qui n’est que la consécration de l’envie, la chimère de l’incapacité jalouse ; qui n’a jamais été qu’un masque, et qui ne pourrait devenir une réalité que par la destruction de tout mérite, de toute vertu. Les législateurs de 1789 ont inscrit dans nos lois, hélas ! et dans nos cœurs, en dépit de la nature et du bon sens, cette vaine, promesse dont la réalisation, toujours promise et toujours attendue, constitue la société à l’état permanent de mensonge et de guerre.

Faciliter au vrai mérite l’accès des carrières les plus brillantes, satisfaire toutes les ambitions légitimes, moyennant l’épreuve du travail et de la persévérance, c’est un devoir ; mais stimuler la production factice et universelle de prétentions sans limites, en renversant toutes les digues d’ailleurs si flexibles que la tradition, l’habitude, les souvenirs de famille opposaient au torrent des médiocrités avides, celait une criminelle folie. Cette folie, nous l’avons faite, et nous en portons la peine.

Il faut avoir la franchise de l’avouer, au milieu des dangers dont nous sommes assaillis : en appelant tous à tout, on a aggravé le mal qu’on prétendait détruire ; on a éveillé les ambitions sans pouvoir les satisfaire ; on a irrité, provoqué, enflammé toutes les cupidités, et on s’est ôté le droit et la force de les éteindre ; on a tué le sentiment le plus tutélaire, le bonheur d’être à sa place, à son rang ; on a promis plus qu’aucune société ne peut tenir ; on a créé un problème insoluble, et on a rendu la France entière victime d’une odieuse déception.

C’est ainsi que la tempête est devenue incessante, la révolution éternelle ; c’est ainsi que l’inégalité des fortunes est devenue le point de mire des ambitions déçues et des candidats rejetés. En proscrivant toutes les propriétés collectives, toutes les associations solidaires ; en déchirant tous les liens antiques entre l’homme et ses ancêtres, entre l’homme et la terre, entre l’homme et l’homme ; en détruisant les gradations bienfaisantes qui séparent et relient les diverses classes de toute nation bien organisée, la Constituante n’a plus laissé que deux armées en présence, les propriétaires et les prolétaires. Ce n’est pas la Convention qui a semé ce poison, c’est la Constituante. Elle avait peut-être le fol espoir que le flot déchaîné par elle s’arrêterait devant la distinction qui naît de la richesse, après avoir effacé toutes celles qui naissent de la gloire, des services rendus, des droits acquis ; comme si la richesse, et la propriété elle-même, n’était pas, aux yeux du pauvre et du prolétaire, de tous les privilèges le plus exorbitant, et de toutes les inégalités la plus blessante.

Non, la propriété, dernière religion des sociétés abâtardies, ne résistera pas seule au bélier des niveleurs. N'a-t-on pas vu de nos jours contester jusqu’au privilège de l’intelligence, et faire un appel à l’ignorance pour sauver la révolution ? Tant il est vrai que, pour rester dans la logique, le dogme de l’égalité ne doit pas plus respecter le mérite et la fortune que la naissance.

Mais d’ailleurs l’Assemblée constituante elle-même a légué au monde un exemple fatal, et dont nous avons déjà pu apprécier les effets. Jusqu’à elle, la confiscation des biens n’avait existé qu’à titre de pénalité : la première elle en fit une ressource fiscale et un principe d’utilité publique. En proclamant le droit de l’État sur la propriété de l’Église, elle déposa dans nos institutions et dans nos idées le germe du communisme. Il n’est pas un argument employé par les orateurs de sa majorité contre les moines et contre les évêques, qui n’ait été retourné de nos jours contre les capitalistes et contre les propriétaires oisifs. Ouvrez le Moniteur, changez les noms et les dates, et vous y trouverez la première édition des doctrines qui ont le plus effrayé l’Europe contemporaine.

Je ne dis rien de ce qu’elle a fait contre la religion : on sait assez ce que j’en dois penser. Je remarque seulement qu’elle inaugura ses travaux par une déclaration pompeuse en faveur de la tolérance universelle et de la liberté des cultes ; qu’ensuite elle se transforma en concile, se mit à interpréter le droit canon, et, après avoir confisqué le patrimoine du clergé, tenta de lui confisquer sa conscience, en lui imposant un serment qui devint le prétexte de la persécution la plus sanglante que l’Église ait subie depuis Néron.

En résumé, l’Assemblée constituante ne manqua pas seulement de justice, de courage et d’humanité : elle manqua surtout de bon sens. Elle nous a désappris à obéir. Elle nous a fait croire que l’on pouvait tout défaire et refaire en un jour. Elle a inauguré, contre le plus doux et le plus irréprochable des rois, cette série d’attentats qui devait habituer un peuple égaré à toutes les injustices et à toutes les ingratitudes dont nous avons été témoins.

Dieu l’a châtiée surtout par la stérilité de ses œuvres. Elle prétendait fonder à jamais la liberté, et elle eut pour successeurs les tyrans les plus sanguinaires qui aient jamais déshonoré aucune nation. Elle avait pour mission de rétablir les finances, l’empire de la loi, la liberté ; et elle a légué à la France la banqueroute, l’anarchie et le despotisme ; le despotisme, sans même ce repos dont on fait à tort la compensation de la servitude. Elle a fait plus : elle a laissé des prétextes pour tous les abus de la force, et des précédents pour tous les excès de l’anarchie future. Mais elle n’a rien fondé ; rien ! L’ancienne société, qu’elle renversa, avait duré, malgré ses abus, mille ans ; la nôtre, celle que la Constituante a voulu créer, est déjà à bout de voie, et elle dure à peine depuis cinquante ans. Si nous vivons encore, s’il nous reste une législation civile, une organisation judiciaire, militaire, administrative, fiscale, on sait à qui nous le devons : aux éléments d’ordre et de vie que Louis XIV et Napoléon ont déposés dans nos codes ; Napoléon surtout, moins grand à mes yeux pour avoir vaincu à Austerlitz et à Iéna, que pour avoir livré à l’esprit révolutionnaire, dont il était issu, une première bataille, et pour l’avoir gagnée.

Les chefs de l’assemblée constituante s’enorgueillissaient de deux œuvres capitales : la constitution civile du clergé, qu’il suffit de nommer, et la constitution de 1791, qui a duré trois fois moins de temps qu’on n’en avait mis à la discuter. En revanche, ils posèrent tous les principes dont la Convention ne fit que tirer les conséquences, et dont la plus récente de nos révolutions nous a révélé la fatale et permanente vitalité. Ils ne proscrivirent pas la propriété, mais ils l’ébranlèrent jusque dans ses racines ; ils ne proclamèrent pas le culte de la raison, mais ils le pratiquèrent ; ils n’abolirent pas la royauté, mais ils la livrèrent désarmée, enchaînée, avilie, avec un sceptre de roseau et une couronne d’épines, aux bourreaux qui venaient les remplacer.

Je ne nie pas que ses adversaires et ses victimes aient commis des fautes. M. Droz les a dénoncées avec une rigoureuse justice. Au premier rang de ces fautes, il place les illusions provocantes des émigrés. En présence de la marche redoutable des révolutionnaires, disciplinés jusque dans leurs excès et heureux jusque dans leurs folies, il signale chez les royalistes ce que Mirabeau appelait si bien « l’incohérente agitation du dépit impatient » ; il gémit de les voir toujours dominés par les esprits les plus étroits et les plus passionnés de leur parti ; sacrifiant toute tactique honnête et nécessaire à des rancunes puériles, et concentrant leur haine sur l’obstacle du moment, au risque de compromettre le salut définitif.

L’impartiale sévérité de M. Droz l’oblige à démontrer, en le regrettant, qu’une fraction considérable de la noblesse française a donné alors une nouvelle preuve de cette incapacité politique qui se remarque dans tout le cours de sa brillante histoire. Ajoutons qu’elle l’a su glorieusement racheter le jour où tout l’honneur de la France étant réfugié sous les drapeaux, et le pays divisé à l’intérieur eu deux camps, celui des victimes et celui des bourreaux, elle s’est trouvée tout entière dans le camp des victimes.

Ces fautes expliquent le succès de la révolution, mais n’excusent pas ses crimes. Or, la seconde moitié de 1789 fut pleine de crimes et de sang. Déjà 1793 était là tout entier ; car c’est en 1789 que fut proclamée l’impunité de l’assassinat politique. Pour moi, le sang innocent du jeune Belsunce, du septuagénaire Foulon, de Berthier, de Flesselles, des vaincus de la Bastille, des victimes des 5 et 6 octobre, me révolte peut-être encore plus que les massacres en règle de la terreur. Et pourquoi ? Parce que ces attentats, dont l’assemblée ne daignait pas s’émouvoir, venaient se mêler à ses discussions sur les droits de l’homme, aux déclamations de Robespierre contre la peine de mort, à toute cette sensibilité hypocrite qui invoquait sans cesse la vertu, à cette philanthropie malsaine, à cette indulgence pour le crime, qui est elle-même le plus grand des crimes contre l’humanité et le signe irrécusable de la décadence sociale.

Le jour où l’assemblée constituante, après les massacres du 14 juillet et du 6 octobre, resta froide, divisée, incertaine, consentit à discuter avec l’émeute, et finit par s’incliner devant elle, je dis avec M. Droz que ce fut le jour de son jugement : elle avait perdu la France en se déshonorant elle-même.

Certes, elle aurait pu chaque jour s’arrêter, remonter la pente du mal, réparer toutes ses fautes. La logique de l’erreur est impitoyable ; elle n’est pas invincible. Il ne faut jamais laisser croire à l'homme qu’il est irrévocablement enchaîné au mal parce qu’il l’a commis ou toléré. Les avertissements salutaires, les prédictions lugubres, ne manquèrent jamais à cette assemblée : mais jamais elle ne voulut ni se corriger, ni se repentir. Elle refusa d’écouter ses oracles habituels, Mirabeau, Duport, Barnave lui-même, ses plus grands orateurs, du moment où ils essayèrent de la ramener au vrai ; elle désespéra également, et ceux qui blâmaient le mal tout en se résignant à le servir, et ceux qui devaient couronner par leur mort la gloire de lui avoir résisté.

M. Droz a recueilli deux mots qui font lire dans l’âme de ces deux catégories d’hommes : Sieyès, qui devait voter sans phrase la mort de Louis XVI, disait quatre mois après la réunion des états généraux : « Si j'avais su comment tournerait la révolution, je ne m’en serais jamais mêlé » ; et le duc de la Rochefoucauld, qui allait être massacré à Gisors, après avoir professé pendant toute sa vie les opinions les plus libérales, s’écriait en apprenant les meurtres commis lors de la prise de la Bastille : « Il est bien difficile d’entrer dans la véritable liberté par une pareille porte. »

Il disait vrai, Messieurs. La liberté porte encore et portera longtemps la peine de la révolution. Ayons le courage de le dire, en présence des arrêts de l’histoire et des menaces de l’avenir : la révolution de 1789, telle qu’elle s’est faite, n’a été qu’une sanglante inutilité. Tous les bienfaits qu’on lui attribue, ses conséquences durables que nul ne songe à contester, les droits et les garanties qui nous sont devenus comme une seconde vie, tout cela eût été obtenu graduellement, complètement, sans aucune des violences révolutionnaires, et n’en eût été que plus solidement enraciné, plus universellement respecté. Prétendre qu’il valait mieux conquérir la liberté politique et l’égalité devant la loi par une crise meurtrière que par la persévérante énergie du droit et du sacrifice, c’est la doctrine des hommes déterminés à livrer un assaut semblable à la société actuelle, encore toute meurtrie et mal assise, par la faute de nos pères et par la nôtre. Tout homme qui absout sans réserve 1789 prononce d’avance la sentence de mort contre tout gouvernement de son choix et de son temps.

Car 1789 ne fut pas la liberté, ce fut la révolution. Un écrivain distingué l’a dit : « La liberté politique en France a un grand malheur, c’est d’être née de la révolution et par suite de n’avoir guère servi qu’à la révolution. » Et cependant, à vrai dire, ce sont les deux contraires : la liberté, c’est le droit limité par le devoir ; la révolution n’est que la force triomphant du devoir et du droit.

Qu’on ne vienne donc pas objecter les intérêts de la liberté à ceux qui combattent et déplorent la révolution ; à ceux qui, comme vous tous, Messieurs, ont dans ces dernières années lutté contre les égarements et les conquêtes de l’esprit de désordre. La liberté, c’est nous qui l’avons défendue, nous défenseurs de l’autorité, de l’ordre et de la loi. Oui, la liberté vraie, la liberté réglée, loyale, à la fois virile et pure, c’est entre nos mains seules qu’elle pouvait fleurir ; c’est nous seuls qui l’avons aimée, servie, comprise, qui n’en avons pas dégoûté l’univers. Avec nous, par nous, et, si l’on veut, contre nous, elle pouvait vivre : avec nos ennemis, elle est toujours la première immolée. On peut nous calomnier, nous accuser, nous traiter d’amants du despotisme : notre conscience parle, nos actes aussi ; et aussi l’histoire, qui dira de quelle passion sincère la France, aujourd'hui troublée dans sa foi, a aimé la liberté, jusqu'à ce qu’une nouvelle explosion de la lave révolutionnaire fût venue recouvrir l’Europe et déconcerter les plus hardis d’entre nous.

Je ne parle pas de la révolution comme d’un fait, d’un acte, d’un orage passager : je parle de la révolution érigée en principe, en dogme, en idole ; de cette révolution qui ne se borne pas à un pays, à une époque, mais qui prétend envahir tout l’esprit humain, lui tenir lieu de religion et de société ; qui prêche la légitimité de l’insurrection partout et toujours, sauf contre elle-même ; qui, sous le nom de démocratie, n’est que l’explosion universelle de l’orgueil ; qui, après avoir tout obtenu, demande encore tout, insatiable comme la mort et comme elle implacable. Je dis que cette révolution non-seulement n’est pas la liberté, mais qu’elle en est l’antipode. Victorieuse ou vaincue, elle tue la liberté, en la supprimant quand elle triomphe, en la faisant redouter et haïr quand elle l’invoque dans ses défaites. C’est elle qui prépare les peuples à la tyrannie ; elle les en rend dignes ; elle les contraint surtout à s’y résigner, crainte de pire.

Voilà pourquoi les deux plus fameux champions de la liberté parmi les modernes, deux hommes très-divers, mais qui tous deux devaient leur force et leur renommée à l’insurrection contre les pouvoirs établis, ont fini par réagir contre la révolution française. Washington, aussi pur qu’il était grand, s’en inquiète dès l’origine ; et, à la fin de sa carrière, il accepte le commandement d’une armée destinée à la combattre. Mirabeau, au milieu de ses triomphes oratoires, s’arrête, désespéré de n’avoir attaché son nom qu’à une vaste destruction . Il consacre son habileté à empêcher le triomphe de la démocratie , à préparer la régénération de la royauté ; et, loin d’en rougir, il veut que la postérité le sache ; il compte sur ces efforts pour se faire pardonner les dérèglements de sa jeunesse ; et, au lit de mort, il dit à son ami : « C'est là qu’est l’honneur de ma mémoire. »

J’ai trop de fois nommé Mirabeau pour ne pas vous rappeler, Messieurs, que M. Droz a consacré un volume presque entier à l’étude de la transformation que subit ce grand orateur à partir du jour où il vit le roi captif d’une assemblée elle-même captive, mais captive volontaire de Paris et de la révolution. M. Droz nous a révélé d’avance les principaux traits de cette correspondance, dont la publication récente a jeté sur le cœur de Mirabeau une lumière si imprévue. Charmé, sans être dominé par ce rare génie, il l’a peint dans son étonnant mélange de faiblesse et de grandeur, avec ses tergiversations, ses chutes, ses retours ; aimable, fier, séduisant, superbe, mais condamné à être à lui-même son plus grand obstacle. On le voit jurant d’effacer ses fautes par de gigantesques labeurs, mais manquant toujours, même aux yeux d’un public corrompu, de l’autorité que la vertu seule donne à l’éloquence. Aristocrate par instinct, royaliste et libéral par raisonnement, il veut le rétablissement non de l’ordre ancien, mais de l’ordre ; non la contre-révolution, mais la contre- constitution ; il déclare que la prérogative royale est le plus précieux domaine des peuples ; il se proclame le défenseur du pouvoir monarchique ; et en même temps, sans craindre la contradiction flagrante de sa conduite publique avec ses engagements de conscience, il pousse l’assemblée dans les voies de la violence et de la persécution.

À la fin le bien l’emporte ; il concentre toute sa politique sur les moyens de raviver le pouvoir exécutif, « Personne, disait-il fièrement à Maloüet, personne ne croira que j’ai vendu la liberté de mon pays, que je lui prépare des fers. Je leur dirai, oui, je leur dirai : Vous m’avez vu dans vos rangs luttant contre la tyrannie, et c’est elle que je combats encore. Prenez bien garde, je suis le seul, dans cette horde patriotique, qui puisse parler ainsi sans faire volte face. Je n’ai jamais adopté leur roman, ni leur métaphysique, ni leurs crimes inutiles. » Mais il ne devait pas avoir le bonheur de réparer le mal qu’il avait fait. La mort le saisit au moment où il se croyait sûr de sauver la monarchie, la France et sa propre gloire. Il avait trop longtemps spéculé sur les passions humaines, trop manœuvré, trop louvoyé, trop compté sur lui-même, trop oublié Dieu. Comme il touchait au but, Dieu l’arrête pour lui signifier la terrible parole que lui seul a le droit de prononcer : Il est trop tard !

Il lui fut du moins donné, avant de succomber, de s’incliner devant la reine, d’en obtenir son pardon, de lui offrir quelques espérances, quelques illusions consolantes. Connaissez-vous, Messieurs, un spectacle plus émouvant que celui de Mirabeau devant Marie-Antoinette, et ne comprenez-vous pas ce respect, cet attrait, cet hommage attendri de l’homme en qui semble s’incarner le génie de la révolution pour la femme qui doit en être la plus noble victime ? Je n’adresse qu’un reproche à l’histoire de M. Droz : c’est de n’avoir pas subi, comme Mirabeau, l’ascendant de cette femme héroïque ; c’est d’être resté froid et presque sévère pour elle. Quant à moi, j’avoue que, dans les annales de la France et du monde, je ne sais rien, je n’imagine rien de plus saisissant et de plus douloureux que la destinée de Marie-Antoinette. Qui ne se sent comme éperdu de douleur et d’admiration devant ce contraste tragique entre l’éclat incomparable des dix premières années de son règne, et les ignominies dont sa fin fut abreuvée ; devant cette vertu charmante, cette patience sereine, ce bon sens si aimable et si méconnu ; ce sang- froid, cette décision qui faisait dire à Mirabeau : « Le roi n’a qu’un homme, c’est sa femme ? » Épouse, sa fidélité va jusqu’à paralyser son énergie naturelle ; chrétienne, elle se résigne à tout, excepté à une apparence de complicité avec le schisme ; mère, elle venge toutes les mères par le cri sublime qui confond ses accusateurs. Son cœur, modeste et calme, grandit toujours avec sa destinée, jusqu’à ce qu’il soit à la hauteur de cet échafaud où devait monter la fille de Marie-Thérèse après le petit-fils de Louis XIV.

Non, la France n’a point encore expié ce crime, le plus grand de tous ceux qu’elle a laissé commettre. Un jour viendra peut-être où son repentir élèvera un autel dans le cœur de chacun de ses enfants à cette martyre de nos égarements. Ce jour-là nous serons s : le mot n’est pas français, je le sais ; mais il est de la reine de France, il est de Marie-Antoinette , et vous ne le répudierez pas.

Bien que mitigé par la douceur naturelle de son âme, le jugement de M. Droz sur l’époque et l’assemblée dont il a écrit l’histoire n’est guère moins rigoureux que le mien. Rien ne trahit, dans l’austère indépendance de ses arrêts, les sympathies de sa jeunesse pour ce temps fatal. Il respectait trop la vérité pour vouloir lui demander la justification ou l’excuse de ses erreurs. Il voulait s’élever jusqu’à elle, et non la faire plier jusqu’à lui.

Il lui restait à faire dans l’ordre moral et religieux les mêmes progrès que dans l’ordre politique. Il les fit, et c’est cette dernière transformation que je dois vous raconter. Sans aucun doute, le scrupuleux amour du vrai qui l’avait guidé dans ses études historiques, lui facilita l’accès de la certitude et de la paix qui manquaient encore à son âme. Au plus fort de son enthousiasme pour la philosophie morale, des doutes étaient venus parfois l’assaillir sur l’efficacité des théories philosophiques pour accomplir de grandes réformes dans la société ou simplement dans l’âme humaine. Ses recherches lui rendirent de plus en plus manifeste cette infirmité de la religion naturelle et des meilleurs systèmes de morale. Il vit que jamais les sages du paganisme n’avaient connu les moyens d’améliorer de grandes masses d’hommes, et que leurs successeurs, dans les temps modernes, n’avaient réussi qu’à exciter les âmes sans pouvoir les régler. Cette découverte le consterna. Il se sentait ballotté entre une philosophie impuissante et une religion fausse, car il la croyait toujours fausse, tout en lui rendant des hommages extérieurs dans ses écrits. Il continua cependant ses études. Recherchant les causes de la supériorité incontestable du christianisme sur la philosophie dans l’art de maîtriser et de diriger les hommes, il vit que la religion avait l’avantage de donner avec ses préceptes la force de les mettre en pratique. De longues méditations sur ce merveilleux privilège finirent par ébranler son esprit.

Le dernier coup lui fut porté par le dernier adieu de la compagne de ses jours. La fin chrétienne de cette femme modeste et tant aimée, l’éloquence de ses dernières paroles que la foi rendait sublimes, achevèrent l’œuvre de l’étude et de la réflexion. Une fois entré dans la pleine possession de la vérité, il eut besoin de partager sa nouvelle richesse avec ceux dont il avait partagé l’indigence. Un an après que son volume sur Mirabeau et la Constituante eut paru, en 1843, il publia sa profession de foi sous le titre de Pensées sur le Christianisme. Il y aborde de front les objections et les préjugés les plus redoutables. La clarté de son langage répond bien à la tranquille assurance de son âme. Il parle avec cette autorité supérieure aux passions qui peut seule donner le mérite d’une opportunité durable. Il juge d’un regard si sûr les infirmités de la société et leur unique remède, qu’on se demande, en le lisant aujourd'hui, s’il est bien vrai que ce livre ait été écrit avant la terrible expérience que nous avons faite, en 1848, de notre faiblesse et de notre aveuglement. Et l’on ne peut s’expliquer que par cet aveuglement qu’un tel livre, venant d’un tel homme, n’ait pas plus profondément ému le public.

Un homme toutefois avait compris la valeur de cet avertissement. M. Affre, archevêque de Paris, rendit hommage à l’exactitude théologique du laïque et à la persuasive intrépidité du chrétien. Il voulut que son nom et son témoignage fussent placés à la tête de l’ouvrage. Ce volume descendra donc à la postérité marqué du sceau de la publique sympathie du pontife qui devait marcher à la mort avec un si doux courage, et léguer à l’Église de France une gloire que rien ne surpasse et que rien ne fera oublier.

M. Droz voulut à son tour déposer un hommage sur la tombe du martyr de la charité épiscopale. Il mit sous la protection de cette sainte mémoire un second opuscule, dont il comptait faire l’appendice de ses Pensées sur le Christianisme ; et qu'il intitula : Aveux d’un Philosophe chrétien. C’étaient, dit-il, les dernières observations d’un vieillard qui se reporte vers les jours de sa jeunesse pour en expier les fautes. Il y revient sur les principaux éléments de sa conviction. Il leur donne un tour plus personnel, il se contient moins : sa plume s’épanche avec la liberté d’un père qui va bientôt se séparer de ses enfants. Mais ne craignez pas qu’il donne dans l’abus des confessions et des confidences. « J'ai longtemps méconnu, dit-il, la vérité, la puissance et les charmes de la religion du Sauveur. Fasse le ciel que mes tristes aveux soient utiles à quelques hommes ! Cet espoir me détermine à surmonter la répugnance qu’un honnête homme éprouve à parler de lui, alors même qu’il parle pour s’accuser. »

La révolution de février le surprit occupé à terminer ses Aveux. D’abord troublé, il retrouve bientôt le sang-froid dans ce qu’il appelait sa longue et triste expérience des révolutions. Plus que jamais tourné vers le ciel, il ne veut pas fermer son cœur aux patriotiques espérances. Il ajoute à son livre quelques lignes qui méritent d’être citées.
« Je venais, dit-il, d’achever le récit de mes erreurs et des bienfaits de la Providence envers moi, lorsqu’une révolution a tout à coup éclaté. L’âge éteint mes forces ; je ne puis plus qu’élever mes mains vers le ciel, et je sens qu’elles s’appesantissent ; mais, jusqu’au dernier soupir, il s’exhalera de mon cœur des vœux pour ma patrie. » Il souhaite à son pays le remède dont il avait lui-même éprouvé la douce et invincible efficacité. « La religion, partout nécessaire, est surtout indispensable aux peuples avides de liberté. » Puis il nomme O’Connel ; et il rappelle les doutes exprimés par ce grand chrétien sur les destinées de la liberté dans cette France qu’il croyait à jamais hostile à la religion. « Cette séparation fatale, ajoute M. Droz, entre la religion et la liberté, est le grand obstacle qui, depuis soixante ans, s’oppose à l’affermissement de la liberté parmi nous. Mais, pour nous rendre à la religion, l’adversité est un moyen qu’emploie souvent la Providence... Elle l’adresse aux hommes qui méritent d’être désabusés... Le découragement perdrait tout : que la confiance en Dieu ne nous abandonne jamais. »

Ce furent les dernières paroles qu’il destina au public. Le reste de sa vie fut consacré exclusivement à sa famille et à vous, Messieurs. Vous savez mieux que moi avec quelle assiduité il remplissait ses devoirs d’académicien. L’âge et la faiblesse croissante de sa santé ne le retinrent jamais loin de vous. Il siégeait encore sur ces bancs quatre jours avant sa mort. Il tomba malade en sortant de l’Académie, un mardi, et mourut le samedi suivant, comblé des secours et des consolations de cette religion qu’il avait courageusement confessée. Sa dernière lutte avec la mort fut si douce, qu’on n’entendit pas même son dernier soupir : un, quart d’heure après qu’il eut cessé de vivre, ses petits-enfants vinrent, comme à l’ordinaire, lui baiser la main, en lui demandant de prier pour eux.

Nous avons tous à profiter de l’enseignement qui ressort de la vie et des œuvres de cet homme de bien. Il nous aidera à remplir l’un des premiers devoirs d’une nation envahie par le mal, qui est de répudier dans l’histoire les idées qui menacent dans le présent son repos et son existence. Pour vaincre et arrêter la révolution, il faut avant tout renier l’esprit révolutionnaire. On n’y parviendra point à moins de revenir, comme l’a fait M. Droz, à la vérité tout entière. En politique comme en religion, cette vérité est dans, le christianisme, et elle n’est que là. On parle de progrès : depuis que le monde existe, quel progrès approcha jamais de la révélation chrétienne ? Elle est la base unique de toute restauration sociale. Elle seule peut redresser, comme parle Bossuet, le sens égaré. L’idée d’autorité ne peut naître que de l’idée de Dieu. Nos ennemis le savent et le disent : ne soyons ni moins hardis ni moins logiques. Il ne s’agit pas de reconstruire l’édifice politique d’un passé détruit sans retour ; il ne s’agit pas de ressusciter les morts, mais bien de reconnaître la vie là où elle n’a jamais cessé d’être. Il s’agit surtout de ne pas nourrir la prétention insensée de vivre en s’abreuvant chaque jour du poison qui a tué tout ce qui nous a précédés. Il s’agit d’émanciper le principe chrétien, et de se confier à la fécondité réparatrice de la vérité.

Le temps presse : les symptômes alarmants ont surgi en foule à nos yeux. Il faudrait plaindre ceux qui croiraient à une guérison apparente et trop prompte pour n’être pas superficielle ; ceux qui prendraient le silence de la défaite pour une conversion ; ceux qui passeraient tout à coup de la terreur à une aveugle confiance. Cette fausse sécurité où nous nous replongeons toujours n’est qu’une des formes de l’orgueil, et l’orgueil est la grande maladie de notre pays et de notre époque. Nous vivons dans un temps infatué de lui- même. Sa superbe n’est égalée que par son impuissance. Car j’appelle impuissance une force qui n’est invincible que pour abattre, et qui ne sait ni créer ni maintenir. Or, la grande leçon de nos jours, qui effraye en même temps qu’elle console, c’est Dieu qui la donne en confondant l’orgueil et la fausse sagesse des hommes.

Quelle humiliation pour notre outrecuidance, que cette nécessité où nous avons été chaque jour de proclamer, d’invoquer, de défendre... quoi ? Ces premiers rudiments de la vie sociale que les sauvages eux-mêmes ne méconnaissent pas, et dont les noms sans cesse répétés fatiguent nos oreilles : la famille, la propriété la religion ! Voilà donc ce qui est menacé chez nous, dans la France du XIXe siècle! Voilà donc où devaient aboutir ces progrès tant vantés, ce perfectionnement indéfini de l’humanité, cette civilisation si fière d’elle-même, cette propagation universelle des lumières, ce triomphe incontesté de la raison ! Ce n’est pas le superflu qu’on nous dispute, c’est le nécessaire ; ce n’est plus le mystère qu’on nie, c’est l’évidence. La foi en Dieu a disparu pour faire place au fanatisme de l’impossible.

O contempteurs du passé, que vous l’avez donc cruellement vengé !

Pour échapper définitivement au sort douloureux que nous avons entrevu de si près, il n’y a qu’une voie à suivre, celle d’un retour énergique aux lois fondamentales que Dieu a données pour règle à la conscience et à la société. L’homme éminent dont nous célébrons aujourd’hui la mémoire a été le type de ce mouvement régénérateur qui peut et qui doit nous sauver. Il a traversé la philosophie, l’économie politique et la politique, pour aboutir au christianisme. Il a substitué au culte de l’humanité celui de la vérité. Il n’a désavoué ni la raison ni la liberté : mais il a compris que l’une et l’autre ont besoin de sanction, de barrière et d’appui, et qu’un frein n’est pas une entrave. Il a su monter de la morale à la religion, de la raison à la foi, de la philanthropie à la charité, de la discussion à l’autorité.

Je n’ose tirer de sa vie un pronostic pour l’avenir de la France et du monde : je me borne à constater que dans la sphère, toujours plus étendue qu’on ne pense, d’une âme honnête et pure, cette vie a vérifié la prédiction, d’un homme dont on voit grandir chaque jour la renommée, du comte de Maistre, qui a dit de la révolution française : Elle fut commencée contre le catholicisme et pour la démocratie ; le résultat sera pour le catholicisme et contre la démocratie.

Telles sont, Messieurs, les pensées qui m’ont animé en étudiant la noble carrière de celui que vous m’avez appelé à remplacer parmi vous. On le sait du reste : quand vous daignez adopter l’un de ceux qui aspirent à votre choix, rien ne vous oblige à adopter ses opinions ; et je n’ai pas cette ambition pour les miennes. Mais vous excuserez, je l’espère, la hardiesse habituelle à un homme qui ne s’est jamais servi de la parole pour briguer le pouvoir ou la popularité, et qui place la réaction morale et sociale dont il est le serviteur passionné, à une hauteur infinie au-dessus de toutes les questions de gouvernement, de constitution ou de dynastie. Que cette réaction doive durer ou triompher, je l’ignore ; je n’y compte pas ; je cherche surtout à ne me faire aucune illusion sur ses forces : mais je tiens qu’il faut profiter de la trêve qu’elle nous a value pour proclamer la vérité sans détour. Après cela, que nous soyons vainqueurs ou vaincus, c’est le secret de Dieu. Ce qui importe, c’est de ne pas avoir préparé soi-même la catastrophe où l’on succombe, et après sa défaite de ne pas devenir le complice ou l’instrument de l’ennemi victorieux. Je me souviens à ce propos d’une belle réponse attribuée au plus chevaleresque des révolutionnaires, à M. de Lafayette. On lui demandait ironiquement ce qu’il avait pu faire pour le triomphe de ses doctrines libérales sous l’empire ; il répondit : « Je me suis tenu debout ! » Il me semble, Messieurs, que cette fière et noble parole pourrait servir de devise et de résumé à votre histoire. L’Académie française a le droit, elle aussi, de dire : Je suis restée debout ! Depuis que la forte et dure main du cardinal de Richelieu l’a fondée, elle a subi bien des orages sans y succomber, traversé bien des régimes sans s’inféoder à aucun. Quelles qu’aient pu être les défaillances individuelles, elle n’a jamais complètement abdiqué devant le monopole de l’opinion dominante ou devant l’éternité chimérique de la force contemporaine.

C’est votre indépendance qui est le gage de votre durée. En plein dix-huitième siècle, un prêtre, parlant en votre nom, devant la tombe ouverte de Voltaire, osa blâmer hautement ce triomphateur de n’avoir pas dédaigné la triste célébrité qui s’acquiert par l’audace et la licence. Vous n’accorderez pas aux pygmées qui se disputent aujourd’hui la dépouille de Voltaire la connivence que vous avez refusée au plus formidable esprit que le mal ait jamais enfanté. L’esprit révolutionnaire, qu’il faut combattre partout, sera réprimé par vous dans le domaine des lettres, du style, de la langue. Vous défendrez la société contre l’empire fatal de la phrase. Vous vengerez notre langue, chaque jour insultée par l’emploi sacrilège des termes, des images, des symboles empruntés à la religion, par la prostitution des mots les plus saints aux choses les plus souillées. Les bons écrivains ne sauraient être révolutionnaires ; s’ils commencent quelquefois par là, ils s’en corrigent ; s’ils le deviennent, après avoir brillé par ailleurs, leur châtiment ne se fait pas attendre : ils cessent d’être et ne comptent plus. Oui, sauver cette langue française, qui est la forme la plus attrayante, la plus expansive de la vérité, c’est une mission qui vous appelle, Messieurs, aux premiers rangs dans l’œuvre de la régénération sociale, et qui vous attirera toujours le respect, la sympathie, les vœux de tout ce qui aura conservé parmi nous les traditions de l’ordre, de l’esprit, du goût et du bon sens.

Ainsi s’explique et se justifie cette suprême ambition des âpres lutteurs de l’arène politique, qui est de venir se reposer à vos côtés. Cette distinction, déjà si recherchée du temps de Bossuet et de Montesquieu, est devenue aujourd’hui la véritable couronne et la seule durable des vies les plus glorieuses.

À une époque où il y avait encore dès grands seigneurs, l’un d’eux, le maréchal prince de Beauvau, fier d’être admis parmi vous, remarquait que les premiers personnages de l’État venaient briguer ici l’honneur d’être les égaux des gens de lettres. S’il en était ainsi dans cette ancienne société où tous les rangs étaient si réglés et si distincts, combien plus l’Académie française ne doit-elle pas fixer les regards, éveiller les désirs, enflammer les ambitions, de nos jours où tout est confondu et abaissé, où aucune position n’est assurée, aucune dignité debout, où l’on ne voit plus qu’elle, seul débris du passé qui ait échappé à l’universelle ruiné, seul témoin vivant de notre antique gloire !

Pour moi, qui n’étais indiqué à vos suffrages que par des titres si peu nombreux et si contestés, je ne saurais vous exprimer assez la reconnaissance que je vous dois. Vous m’avez ouvert au milieu de la tempête le port que n’atteignent pas toujours les plus généreux courages. Vous me permettez d’y retrouver chaque jour des modèles ; des amis éprouvés dans d’autres luttes, et d’anciens adversaires transformés en alliés. Il me sera donné d’y vivre avec eux, d’y apprendre et d’y goûter cette équité, cette impartialité, cette mesure, qui font la force et le charme de votre existence. Heureux si je puis désormais, loin des fatigues, des mécomptes, des animosités de la vie politique, me consacrer tout entier aux nobles études, aux laborieux loisirs dont c’est ici le sanctuaire.

Mais j’ai trop parlé de tout pour avoir le droit de parler de moi, même pour me confondre en actions de grâces. J’ai hâte de finir : car je comprends et je partage votre juste impatience d’entendre cette grande voix, trop longtemps muette, et qui me vaudra votre indulgence en me faisant oublier.

Correspondance du comte de Mirabeau avec le comte de la Marck, T. I, p. 315.

Voir sa lettre au Roi, citée par M. Droz, T. III, p. 188

Droz, T. II, p. 200.

M. le comte Franz de Champagny.

M. de Salvandy.
Deo et Caesari fidelis perpetuò : devise de Besançon.