Réponse au discours de réception de Jean-Jacques Ampère

Le 18 mai 1848

Prosper MÉRIMÉE

Réponse de M. Prosper Mérimée
directeur de l'Académie française

au discours de M. Ampère

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 8 mai 1848

INSTITUT ROYAL DE FRANCE

  Monsieur,

Les grands événements qui ont changé la face de la France ont été pour vous l’occasion d’une disgrâce. Une voix éloquente devait célébrer votre entrée dans cette compagnie ; mais notre directeur, fidèle à ses devoirs de citoyen et d’homme public, n’a pas cru devoir dérober un instant aux soins de l’utile administration qu’il dirige. Vous regretterez sans doute, avec cette assemblée, l’absence de M. Lebrun ; pour moi, forcé d’occuper tout à coup dans cette solennité une place qu’il eût mieux remplie, j’ai couru, pour ainsi dire, au-devant de vous, sans prendre même le soin de préparer un discours ni d’étudier mon langage. Je savais, Monsieur, et ce sera mon excuse auprès de vous, que l’Académie était moins soucieuse de m’entendre qu’impatiente de vous recevoir dans son sein. La mission que je dois au hasard est bien douce pour moi. Il y a trente ans, vous vous en souvenez, nous étions assis sur les bancs du même collége maintenant, c’est à l’Académie que nous nous retrouvons, ou plutôt, sans nous être jamais quittés, poursuivant chacun des études chéries, nous leur devons, l’un et l’autre, la plus flatteuse distinction que puisse ambitionner un homme de lettres.

Je n’essayerai point, après vous, de faire l’éloge de M. Guiraud ; vous avez rendu toute justice à ses remarquables ouvrages, à son noble caractère. Vous nous l’avez peint tel que ses livres l’ont fait connaître, tel que l’appréciait le cercle choisi de son intimité. Permettez-moi seulement d’ajouter quelques mots pour vous le montrer tel qu’on l’a vu dans cette compagnie, où il laisse de si honorables souvenirs.

M. Guiraud apportait dans nos réunions cette vivacité méridionale, toujours mêlée d’une exquise politesse, qui donnait un charme particulier à sa conversation. Dans nos discussions littéraires, il s’exprimait souvent avec un feu qui laissait voir toute la sincérité de ses opinions ; mais son ardeur ne tendait qu’à persuader ce qu’il croyait juste et vrai ; jamais il ne se proposa la gloire de briller dans le débat. Bon et candide, parfois il se prenait à douter de lui-même ; et si la réflexion lui présentait quelque motif d’incertitude, il s’empressait de fournir des armes à ses adversaires déjà convaincus. Personne ne mit plus de zèle ni d’impartialité dans l’examen des ouvrages envoyés aux concours que propose et que juge l’Académie. M. Guiraud s’attachait, avec une scrupuleuse exactitude, à découvrir, dans toutes les compositions, les traces du talent ou de l’originalité. Il se plaisait à relever les traits heureux ; les fautes l’affligeaient, même d’un auteur inconnu. Sa paternelle bienveillance pour les jeunes littérateurs contrastait avec son goût épuré. Si le juge était indulgent, le poëte était sévère. Il fut, pour tout dire en un mot, selon l’expression de Racine, il fut « un très-bon académicien. » Il aimait notre compagnie autant qu’il en était aimé ; et nous avons le regret de penser que sa mort fut hâtée peut-être par le désir qu’il eut de se retrouver avec nous, sans consulter ses forces épuisées.

Nous savons, Monsieur, que vous apporterez dans nos réunions un zèle aussi louable, un jugement non moins éclairé. Nous ne doutons pas que vous ne preniez une part active à nos travaux. Depuis plusieurs années, l’Académie s’occupe d’un Dictionnaire historique de notre langue. Vos brillantes études sur nos auteurs de toutes les époques nous garantissent un concours utile et empressé. Une autre classe de l’Institut a décerné trois fois le prix fondé par le baron Gobert à votre Histoire littéraire de la France avant le XIIe siècle, et à vos Recherches sur la formation de la langue française. Ce sont des travaux déjà devenus classiques. Nous les revendiquons, Monsieur, et nous vous prions de les continuer parmi nous.

Peu d’écrivains se sont livrés à la critique littéraire avec les avantages qui vous sont particuliers, et que vous devez aux leçons de votre illustre père, à de nobles amitiés, à la singulière variété de vos connaissances. Français par le style comme par le cœur, vous vous êtes si bien approprié l’esprit des littératures étrangères, que vous avez pu contempler la nôtre d’un point de vue plus élevé, et la juger avec l’impartialité d’un cosmopolite. Voyageur infatigable, vous êtes allé étudier dans la savante Allemagne, et jusque dans la Scandinavie, les traditions et les antiques croyances des peuples qui, après avoir renversé l’empire romain, inondèrent la Gaule et modifièrent ses mœurs, sa langue et sa nationalité même. Auprès des plus beaux génies de l’Allemagne, vous avez admiré leur liberté et leur audace, mais vous avez remarqué en même temps les exagérations et les témérités de leur école. Des poëtes du Nord vous doivent une célébrité que leurs langues ignorées semblaient séparer, comme les Bretons de Virgile, du reste de l’univers. La belle Italie vous a retenu longtemps ; vous nous avez décrit Rome en artiste, en antiquaire, en historien. Sur les traces du chantre sublime du moyen âge, vous avez recherché dans tous les lieux qu’habita le Dante, les sources de ses divines inspirations. Vous l’avez dit, Monsieur, on ne comprend pas bien le coloris d’un poëte, si l’on ne connaît son soleil. J’ai appris avec vous, en Grèce et en Asie Mineure, qu’il n’y a pas de soleil assez ardent pour vous décourager dans vos explorations. Tour à tour vous avez parcouru la Béotie, que ceint de toutes parts un mur de rochers stériles, et la riante Ionie, aux riches plaines, aux montagnes toujours couvertes de verdure. En comparant des lieux si différents d’aspect, vous compariez la muse d’Hésiode et celle d’Homère, et par les contrastes de la nature vous expliquiez ingénieusement le caractère des deux grands poëtes de la Grèce. L’Égypte, qui n’a que la poésie muette de ses gigantesques ruines, a failli faire de vous un nouveau martyr de la science ; mais vous avez bien vite oublié les rigueurs d’un climat inhospitalier, pour nous peindre les sites majestueux que vous avec traversés, et les monuments étranges, qui, grâce aux découvertes de Champollion, vous ont révélé quelques-uns de leurs mystères.

Je ne citerais pas vos recherches sur les littératures de l’Orient, sur les épopées indienne et persane, sur le théâtre chinois, si ces travaux, qui vous ont ouvert les portes d’une autre Académie, ne se rattachaient pas à vos études générales sur l’invention poétique et la critique comparée, cette science nouvelle, dont un illustre professeur, autrefois notre maître, maintenant notre confrère, a fondé la méthode. Il vous appartenait, Monsieur, de lui donner les développements les plus étendus, en rapprochant avec sagacité les littératures de l’Orient et de l’Occident. L’érudition, avec son appareil quelquefois effrayant, se dissimule sous votre plume et prend une forme attrayante. Vous nous cachez votre labeur pour ne nous en montrer que les fruits. Dans vos ouvrages, même les plus étrangers au but de nos exercices, nous ne pouvions méconnaître le mérite d’un style toujours clair et élégant ; nous devions enfin vous savoir gré d’avoir initié toutes les classes de lecteurs aux récentes découvertes de la philologie orientale. Vous avez satisfait ainsi cette noble curiosité, qui de nos jours succède à une indifférence, trop orgueilleuse peut-être, mais excusable chez un peuple qui se glorifie d’un Bossuet, d’un Corneille, d’un Molière.

Tandis que dans des littératures si diverses, vous recherchiez toutes les sources du beau avec la patience et la sagacité d’un antiquaire, votre goût tout français, et votre esprit aussi fécond pour produire qu’ingénieux pour interpréter, donnaient à vos ouvrages critiques le caractère d’une œuvre originale. Le poëte s’y décèle à la vivacité de ses impressions, à des traits partis du cœur, qui vous échappent comme involontairement, au milieu même des études les plus arides. En vain une soif inextinguible d’acquérir des connaissances nouvelles vous entraîne d’un pays à un autre et vous oblige à interroger tour à tour les livres et les hommes, il vous arrive souvent de vous renfermer seul avec vous-même et de tout oublier pour la poésie. « À Rome », dit un célèbre Allemand, Goethe, dont vous avez recueilli les derniers chants, il y a au milieu du peuple romain tout « un peuple de statues. De même, en dehors du monde, il y a un monde imaginaire, au milieu duquel vivent quelques hommes. » On s’aperçoit que vous vivez parmi les statues de Rome, même lorsque vous tracez si fidèlement le portrait moderne de la ville éternelle. Je ne trahirai point les confidences de l’amitié, et je respecterai votre modestie. Permettez-moi d’espérer seulement que des vers répétés par un petit nombre d’amis recevront bientôt du public le suffrage flatteur qu’il accorde à vos autres productions.

Vous avez dit éloquemment, Monsieur, que nous devons être fiers d’appartenir à un âge du monde où l’intelligence humaine a pris un essor si merveilleux. Et ce qui n’est pas moins admirable que les découvertes sublimes dont vous venez de nous entretenir, c’est l’étonnante facilité qu’elles trouvent aujourd’hui à se répandre et à se propager. Autrefois, le génie, le savoir, l’esprit même encouraient facilement la persécution, et il fallait presque le courage d’un martyr pour être un bienfaiteur de l’humanité. Maintenant, le monde entier entoure de son respect et de sa reconnaissance quiconque a trouvé une vérité utile. Le bon sens est descendu dans toutes les classes de la société. Les idées grandes et généreuses rencontrent partout des approbateurs enthousiastes. C’est à notre nation surtout, c’est à nos écrivains que revient honneur de cette glorieuse propagande de la raison. Il y a un demi-siècle, la France enfantait quatorze armées victorieuses pour défendre son indépendance : aujourd’hui, en reprenant avec orgueil le grand nom de République française, elle n’a besoin, pour conquérir les sympathies de l’Europe, que de déployer sa bannière et d’y montrer ces deux mots écrits : Ordre et Liberté.