Discours de réception de Saint-Marc Girardin

Le 16 janvier 1845

Marc GIRARDIN, dit SAINT-MARC GIRARDIN

M. Saint-Marc Girardin, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Campenon, y est venu prendre séance le 16 janvier 1845, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

M. Campenon a été, pendant trente ans, membre de l’Académie ; il a laissé parmi vous des amis à qui sa mémoire sera toujours chère, et ils auraient droit de se plaindre de moi, si, en parlant aujourd’hui devant vous du confrère que vous avez perdu, j’oubliais l’homme pour ne m’occuper que du poëte. Non, me diraient-ils, non, la littérature ne prend pas l’homme tout entier : elle lui laisse une grande et noble part de lui-même qu’il donne à ses amis, à sa famille, à ses devoirs. - Tel fut surtout M. Campenon. Il dit lui-même quelque part, dans ses Mémoires sur Ducis, que les lettres ajoutent un nouveau charme à tous les bons sentiments du cœur humain. Heureuse apologie de la littérature et bien digne d’être vraie ! Oui, la culture des lettres n’est pas moins féconde pour l’âme que pour l’intelligence ; elle n’altère aucun de nos sentiments, elle n’affaiblit aucune des affections qui font la joie et l’honneur de la vie humaine, ou plutôt elle nous les fait mieux sentir et mieux exprimer.

Ne vous étonnez pas, Messieurs, que je m’attache ainsi aux idées que M. Campenon se faisait de la littérature : elles expliquent le souvenir affectueux que vous avez gardé de lui, et dont j’ai recueilli soigneusement le témoignage comme la meilleure inspiration que je puisse avoir aujourd’hui. Oserai-je ajouter que ces idées ont aussi pour moi un attrait particulier ? car il n’en est pas qui rattachent si étroitement la morale à la littérature, et qui, par conséquent, conviennent si bien à l’enseignement littéraire et à ces travaux du professorat qui, tout modestes qu’ils sont, trouvent pourtant parfois d’illustres récompenses. Vos suffrages me l’ont appris, Messieurs ; et j’en garderai une reconnaissance d’autant plus vive et d’autant plus profonde, que, lorsque vous avez daigné prendre dans l’Université le successeur de M. Campenon, ce choix, qui a été pour moi un signe éclatant de votre bienveillance, a été pour le corps auquel je me fais gloire d’appartenir un à-propos de justice que je n’oublierai jamais.

M. Campenon était né à la Guadeloupe, mais il vint de bonne heure en France ; il y fit des études rapides et brillantes, et sortit du collége encore bien jeune, deux ou trois ans à peine avant 89. Je ne veux pas ici, Messieurs, parler encore de cette révolution qui a fondé notre société : assez d’autres l’ont fait avec l’autorité de leur talent et avec l’expérience des temps et des hommes. Je n’ai aucun de ces droits. La vie de M. Campenon ne peut même pas me servir de prétexte : car, s’il fut, comme tant d’autres, enveloppé dans l’adversité commune, il en souffrit moins, parce qu’il était jeune, et que le malheur pèse moins à la jeunesse qu’à l’âge mûr. Le malheur est, pour la jeunesse, une expérience, un apprentissage ; parfois même aussi il lui plaît comme une aventure. Pour M. Campenon, cependant, l’aventure fut pénible, car il fut forcé d’aller chercher un asile en Suisse. Quel était donc le crime de ce jeune homme ? Hélas ! il avait fait contre la révolution une romance. M. Campenon avait été, comme il le dit quelque part de Ducis, révolutionnaire avant qu’il y eût une révolution, et il cessait de l’être à mesure que la révolution était plus violente et plus décisive. Il se sentait ému de pitié pour cette monarchie qui tombait, pour cette reine surtout dont le trône se changeait en échafaud. Ce fut pour Marie-Antoinette que M. Campenon fit cette romance qui causa son exil, et il la publia dans une de ces feuilles satiriques qui témoignaient à la fois de la rancune et de la faiblesse du parti de l’ancien régime. Ce parti essayait de combattre la révolution par des chansons et des épigrammes. Les chansons étaient spirituelles, les épigrammes étaient piquantes ; mais que faisaient ces coups d’épingles contre le géant ? On pouvait bien rendre ridicule tel ou tel membre du parti populaire ; mais, derrière les individus, il y avait le peuple. Or, pour rire du peuple, il faut des rieurs qui n’en soient pas, il faut une cour. À cette époque, les rieurs ou la cour étaient émigrés ; les journaux du parti de l’ancien régime avaient, pour des journaux politiques, un grand et irréparable malheur : ils n’avaient pas leur public en France.

Ce fut dans ces journaux, qui avaient plus d’esprit que d’influence, que M. Campenon fit ses premières armes. Il fut donc journaliste, et j’aime à trouver dans la vie de M. Campenon ce trait caractéristique de l’histoire des hommes de lettres de nos jours : ils ont presque tous pris part aux luttes de la presse ; les uns s’attachant à la critique littéraire ; et je vois sur vos bancs quelques-uns des maîtres de cet art difficile d’employer le bon ton à défendre le bon goût : je les vois paisiblement assis à côté de ceux qu’ils croyaient leurs adversaires et qui n’étaient que leurs frères d’armes. Les autres ont manié l’arme plus rude et plus violente de la controverse politique. Là, les blessures sont vives ; heureusement aussi les plaies se guérissent vite. Qui de nous enfin, Messieurs, si j’interroge les souvenirs contemporains, qui de nous n’a dit son mot dans ce forum bruyant de la presse, à cette tribune aux mille voix, un peu discordantes, où chacun monte à son tour, selon le goût, la passion, et surtout selon l’à- propos ? Le talent, le caractère, la passion aident beaucoup en effet à faire un journaliste ; mais l’à-propos seul l’achève et lui donne l’investiture. Ne médisons pas de l’à-propos, Messieurs. L’à-propos, en politique, est la rencontre que les passions font de la justice, car elles la rencontrent parfois. Seulement, entre les passions et la justice les entrevues sont courtes. Mais c’est dans ces moments-là, Messieurs, qu’il est beau d’être écrivain, c’est-à-dire de deviner le sentiment public, de lui donner la voix et la parole, en y joignant l’accent de notre conscience, et d’entendre dès le lendemain, ce sentiment, agrandi par l’éloquence, retentir de toutes parts dans un immense écho. Je sais bien que cet écho ne redit pas le nom de celui qui l’a éveillé ; mais qu’importe qu’il ignore le nom, s’il répète la pensée et s’il propage l’opinion ? Le journaliste doit tenir à la puissance de sa pensée plus qu’à la célébrité de son nom.

Pardonnez-moi, Messieurs, si, par une prédilection toute naturelle, je me suis laissé aller à parler de ce genre de littérature qu’on appelle les journaux. Les journaux, si je ne me trompe, doivent tenir une place dans l’histoire littéraire et même dans l’histoire politique de notre siècle : car c’est par là qu’ont commencé beaucoup de choses et beaucoup d’hommes de notre temps.

Quant à M. Campenon, je l’avoue, la première expérience qu’il avait faite des vicissitudes de la controverse politique n’avait guère dû l’attirer vers ce genre de vie. Son talent, du reste, ne l’y portait pas. Son esprit était fin, délicat, élégant son âme était vive et sensible, mais d’une sensibilité plus faite pour l’élégie que pour l’éloquence. La finesse et l’élégance sont bonnes partout, même dans la presse ; mais, pour y avoir tout leur prix, il faut qu’elles soient aidées par quelques qualités qui touchent à certains défauts : il leur faut le feu de la passion, l’ardeur du combat, l’opiniâtreté de la lutte. Ces vertus militantes manquaient au talent de M. Campenon ; sa première éducation littéraire n’avait pas pu les lui donner.

En effet, cette éducation fut douce et heureuse. Ses premiers guides littéraires furent Léonard Florian, et, au-dessus d’eux, Bernardin de Saint-Pierre ; les deux premiers, Léonard et Florian, poëtes ingénieux, qui trouvaient parfois la naïveté, quoiqu’ils la cherchassent, et qui faisaient des idylles où les salons du XVIIIe siècle s’empressaient de reconnaître la fidèle peinture de la vie champêtre. Et ne croyez pas que le XVIIIe siècle n’aimât pas la campagne : J.-J. Rousseau avait mis le village à la mode en médisant éloquemment de la ville ; Gessner, arrivant bientôt avec ses pastorales un peu froides, profita habilement de l’éloge que faisaient des champs ceux qui n’y allaient pas. Les bergers de Léonard et de Florian se ressentent tout à la fois de Rousseau et de Gessner. Quant aux bergères, à voir leur grâce un peu minaudière, je suis souvent tenté de prendre leur houlette pour un éventail, et leur bergerie pour un boudoir. Ces idylles qui nous arrivaient d’Ermenonville avec J.-J. Rousseau, ou de Suisse avec Gessner, ne pouvaient guère donner au XVIIIe siècle la gloire de la poésie pastorale ; elles ne méritaient pas non plus de servir de modèle et d’inspiration à un jeune écrivain. La vraie pastorale, Messieurs, nous vint de l’île de France avec Bernardin de Saint-Pierre. Paul et Virginie est la plus belle et la plus touchante idylle de la littérature française. Là, tout est vrai, tout est simple et tout est élevé ; rien ne sent les mœurs de fantaisie et les sentiments de convention. Voilà la nature telle que le génie sait la retrouver dans le cœur de la jeunesse. Aussi il y eut des salons qui s’y trompèrent ; et, quand Bernardin de Saint-Pierre y vint lire Paul et Virginie, ils restèrent froids.

Le public fut mieux avisé que les salons : il ne jugea pas, il fut ému, il admira. M. Campenon fit comme le public : Paul et Virginie le jeta dans l’enchantement. Créole, il y retrouvait le souvenir de la patrie et de l’enfance ; jeune homme, il y trouvait ses sentiments, ses émotions. L’admiration l’inspira : il fit, sur Paul et Virginie, des vers qui eurent beaucoup de succès. Bernardin de Saint-Pierre voulut les entendre : il fut charmé des vers du poëte, et surtout de l’enthousiasme de son admirateur. Alors, comme aujourd’hui, l’admiration de la jeunesse était pour le génie la plus douce des récompenses ; alors, comme aujourd’hui, le génie aimait que l’encensoir fût dans de jeunes mains. Mais alors il donnait des conseils et des leçons ; alors aussi le talent savait les recevoir. Tel fut le commerce qui s’établit entre Bernardin de Saint-Pierre et M. Campenon : le jeune homme admirait, le vieillard instruisait.

Quelque vive que fût l’admiration de M. Campenon pour Bernardin de Saint-Pierre, quelque influence aussi qu’aient pu avoir sur lui les exemples et les conseils de Léonard et de Florian, cependant ce n’est ni au roman ni à la poésie pastorale que M. Campenon consacra son talent. Ses deux ouvrages principaux, la Maison des champs et l’Enfant prodigue, appartiennent, l’un à la poésie descriptive et l’autre à la poésie élégiaque, quoique le récit y tienne plus de place que la passion.

Les poëmes de M. Campenon ont les qualités de la poésie au XVIIIe siècle : son vers est clair et précis, gracieux avec correction, c’est-à-dire élégant ; il se prête heureusement à la description, il se prête aussi à l’expression des sentiments. Mais ne demandez pas au poëte d’exprimer ces mouvements passionnés qui conviennent à la tragédie et au drame. Les sentiments que M. Campenon sait exprimer sont des sentiments doux et délicats, qui se révèlent par un mot, par un geste, par un coup d’œil ; il sait la langue des cœurs qui souffrent et se contiennent, qui se plaignent timidement ; il comprend mieux les soupirs que les sanglots.

Dans le récit des aventures et des erreurs de l’enfant prodigue, peut-être M. Campenon s’est-il trop laissé aller à ce penchant de son talent. Non, certes, qu’il n’y ait une admirable tendresse dans l’enfant prodigue de l’Évangile ; mais cette tendresse a un caractère particulier : c’est la tendresse d’un père qui pardonne, et ce père lui-même est l’emblème de Dieu, de son inépuisable miséricorde. De là une gravité douce qui n’exclut pas la tendresse, mais qui exclut la sensibilité, je veux dire ce besoin qu’a le cœur de céder à sa propre faiblesse. Or, M. Campenon, en donnant à l’enfant prodigue une mère qui supplie et qui intercède pour lui, ôte au père le mérite de la clémence : car, d’une part, nous sentons trop bien que, partout où il s’agit d’aimer un fils et de lui pardonner, c’est à la mère qu’appartient la prééminence : et, d’une autre part, nous sentons aussi que, pour une mère, comme le dit M. Campenon lui-même, le pardon est une sorte de besoin.

La Maison de campagne, de M. Campenon, fut encore plus goûtée que ne l’avait été son Enfant prodigue : c’était un poëme descriptif, et, de ce côté, il répondait mieux au goût du temps.

Les poëtes descriptifs du XVIIIe et du XIXe siècle, qui essayèrent de faire de la poésie descriptive un genre à part, furent séduits par un grand exemple antique et par un grand succès contemporain. L’abbé Delille venait de faire faire à la poésie française un tour de force ou de souplesse dont Voltaire ne la croyait pas capable : il avait traduit les Géorgiques de Virgile ; cette traduction avait remis Virgile à la mode, et le siècle se prit de goût pour les descriptions champêtres sans trop rechercher si les Géorgiques de Virgile étaient un modèle qui pût convenir aux mœurs et aux habitudes de la société moderne.

Messieurs, quand Virgile célébrait l’agriculture, il célébrait un art cher aux Romains : il louait les vieilles mœurs de sa patrie ; son poëme était un poëme national, et Rome s’applaudissait de voir la vie des champs, la vie de ses vieux héros, se polir en quelque sorte et s’embellir sous les vers du poëte. Dans ce siècle d’Auguste, où les vieilles traditions étaient conservées par bon goût et par politique, mais où elles s’amollissaient sous l’influence de la littérature ; où Horace chantait, dans ses odes, les vertus républicaines, et prêchait, dans ses épîtres, la sagesse tempérée qui convient aux États monarchiques, l’agriculture ne devait plus, ainsi qu’au temps de Caton, être enseignée comme un métier et un travail. La vie des champs, dans Virgile et dans Horace, est devenue l’art de vivre heureux et de jouir des douceurs du repos. Caton enseigne comment on sème, comment on moissonne et comment on vendange : c’est le manuel du cultivateur rude à la fatigue et ardent au gain. Horace et Virgile ont d’autres pensées : ils cherchent le loisir, l’étude et les douces rêveries de l’imagination. Il y a déjà, dans leur amour de la campagne, un peu d’ennui de la ville. Seulement, Horace et Virgile, grâce aux habitudes de la vie antique, aimaient véritablement les champs ; tandis que le XVIIIe siècle ne trouvait, ni dans les traditions de la société française, ni dans les idées nouvelles, ce qu’il fallait pour goûter le charme de l’agriculture. Voyez l’Homme des Champs, de Delille. Jamais titre ne fut si trompeur : l’Homme des Champs n’est pas un modeste laboureur, ou même un berger d’églogue, qui a sa chaumière et son troupeau c’est un riche seigneur,

… C’est le mortel noble dans ses penchants,
Qui cultive à la fois son esprit et ses champs ;

c’est enfin un philosophe qui a l’habileté d’être millionnaire, ou un millionnaire qui a le bon goût d’être philosophe. Il a un château, il reçoit du monde ; il a sa meute, son écurie, ses chasses au cerf ; il a aussi une bonne et riche bibliothèque, il aime l’étude et les beaux-arts ; de plus, il est bienfaisant, il fonde des hôpitaux, ouvre des écoles, dote les jeunes filles. - Voilà l’homme des champs tel que le conçoivent Delille et le XVIIIe siècle. Horace ne souhaitait qu’un petit champ, un peu d’eau courante, quelques arbres, et il remerciait les dieux ou Mécène de lui avoir donné davantage. L’homme des champs de Delille se croit simple et modeste en s’écriant :

Oh ! d’un simple hameau si le ciel m’eût fait naître !

Quoique M. Campenon admirât beaucoup l’abbé Delille, et quoiqu’il eût été élevé par Florian et par Léonard, il eut cependant le bon esprit de ne faire de sa maison des champs ni un château seigneurial, ni une chaumière d’églogue. C’est par là qu’il fut vrai. Le château, en effet, est à l’usage du petit nombre ; la chaumière n’est du goût que de ceux qui ne l’habitent pas ; et j’ajoute que ni le château ni la chaumière ne sont la campagne l’un est le luxe et l’autre est le travail. La maison des champs, telle que l’a chantée M. Campenon, représente seule la campagne telle que nous pouvons l’aimer dans la société moderne : car c’est là seulement que nous trouvons le loisir sans l’ennui ; c’est là aussi seulement que nos goûts se rapprochent du goût des anciens. Non que le maître de la maison des champs de M. Campenon aille jusqu’à Caton et se fasse cultivateur : il s’en tient à Virgile et à Horace, et même c’est là aussi qu’il aime à les lire ; car il est un peu savant comme il est un peu jardinier, le tout à ses heures et sans fatigue. Il n’a pas les jardins de Delille, si beaux qu’ils ressemblent à un souhait : son jardin est simple et modeste, mais il est sien, ce qui est un grand point ; et, dans son amour de la campagne, je sens poindre l’amour de la propriété. Aussi cet amour embellit à ses yeux les plus humbles détails ; point de dédains poétiques : il parle de son potager, nomme sans périphrase le pois, la fève, la chicorée, le chou enfin ; et si, çà et là, quelque épithète mythologique vient relever l’humilité du mot principal, je l’excuse : il y a toujours un peu de fiction dans les charmes que le propriétaire trouve à son domaine.

La justesse des pensées, la vérité des sentiments, l’élégance de l’expression ont toujours été un mérite que l’Académie s’est empressée de récompenser, alors même que ce mérite était à la fois moins rare et plus estimé ! L’Académie admit M. Campenon dans son sein, et cet honneur, qui est toujours la plus belle récompense qu’un homme de lettres puisse obtenir, puisqu’elle lui est décernée par le libre jugement de ses supérieurs ; cet honneur eut pour M. Campenon un prix tout particulier, car il fut appelé à succéder à M. Delille, qu’il avait aimé et qu’il était fier de nommer son maître. M. Delille était mort en 1813 ; mais M. Campenon ne prononça son éloge devant vous qu’en 1814 ; et, pendant cet intervalle, de grands changements politiques s’étaient accomplis. Ces changements sont l’écueil des orateurs car, comment en parler convenablement, et comment aussi n’en pas parler ? Les passions tendent l’oreille ; la curiosité publique écoute malignement ; les mots ne sont plus laissés à leur innocence primitive ; ils prennent un sens et une portée particulière. Heureux les hommes, heureuses surtout les assemblées qui peuvent garder leur langage ordinaire, quand tout le monde prend celui du parti vainqueur !

Telle est l’Académie française : j’oserai dire, sans crainte d’être démenti, qu’il y a, dans les discours prononcés ici, en 1814 ou en 1815, des exemples d’impartialité et de bon goût qui font honneur à l’histoire de la littérature. J’ajoute qu’il y a déjà longtemps que la littérature, et l’Académie qui la représente, ont en France le privilége d’être plus justes et plus équitables que la société politique. En 1698, sous Louis XIV, l’abbé Genest remarquait, en venant prendre place sur ces sièges, l’égalité qui régnait parmi les membres de l’Académie, et comment « la différence des conditions, disait-il, n’y était reconnue que par les divers talents de l’esprit. » Depuis 89 Messieurs, la société vous a pris cette égalité que vous possédiez seuls autrefois ; elle se l’est appropriée. Mais, en lui cédant avec joie la qualité qui vous distinguait dans l’ancien régime, vous avez trouvé aussitôt une autre qualité qui vous distingue de notre société, l’impartialité.

Parmi les témoignages de cette impartiale fermeté de langage qui convient à l’Académie, il faut compter, sans contredit, le discours de réception de M. Campenon et la réponse du directeur de l’Académie, M. Regnaud de Saint-Jean-d’Angely.

M. Regnaud de Saint-Jean-d’Angely avait rempli, sous l’Empire, des fonctions importantes ; il aimait, il admirait Napoléon. Comment donc parler convenablement du silence hardi que Delille avait gardé contre la gloire de l’empereur, et surtout comment en parler au moment même où les princes que Delille avait noblement regrettés par son silence, venaient de remonter sur le trône ? Comment témoigner lui-même qu’il gardait la mémoire des bienfaits de l’empereur, et honorer le passé sans blesser le présent ? M. Regnaud se souvint qu’ici, Messieurs règne et régnera toujours la plus vieille et la plus gracieuse des libertés françaises, la liberté de la bonne compagnie, où tout peut se dire en tout temps, pourvu que tout se dise bien. Il fut sincère et ingénieux : il loua Delille de n’avoir jamais flatté le pouvoir, mais il le loua aussi d’avoir flatté le malheur ; et comme le malheur avait été tour à tour, depuis vingt-cinq ans, le lot de tous les partis, ce droit de le flatter parut à tout le monde un droit qu’il fallait défendre, quitte à voir peu de gens en user.

M. Campenon était plus à son aise pour parler de la fidélité que M. Delille avait gardée à la vieille monarchie française : car il avait lui-même, dans sa jeunesse, défendu cette cause. D’ailleurs, aucun lien particulier ne l’attachait à l’Empire. Il avait seulement pris part sous M. de Fontanes aux premiers travaux de l’Université, et, dans son discours, il rendit à cet homme illustre un hommage de reconnaissance qui était un trait de courage : car, en louant à la fois l’Université et son grand maître, il choquait les passions du parti auquel la Restauration avait rendu le pouvoir.

M. Campenon savait par expérience quel était l’esprit qui, sous l’influence de M. de Fontanes, animait l’Université naissante. Il concourait à l’exécution des règlements que Napoléon avait donnés à cette grande institution ; il voyait comment elle marchait au but que son fondateur lui avait marqué. Ce but, Messieurs, est simple et élevé, comme le sont, parmi les pensées de l’empereur, toutes celles dont la grandeur a été prouvée par la durée. Former une jeunesse qui aime l’ordre et le travail, et, pour cela, s’appuyer d’abord sur l’heureuse influence de la famille ; ne jamais séparer les enfants ni de leurs parents ni de leur temps, soit par la règle, soit surtout par les idées ; mais à l’influence de la famille et de la société, joindre l’habitude de la discipline et du devoir ; mêler, dans une juste proportion, l’éducation publique et l’éducation domestique : voilà la mission de l’Université, telle que son fondateur l’avait conçue, et telle surtout que l’ont faite le cours des ans et les conseils de la raison publique. Je sais bien que cette perpétuelle coopération que le collège demande à la famille, impose à celle-ci des obligations difficiles ; je sais bien que, lorsque l’enfant vient dans la maison paternelle, le père alors veille avec plus de soins sur ses propres actions, puisqu’elles vont servir d’exemples et de leçons. Mais, de toutes les règles, celle que nous impose la tendresse paternelle n’est-elle pas la plus douce ? Ah ! s’il est quelque part des maîtres commodes qui promettent aux parents de les dispenser de ces gênes salutaires, qui leur disent qu’ils se substitueront à leurs devoirs, qui flattent les familles de la chimère d’une génération austère et recueillie à côté d’une société livrée au plaisir et au bruit ; s’il est des hommes enfin qui tâchent de satisfaire à cette bizarre, mais touchante inconséquence de quelques parents, qui veulent en même temps garder la vie facile du monde et avoir des enfants soumis à la loi sévère de Dieu ; - non, je n’envie pas à ces habiles inventeurs de l’art de concilier le mal et le bien, je ne leur envie pas le succès qu’ils pourront avoir, et j’avoue volontiers, comme professeur, que l’Université a besoin de la collaboration des familles, et qu’elle ne connaît pas de système d’éducation qui puisse se passer de l’assistance des mères pour les enfants, et de l’ascendant des pères sur les jeunes gens.

En 1823, M. Campenon, dont la santé était faible, quitta ses fonctions administratives, et il ne vécut plus que pour les lettres, pour sa famille et pour ses amis. L’amitié est, de tous nos sentiments, celui peut-être qui s’accorde le mieux avec le goût des lettres : non que je veuille exalter l’amitié littéraire aux dépens des autres amitiés : je crois à l’amitié politique ; seulement elle a ses vicissitudes : je crois aux amitiés du monde ; seulement elles ont leur saison. L’amitié entre hommes qui aiment les lettres a des plaisirs plus constants et plus doux, surtout quand ce sont des amis qui se sont choisis dès la jeunesse, et qui ont suivi la même route, sans pourtant marcher au même but. Ils s’entretiennent de leurs travaux et de leurs espérances. Ils se louent bien un peu mutuellement : la louange entre amis aide à l’amitié ; mais ils s’avertissent aussi, et même ils se censurent. L’un est poëte comique et raille gaiement les travers de son temps. Craignez, provinciaux, craignez de le laisser passer par votre petite ville : il saura en découvrir d’un coup d’œil les ridicules et les ennuis. - L’autre semble avoir reçu de Voltaire la tradition du conte et de l’épître philosophique, et je l’entends encore se moquer de ces écrivains étrangement épris de l’ignorance du vieux temps, qui,

Au char de la raison attelés par derrière,
Veulent à reculons l’enfoncer dans l’ornière.

Celui-là, philosophe chrétien, donne la leçon et l’exemple d’une vie vertueuse et régulière ; seulement, pour mieux attirer le siècle et par indulgence pour sa faiblesse, il donne à la vertu le nom de bonheur. Celui-ci est un critique pénétrant, élevé et sévère. Un autre est un historien éloquent, impartial même en parlant des hommes de son temps ; implacable ennemi de la méchanceté, mais toujours disposé à croire au bien.

Vous avez reconnu, Messieurs, quelques-uns des amis que M. Campenon trouva dans l’Académie : les uns qui l’ont précédé dans la tombe, les autres qui pleurent sa perte et s’associent par leurs regrets à l’hommage que je viens rendre à sa mémoire.

Parmi les amis de M. Campenon, il en est un pourtant que je n’ai pas encore nommé, et que je ne dois pas passer sous silence, car M. Campenon s’est plu à retracer les souvenirs qu’il en avait gardés : je veux parler de Ducis. Ducis était, pour M. Campenon et pour ce groupe d’écrivains ingénieux et élevés que j’ai essayé de caractériser, Ducis était mieux qu’un ami : il était une sorte de patriarche. Heureux les jeunes auteurs qui savent ajouter, au plaisir de s’aimer entre eux, celui d’admirer et de respecter en commun quelque illustre vieillard qui ait blanchi dans la carrière ! C’est à lui qu’ils reportent leurs pensées, quand ils veulent les élever et les agrandir. Ils jouissent entre eux de l’égalité, c’est-à-dire du sentiment qui met le plus à l’aise le cœur de l’homme ; mais, auprès de lui, ils goûtent le sentiment du respect et de l’admiration, c’est-à-dire aussi le sentiment qui élève le plus le cœur de l’homme, en l’arrachant à lui-même et aux petitesses de l’égoïsme. Ducis méritait une pareille vénération. Grand poëte, il était bon et simple ; il avait de la fierté, mais c’était une fierté de caractère : la vanité n’y avait point de part. Il avait refusé les bienfaits de Napoléon, quoique offerts avec une délicatesse ingénieuse, et sa pauvreté allait jusqu’à la gêne ; mais il n’en était ni malheureux, ni honteux, ni orgueilleux, et il ne cherchait ni à la cacher ni à la montrer.

Ne nous étonnons pas que M. Campenon, dans les Mémoires qu’il a faits sur Ducis, ait si bien su le peindre : il l’aimait et il en était aimé. C’est par là que s’effaçait l’intervalle entre le vieillard et le jeune homme. Ducis, quoiqu’à quatre-vingts ans, avait encore le cœur jeune ; il chérissait la jeunesse et les vives espérances qui font le charme et la joie des jeunes gens. C’est par là, en effet, que la jeunesse a le don de plaire à quiconque ne redoute pas de voir au-delà de soi : elle représente l’avenir. Félicitons donc les nations qui peuvent jeter sur la jeunesse un œil de confiance et d’orgueil ! Félicitons-nous nous-mêmes, Messieurs : car partout aujourd’hui où la jeunesse s’apprête à entrer dans la carrière et à prendre part aux travaux de la patrie, partout, dans des conditions et des rangs divers, elle est digne de sa destinée. Voyez-la sur les marches du trône ! Quelle ardeur à défendre partout la gloire et l’honneur de la France ! Quel faisceau de jeunes dévouements autour de ce roi toujours sage au milieu de tant de glorieuses espérances, et dont l’histoire dira que, sous son règne, la civilisation a triomphé en Afrique de la barbarie, et en Europe, de la guerre !

Et pardonnez-moi, Messieurs, si le souvenir de nos jeunes princes me ramène naturellement vers ces écoles d’où ils sont sortis, vers ces lieux où j’ai mes plus doux devoirs, où il m’est donné de vivre avec les jeunes gens, et d’observer l’avenir de la patrie à travers le leur ; là aussi je vois la jeunesse toujours favorable aux bons sentiments et aux nobles pensées, toujours aisément émue quand on lui parle des saintes obligations de la famille ou de la gloire de la France ; bienveillante, j’ai le droit de le croire, pour ceux qui l’instruisent, pour ceux même qui l’avertissent. Oui ! j’aime à dire hautement-devant vous, Messieurs, combien, depuis quinze ans que je m’entretiens avec eux, nos jeunes étudiants m’ont rendu facile et doux l’accomplissement des devoirs du professorat, combien ils m’ont fait chérir ces causeries familières, qui parfois aussi pourtant ont leurs difficultés ; car j’y dois critiquer quelquefois ceux que je voudrais toujours admirer. Chargé de diriger la marche encore incertaine de tant de jeunes esprits, c’est vers l’antiquité ou vers le XVIIe siècle que j’aime à les conduire, comme vers le modèle qui trompe le moins. Mais nous saluons les modernes en passant, et nous y revenons avec empressement, quand nous avons touché le but et affermi notre jugement. Dans nos écoles, Messieurs, nous croyons à la gloire littéraire du XIXe siècle, et nous en sommes fiers, nous admirons beaucoup et nous espérons beaucoup, mais nous faisons en sorte d’élever l’admiration par la critique et de féconder l’espérance par l’étude.

J’ai dû, Messieurs, exprimer mon attachement, je dirais volontiers ma reconnaissance pour tant de jeunes amis dont la bienveillance constante a contribué à me concilier la vôtre. Je vois ici, sur ces bancs, d’illustres professeurs. Ils vous diront mieux que moi quelle douceur il y a dans ce commerce de pensées que nous entretenons avec la jeunesse. Hélas ! Messieurs, parmi ces maîtres illustres, il en est un dont le nom se mêle douloureusement à mes souvenirs et aux vôtres. Nos écoles retentissent encore de sa voix éloquente ; je vois encore sa vive et belle intelligence s’élancer de toutes parts pour éveiller et pour animer les jeunes esprits qui l’écoutaient. Ah ! qu’il soit bientôt rendu à ses enfants, à ses amis, à ses élèves, à l’Université, à l’Académie qui est fière de l’avoir pour interprète, au public enfin qui l’admire et qui l’aime ! Heureux le jour où il reviendra prendre sa part aux travaux divers qui illustrent sa vie, et puisse ce jour être aussi prochain que le demandent nos vœux et nos regrets !

Qu’il me soit permis de joindre à ce discours les beaux vers consacrés par M. Lacretelle à la mémoire de M. Campenon, et lus dans une des séances particulières de l’Académie.

Quand, le soir, m’entourant d’amis que j’ai perdus,
J’adresse au ciel des vœux que je crois entendus,
Un ami les transmet ; un père les écoute,
Peut-être il lui permet de nous ouvrir la route.
Ainsi, cher Campenon, dans ce pieux essor,
Invisible assistant, tu m’élèves encor ;
Au milieu des accents de ta touchante lyre
Ta main étend vers moi la chaîne qui m’attire ;
Une tendre amitié que doraient cinquante ans
Jetait sur nos hivers un rayon du printemps ;
Nos souvenirs charmaient nos longues causeries,
Nous rendions même culte à des ombres chéries.
Esprit vif, noble cœur, don de plaire et beauté,
Le ciel te donna tout, tout hormis la santé.
Deux poèmes, touchants, pleins de sève et de grâce,
Vers un plus grand effort excitaient ton audace.
Quand le mal te perça de son dard inhumain,
Je ramassai le luth qui tombait de ta main,
J’en tirai des accords ; ils te plaisaient : mon âme
Se flattait à tes maux d’y trouver un dictame.
Ils animaient encor nos derniers entretiens,
Je croyais par mes vers continuer les tiens.
Des plus vives douleurs quand tu sentais l’atteinte,
À tout ce qui t’aimait tu défendais la plainte ;
De tes lèvres bientôt sortait un divin miel,
Par ta sérénité tu nous rendais le ciel ;
Tu regardais ta femme, et croyais voir un ange
Que t’avait envoyé la céleste phalange.
Plaintive et désolée, elle est seule en ce jour,
Seule : l’est-on jamais avec un tel amour ?
Et moi-même souvent je crois à ta présence.
La vieillesse à grands pas abrégera l’absence ;
C’est la brûlante foi d’un cœur religieux,
C’est la sainte amitié qui joint la terre aux cieux.
Je te fais une part du bonheur que je goûte ;
Hélas ! il n’est réel qu’à la céleste voûte.
Le flambeau de l’espoir vient rayonner sur moi,
Et peut-être obtiendrai-je un gîte auprès de toi.