Réponse au discours de réception du duc de Noailles

Le 6 décembre 1849

Henri PATIN

Réponse de M. Henri Patin
au discours de M. le duc de Noailles

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 6 décembre 1849

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

Monsieur,

L’hommage que vient de recevoir de vous une illustre mémoire, avait été compté d’avance par l’Académie au nombre des titres qui vous désignaient à ses suffrages. Si quelque chose pouvait adoucir l’amertume de ses regrets, c’était une image fidèle de l’homme éminent, du grand écrivain qui lui était ravi : et de qui devait-elle l’attendre plutôt que de vous, Monsieur, de qui lui-même l’eût attendue ; de vous, qui aviez pu étudier de si près, dans son commerce intime, un caractère qu’il ne livrait pas volontiers à la curiosité du monde, et remonter ainsi jusqu’à la source à moitié cachée des inspirations qui ont produit ses actes et ses écrits ?

Vous étiez en outre bien naturellement appelé à célébrer, dans sa vie publique, ce qui, à travers tant de vicissitudes, en a maintenu, en a marqué l’unité : son attachement profond, inaltérable, et au principe d’autorité, fondement de l’antique constitution française, et au principe de liberté, ressort de notre société nouvelle ; à ces principes que des sages, des citoyens généreux, dont le souvenir anime encore cette enceinte, ne jugeaient pas inconciliables, et à l’union desquels M. de Chateaubriand a voué comme eux toute la puissance de son esprit, tous les efforts de son éloquence. De telles convictions, il vous appartenait de les apprécier ; car elles étaient aussi les vôtres, elles se trouvaient chez vous dans une mesure pareille. Les unes vous avaient été transmises, comme un héritage domestique, par plusieurs générations de nobles serviteurs du prince et de l’État : les autres étaient le produit de cette éducation sévère qu’ont su recevoir, du spectacle des révolutions et du mouvement de l’humanité, les meilleurs esprits de votre âge. Vous en aviez fait la règle de votre conduite, la matière de vos discours ; vous leur aviez consacré sans partage cette parole grave, élevée, élégante, d’une vivacité discrète et habile, qui a commencé de se faire entendre, dans notre tribune politique précisément à 1’époque où cessait d’y retentir la voix puissante de celui à qui vous semblez aujourd’hui succéder une seconde fois.

J’ajouterai que le panégyriste de M. de Chateaubriand ne pouvant retracer les diverses époques de sa longue et belle vie sans toucher à tant de grands mouvements politiques auxquels elle a été mêlée, les difficultés présentes, et, comme a dit un ancien, les hasards, les périls de cette revue contemporaine paraissaient devoir être heureusement surmontés par la remarquable modération d’esprit, par l’exquise convenance de langage, que vous aviez récemment transportées de la discussion des affaires publiques aux récits de l’histoire.

Dans le tableau naturellement très-vaste, mais habilement resserré par le goût, qui vient de passer devant nos yeux, sur le fond mouvant des révolutions d’un demi-siècle, se détache, avec la grande figure que vous aviez à peindre, la grandeur même des lettres, qui a rarement rencontré une plus frappante expression. Rarement il leur a été donné de mieux garder le rang qui leur appartient parmi les premiers objets de l’attention des hommes, d’intervenir elles-mêmes avec plus d’éclat dans les affaires du monde, de se faire plus souverainement admettre au nombre des puissances qui en gouvernent le cours.

Je ne veux pas recommencer imprudemment un récit que l’on a suivi avec tant d’intérêt ; mais il peut m’être accordé d’en rassembler quelques traits, et de montrer, d’après vous, dans M. de Chateaubriand, l’homme de lettres en communauté de gloire, en partage d’action, par le droit du génie, avec tout ce qui illumine, tout ce qui domine son temps.

Lorsqu’au commencement de ce siècle, dans notre société réparée, sort aussi du milieu des ruines le culte public, l’acclamation qui salue le prodigieux auteur de ce changement laisse entendre des applaudissements adressés à un autre restaurateur de la religion. Ce n’est qu’un penseur, un poëte solitaire, armé seulement de sa parole ; mais dans cette parole, quelle puissance ! Par une nouveauté, une hardiesse, un éclat incomparables, elle a subjugué les imaginations, elle les a réconciliées avec la beauté longtemps méconnue du christianisme ; il semble que, comme aux jours antiques, elle fasse entendre l’hymne public du retour dans le temple relevé par un nouveau Cyrus.

Viennent ces années où la merveille de l’Europe soumise, de l’empire d’Occident renouvelé, attache les regards. Ils se détournent cependant quelquefois d’un tel spectacle, pour suivre avec un intérêt curieux, à travers le monde où il erre, un conquérant, un fondateur d’une autre sorte. Des images, des émotions, des souvenirs, le sentiment d’une double antiquité, de l’antiquité profane, de l’antiquité chrétienne, voilà ce qu’il va recueillir aux lieux qui ont été successivement les grands théâtres de l’histoire ; voilà ce qu’il rapportera de ce long pèlerinage littéraire dont le terme est le berceau de notre foi. Il assemble ainsi, on le sait, et c’est l’objet d’une grande attente, comme les matériaux du monument épique, complément de son œuvre, dans lequel s’exprimera par la fiction, en traits animés et vivants, ce qu’il a si savamment, si ingénieusement analysé, ce qu’il a révélé, célébré avec tant d’entraînement et de charme, la poésie du Christianisme.

Mais voilà que ce talent supérieur, qui s’est fait jusqu’ici, en regard du consulat et de l’empire, une situation indépendante, pleine de noblesse et de grandeur, reçoit des événements qui succèdent, par la restauration de l’ancienne monarchie, par l’avénement de la liberté constitutionnelle, un caractère tout nouveau. C’est désormais l’interprète public, et bientôt le représentant officiel des sentiments et des idées produits par ce changement. Il en porte l’expression, non-seulement dans les tribunes diverses offertes par la presse à l’action libre des citoyens, mais dans les cabinets où se préparent, dans les grands conseils publics où se discutent les actes du pays lui-même ; dans les conférences, dans les congrès où se plaide, en face des nations étrangères, la cause de son indépendance et de sa dignité.

Grande et noble carrière, qui se développe avec les destinées de la France elle-même, et marque chaque époque par quelque illustre production pour ainsi dire faite à son image !

Le Génie du Christianisme, en effet, par le charme des souvenirs, l’ardeur des espérances, par la vivacité passionnée de la démonstration, par le mouvement entraînant et tumultueux du style, peut-être même par ce qui manque à ce bel ouvrage, si rapidement conçu et exécuté, pour l’harmonie de l’ensemble, l’achèvement, la solidité de quelques parties ; le Génie du Christianisme correspond aux sentiments confus d’une société qui respire à peine de son effroi et de sa misère, qui se hâte de rassembler ses débris, qui fait effort pour se rasseoir, après un long ébranlement, sur les bases antiques de l’ordre moral.

D’une autre part, les proportions majestueuses, le développement calme et riche, le travail savant de l’épopée des Martyrs, attestent une situation régulière et forte, où ni le temps, ni le loisir d’esprit, ne manquent à la production des œuvres les plus considérables de la pensée ; où 1’État, dans la plénitude de la puissance et de la gloire, communique même à ce qu’il n’inspire pas, à ce qui est en dehors de son action, quelque chose de sa grandeur. Ce n’est pas, toutefois, sans que dans ce poëme, rival du Télémaque, comme dans le Télémaque lui-même, certaines allusions hardies, certaines réclamations amères ne témoignent que les âmes commencent à porter impatiemment le poids d’une domination sans limites.

Des caractères analogues se retrouvent dans de grands morceaux historiques, entrepris dès lors avec ardeur, depuis quittés et repris plus d’une fois, au gré des fortunes changeantes de l’auteur, et restés comme les magnifiques assises d’un édifice inachevé.

Quant à ces compositions de moindre étendue qui ont suivi, en si grand nombre et sous tant de formes, produisant, jour par jour, avec une verve intarissable, un éclat jamais affaibli, un accent toujours nouveau d’éloquence ou élevée, ou spirituelle, ou véhémente, ou railleuse, tantôt les vues du publiciste, de l’orateur parlementaire, de l’homme d’État, tantôt, cela était naturel, les passions, les colères qui jaillissent du choc des partis, est-il besoin de dire combien elles portent l’empreinte de ce qui les a fait naître ? Elles honorent la politique nouvelle qui appelait désormais au gouvernement du pays la raison publique elle-même, manifeste, dans les luttes de la parole, par les représentants les plus naturels de ses besoins, de ses intérêts, de ses lumières, par ses intelligences d’élite.

Mais ce qui se réfléchit dans la variété de toutes ces œuvres, plus encore que la face diverse des temps, c’est la personnalité de l’écrivain, à la fois si complexe et si distincte, par conséquent si originale : vous venez de le montrer, Monsieur, par l’attachante exposition de ce qui a concouru à la former.

 Penchants natifs d’un esprit fier, indépendant, généreux, touché du grand et du beau ; adolescence mélancoliquement occupée, dans la solitude, de rêves poétiques ; jeunesse errante, qui tantôt s’en va chercher curieusement, sur des plages lointaines, les spectacles nouveaux de la nature primitive, et qui tantôt est rappelée, par les devoirs de la vie active, sur le théâtre de la révolution où se transforme l’ancien monde ; années de force et d’ardeur douloureusement exercées et par la défense dévouée d’une cause perdue, et par l’amertume de la défaite, et par les souffrances de l’exil ; par le poids de ces problèmes politiques, de ces questions morales, que posent pour les bons citoyens la chute des gouvernements et le renouvellement des sociétés ; enfin, dans une partie plus secrète de l’âme, dans l’asile retiré des convictions religieuses, par le combat intérieur du doute et de la foi : voilà les éléments dont successivement se compose ce génie singulier. Bientôt, au temps de l’âge mûr, un regard rapide et pénétrant jeté sur les lieux les plus beaux et les plus célèbres de l’univers, sur les ruines de toutes les gloires humaines, l’étude, la méditation correspondantes des plus graves récits de l’histoire, l’émotion d’un rôle public dans des événements considérables, le maniement des grandes affaires avec ce qu’il entraîne d’élans généreux et de découragements, de nobles espérances et de mécomptes, toutes ces influences nouvelles y ajouteront encore quelques traits.

De là, dans ce premier Essai (L’Essai historique sur les révolutions), qui, par une vigueur de pensée, une richesse de développements, une hardiesse de style peu communes, annonce de bonne heure le grand écrivain, l’indécision nécessaire des principes religieux et philosophiques ; des opinions politiques peut-être plus arrêtées, mais encore enveloppées de quelques nuages ; l’explosion tumultueuse d’affections qui se combattent, l’entassement de tous les sujets, le rapprochement heurté de tous les tons, de toutes les couleurs : assemblage confus de germes féconds, au-dessus duquel, comme dans la description du chaos biblique, plane l’esprit créateur.

De là aussi, dans la suite non interrompue de ces belles œuvres qui ont fait éclater tout à coup, qui n’ont cessé de faire retentir le nom de Chateaubriand, la conciliation harmonieuse de ce qui semblait d’abord, à juste titre, contradictoire et incohérent, l’intérêt de contrastes où désormais se marqueront seulement l’étendue et l’indépendance de l’esprit les libres mouvements de l’imagination et de la sensibilité, les ressources variées, la souplesse du talent.

Celui qui se plaît à nous montrer, dans un lointain plein de charme, les croyances, les institutions, les mœurs de nos pères, est aussi celui qui nous ouvre quelquefois, dans les redoutables obscurités de l’avenir, la perspective consolante du progrès de la condition humaine. De même qu’il mêle au témoignage d’une respectueuse, d’une douloureuse sympathie pour la ruine de l’ancienne royauté et le dévouement de ses défenseurs, l’âpre censure des erreurs et des fautes qui ont précipité l’une et rendu l’autre inutile ; de même l’indignation vengeresse dont il poursuit les crimes commis au nom de la liberté, laisse place à des protestations éloquentes d’amour pour la liberté elle-même, de foi dans ses destinées immortelles. Si, d’un pinceau irrité, que guide une passion trop constante, il étend de tristes ombres sur les traits d’un grand homme, et charge son pouvoir absolu des couleurs de la tyrannie, souvent aussi il corrige cette image par l’expression plus équitable du génie et de la gloire. Des merveilles, magnifiquement reproduites, de l’ordre social, avec ce qui surtout le manifeste, le culte, les lois, les sciences, les lettres et les arts, il passe, dans des tableaux non moins splendides, à cette forme du monde qui a précédé les conquêtes de la civilisation, et qu’elles ont en si grande partie effacée, à cette nature des premiers jours, dont la richesse et la majesté, près de disparaître, le transportent, et qu’il peint en touches si vives et si vraies, abritant de ses dernières solitudes les misérables restes de l’indépendance sauvage. Enfin, quand le sentiment de ce qui est accordé aux efforts de l’homme, la conscience de ce qu’il peut lui-même, l’animent à exalter l’humanité, et, selon le privilége des poëtes, à se glorifier avec elle, il trouble ce chant de triomphe par une dissonance plaintive, déplorant, sans pouvoir en rassasier sa tristesse, en lasser l’émotion publique, ce que tant d’autres voix éloquentes ont déploré avant lui, la faiblesse réelle qui trahit l’ambition de nos vœux et de nos espérances, le néant de nos prétendues grandeurs.

Telles, et plus nombreuses que je ne puis le dire, ont été les inspirations du philosophe, du politique, de l’historien, du poëte. Mais dans ce qui regarde simplement la science et le goût du littérateur, l’art de l’écrivain, que d’intéressants contrastes encore! Au culte de la muse homérique, M. de Chateaubriand, dans un temps où un tel partage était chose rare, a joint le culte de cette autre muse qui suscita chez les modernes Dante, Shakspeare, Milton ; et puis, ces divinités d’un double Parnasse, il les a humiliées à la fois devant la seule poésie vraiment divine, celle des livres saints. Élève de deux grandes écoles de style, celle de Pascal et de Bossuet, celle de J. J. Rousseau, il ne s’est pas réduit, comme d’autres, à y répéter, même sans servilité, les leçons de ses maîtres ; il s’est mis en quête, au dehors, d’une prose nouvelle en rapport avec la nouveauté de son génie : prose d’un coloris plus vif, plus éclatant, d’une hardiesse de figures, de tours, d’expressions plus aventureuse, d’une mélodie de paroles, d’une harmonie toutes musicales, et qu’il a rencontrée aux confins mêmes de la poésie.

Ainsi s’est produite et développée une originalité puissante, qui conquit tout d’abord à ses créations, par l’éblouissante apparition de beautés inusitées et inattendues, par le plaisir d’une admiration étonnée et curieuse, par l’attrait d’une sorte de mystère de l’art à pénétrer, l’enthousiasme public.

Cette victoire populaire du génie, affermie par les résistances que lui opposa, au nom du goût en péril, l’esprit de secte plus réellement menacé et inquiet, reçut sa consécration du suffrage de quelques excellents juges, arbitres reconnus des productions de l’esprit. Il est honorable pour la Harpe, pour Fontanes, nourris dans les traditions les plus pures de nos deux grands siècles littéraires, représentants glorieux eux-mêmes autant que gardiens sévères de ces traditions, d’avoir su comprendre, d’avoir salué des premiers la révolution qui s’accomplissait alors dans les lettres. Leur goût, moins timide qu’on ne le pense communément, ne se laissa point troubler par quelques bizarreries échappées à la première fougue d’un talent hardi. Il apercevait au delà, à travers une nouveauté de formes qui ne pouvait tromper sa clairvoyance, une application nouvelle des grands principes de l’art, une nouvelle manifestation du beau. Tous deux y applaudirent de concert : la Harpe, avec la joie de retrouver, à ses derniers jours, le plaisir inespéré de l’admiration ; Fontanes, avec le pressentiment d’une amitié prête à naître de cette admiration même. On a vu, plus d’une fois, les sympathies du goût mener à l’union des âmes, former des couples fraternels d’écrivains qui semblaient vivre, pour le travail et pour la gloire, d’une vie commune. Ce que Boileau avait été pour Racine, Fontanes le fut, à certains égards, pour Chateaubriand, démêlant le premier, au milieu des ombres qui l’enveloppaient, la lueur encore incertaine de sou génie, travaillant avec une inquiète sollicitude à en dégager, à en faire éclore les éclatants rayons, en annonçant, en proclamant les naissantes merveilles ; et quand vint aussi pour son poëte aimé le temps de regretter ses succès et de douter de lui-même, le consolant, le relevant en poëte, lui redisant les noms harmonieux d’Eudore et de Cymodocée, appliquant sur ses blessures le dictame des beaux vers.

On aurait tort de chercher l’influence de M. de Chateaubriand dans ces imitations, ou affaiblies ou exagérées, dont les écrivains supérieurs, et même les auteurs seulement étranges, fournissent la ressource commode à tous les genres de médiocrité. Cet accompagnement des succès ne lui a pas manqué, assurément ; mais, loin de s’en applaudir, il l’a plutôt regardé comme une sorte d’expiation. Sa véritable, sa grande, sa glorieuse influence est dans le mouvement général des esprits, précipités par lui, quelle que fût d’ailleurs la nature particulière de leur vocation littéraire et poétique, hors de la route, trop battue, où ils cheminaient ; introduits dans une carrière infréquentée et neuve ; appelés à y voir de tout autres choses, ou à sentir, à rendre les mêmes choses tout autrement.

Il est beau de jeter dans le monde de ces idées qui changent le cours de la philosophie, des sciences, de la politique, qui ouvrent un monde de plus à l’activité humaine. Il est beau aussi, et certainement peu ordinaire, de renouveler, par la vertu de ses affections et de son langage propres, l’imagination et la sensibilité des hommes.

Les écrivains, en bien petit nombre, auxquels est départi un tel pouvoir, l’exercent d’ordinaire dans ces époques d’épuisement et de satiété qui suivent les grands siècles, quand l’art se consume, avec une verve défaillante, sur la redite ingénieuse de ce qui a longtemps remué les cœurs ou charmé les esprits. Au moment où M. de Chateaubriand se montra tout à coup sur la scène littéraire, l’apaisement de nos longs troubles civils l’avait rendue à deux partis rivaux, mais de forces inégales, qui, reprenant la lutte interrompue des dernières années du XVIIIe siècle, se renvoyaient l’un à l’autre, en échos affaiblis, et l’ironie sceptique de Voltaire et les adorations pieuses de L. Racine. Le Génie du Christianisme vint à temps affranchir et rajeunir la plus forte et la plus féconde des inspirations, l’inspiration religieuse.

Les images touchantes, empruntées par J. J. Rousseau à la simplicité des champs, par Bernardin de Saint-Pierre aux aspects variés de la nature, n’avaient pas suffi pour décourager, dans l’agréable mais froid travail de ses collections d’études, de ses périphrases analytiques, la poésie qui elle-même s’avouait descriptive. Elle ne tint pas devant des tableaux qui dépassaient singulièrement ses horizons, où l’univers était compris, majestueux de lignes, éblouissants de couleurs, empreints surtout de la passion du peintre, et, selon la disposition de son âme, réfléchissant, soit le souvenir mélancolique de la gloire humaine, soit la sublime pensée de la grandeur de Dieu.

La religion rétablie dans ses droits sur le cœur, la nature sensible reproduite avec vérité et hardiesse dans sa beauté, sa magnificence : voilà quels furent et le ressort principal et la décoration de ces sortes de drames où M. de Chateaubriand tira de l’antique sujet de la passion combattue des effets jusque-là ignorés. Il apprit, par de frappants exemples, à ses contemporains, que la nature morale elle-même peut avoir encore ses régions inexplorées, qui invitent aux découvertes. Il le montra surtout dans celle de ses œuvres où il a le plus mis de ses affections personnelles, des malaises et des souffrances de son temps ; image saisissante et indéfinissable de l’inquiétude vague, de l’activité sans objet, du découragement précoce, de l’ennui désespéré d’une âme égarée hors des voies régulières de la vie, isolée même au sein de la foule, ou obsédée de mortelles rêveries dans la solitude.

Si parmi les poëtes accordés à notre âge, il en est à qui les splendeurs du monde sensible, reflet divin d’un autre monde, à qui les mystères douloureux de l’existence humaine, aient inspiré des vers d’une magnificence lyrique, d’une tristesse élégiaque, toutes nouvelles, on peut dire, sans rien retirer de leur originalité, qu’ils ont reçu des mains de Chateaubriand le flambeau poétique.

Autour de ce grand maître se groupent, comme dans une libre école, d’autres hommes encore, de génies divers, auxquels il a comme révélé leur vocation. Ils ont, à son appel, coloré, passionné l’austérité de la langue des affaires ; ils ont restitué à l’histoire ce que la préoccupation des mœurs contemporaines, les vues abstraites de la philosophie lui avaient trop retiré, la physionomie mobile des temps, et particulièrement les traits caractéristiques de la rudesse barbare ; ils ont fait sortir du rapprochement des littératures une autre histoire, celle du génie propre des nations, de la marche générale de l’esprit humain ; ils ont ployé la langue, sans la forcer, sans la fausser, aux besoins nouveaux de la pensée, aux allures capricieuses de l’imagination. Poésie, éloquence, histoire, critique, art d’écrire, par lui tout a été vivifié, fécondé ; et quand cet astre, levé pendant cinquante années sur les lettres françaises, s’est abaissé vers l’horizon, elles étaient encore éclairées de ses derniers rayons et teintes de sa couleur.

Tout à l’heure, Monsieur, par une figure éloquente, vous placiez la statue de votre prédécesseur parmi celles qui semblent, disiez-vous, présider à jamais nos assemblées. Les monuments de Chateaubriand seront respectés de l’avenir. J’en ai pour premier garant le respect qu’il professa toujours, lui, le hardi novateur, dans l’emportement même de la dispute, pour les gloires légitimes du passé. Je songe, en outre, que, par un travail patient, il a imprimé à de vives et rapides conceptions ce caractère de durée qui ne s’obtient qu’au prix des longs efforts. Je songe que si, par la loi du temps, ses œuvres perdent un jour quelque chose de cette fraîcheur qui nous charme encore, il y restera beaucoup de ce qui ne vieillit point, de ce que la parole décore sans doute, mais qui seul aussi la conserve ; je veux dire ces sentiments et ces idées conformes à la dignité humaine, aux éternelles lois de la morale et de l’ordre public, dont l’expression éloquente (répétons à sa louange ses nobles paroles) fait battre, après des siècles, tous les cœurs généreux.

Cette dernière considération me ramène à vous, Monsieur ; elle me conduit à louer dans votre parole, dans vos écrits, une élévation morale, et, en même temps, c’est une association nécessaire, une distinction de style, qui ont été bonne heure attiré l’attention de l’Académie.

Il ne conviendrait pas au caractère de cette solennité tout littéraire, d’évoquer le souvenir des questions que, pendant vingt années, vos devoirs d’homme public vous ont mis à même de traiter devant le pays ; encore moins de discuter les solutions que votre conscience et vos lumières en ont données. Je me bornerai à rappeler qu’il n’en est point que vous n’ayez ou agrandie, en la transportant dans la sphère supérieure des intérêts généraux de la société, ou, pour ainsi dire, pacifiée, même au plus fort du combat, par la sagesse de votre esprit et la force contenue de votre langage. Vos discours comptent parmi les modèles de ce genre d’éloquence auquel nos formes délibératives ménageaient alors une place à part ; de cette éloquence qui, loin des inspirations tumultueuses du forum, s’adresse surtout à l’attention recueillie, à la raison calme, à l’expérience, et reçoit sa passion et sa chaleur de 1a sincérité des convictions, de la loyauté des sentiments, du zèle pour la chose publique.

L’occasion s’est offerte à vous, par deux fois, dans l’éloge funèbre d’un homme d’État et d’un orateur politique, l’un et l’autre fort estimés, fort aimés (MM. Chabrol de Crouzol, et de Dreux-Brézé), de rendre hommage à un gouvernement dont vous aviez regretté la chute avec le premier, à une cause que vous aviez servie par la parole avec le second. Vous l’avez su faire en présence d’un régime nouveau et d’opinions déclarées pour ce régime, sans faillir en rien à ce que réclamaient de vous l’amitié, la communauté des principes, une sorte de fraternité parlementaire ; comme aussi sans que la vivacité naturelle de vos expressions rencontrât d’autre sentiment que celui de la faveur. Avec un art dont on doit faire honneur en partie à votre caractère, et auquel n’étaient pas non plus étrangères la liberté d’esprit et la sagesse impartiale de vos nobles auditeurs, vous vous étiez placé et les aviez placés comme vous à peu près à ce point de vue où ies préoccupations contemporaines n’offusquent plus le regard, d’où l’on juge, sans animosité et sans complaisance, comme fera la postérité, les événements et les hommes.

Ce point de vue, Monsieur, est celui de l’histoire, à laquelle vous destinaient à votre insu et devaient bientôt vous engager les dispositions naturelles d’un esprit curieux du vrai, zélé pour le découvrir et pour le montrer.

Vous regrettiez, comme tous les amis de notre gloire littéraire, mais avec un droit particulier de ressentir et de témoigner ce regret, l’état d’imperfection dans lequel la négligence des éditeurs avait laissé jusqu’ici un monument bien précieux, ces lettres qu’une juste admiration ne sépare point des lettres de Mme de Sévigné ; qui en sont tout à fait contemporaines, non-seulement par la date, mais par ce qui pourrait y suppléer, par un mélange pareil, dans une proportion bien différente, du sérieux et des grâces. Vous ne déploriez pas moins que la vie de leur auteur, dans ses étranges vicissitudes, fût restée obscurcie, par des préventions ennemies, de nuages qu’une polémique passionnée, l’emportement de la satire, le zèle de l’apologie, n’ont pas contribué à dissiper. Occupé donc du soin pieux de restaurer, avec de beaux écrits, le caractère qui avait dû s’y peindre, et qu’on y pouvait retrouver plus sûrement encore que dans les autres témoignages de l’époque, vous avez vu votre plan s’étendre insensiblement. Une grande place y a été donnée, et aux révolutions morales de la société française dans le XVIIe siècle, dont il vous semblait que le tableau devait éclairer d’une vive lumière votre sujet, et aux systèmes d’administration et du gouvernement, aux actes politiques qui ont dominé ces révolutions. C’est ainsi que, dans un cadre de plus en plus élargi, la biographie de madame de Maintenon est devenue une histoire, et une histoire, en certains points importants, très-approfondie, du règne de Louis XIV.

Ce règne, à mesure qu’il se développait, était chaque jour raconté par des témoins, des acteurs de toute sorte, auxquels, Monsieur, vous cédez très-souvent et très-volontiers la parole. Mais vous groupez, vous liez avec tant d’art, dans cette espèce d’information historique, leurs dépositions diverses ; le commentaire d’esprit tout moderne dans lequel vous encadrez ces textes anciens leur est d’ailleurs si conforme par un tour de langage qui atteste une familiarité étroite avec le XVIIe siècle, que l’abondance très-agréable des citations ne compromet en rien l’unité de l’ouvrage.

Quelquefois elle y introduit, dans des discussions épisodiques d’un intérêt piquant, comme des questions de personnes, où une passion fort légitime anime tout à coup la sereine gravité de votre style. Tel est le caractère de quelques pages pleines de verve sur les Mémoires de Saint-Simon. Jugeant, à votre tour, sans indulgence, ce juge rigoureux des choses et surtout des hommes de son temps ; recherchant, sans porter atteinte à sa probité reconnue, ce qui peut manquer d’autorité véritablement historique à des témoignages trop empreints de son humeur chagrine, où il montre trop le désir d’associer la postérité aux rancunes de son ambition trompée, vous vous inspirez contre lui-même de son merveilleux talent d’observer et de peindre ; vous complétez sa longue galerie satirique par l’image du peintre.

C’est avec des sentiments d’une autre nature que vous avez fait usage de documents dont nul, autant que vous, n’était autorisé à établir l’authenticité, à relever l’importance. Quelques mois avant sa fin, Louis XIV allait livrer aux flammes des écrits où, pour l’instruction de son fils et des princes de sa famille appelés à régner, il avait consigné les actes, expliqué les maximes de son gouvernement. Un de vos aïeux, Monsieur, illustre à bien des titres, comme général, comme négociateur, comme ministre, j’ajouterai, prenant conseil du lieu où je parle, de la mission que j’y remplis, et répétant les éloges de Voltaire, digne d’être cité comme ami éclairé des lettres et bon écrivain lui-même, Adrien de Noailles intervint, et sauva de la destruction ces précieux papiers que le monarque lui abandonna. Il ne les regarda que comme un dépôt sacré dont il était comptable envers le pays et envers l’histoire : par lui, en 1749 et eu 1758, ils prirent place dans cette grande bibliothèque, trésor national de nos richesses littéraires ; par lui, dès 1752, ils étaient arrivés entre les mains habiles de l’historien du siècle de Louis XIV. Vous n’avez pu, Monsieur, sans vous sentir profondément ému d’un tel souvenir, animé par lui à votre œuvre, les faire servir vous-même à une peinture nouvelle de cette grande époque tant de fois étudiée depuis quelques années, et sous tant de faces, par des esprits si pénétrants, célébrée en paroles si éloquentes, qui cependant, vous l’avez éprouvé, n’a point encore épuisé notre curiosité, lassé notre admiration ; qui, dans l’ordre nouveau des destinées de la France, intéressera toujours notre patriotisme.