Discours sur les prix de vertu 1849

Le 5 juillet 1849

Louis de BEAUPOIL, comte de SAINTE-AULAIRE

Discours de M. de Sainte-Aulaire
Directeur de l’Académie française

Sur les prix de vertu

Lu en séance le 5 juillet 1849

 

 

MESSIEURS,

Les rapports que le directeur de l’Académie doit annuellement vous soumettre sur les prix de vertu fondés par M. de Montyon comportent peu de variété dans leurs développements. Aux termes du testament dont vous êtes les exécuteurs ces prix appartiennent exclusivement à des Français pauvres. Les actions charitables que vous avez à rechercher et à honorer ont ainsi un caractère spécial, et elles doivent le plus souvent se reproduire avec des circonstances analogues. Rien de plus admirable assurément, rien de plus digne de nos respects et de notre sympathie que la charité exercée par les pauvres. Mais les pauvres n’ont pas le monopole de cette vertu : elle fleurit dans tous les rangs de la société civile. Dieu a voulu qu’aucune des conditions de la vie ne fût exempte d’épreuves et de souffrances mais à côté de chaque infortune il a marqué la place de la bienfaisance, et le nombre des malheureux qui souffrent n’est pas plus grand que celui des cœurs généreux qui consolent.

J’aimerais à voir développer cette vérité ; j’aimerais avoir représenté la charité sous ses diverses formes, resserrant tous les liens, vivifiant tous les rapports des hommes entre eux. Il serait facile de prouver que les riches apportent leur bonne part à ce trésor, fonds commun de la race humaine, et que leur cœur n’est pas plus fermé que celui du pauvre aux inspirations du dévouement et de la fraternité. Dans cette société de Paris, si brillante naguère, parmi ces jeunes hommes et ces jeunes femmes du monde élégant, dont les habitudes semblaient frivoles, combien ne pourrait-on pas citer de zélés collaborateurs des associations charitables si multipliées de nos jours ? Il doit être permis de le dire, Messieurs, le riche ne s’était jamais plus occupé du pauvre que pendant les dernières années de la monarchie. Les plus augustes exemples nous enseignaient la bienfaisance, et trouvaient partout des imitateurs. Pendant près de vingt ans, nous avons vu un ange de charité sur le trône ne chercher de distractions aux soucis du rang suprême que dans le bien qu’il pouvait faire. Aujourd’hui Marie-Amélie n’est plus défendue par le prestige des grandeurs humaines ; mais je ne crains pas qu’une voix s’élève pour me démentir, si je dis que personne ne l’a jamais implorée sans en recevoir un bienfait, que personne n’a pleuré devant elle sans voir des larmes dans ses yeux. Ceci n’est pas une digression, Messieurs ; je crois être dans le cœur de mon sujet quand, ayant à parler de malheurs et de bienfaisance je rappelle Marie-Amélie.

Si, dans le rapport que je vais avoir l’honneur de vous soumettre, je ne présente à vos hommages que les vertus des pauvres, ce n’est donc pas que les palais soient plus vides de bonnes œuvres que les chaumières ; mais M. de Montyon a cru qu’il importait de signaler surtout à la reconnaissance et aux respects publics le bien qui s’accomplit par les seules forces de la charité il a voulu mettre en lumière l’admirable puissance de cette vertu qui, sans autre ressource qu’elle-même, obtient des résultats au-dessus des forces humaines, et semble souvent renouveler le miracle de la multiplication des pains. Parmi les faits que je vais vous raconter, plusieurs répondent à cette pensée de M. de Montyon et sont merveilleusement propres à encourager les bonnes œuvres, en prouvant à quel point Dieu bénit et féconde les sentiments généreux qui les inspirent.

Je vous entretiendrai d’abord d’une pauvre vieille femme qui pendant sa longue vie, sans antres ressources que le travail de ses bras, a pu constamment soigner des malades, secourir des pauvres, élever des orphelins. Antoinette Charron, veuve Grognet, âgée aujourd’hui de quatre-vingt-neuf ans, s’est établie, il y a soixante ans, dans le village de Lieusaint département de Seine-et-Marne. Elle y a épousé le berger de la commune. Tous deux actifs, intelligents, économes, gagnaient aisément leur vie. Ils eussent pu même amasser quelques épargnes ; mais ils dépensaient leur superflu en bonnes œuvres et ils avaient l’ambition d’en pouvoir faire encore davantage. Pour s’en procurer les moyens, ils imaginèrent de tenir auberge dans leur chaumière. C’était une de ces spéculations dont le succès est assuré, parce que les retours ne s’en soldent pas sur la terre. Les chalands de l’établissement étaient des mendiants, de pauvres voyageurs qui n’avaient pu trouver de meilleurs gîtes. Le plus souvent ils ne payaient pas leur modeste écot et recevaient en pur don les moyens de continuer leur route. Quand la bourse, la cave, le grenier d’Antoinette Charron étaient vides, elle donnait ses vêtements, les couvertures de son lit. Un jour, une mendiante épuisée de fatigue, chargée de deux enfants qu’elle ne pouvait plus porter ni nourrir, s’arrêta devant la cabane hospitalière. Elle y fut recueillie, hébergée, et après quelques jours de repos elle continua sa route, soulagée de la moitié de son fardeau : elle laissait aux soins de son hôtesse une petite fille de trois ans.

Dieu n’a pas accordé d’enfants à Antoinette Charron, mais il a mis dans son cœur toutes les vertus d’une mère, et ce trésor n’y est pas resté enfoui elle a nourri élevé puis doté du fruit de ses épargnes la petite fille de la pauvre mendiante. Elle a successivement adopté sept autres enfants choisissant toujours les orphelins les plus délaissés et les plus maltraités par la nature. L’un d’eux était couvert d’une lèpre hideuse : à force de soins, elle l’a guéri et lui a fait une santé robuste. Il est devenu un brave soldat, et est mort à Paris pour la défense de l’ordre public. Cette excellente femme élevait honnêtement, religieusement ses enfants adoptifs ; elle leur enseignait, par son exemple, la bienfaisance et la probité ; mais elle ne pouvait les faire riches et ne savait pas leur apprendre à le devenir tous sont restés dans la misère ; plusieurs sont morts, laissant leur petite famille à la charge de celle qui avait aimé et protégé leur enfance. Ces legs n’ont jamais été refusés.

Devenue veuve à soixante-treize ans, Antoinette Charron a continué à vivre pour les autres, donnant tout ce qu’elle peut gagner par son travail, sans consulter ses besoins ni ses forces, et sans s’inquiéter de l’avenir. Parvenue à une extrême vieillesse, elle abrite encore aujourd’hui sous son chaume les malades, les voyageurs indigents, et partage avec eux le denier de la veuve. Femme forte et vraiment chrétienne, elle édifie le village de Lieusaint par sa piété, son courage, et répand autour d’elle la bonne odeur de ses vertus. L’Académie lui a décerné un prix de 2,500 francs.

L’Académie accorde un prix de pareille somme à la veuve Guillouzic, que des vertus de même nature et des actes de bienfaisance non moins nombreux recommandent au même degré à la reconnaissance publique. Mariée en Bretagne à un commis des vivres de la marine, la dame Guillouzic semblait à l’abri de l’indigence ; mais une maladie lente et d’un traitement dispendieux dont son mari fut atteint peu après son mariage, détruisit leur bonheur et leur fortune. Pendant quatorze ans, l’employé Guillouzic lutta contre un mal incurable. Sa femme, au chevet de son lit, le jour, la nuit, l’entourait de ses soins, et travaillait pour acheter des médicaments, payer des médecins. Les secours de l’art furent inutiles ; le malade mourut, et sa veuve resta accablée de douleur et obérée de dettes. Pour les acquitter, elle dut vendre tout ce qu’elle possédait de meubles et d’effets. Sans appui, sans aucuns biens, mais pleine d’intelligence et d’énergie, elle se mit courageusement à l’ouvrage, et bientôt le produit de son travail journalier dépassa ses besoins.

À l’abri de la misère, la veuve Guillouzic souffrait de sa solitude. Elle avait pris l’habitude du dévouement, et sentait le besoin de se dévouer encore. Le hasard lui fit alors rencontrer une famille respectable en lutte avec le malheur. Une mère déjà âgée et malade elle-même soignait sa jeune fille expirante. À ce spectacle la veuve Guillouzic reconnut sa vocation ; elle se fit la garde-malade, la servante de ces deux femmes, pourvut à leurs besoins ; et quand, par ses soins intelligents, elle eut rétabli leur santé, elle continua à les aider à vivre. Aussi pauvre, mais plus aguerrie contre la pauvreté, elle leur apportait conseils et secours. Un mariage sortable pour sa jeune amie allait manquer, faute d’un peu d’argent : elle se procura la somme nécessaire. La veuve Guillouzic a bon crédit ; on sait qu’elle fait honneur à ses engagements ; elle trouva facilement à contracter un petit emprunt qu’elle a remboursé depuis, en prolongeant son travail dans la nuit et en retranchant sur ses premiers besoins.

Bien d’autres bonnes actions ont honoré la vie de la veuve Guillouzic ; elle a successivement adopté cinq orphelins de différents âges elle les a nourris, élevés fait instruire. Sa charité embrasse tous les âges. Elle va chercher sur leurs grabats des vieillards indigents, sollicite avec intelligence auprès des autorités leur admission dans les hospices, et les garde à sa charge jusqu’à ce qu’ils l’aient obtenue. Enfin cette infatigable bienfaitrice trouve encore le temps de tenir chez elle une école gratuite de broderie pour les jeunes filles pauvres. Elle y reçoit de préférence celles qui, par leur âge et leur isolement, seraient plus accessibles aux séductions du vice ; elle leur apprend à lire, à écrire, et leur donne les premiers enseignements de la morale et de la religion. Je vous le disais en commençant, Messieurs, la puissance de la charité est en quelque sorte infinie, et les bornes du possible reculent devant celui qui, avec une volonté forte et désintéressée, s’applique à faire le bien. La vie des deux femmes respectables dont je viens de vous citer quelques traits ne rend-elle pas témoignage de cette consolante vérité ?

Louise Desmousseaux à qui l’Académie accorde un autre prix de 2,500 francs, n’a pas secouru un si grand nombre de malheureux. Elle a concentré sa charité sur une seule famille ; mais, elle aussi, a constamment vécu pour les autres ; elle a consacré son existence à soigner des maladies, à consoler des peines de cœur, sans prétendre à d’autre récompense que la satisfaction d’avoir bien fait. Née à Mantes, dans une famille d’honnêtes cultivateurs, Louise Desmousseaux entra, en 1830, au service de M. et de Mme Combat, qui tenaient alors à Paris un magasin de papeterie. Elle s’attacha tendrement à sa jeune maîtresse, qui la traitait en amie plutôt qu’en domestique, et qui eut bientôt de grandes peines à lui confier. M. Combat, malheureux ou malhabile, avait dérangé ses affaires, dissipé ses capitaux et contracté des engagements qu’il ne pouvait remplir. Sa ruine était imminente sa liberté, son honneur, compromis. Louise Desmousseaux ressentit ces malheurs comme s’ils lui étaient personnels. Sur ces entrefaites, son père vint à mourir, et lui laissa quelques arpents de terre en héritage. Elle les vendit, et réalisa 6,000 francs. Six mille francs c’était une fortune pour Louise ; elle pouvait former un établissement avantageux, assurer son indépendance ; mais elle avait un autre emploi à faire de son argent. Elle le remit aux mains de madame Combat, l’autorisant à s’en servir pour ses besoins. L’honneur du commerçant fut sauvé, sa liberté rachetée ; mais il n’a pas rétabli ses affaires, la fortune a continué à lui être contraire, et il n’a pu ni rembourser, ni payer les intérêts du capital que lui avait prêté Louise ; il n’a pu même lui payer ses gages. La généreuse fille ne l’en a pas servi avec moins de zèle, et son attachement pour ses maîtres s’est accru avec leur malheur.

En 1837, madame Combat, épuisée par de longs chagrins, est morte dans les bras de Louise. À ce moment suprême elle lui recommanda son mari, déjà infirme, et cinq enfants en bas âge qu’elle laissait sans moyens d’existence. Louise lui promit de ne les jamais abandonner ; et, depuis ce jour, elle est devenue le chef de cette famille. Elle a soigné le père, qui, après la mort de sa femme, fut atteint d’une maladie mentale. Elle a élevé les cinq enfants, et, par un infatigable travail, pourvu à tous leurs besoins. M. Combat est mort au mois de mars de l’année dernière mais ses enfants ne sont pas orphelins. Depuis leur naissance, Louise avait été et elle est encore aujourd’hui pour eux une tendre mère. Elle a dirigé avec une piété sincère leur éducation religieuse, fait faire à tous leur première communion. Trois jeunes garçons vont à l’école ; deux filles plus âgées ont appris à travailler à l’aiguille, et peuvent aujourd’hui soulager leur mère adoptive. Toutes ces bonnes œuvres ont été accomplies dans le silence. Louise Desmousseaux n’a jamais rien demandé à personne. Les faits que je viens de raconter sont arrivés par hasard à la connaissance de M. le curé de Saint-Vincent de Paul et de madame la présidente de l’œuvre des Mères de famille, qui les ont transmis à l’Académie, et qui en garantissent l’authenticité.

Le dévouement de Louise Desmousseaux pour M. et madame Combat était tout volontaire, et paraît ainsi plus méritoire que s’il avait été commandé par des relations de parenté. Gardons cependant une part de notre admiration pour les vertus et les devoirs de famille. Eux aussi peuvent devenir méritoires, surtout quand l’affection et la reconnaissance n’en sont pas la récompense.

Marie-Geneviève-Françoise Levent, âgée aujourd’hui de soixante-quatorze ans, était née dans l’aisance ; mais son père, par un odieux égoïsme, plaça à fonds perdu la moitié de sa fortune et dissipa l’autre moitié. Sa fille ne l’en soigna pas moins avec la plus touchante tendresse pendant de longues et cruelles maladies. Après la mort de son père, elle resta le seul soutien de sa mère, femme dure, égoïste, qui lui imposait un travail au dessus de ses forces. Françoise Levent était jolie, spirituelle ; plusieurs fois elle fut recherchée par des partis avantageux qui pour l’obtenir en mariage, consentaient même à se charger de sa mère ; mais celle-ci craignait de perdre une partie des soins qui assuraient son bien-être ; par ses menaces et ses artifices, elle empêcha sa fille de s’établir. Françoise Levent porta son joug avec douceur et soumission. Sa jeunesse se passa tristement ; sa beauté se flétrit. Quand sa mère mourut, elle avait quarante-sept ans, et il ne pouvait plus être question de mariage : mais elle aurait vécu facilement du produit de son travail, si une charge nouvelle ne lui eût été imposée.

Madame Levent avait laissé une sœur impotente, aussi dure, aussi égoïste qu’elle. Cette femme réclama la place vacante dans la chambre de sa nièce, comme si c’était un héritage qui lui fût échu. En venant s’y établir, elle déclara sa volonté de n’en jamais sortir ; et sa résolution à cet égard était si bien prise, qu’avant de quitter son domicile elle avait vendu son mobilier et disposé de tout ce qu’elle avait en faveur d’autres parents, objets de ses préférences, ne réservant pour Françoise que le privilège de soigner ses infirmités et de supporter sa mauvaise humeur.

Françoise Levent n’a pas réclamé contre ce partage ; elle a été pour sa tante ce qu’elle avait été pour sa mère, soumise, respectueuse et tendre. Elle l’a soignée jusqu’à son dernier jour, et est parvenue elle-même à une vieillesse avancée sans avoir goûté les joies de la famille, mais en ayant religieusement rempli tous les devoirs. L’Académie a accordé à Marie-Geneviève-Françoise Levent un prix de 2,000 francs.

Les belles actions dont je vous ai entretenus jusqu’ici Messieurs, sont toutes à la gloire des femmes. Il faut l’avouer, les femmes s’entendent mieux que nous à consoler les profondes douleurs, à soigner les longues misères ; leurs mains sont plus exercées que les nôtres à retourner un malade sur son lit ; et, en pratiquant la patience et la résignation, elles réussissent mieux que nous à inspirer ces vertus. Avouons-le aussi, l’homme risque plus souvent et plus volontiers sa vie, mais les femmes savent mieux dévouer la leur. C’est surtout contre un danger imminent que l’homme secourt et protége la faiblesse. Il ne faut pour cela que du courage, et le courage est tellement commun en France, que l’Académie croirait diminuer la valeur de ses prix en les accordant à un simple acte de courage. Si cependant un homme a plusieurs fois hasardé sa vie pour sauver celle de ses semblables ; si pour les arracher à la mort, il a bravé le danger sous toutes les formes ; si, au moment du péril son nom est dans la bouche de ses voisins, et s’il arrive toujours le premier à leur secours, cet homme aura droit à notre admiration et à nos respects, car ce n’est pas par hasard qu’on le trouve si souvent à la portée des malheureux ; et ces actes de dévouement multipliés donnent à la charité spontanée un caractère de persévérance qui en rehausse le mérite. C’est à ce titre que Jean Chabaud nous a paru mériter un de nos premiers prix.

Jean Chabaud travaille la terre au bourg de Jumilhac-le-Grand, département de la Dordogne. C’est un homme doux, de bonnes mœurs, et pauvre. Il a aujourd’hui cinquante-quatre ans, et, dès sa première jeunesse, il a donné des marques d’une grande intrépidité. En 1811, il avait à peine seize ans ; madame Souham allait en Espagne joindre son mari, qui y commandait une division de l’armée française. Elle voyageait avec sa fille dans une chaise de poste ; les chevaux prennent le mors aux dents, et entraînent la voiture, vers un ravin profond. Jean Chabaud passait alors sur la route ; il voit le danger, s’élance entre le précipice et les chevaux emportés, les saisit par la crinière, fait reculer la voiture, et sauve d’une mort certaine madame Souham et sa fille.

Quelques années plus tard, sur la même route, Chabaud entend les cris de détresse d’un bouvier que des bœufs furieux avaient renversé sous sa charrette, et qui, pressé entre les roues et les pieds des animaux, courait grand risque d’être écrasé. Chabaud accourt, il dompte et écarte les bœufs, soulève et soutient la charrette sur ses épaules, et donne au charretier le temps de se relever tout meurtri, mais la vie sauve.

On pourrait ne pas s’étonner qu’un paysan, habitué aux travaux de la campagne, ne s’effrayât pas de bœufs furieux et de chevaux emportés. Chaque profession développe, chez ceux qui l’exercent, de certaines aptitudes, et les familiarise avec telle ou telle nature de dangers. Ainsi, le matelot luttera avec plus de sang-froid contre les flots soulevés par l’orage ; le couvreur a le pied plus ferme et plus agile sur le faîte d’un édifice ; mais Jean Chabaud n’est ni marin ni couvreur, et, quatre fois dans sa vie, en 1820, 1822, 1823 et 1824, il est monté sur le toit de maisons enflammées, et a éteint des incendies qui menaçaient d’embraser le château et des rues entières du bourg de Jumilhac. Quatre fois aussi en 1819, 1830, 1832, 1847, Jean Chabaud s’est jeté dans des rivières et des étangs profonds, et a sauvé des malheureux qui se noyaient. La dernière fois, c’était pendant l’hiver : un enfant aliéné courait imprudemment sur un étang glacé ; la glace se rompt et l’engloutit. On appelle Chabaud dont la maison est voisine : il accourt, prend à peine le temps de se déshabiller, se précipite dans le trou qu’avait fait l’enfant, le saisit sous la glace, et, avec un bonheur inespéré, parvient à ressortir avec lui par la même ouverture.

Soixante-six habitants notables de Jumilhac et des environs, qui attestent ce fait, l’expliquent par une grâce particulière de la Providence. Ils ajoutent que « la modestie et le désintéressement de J. Chabaud sont aussi grands que son courage ; quand on lui parle des dangers qu’il a courus, il répond avec simplicité : N’est-il pas bien naturel de secourir son semblable ? » L’Académie a accordé à ce brave homme un prix de 2,500 francs. Elle a aussi récompensé par huit médailles de diverses valeurs des actions vertueuses dont le détail sera raconté, suivant l’usage, dans le livret publié à cet effet. Je me suis réservé de vous entretenir seulement ici de deux ouvriers de Paris que nous avons eu un plaisir particulier à couronner.

Dans la journée du 23 juin 1848, une faible compagnie de garde nationale, assaillie sur la place de la Bastille par douze ou quinze cents insurgés, fut dispersée sur le boulevard. Vingt-cinq hommes commandés par un major s’engagèrent imprudemment dans la rue Jean-Beausire, dont l’issue était barricadée. Ils y furent poursuivis, et quinze d’entre eux mis hors de combat. Pressés entre les assaillants, qui s’avançaient des deux bouts de la rue, ils ne pouvaient échapper à la mort qu’en se réfugiant dans une maison ; mais toutes étaient, on le conçoit fermées avec grand soin. Dans ce moment, une petite porte s’ouvrit devant eux ; ils se précipitèrent dans l’allée de la maison n° 15, et montèrent un escalier obscur, au haut duquel une jeune fille les introduisit dans un pauvre réduit. C’était celui d’un honnête ouvrier, nommé Boursier. Absent de chez lui en ce moment, il accourut pour s’associer aux soins empressés de sa famille. Les blessés furent couchés dans son lit, qu’ils baignèrent de sang. Il courut à travers les balles leur chercher un médecin. Puis avec l’aide de ses voisins, qui partageaient ses bons sentiments, il réunit des blouses, des pantalons, des casquettes en nombre suffisant pour habiller tous les gardes nationaux, cachant soigneusement chez lui leurs armes et leurs uniformes, au hasard d’être signalé à la vengeance des insurgés. Quand, à la tombée de la nuit, la fusillade devint moins vive, les gardes nationaux déguisés sortirent avec précaution, et rentrèrent sains et saufs dans le sein de leurs familles, en bénissant le brave ouvrier qui leur avait donné un asile, et qu’ils regardent comme leur ayant sauvé la vie.

Messieurs prendre les armes quand on entend battre le rappel descendre dans la rue et y défendre vaillamment l’ordre publie, c’est un devoir étroit auquel les bons citoyens sont aujourd’hui très-habitués et qu’ils remplissent avec empressement, sans prétendre pour cela à une distinction particulière. Mais appeler dans son domicile les horreurs de la guerre civile, exposer sa femme et ses enfants à en devenir les victimes, ce n’est pas seulement un acte de courage, c’est un acte de haute vertu. L’Académie ne doute pas cependant que de nombreux exemples de ce patriotique dévouement ne pussent être recueillis ; mais puisqu’un seul lui été signalé, elle s’est trouvée heureuse de les honorer tous en décernant à l’ouvrier Boursier une médaille de 1,500 francs.

Il me reste à vous parler d’Achille Monneret, ouvrier relieur, dont le père, ancien militaire décoré, fut emporté par le choléra en 1833. Monneret, alors âgé de six ans, resta orphelin et sans ressources[1]. Il fut adopté par la Société des amis de l’enfance, placé par elle dans une pension où il reçut une éducation morale et professionnelle, puis mis en apprentissage chez le sieur Mesland, relieur habile et achalandé. Monneret avait été bon écolier, il devint bon ouvrier, et gagna bientôt des journées qui auraient abondamment fourni à son entretien, s’il n’avait recueilli dans sa chambre et pris entièrement à sa charge une sœur de son père qui sortait de l’hospice, où elle avait été soignée pour une maladie mentale.

À la fin de 1846, la ruine du relieur Mesland diminua les ressources de Monneret et lui apporta une plus lourde charge. Mesland, réduit à fuir devant ses créanciers, alla chercher fortune à Constantinople, laissant à Paris dans le désespoir et dans la misère sa femme chargée de deux enfants. Monneret entra dans un autre atelier de reliure, et depuis ce jour tout ce qu’il gagna fut employé à soutenir la famille de son premier maître. Sur le prix de ses journées, il prélevait quelques sous pour acheter du pain, et portait le reste à madame Mesland, lui laissant même ignorer les privations qu’il s’imposait pour lui faire ces avances. Au mois de novembre 1847, madame Mesland trouva une occasion pour aller rejoindre son mari à Constantinople ; mais la famille au service de laquelle elle entrait comme femme de chambre ne consentait à emmener qu’un de ses enfants, et la pauvre mère devait abandonner un jeune garçon de cinq ans à la charité publique, ou rester elle-même sans autre ressource, séparée de son mari. La générosité de Monneret la tira de cette désolante alternative, en lui offrant de se charger de son fils. Elle le connaissait assez pour lui confier ce dépôt sans inquiétude elle accepta donc son offre, et partit pour Constantinople.

Devenu ainsi à vingt ans père de famille, Monneret plaça dans un honnête ménage l’enfant qui lui était confié, s’engagea personnellement à payer 20 francs par mois pour son entretien, et alla fréquemment le visiter, pour s’assurer qu’il ne manquait de rien. Cette bonne action faillit lui coûter cher les protecteurs de son enfance, après lui avoir donné les moyens de gagner honorablement sa vie, eussent cru laisser cette bonne œuvre imparfaite en abandonnant leur élève aux chances de désordre qui, dans Paris, menacent un jeune ouvrier. Leur surveillance paternelle ne le perdait pas de vue ; elle s’alarma quand ils surent que Monneret, vivant avec la plus stricte économie, n’avait point de livret à la caisse d’épargne, et qu’il avait même contracté quelques emprunts. Les soins qu’il prenait d’un enfant en bas âge pouvaient bien aussi paraître suspects. La modestie de Monneret lui rendait pénible d’expliquer ce qu’il y avait de mystérieux dans sa conduite pour l’y décider, il ne fallait pas moins que la crainte de perdre ce qu’il avait de plus cher au monde, l’estime de ses respectables amis. Il se résigna enfin à se justifier, et la correspondance de M. Mesland lui en donnait les moyens faciles.

Cependant la révolution de Février avait porté dans toutes les branches de notre industrie une profonde perturbation. Monneret ne manqua pas d’ouvrage tant que les maîtres relieurs dont il était connu conservèrent un seul ouvrier ; mais le désastre général l’atteignit enfin, et il dut entrer aux ateliers nationaux. Il lui devenait fort difficile de prélever, sur sa paye de 20 sous par jour, les 20 francs qu’il avait à payer tous les mois pour la pension de son pupille. Il n’y manqua jamais cependant, et il fût mort de faim avant de laisser arriérer cette dette sacrée. Au moment où elle allait l’accabler, la Providence, dont le représentant pour lui sur la terre avait toujours été la Société des amis de l’enfance, vint encore à son secours. Monneret n’avait pas cessé de voir ses anciens protecteurs, mais il s’était gardé de leur laisser soupçonner sa détresse. M. Wilson, membre de la Société chargé de surveiller ses anciens élèves, en fut informé le premier : « M. Monneret est un de nos enfants, dit-il aussitôt ; il a droit à notre assistance. » Sur son rapport, le conseil d’administration se chargea immédiatement de payer la pension du fils de madame Mesland, et, dans sa séance générale tenue le 20 août 1848 la Société accorda à Monneret la plus flatteuse des récompenses. Le procès-verbal de cette séance porte : « Le conseil de la Société, après avoir voté d’urgence l’adoption du pauvre enfant abandonné, a prié son protecteur, l’ancien apprenti, M. Monneret, de lui continuer sa surveillance, et d’honorer la Société des amis de l’enfance en acceptant d’en faire partie. » Parmi les signatures apposées à cet acte, je remarque celles des représentants du peuple MM. de Montreuil, de Melun, de Falloux, qui, depuis plusieurs années, prennent la part la plus active aux travaux utiles de la Société des amis de l’enfance.

Je m’arrête ici, Messieurs, et j’aime à vous laisser sous l’impression de ces derniers faits. Elle est douce et consolante. La vie de l’ouvrier Monneret nous montre dans un contact intime, d’une part la misère courageuse, de l’autre la charité persévérante le pauvre se débattant contre le malheur, le riche lui tendant une main secourable. L’orphelin du choléra avait eu mauvaise chance ; jeté dans le monde sans appui, sans conseil, il était menacé de traîner une vie misérable, peut-être flétrie par le vice. Mais il a fait son devoir envers les autres, et les autres ont fait leur devoir envers lui ; ce qu’il a reçu en protection et en secours il l’a payé en reconnaissance et en affection. La récompense de sa bonne conduite ne s’est pas fait longtemps attendre : à vingt-trois ans l’ouvrier Monneret a acquis une honorable notabilité. Il jouit de l’estime et de l’amitié des hommes les plus recommandables par leur vertu, les plus éminents par leur position. Il est associé à leurs bonnes œuvres, et leur prête son concours pour assister la misère qu’il a connue, dans des épreuves qu’il a traversées.

Une civilisation très-avancée laisse nécessairement peser sur les classes inférieures, dans les grandes villes surtout, des souffrances que des esprits chagrins ou pervers s’appliquent à envenimer. C’est un devoir pour tous de soulager ces souffrances mais de nos jours, moins que jamais, les classes supérieures ne peuvent être accusées de les oublier, et la Société des amis de l’enfance est là pour en témoigner.

 

 

[1] Les premiers protecteurs de Monneret furent M. et madame Michelin, qui se chargèrent de lui, et pourvurent à ses besoins jusqu’à son adoption par la Société des amis de l’enfance. Ils lui ont conservé depuis leur bienveillant intérêt.