Réponse au discours de réception de Ludovic Vitet

Le 26 mars 1846

Mathieu MOLÉ

 Réponse de M. Mathieu Molé
au discours de M. Vitet

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 26 mars 1846

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

Monsieur,

En vous entendant tout à l’heure remercier l’Académie dans un langage si modeste et si élégant, on eût dit que vous vouliez ajouter encore aux motifs si légitimes du choix qu’elle a fait de vous. Celui que vous remplacez, et dont vous venez d’apprécier les ouvrages avec tant de finesse et de goût, fut, comme vous l’avez remarqué, véritablement homme de lettres ; je dirai même qu’il trouva le moyen de rester l’homme de lettres, lorsque déjà la disposition des esprits, les institutions, les mœurs de notre société nouvelle ne permettaient presque plus qu’on le devînt de nouveau. Pourquoi ne céderions-nous pas à cette triple influence, en étendant ici le cercle de nos idées et nos discours ? Pourquoi m’interdirais-je, en présence d’une assemblée aussi choisie, de rappeler comment les lettres sont arrivées à prendre chez nous autant d’importance, et à tenir la place qu’elles occupent dans le mouvement rapide qui nous entraîne tous ? En France, Monsieur, tout le monde s’adresse à l’esprit, tout le monde en parle, chacun y vise, chacun relève de lui. La domination qu’il exerce sur nous est souvent tyrannique, et cependant elle reste toujours populaire. C’est que chacun demande à l’esprit d’amuser son loisir, de le distraire de ce qu’il souffre ou de ce qui lui manque, et s’il se peut même, d’inscrire quelque part son nom. Mais plus on l’aime, plus on le redoute ; nul n’oserait se séparer de lui ; et si, dans le fond de son âme on croit que l’esprit s’égare, le cœur manque au plus brave pour le dire tout haut. Un tel pays, je le demande, n’était-il pas fait à plaisir pour jouir des lettres et pour y exceller ? Une telle nation ne devait-elle pas naturellement devenir la plus littéraire de l’univers ?

Pendant les XVe et XVIe siècles, les lettres ne formaient pas dans la société française une catégorie, une classe à part. Le poëte n’était pas seulement poëte ; l’écrivain tenait presque toujours une place indépendante de ses écrits. Plus on s’élevait dans l’échelle sociale, et plus il se rencontrait de goût pour les lettres, de penchant à les cultiver. Les rois et les reines ne se contentaient pas d’être leurs protecteurs : Henri II, comme François Ier, faisait des vers pour sa maîtresse ; Charles IX en adressait à Ronsard à l’âge de quatorze ans. Jeanne d’Albret, Marie Stuart, Marguerite de Valois n’ont-elles pas dû à leur amour des lettres une renommée que le rang et la beauté n’auraient pu seuls leur donner ? La galanterie, la politesse et la poésie semblaient inséparables et se prêter un mutuel secours. Il suffirait du baiser qu’Alain Chartier reçut de Marguerite d’Écosse, pour montrer jusqu’où allaient alors le pouvoir et les prérogatives du poëte. Ajouterai-je que Clément Marot vivait à la cour de François Ier et combattait à Pavie à ses côtés ; que Ronsard fut le compagnon et l’ami de Charles IX ; notre immortel Montaigne comme son ami la Boëtie, conseillers au parlement de Bordeaux ; et enfin Amyot, le naïf traducteur de Daphnis et Chloé, ne devint-il pas évêque d’Auxerre ?

Mais le moment s’approchait où le cardinal de Richelieu, en instituant l’Académie française, allait fonder la république des lettres, donner aux lettres un centre, une représentation, placer un but, une récompense de leurs travaux, devant ceux qui feraient exclusivement des lettres leur carrière. Et comme s’il eût été dans la destinée de ce vaste esprit d’exécuter toujours plus qu’il n’aurait entrepris, il se trouva avoir introduit parmi nous un élément social tout nouveau, le germe fécond d’un nouvel avenir ; de même qu’en détruisant une féodalité rivale du trône, il avait préparé notre société à recevoir l’empreinte du monarque qui allait y monter. Louis XIV fut la plus belle et presque la dernière représentation, dans notre histoire, du pouvoir absolu. Les esprits, épuisés par les luttes de la Réforme, les guerres civiles et les intrigues de la Ligue, n’éprouvaient plus après les agitations de la Fronde que le besoin du repos. Ils se sentaient entraînés vers l’ordre et la hiérarchie, comme sous une tente où le souffle de la tempête ne les atteindrait plus. Louis XIV devait à son heureuse organisation de comprendre la gloire, des lettres, et tout ce que la sienne pouvait lui emprunter de splendeur. Mais tout en donnant aux œuvres littéraires l’encouragement du goût le plus sûr et de sa royale approbation, il laissait Corneille, Racine et Molière régner sur la scène, Despréaux donner un code à la critique, la Fontaine être le Fablier. Il considérait les écrivains, quelque illustres qu’ils fussent, comme classés par leur aptitude et la nature de leurs succès ; et ceux-ci, modérés dans leurs désirs, simples dans leurs mœurs, dociles et ordonnés comme leur temps, furent hommes de lettres, glorieusement hommes de lettres, sans songer à en prendre le nom. Cependant le goût de l’esprit se répandait de plus en plus à la cour comme à la ville. Chacun se piquait de l’aimer, de rendre hommage à sa puissance. Les rois et les reines ne faisaient plus de vers ; les meilleurs écrivains ne se rencontraient plus seulement autour de leurs personnes, mais les rois tenaient à honneur de les protéger, de les encourager, et ceux qui marchaient après eux au premier rang de la hiérarchie sociale, briguaient l’insigne distinction de faire partie de cette Académie, d’être adoptés par elle, et de compter parmi ceux qui comprenaient le mieux le pouvoir de l’esprit et le charme des lettres. De nouvelles mœurs durent en sortir. Les droits de la valeur personnelle se reconnaissaient implicitement et unanimement, sans que personne songeât encore à les poser en maximes ou à les écrire dans les lois.

C’est au XVIIIe siècle qu’était réservée cette dernière tâche. L’esprit alors fut regardé comme la suprême puissance devant laquelle toutes les autres devaient s’incliner. Dans l’homme, on ne considérait plus que l’esprit. On reportait tout, on attribuait tout à l’esprit. On faisait du cœur, de l’âme, du caractère, avec l’esprit. C’est lui qu’on chargeait de démontrer qu’il fallait avoir du cœur, de l’âme, du caractère. Le titre d’homme de lettres l’emportait sur tous les autres. L’écrivain citait, à son redoutable tribunal, le passé, le présent, les institutions, les croyances ; et pendant que Voltaire résumait en lui, et avec tant d’éclat, la toute-puissance de l’esprit, des personnages secondaires, comme Chamford, régnaient dans les salons, y portaient des conversations préparées d’avance et des bons mots, des traits qu’ils avaient médités. Le style ne pouvait manquer de subir les mêmes transformations que les écrivains eux-mêmes ; il avait cessé d’être, comme au siècle précédent, l’expression de soi-même, c’est-à-dire, des convictions, des émotions des idées de l’écrivain. On ne s’en servait plus, ainsi que Fénelon l’a dit de Démosthène, « comme un homme modeste se sert de son manteau pour se couvrir » ; on le considérait en lui-même, pour lui-même ; c’était un art, une arme un moyen puissant d’action. Les artifices du langage, les effets que l’on peut tirer de l’emploi le plus étudié des mots, étaient l’objet d’une étude sérieuse, spéciale. La forme l’emportait sur le fond, et les habiles dans cette science nouvelle se flattèrent d’avoir créé une force avec laquelle toutes les opinions, toutes les causes seraient obligées de compter. La tourmente révolutionnaire vint à éclater. Mais, lorsqu’elle fut apaisée, savez-vous ce qui surnagea dans ce grand naufrage ? Ce qui était vrai, ce qui était juste et conforme aux lois de Dieu ; les droits de la valeur personnelle furent à jamais reconnus. Chacun fut avant tout l’enfant de ses œuvres. Celui qui débutait avec éclat dans les lettres, dans les sciences, se classait par là même parmi les intelligences d’élite, et attirait sur lui les regards du souverain ou l’attention de ses concitoyens. La vie publique s’ouvrait naturellement devant lui. Plus d’une vocation littéraire a dû se laisser ainsi détourner de sa route ; mais d’autres plus impérieuses ont dû aussi se maintenir.

M. Soumet nous en a offert la preuve. Son naturel simple et naïf, son amour passionné des plus pures lettres, son caractère désintéressé de tout, hors de la gloire que les lettres donnent, le firent résister à l’entraînement général et même à la main de l’homme extraordinaire qui, tout en voulant imposer à ce temps son despotisme glorieux, avait cependant pour première ambition de se montrer au niveau de ses lumières. Les droits de la valeur personnelle sont les seuls que Napoléon ait toujours respectés. Il croyait les représenter dans leur plus haute puissance. En les méconnaissant, il aurait cru attenter à sa propre grandeur. Il s’était empressé de nommer M. Soumet auditeur ; mais le naturel, la vocation demeurèrent, chez le jeune écrivain, inaltérables ; le poëte resta poëte, et ne cessa de représenter parmi nous, jusqu’à son dernier jour, l’homme de lettres dans sa meilleure et plus estimable acception. La religion et la famille avaient formé autour de lui comme une enceinte dans laquelle les passions ne pénétraient pas. Vous avez si bien caractérisé. son talent et ses ouvrages que j’éprouve quelques difficultés à en parler après vous. En fait de talent et d’esprit, je vous l’avoue, je suis moins frappé des écoles des familles Je crois plus à la ressemblance qu’à l’imitation. J’admettrai donc volontiers avec vous que, comme versificateur, M. Soumet était de la même famille que Delille ; mais il ne lui emprunta rien. Il a choisi ses maîtres, ses modèles, dans une sphère plus élevée. Ce sont les anciens eux-mêmes, et les premiers parmi les anciens, qui lui inspirèrent Clytemnestre, le plus beau de ses ouvrages. Clytemnestre et Saül valurent presque en même temps à votre prédécesseur l’un des plus rares triomphes que le talent du poëte ait jamais obtenus. Le public lui prodigua des encouragements qu’il se plaît souvent à donner à la jeunesse. Il est sujet à se passionner généreusement pour ceux dont il espère.

M. Soumet le savait bien. Aussi le vit-on redoubler de travail et d’efforts. Plusieurs tragédies, toutes couronnées de succès, vinrent ajouter à, sa réputation toujours croissante. Une, entre autres, la Fête de Néron, composée fraternellement avec son ami M. Belmontet, eut cent deux représentations consécutives. Je ne saurais où placer, où classer, de toutes ses œuvres, la plus brève, une des moindres à ne considérer que l’étendue, mais, vous le dirai-je ? une œuvre qui m’a fait éprouver, lorsqu’elle parut, l’un des plus grands plaisirs que je connaisse, celui que cause tout ce qui est exquis. Je veux parler de s Pauvre Fille, morceau charmant, diamant pur, chef-d’œuvre de quelques vers, où se rassemble l’âme entière de l’auteur, toute pénétrée de mélancolie, de pieuse tendresse et d’harmonieuse poésie. On ne connaît pas M. Soumet, eût-on été applaudir à toutes ses tragédies, si l’on n’a pas lu la Pauvre Fille. C’est que l’homme est là étroitement uni à l’auteur. Je me sens obligé d’en citer au moins quelques portions, pour que chacun puisse dire si j’exagère.

J’ai fui ce pénible sommeil
Qu’aucun songe heureux n’accompagne ;
J’ai devancé sur la montagne
Les premiers rayons du soleil.
S’éveillant avec la nature,
Le jeune oiseau chantait sous l’aubépine en fleurs ;
Sa mère lui portait la douce nourriture ;
Mes yeux se sont mouillés de pleurs.
Ah ! pourquoi n’ai-je pas de mère ?
Pourquoi ne suis-je pas semblable au jeune oiseau
Dont le nid se balance aux branches de l’ormeau !
Rien ne m’appartient sur la terre,
Je n’eus pas même de berceau.


Souvent je contemple la pierre
Où commencèrent mes douleurs ;
J’y cherche la trace des pleurs
Qu’en m’y laissant, peut-être, y répandit ma mère.
Souvent aussi mes pas errants
Parcourent des tombeaux l’asile solitaire.
Mais pour moi les tombeaux sont tous indifférents ;
La pauvre fille est sans parents
Au milieu des cercueils ainsi que sur la terre.
J’ai pleuré quatorze printemps
Loin des bras qui m’ont repoussée.
Reviens, ma mère, je t’attends
Sur la pierre où tu m’as laissée.

Que pourrais-je ajouter, je le demande, pour faire connaître M. Soumet, et surtout pour le faire aimer ?

Je ne vous suivrai pas dans l’examen de ses épopées, je craindrais trop de rester au-dessous de ma tâche si je ne m’astreignais à vous répéter.

Il en est une autre qui m’est plus particulièrement dévolue, et que je suis impatient de remplir. Je dois, Monsieur, retracer les titres qui vous ont concilié les suffrages de l’Académie. Vos débuts furent heureux et brillants ; l’empereur n’eût pas manqué sans doute de vous nommer auditeur. Vous n’avez rien perdu à venir après lui. Nos institutions offrent aux droits du mérite personnel plus de garanties que le choix d’un grand homme. Elles vous ont rendu pleine et entière justice, et vous êtes une nouvelle preuve de la difficulté qu’il y a aujourd’hui à se réserver pour les lettres et pour les arts. Vous aviez reçu en naissant les dons qui font jouir avec délice de leurs chefs-d’œuvre, et même ceux avec lesquels on y jette à son tour de l’éclat. Mais nos mœurs publiques ne vous ont pas permis de choisir, et vous avez été en même temps appelé par les suffrages de vos concitoyens sur la scène politique, et encouragé comme écrivain par tous vos lecteurs. C’est votre Trilogie, les Barricades, les États de Blois et la Mort de Henri III qui vous a fait connaître. L’entreprise a pu vous être suggérée par le mouvement littéraire qui vous entourait. À mesure que le style s’éloignait du naturel et devenait plus artificiel, on demandait plus de vérité que d’art, de simplicité que de grandeur dans les compositions historiques. Les Ducs de Bourgogne, on s’en souvient, ne tardèrent pas à offrir au public, en ce genre, un modèle qui depuis n’a pas été égalé. L’histoire prenait chaque jour davantage la forme des chroniques, et l’historien, autrefois si occupé de grouper les faits, d’en tirer la moralité, ou d’en faire sortir des idées générales, s’appliquait au contraire à s’effacer, et laissait au lecteur, accablé de détails, à conclure et à choisir. Sur cette pente, on devait rencontrer une idée que le grave président Hénault lui-même avait eue longtemps auparavant, celle de remettre, pour ainsi dire, les morts debout et l’histoire en action. Cette idée, Monsieur, vous l’avez exécutée avec talent et sans qu’il en ait coûté aucun sacrifice à la vérité historique. Vous l’avez dit dans une spirituelle préface des Barricades, et répété dans l’avant-propos de la Mort de Henri III : ce n’est pas du drame, mais de l’histoire que vous avez voulu faire. Vous n’avez voulu évidemment ni élever les faits jusqu’à l’intérêt le plus passionné du drame, ni donner aux caractères cette portion d’idéalité que la muse tragique confère aux grands personnages de l’histoire, en exaltant le vrai sans le dénaturer. Grâce vous en soit rendue. « L’histoire, a dit Bossuet, est la maîtresse de la vie humaine et de la politique » ; dépôt sacré que les pères ont transmis à leurs enfants, qui le transmettront à leur tour. Personne assurément ne confondra le drame historique avec l’histoire elle-même ; la forme seule du récit peut produire cette dangereuse illusion. D’ailleurs, Monsieur, un précis de la Ligue placé à la tête des Barricades, vos deux introductions aux États de Blois et à la Mort de Henri III, n’avaient-ils pas déjà montré ce que votre histoire de Dieppe a achevé de prouver ? C’est qu’il ne vous a manqué, pour écrire l’histoire, que de la prendre pour but de vos travaux.

J’ai entendu quelquefois appeler la Trilogie votre seule œuvre littéraire, ou du moins la plus littéraire ; je ne me pardonnerais pas d’en parler ainsi. Je n’appelle pas seulement littéraires les ouvrages d’esprit ou d’imagination d’une forme piquante et ingénieuse, écrits dans un style agréable et vivement coloré. Non : je donne aux lettres une acception plus élevée, moins limitée et plus sérieuse. On ne saurait les séparer des arts avec lesquels elles s’identifient et se confondent. Les arts et les lettres se résument dans ce beau qui revêt tout aussi bien la forme austère et inspirée de Bossuet que celle de la grâce et de l’onction pénétrante de Fénelon qui respire dans le génie de Platon tout aussi bien que sous le ciseau de Phidias et le pinceau de Raphaël. C’est ce que vous avez prouvé dans des morceaux épars, mais charmants, et que nous avons été longtemps condamnés, pardonnez ce reproche, à chercher dans les recueils périodiques où ils ont été publiés. Il y a, à mon avis, plus de belle et haute critique dans ce que vous avez écrit sur Eustache Lesueur que dans la plupart des poétiques ou des leçons de littérature. Avant d’arriver à Lesueur, ou pour le faire mieux comprendre, vous êtes remonté jusqu’au XVe siècle, et vous avez tracé le tableau rapide de l’histoire de l’art. Je me trompe, vous avez fait plus, et vous n’êtes pas de ceux qui font autant et si bien sans le savoir ; vous avez fait ressortir, par le simple récit des faits et la narration la plus attachante, ces lois de l’esprit humain qui constituent, en quelque sorte, son essence, et le montrent dans ses rapports avec le beau, partout où le beau est le but ou la source, c’est-à-dire, dans les lettres et dans les arts.

Raphaël, l’ange du beau, avait disparu de la terre, et avec lui tant de peintres immortels, qui n’ont pas été surpassés. Le Corrége, mort en 1534, semblait avoir fermé cette ère du beau dans toute sa pureté, du beau possédé et reproduit par l’art et l’artiste dans sa pleine et complète perfection. Mais d’où vient que Raphaël lui-même, dans ses derniers ouvrages, vers la fin de cette vie si cruellement abrégée et si remplie, avait changé de manière ? d’où vient qu’il avait semblé douter, hésiter à son tour ? C’est que rien, il est triste de le dire, n’est plus interdit à l’homme que la permanence. Pour accomplir sa destinée, le plus impérieux de ses besoins devait être de ne jamais se contenter de ce qu’il possède, afin qu’il pût conserver toujours la même ardeur de chercher et de découvrir. Il lui avait été défendu de suspendre sa marche sur la terre. Sa mission était d’y chercher, d’y apprendre, d’y avancer sans fin et sans repos. La contemplation, l’admiration y devaient être seulement sa récompense passagère, placées sur sa route pour le consoler et le soutenir. Nul ne saurait dire ce que Raphaël lui- même, Raphaël, en qui le Créateur avait gravé de sa propre main le type le plus élevé de la beauté, nul ne saurait dire s’il eût vécu, où l’aurait conduit sa verve et son ardeur de créer, de produire. Mais voyez ce qui se passe après lui : l’exemple qu’il avait donné timidement est suivi avec impétuosité. Depuis son disciple favori, Jules Romain, jusqu’au puissant Michel-Ange, tous cherchent une nouvelle route, s’y précipitent, refusent d’imiter ce qu’ils admirent, pour s’élancer à la poursuite de ce qu’ils ne connaissent pas ; ils oublient que le secret divin de l’art est dans la sensation et dans le reflet de la beauté sur l’organisation de l’artiste ; que l’artiste, que l’écrivain reproduit sur le papier ou sur la toile ce qu’il sent bien plus que ce qu’il voit, ce qu’il voit bien plus que ce qui est, et que l’étude anatomique de l’homme n’aide pas plus à représenter la beauté, que la froide analyse ne conduit aux nobles sentiments ou aux belles actions. Et comment ne serions-nous pas frappés, Monsieur, de cette allure toujours identique de l’esprit humain ! Touche-t-il aux cieux, il retombe ; il cherche ailleurs, il creuse, il interroge, forme école sur école, jusqu’à ce que, las de ses vains et laborieux efforts, il revient d’abord à l’éclectisme, et l’éclectisme le faisant échapper à l’intolérance des écoles, permet à des individualités d’élite de revenir au beau lui-même par la seule puissance de leurs divins instincts. Tels vous nous avez représenté les Carrache dans votre morceau sur Eustache Lesueur, ramenant la liberté par le doute, et préparant les voies à trois peintres de l’école française, et qui réhabilitèrent le vrai et le beau dans tous leurs droits. Comme vous nous avez peint, Monsieur, l’emportement et la tyrannie de cette école michangélesque, dont Michel-Ange, le grand génie qui lui donnait son nom avait dit : « Une fois lancés sur mes traces, ils ne s’arrêteront plus, pas même à l’absurde. » Mais quelle satisfaction, quelle émotion ne ressent-on pas en voyant trois jeunes gens, le Poussin, Champagne et Lesueur, échapper à l’école factice de Vouet, ou déclamatoire de Lebrun, n’écouter que la voix intérieure qui leur parle, et revenir au beau par le cours naturel de leurs idées, comme un lis fleurit dans la vallée, sans emprunter à rien de ce qui l’entoure sa forme ou sa blancheur ! Mais constatons-le ces trois hommes étaient de mœurs pures, d’une âme élevée ; tout en eux était d’accord. C’est une source abondante d’inspiration que l’honnêteté du cœur, que le désintéressement de la vie. L’artiste ou l’écrivain n’ont, après tout, qu’eux-mêmes à confier à leur pinceau ou à leur plume. On ne puise qu’en soi-même, quoi qu’on fasse, et l’on ne met que son âme ou sa vie sur la toile ou dans ses écrits. En contemplant les œuvres de Lesueur, par exemple, ne sent-on pas descendre dans son âme la paix du ciel, dont il était lui-même pénétré ? Ne sent-on pas son âme monter avec la sienne vers des régions où les venins et les irritations de la terre n’arrivent pas ? C’est que Lesueur tout entier respire dans ses peintures. Pourquoi ne dirions-nous pas aussi de lui qu’il est le vir bonus dicendi peritus ? Rien de si consolant, de si touchant, que ce concert, cet accord des œuvres et de l’auteur. Rien ne fournit plus de lumières à la critique. Toutefois, il faut le reconnaître, et je le dis pour la défense des hommes de notre temps, à force de savoir, nous sentons beaucoup moins, et le domaine de l’émotion, comme celui de la foi, se resserre, se rétrécit tous les jours. À force d’expliquer le bien, il ne cause plus d’enthousiasme ; d’analyser et d’expliquer le mal il ne cause plus d’indignation. Le doute et l’indifférence envahissent les âmes, et l’on s’en console en les appelant douceur de mœurs. Plaignez-vous donc alors du peintre et du poëte ! Où voulez-vous qu’ils puisent des émotions que vous êtes vous-même réduit à regretter, faute de pouvoir les ressentir ? Pardonnez-leur de chercher parfois des effets ailleurs que dans le vrai et dans la nature, lorsque la nature semble pour un moment s’attiédir ou s’effacer. À Dieu ne plaise cependant qu’une telle situation des esprits, si elle existait, dût nous alarmer pour le présent ou sur l’avenir. Ne voyons-nous pas autour de nous, et comme au temps de Lesueur, de belles et plus nombreuses individualités, qui, ne relevant que d’elles-mêmes pour ainsi dire, brillent d’un pur et vif éclat, comme les trois peintres, Monsieur, dont vous nous avez rappelé la gloire. N’assistons-nous pas à un travail des intelligences, à une fermentation paisible, quoique ardente, des esprits sincères, et qui prouve que la vie de l’âme, la véritable vie est loin de s’éteindre en nous ? Défendons-nous seulement du joug des écoles ; plaçons-nous plus que jamais sous la protection de la liberté. Peut-être conservé-je, au déclin de la vie, quelques-unes des illusions de la jeunesse ? J’ai tant de confiance dans la puissance de la vérité, dans l’attraction irrésistible et providentielle qu’elle exerce sur notre nature, que je ne doute jamais de son triomphe, dès qu’elle peut librement et impunément élever la voix ! Je me plais à vous le dire, Monsieur, il règne dans tous vos ouvrages, qu’ils soient historiques, savants ou littéraires, une simplicité et un bon goût, un sentiment du vrai, sans lesquels on n’acquiert pas de gloire durable dans les lettres ou les arts. Le bon goût, vous le savez mieux que moi, dans les ouvrages d’imagination ou d’esprit, même les plus frivoles, est encore de la vérité ; c’est la vérité la plus fine, la plus nuancée, dans les convenances les plus fugitives et les plus délicates ; c’est ce bon goût qui se retrouve dans tous vos écrits, dans votre architecture au moyen âge en Angleterre, dans votre dissertation toute récente sur Notre-Dame de Noyon, et plusieurs autres morceaux du même genre, aussi ingénieux qu’érudits. On le retrouve surtout, et avec un plaisir que le charme du sujet augmente, dans un essai déjà ancien sur les jardins, où ce culte de l’art qui semble dominer tous les autres penchants de votre esprit, vous fait préférer l’art à la nature elle-même, le grandiose architectural à la grâce et à la variété du pittoresque. Vous avez, en un mot, sur les jardins une théorie spirituelle autant qu’élevée, à laquelle je ne saurais opposer, si je ne l’acceptais pas, que le for intérieur du promeneur pensif et solitaire, auquel notre vie, notre civilisation active et compliquée, fait chercher, avant tout le reste, le calme, le silence et la fraîcheur.

Vous avez, Monsieur, et c’est le moment de le rappeler, concouru, plus que personne, à conserver, à restaurer ces édifices, ornements et gloire de notre sol, qu’une époque terrible et loin de nous avait menacés d’une entière destruction, Le Consulat interrompit l’œuvre du vandalisme ; l’Empire et la Restauration en effacèrent plus d’une trace. Mais aujourd’hui nous voyons sur le trône une volonté aussi puissante qu’éclairée s’appliquer à faire disparaître, de ces magnifiques témoignages du génie français dans les arts, jusqu’aux injures du temps. Tantôt elle les raffermit sur leurs bases ébranlées, ou en poursuit l’achèvement abandonné ; tantôt elle emprunte à la science ses secrets les plus précieux, pour rendre la vie et la couleur à des œuvres de l’art, dont le cours des années allait enlever les derniers vestiges. Enfin, elle sauve Versailles, cette splendide demeure de nos rois. En lui donnant une destination plus nationale, elle l’arrache à des chances inévitables de ruine. Versailles, que le nom de Louis XIV et l’ombre du grand siècle ne suffisaient plus à protéger, est remis à la garde de toutes les gloires de la France. Dans le parlement et dans l’administration, vous avez eu une part brillante et honorable à tant de services rendus aux arts : les lettres vous en remercient, et vous accueillent aujourd’hui avec d’autant plus d’empressement.

Je ne saurais, Monsieur, achever ce discours, sans m’associer aux belles paroles qui ont terminé le vôtre, et à vos vœux ardents pour que l’honneur des lettres se maintienne parmi nous. J’ai essayé de montrer tout ce que le génie de notre nation avait dû leur accorder de prépondérance, et leur donner d’influence sur nos mœurs et sur nos goûts. Que ceux qui seraient tentés d’exploiter cet entraînement vers l’esprit, d’un peuple où tout le monde aujourd’hui prend plaisir à lire et à écouter ; que ceux-là s’arrêtent en présence de tant de bien et de tant de mal qu’ils peuvent faire, et reconnaissent qu’à aucune autre époque de l’histoire des hommes, le talent de parler ou d’écrire n’a encouru une aussi grande responsabilité. Qu’ils se recueillent donc avant d’entrer dans la carrière, et se pénètrent de toute la grandeur, que dis-je ? de la sainteté de leur mission. Avant de se placer à la tête de ces générations qu’ils doivent conduire au bien, au beau, à la gloire, qu’ils s’interrogent eux-mêmes, qu’ils s’examinent et n’oublient pas que, pour se rendre digne d’agir sur les âmes, il faut d’abord élever la sienne et pouvoir se respecter. On ne sait pas tout ce qu’une âme scrupuleuse peut apporter d’autorité et de lumières à un esprit supérieur. Au surplus, Monsieur, je ne fais que vous répéter ; mais vous avez joint le courage du conseil à l’enseignement des exemples, et je vous devais de le remarquer.