Discours de réception de Mathieu Molé

Le 30 décembre 1840

Mathieu MOLÉ

M. le comte Molé, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. de Quelen, y est venu prendre séance le jeudi 30 décembre 1840, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

Vous m’avez imposé une noble tâche, difficile, délicate ; je ne m’en plains pas. Je m’y sens moins obligé à remplir votre attente, qu’à justifier votre estime. Celui dont vous m’avez confié la mémoire a traversé plus d’une épreuve redoutable. La violence des temps, non moins que leur malheur, s’est appesantie sur lui. À l’injustice des partis, les admirateurs de ses vertus ont opposé leur ardent enthousiasme. Vous avez voulu, Messieurs, qu’une voix consciencieuse et peut-être elle-même éprouvée, vînt, au sein de cette illustre assemblée, rendre un dernier et légitime hommage à celui qu’elle avait plus d’une fois contredit, et cependant toujours respecté. Et comment en effet pourrais-je donner un autre sens à vos suffrages, dont l’unanimité serait trop flatteuse pour qu’il me soit permis de m’en enorgueillir ; car, souffrez que je le dise, avant de m’asseoir parmi vous et de chercher à m’attirer votre bienveillance, j’ai besoin de confesser mon insuffisance et ma faiblesse. Je n’aurai pas à eu rougir. Vous, les maîtres de l’art d’écrire et de la parole, la chaîne des temps n’a pas été interrompue pour vous ; avant d’exceller vous- mêmes, vous aviez appris. Ceux qui vous ont précédés dans la carrière, ont dirigé vos premiers pas. Des mains savantes et habiles à former la jeunesse vous avaient marqué le but et enseigné comment il devait être atteint. Vous ne sentez peut- être pas assez vous-mêmes tout le prix de ces biens que vous avez reçus ; croyez-en celui qui les regrettera jusque dans sa vieillesse, et dont l’enfance sans protection, sans guide, n’eut de leçons que celles du malheur. N’avez-vous pas vu, pendant l’orage, la foudre briser le rameau naissant ? Si la sève est vigoureuse, il repart, il repousse et se couvre encore de verdure ; mais il n’aura jamais ni la force ni le feuillage que Dieu lui destinait.

Messieurs, vous le voyez, la justice vient fortifier votre indulgence. Assez d’autres se vantent de tout savoir sans avoir rien appris. Assez, au temps où nous sommes, professent le mépris de l’autorité, le dédain du passé et de ses leçons. Moi, je regrette les maîtres, la règle, le joug qui ont manqué à ma jeunesse. La vie de l’homme est comme un drame dont toutes les parties sont solidaires ; ce qui a manqué à l’une d’elles peut faire avorter le dénoûment.

Il n’avait rien manqué, Messieurs, à la vie dont vous avez voulu que je vinsse vous entretenir. Dans chaque saison l’arbre a eu la rosée du ciel, les sucs nourriciers de la terre. La tempête elle-même, lorsqu’il avait jeté toutes ses racines, est venue à son heure l’affermir au lieu de l’ébranler.

Il y a, vous ne l’ignorez pas, deux manières de juger ceux qui ne sont plus. Les uns, se faisant au dedans de leur esprit un type souverain de ce qui est bien, de ce qui est beau, condamnent sans pitié tout ce qui s’en écarte, tout ce qui en diffère. C’est un autre lit de Procuste inventé par les préjugés, l’esprit de parti ou la médiocrité. Mais ce qui fausse par-dessus tout les jugements du vulgaire, c’est son intolérance. Il se dépite contre ce qui le surpasse, et se venge souvent par le ridicule de tout ce qu’il ne comprend pas. Une raison ferme et impartiale procède autrement. Elle remonte au berceau de celui dont elle veut apprécier les actes sur la terre, elle le suit au travers de toutes les situations de sa vie, elle le voit tantôt choisissant lui-même sa route, tantôt recevant du hasard des circonstances et quelquefois d’une vocation impérieuse son point de départ. Enfin elle lui applique les lois qu’il s’était faites à lui-même, et loin de le condamner parce qu’elle en diffère, elle s’interroge avec inquiétude, et se demande si elle est assez intelligente, ou si elle reste assez juste pour faire exactement la part du bien et du mal dans toutes les choses qu’elle n’approuverait pas.

Au surplus, Messieurs, ce n’est pas la vie de monsieur de Quélen que vous m’avez chargé d’écrire, ni l’histoire de son épiscopat. Mais la tâche de l’historien lui-même ou du biographe deviendrait aujourd’hui facile. Jamais la mort ne fut si prompte à faire luire la justice, jamais on ne l’avait vue produire un si soudain apaisement. Il faut qu’il y ait, dans cette éternelle séparation de la terre qui nous attend tous, quelque chose à la fois de bien terrible et de bien touchant, pour qu’à la vue du tombeau les passions les plus irritées se taisent, le cœur s’émeuve, et chacun se hâte d’être juste pour celui qui ne demandera et auquel on n’enviera plus rien. Mais ce n’est pas parmi vous, Messieurs, ce n’est pas dans une réunion d’hommes où la conscience de la supériorité de l’esprit donnerait même aux timides de l’indépendance, que le temps, que la mort peuvent aider à être juste. Dès longtemps vous aviez apprécié ces vertus, ce prélat qui laisse un si grand vide parmi vous. Puissent les détails dans lesquels je vais entrer vous le retracer tel qu’il est encore vivant dans vos souvenirs ; puisse l’intérêt qui s’y rattachera détourner votre attention du talent de l’écrivain.

Issu de l’une des plus anciennes maisons de la noblesse de Bretagne, il montra dès son enfance les qualités et les défauts qui donnent aux habitants de cette partie de la France une physionomie si particulière. La foi, l’opiniâtreté, le courage faisaient de lui un franc et loyal Breton. Au sortir du collége de Navarre, où la rigueur des temps ne lui permettait plus de rester, il demanda à ses parents et en obtint d’être tonsuré. On était en 1790, il n’avait que douze ans ; déjà le clergé avait été dépouillé de ses richesses. L’exil, la proscription, le menaçaient. Est-ce l’ardente foi, Messieurs l’irrésistible vocation, ou cet instinct de sa province, de faire obstacle au torrent, de braver l’oppression et le danger, qui tournèrent dans de pareilles circonstances les idées de l’enfant vers le sacerdoce ? Est-ce la piété fervente de sa famille ? Ce ne fut sûrement pas l’ambition.

Jusqu’au moment où il fut ordonné prêtre, en 1807, c’est-à-dire pendant quinze ans, il eut le bonheur de ne pas interrompre ses études ecclésiastiques. Mais ce qui influa le plus sur son avenir, il le disait lui-même, fut la rencontre d’un homme que j’ai connu, d’un homme tel que le présent n’en prépare plus pour l’avenir. Nous sommes souvent amenés, par les nécessités du langage et surtout le besoin de s’entendre sans s’expliquer, à donner le nom du temps à je ne sais quelle force, quelle puissance qui brise les caractères, l’emporte sur les volontés, et imprime son sceau donne sa couleur, sa physionomie, dans tous les âges, aux hommes, aux classes, aux sociétés. Le sanctuaire lui-même n’est pas à l’abri de son souffle, le prêtre d’aujourd’hui ne ressemble guère au prêtre d’autrefois. Les principes, assurément, les vertus sont identiques ; comme le bien, comme la vérité même, ils ne changent pas. Mais la forme, je n’entends pas seulement la forme matérielle, la forme morale aussi est renouvelée. La congrégation de Saint-Sulpice existe encore ; elle mérite les mêmes respects, les mêmes hommages ; un abbé Émery ne la dirigera plus. Napoléon ne pouvait se lasser d’admirer dans ce saint prêtre je ne sais quel mélange de simplicité presque primitive et de sagacité pénétrante, de sérénité et de force, j’ai presque dit de grâce et d’austère ascendant. Il avait appelé l’abbé Émery lors des négociations du concordat : « Voilà, me dit-il un jour, la première fois que je rencontre un homme doué d’un véritable pouvoir sur les hommes, et auquel je ne demande aucun compte de l’usage qu’il en fera. Loin de là, je voudrais qu’il me fût possible de lui confier toute notre jeunesse : je mourrais plus rassuré sur l’avenir. » C’est ce même abbé Émery qui dirigea les études, et plus que les études, l’esprit et le cœur du jeune Quélen. Plus tard, lorsque le cardinal Fesch alla présider le collége électoral de Saint-Brieuc, ce fut encore M. Émery qui lui conseilla de s’attacher l’abbé de Quélen, et qui le lui signala comme une des plus belles espérances du clergé de cette époque. Ce ne fut pas sans peine, ni sans regret, qu’il se sépara de l’évêque de Saint-Brieuc, Cafarelli. Il l’aimait comme un père, et crut lui obéir encore en suivant le cardinal et se consacrant à de nouveaux devoirs. L’Empereur ayant exilé le cardinal Fesch dans son diocèse, monsieur de Quélen resta à Lyon jusqu’en 1812. Il revint alors à Paris pour reprendre celles des fonctions du saint ministère auxquelles il était le plus enclin, l’instruction de l’enfance et de la jeunesse, et alla se placer au milieu de ces catéchismes de Saint-Sulpice où il s’était formé lui-même sous la direction de l’abbé Émery, dont il venait d’avoir à déplorer la perte. C’est là qu’il travaillait encore quand l’invasion de 1814 vint contrister son cœur français, et allumer en lui, par le spectacle de la misère publique, ce feu sacré de la charité que nous avons vu depuis briller d’un si vif éclat. Il quitta les enfants pour les mourants et les blessés dont les combats livrés sous les murs de la capitale encombraient les hôpitaux qui ne suffisaient plus à les contenir. Bientôt un fléau plus terrible que la guerre vint frapper ceux que la guerre avait épargnés. L’abbé de Quélen fit, parmi les victimes du typhus l’apprentissage des vertus dont la Providence lui réservait de donner les plus sublimes exemples pendant les jours affreux du choléra.

La Restauration ouvrait à monsieur de Quélen une carrière nouvelle, celle des affaires et des honneurs. Dès 1815, le grand aumônier cardinal de Périgord, qui avait la direction des affaires ecclésiastiques, l’avait nommé son vicaire général. Nous voici encore, Messieurs, en présence de l’une de ces figures du passé disparues sans retour. Les dignités de l’Église ne seront plus portées de la même manière. On ne verra plus ce mélange imposant d’aménité et de grandeur, de sainteté et de haut savoir-vivre ; de simplicité, de charité évangélique avec les habitudes natives d’une antique et illustre origine. Tel était ce vénérable cardinal de Périgord dont les infirmités et l’âge cherchaient dans le jeune abbé de Quélen les forces qui lui manquaient, et un dépositaire de sa confiance qui la méritât tout entière. Une situation aussi élevée fournit à monsieur de Quélen l’occasion de se faire connaître, peut-être de se connaître lui-même sous des rapports tout nouveaux. Ceux qui se sont mêlés ou qui ont assisté aux négociations si épineuses qui précédèrent le concordat, savent quelle dextérité, quel tact, quelle connaissance des hommes et des lois de l’Église, quel esprit de conciliation il y porta. Toutefois on put dès lors constater cette disposition de son caractère qui le portait toujours à se roidir contre le plus fort.

Lorsque, à la fin de 1817, le cardinal de Périgord fut nommé archevêque de Paris, nul ne put s’étonner de voir monsieur de Quélen, malgré son peu d’âge, devenir son suffragant sous le titre d’évêque de Samosate, et, trois ans après, avec le titre d’archevêque de Trajanople, coadjuteur de Paris ; d’ailleurs, il faut le dire, les hautes positions lui allaient si bien, il y avait dans ses manières et ses dehors quelque chose de si noble, une dignité si naturelle et si facile, que plus il s’élevait, plus il semblait en quelque sorte prendre possession de lui-même. C’est vers cette époque que Napoléon ayant demandé qu’on lui envoyât un prêtre français à Sainte-Hélène, monsieur de Quélen offrit d’y aller. Il avait un religieux respect pour les grands revers de la fortune, et son penchant le portait toujours vers les vaincus.

Bientôt le cardinal de Périgord alla rejoindre ce passé, dont il était un des derniers et plus respectables débris, et son coadjuteur lui succéda. Il y a plaisir, Messieurs, il y a aussi enseignement et leçon à rapprocher, à comparer les temps dans les hommes qui les reflètent ou les représentent. Les deux archevêques étaient assurément de saints prêtres ; tous deux étaient ce qu’on appelait autrefois gens de naissance ; leurs manières étaient nobles, leur vertu incontestable, et pourtant ils ne se ressemblaient pas. Dans le premier respiraient un calme et une dignité qui imposaient et attiraient à la fois, et où semblaient se confondre cette haute et pleine confiance qui avait accompagné les débuts de sa vie, et la résignation avec laquelle il avait supporté de longs malheurs. Le second, au contraire, né dans des temps d’orage, en avait conservé l’émotion. Plus énergique que résigné, il semblait avoir mis au premier rang de ses devoirs ceux qui demandaient toute son activité, tout son courage. Il existe, vous le savez, des esprits qui s’abstiennent aussi longtemps qu’ils doutent, qui craignent moins de laisser échapper l’occasion que de la prévenir ; dont la première règle de conduite est la prudence ; qui croiraient se manquer à eux-mêmes, s’ils s’exposaient au reproche de ne pas être restés assez délicats sur la convenance et l’opportunité. Il en est d’autres aussi dont le principal scrupule est de ne pas saisir toutes les indications de se rendre utiles, et de trahir la Providence en ne profitant pas de l’occasion qu’elle envoyait. L’archevêque de Paris siégeait à la chambre des pairs ; il pensa que là aussi, il avait des devoirs à remplir. On se rappelle son fameux discours contre le projet de conversion des rentes que M. de Villèle avait présenté ; discours habile, mesuré, où la situation de celui qui le prononce est ménagée et rappelée avec un art merveilleux. On peut se partager sur l’opportunité de la démarche, mais non pas certes sur la parfaite convenance du langage. L’orateur exerça une grande influence sur la chambre devant laquelle il parlait ; dès ce moment, et peut-être sans qu’il l’ait voulu, sa renommée ne fut plus renfermée dans le temple. Le monde politique commença à le juger. Ce n’est sûrement pas le lieu d’examiner quelle place la nature de nos institutions laisse à la participation d’un évêque aux affaires publiques ; je dirai, toutefois, que si dans l’État composé des trois ordres, le clergé était le premier par son instruction et ses richesses, aujourd’hui, sous l’influence de nos institutions, et, surtout, cette autre influence dont j’ai parlé, celle du temps, c’est-à-dire, des opinions dominantes et des mœurs publiques, tout est changé pour lui sa force reste aussi grande, elle est peut-être plus grande, mais à la condition de la chercher, de l’exercer dans l’ordre moral seulement. Il y a cinquante ans qu’une voix éloquente s’écriait au moment où on le faisait pauvre : « Si vous chassez les évêques de leurs palais, ils se retireront dans la cabane du pauvre qu’ils ont nourri ; si on leur ôte leurs croix d’or, ils prendront une croix de bois : c’est une croix de bois qui a sauvé le monde. » – Messieurs, ces paroles prophétiques se sont accomplies. C’est dans la cabane du pauvre que pauvre lui-même il nourrit, qu’après tant d’orages et de malheur nous retrouvons le clergé conservant un pouvoir que tous les esprits éclairés l’aideront à retenir. Qu’il continue à secourir, à consoler ceux qui souffrent et qui pleurent à instruire la jeunesse dans l’obéissance aux lois, dans le dévouement à la patrie, il sera le sublime conservateur de l’ordre public en préparant les générations nouvelles à la pratique de toutes les vertus. Car, il y a moins loin qu’on ne pense des vertus privées aux vertus publiques, et le parfait chrétien devient aisément un grand citoyen.

Je ne saurais non plus passer sous silence un des meilleurs services que monsieur de Quélen ait rendus à la religion et au pays. Il l’a rendu sans bruit, sans éclat, mais avec autant de discernement que de constance. L’ambition, Messieurs, peut se glisser au pied des autels. De nos jours, de quelque part qu’elle vienne une seule et même route lui est ouverte, c’est la popularité. Ceux qui faisaient leur cour aux rois, aux grands de la terre, adressent ailleurs leurs empressements. Les rois eux-mêmes sont obligés de compter avec cette puissance, qui semble dominer toutes les autres. On l’appelle opinion. Je n’ai pas pour mission de lui disputer ou de justifier son nom : personne du moins ne contestera que, parmi ce concours de tous ceux qui aspirent à dominer les hommes en flattant leurs mauvais penchants, parmi ces voix qui disent aux malheureux qu’ils sont victimes, que tout ce qui prospère les opprime, s’il s’élevait une voix du fond du sanctuaire qui fît sortir de l’Évangile autant de passion et de violence qu’elle a servi jusqu’ici à en apaiser ou prévenir, cette voix serait la plus menaçante de toutes. C’est au nom du ciel qu’elle ébranlerait la terre, au nom du droit qu’elle légitimerait l’envie, qu’elle déchaînerait en quelque sorte l’espèce humaine contre la civilisation. Cependant, remarquons-le, l’énormité des doctrines pourrait balancer ici le prestige du langage ; il faudrait craindre bien plus ce dont on s’effrayerait moins. C’est graduellement et par nuance que l’erreur envahit l’esprit des hommes. Ce qui était le plus à appréhender, c’était que le catholicisme, ou plutôt de jeunes esprits dans son sein, ne voulussent lui faire retremper ses forces dans l’exagération des opinions populaires, et ne cherchassent, du haut de la chaire ou dans les écoles, à faire alliance avec le torrent, dans la fausse espérance de le maîtriser plus tard. C’est ce qu’avait supérieurement compris monsieur de Quélen et ce qu’il sut prévenir ou empêcher avec autant d’habileté que de suite et de sagesse.

Je n’ai presque pas parlé encore de la plus éminente de toutes ses vertus, de celle dont tant d’infortunés, dont la reconnaissance publique conserve la mémoire. Sa charité était inépuisable, immense ; elle se ressentait de cette sorte de grandeur, de noblesse, que revêtaient pour ainsi dire tous ses sentiments, et qui rehaussait toutes ses actions. Il donnait avec largesse à tous et à chacun. C’était la libéralité d’un prélat magnifique encourageant, par son exemple, l’aumône de l’humble pasteur. Messieurs, ne l’oublions pas ici, la France est le pays de l’aumône. Il semble qu’elle y soit plus sympathique ; que celui qui la fait l’adresse plus à son semblable qu’ailleurs ; nulle part la bourse du pauvre aussi bien que celle du riche ne s’ouvre autant à la voix de la religion suppliante. On risquerait de n’être pas cru en rappelant tout ce que celle de monsieur de Quélen obtenait de dons pieux que distribuaient ensuite ses mains intelligentes.

Mais il peut se rencontrer des jours où rien ne protége contre la prévention populaire. Cette faveur publique qui entourait l’archevêque de Paris combattant la conversion des rentes, quelques paroles pour le moins imprudentes ou mal interprétées, avaient suffi pour la changer en irritation menaçante. Je ne rappellerai pas ces scènes de dévastation et de pillage que personne n’a oubliées, et dont tout le monde voudrait effacer le souvenir ; malgré le péril qui l’environne, sa demeure pillée, saccagée, détruite, monsieur de Quélen ne déserte pas le poste où la Providence l’a appelé ; il reste au milieu de cette grande cité à poursuivre le cours de ses bonnes œuvres. Seulement, il dérobe un peu plus, aux regards de ceux qu’il soulage, la main qui répand tant de bienfaits. Six mois n’étaient pas écoulés, que l’émeute se rua de nouveau sur l’archevêché, et que le pillage vint y achever son œuvre de destruction. Il semblait qu’on voulût rendre monsieur de Quélen responsable de toutes les démonstrations, quelque insensées qu’elles fussent, du parti vaincu. Les caractères de la trempe du sien refusent de s’expliquer, tant qu’on les menace, acceptent en quelque sorte la calomnie aussi longtemps qu’elle a pour cortège le danger ; il ne fit rien alors pour se justifier de ce dont personne ne l’accuse aujourd’hui, et attendit, dans le silence, que la Providence lui donnât l’occasion de mettre au grand jour des vertus dont les pauvres et les affligés resteraient jusque-là les seuls témoins.

Au mois de février 1832, le fléau le plus épouvantable dont l’humanité puisse être atteinte, le choléra, éclata parmi nous ; aussitôt l’archevêque de Paris reparaît à l’Hôtel-Dieu, pour la première fois ; il reparaît au milieu des malades et des mourants entassés par la contagion. Ce n’est pas assez pour lui des secours si abondants que la charité chrétienne lui donne à distribuer, il y joint l’abandon de son traitement, il veut que sa maison de Conflans devienne une maison de convalescents et que le séminaire de Saint-Sulpice soit transformé en infirmerie. On le voit transporter des cholériques dans ses bras ; et si l’un d’eux qu’il bénissait lui crie : « Retirez-vous de moi, je suis l’un des pillards de l’archevêché ! » on l’entend lui répondre : « Mon frère, c’est une raison de plus pour moi de me réconcilier avec vous et de vous réconcilier avec Dieu ! » Enfin Messieurs, c’est dans les salles de l’Hôtel-Dieu, c’est en voyant tant de pères et de mères de famille précipités dans le tombeau, qu’il conçut l’idée de cette œuvre admirable des orphelins du choléra. Il fallait, pour la fonder et en assurer l’avenir, inspirer de nouveaux efforts, demander à la charité publique de nouveaux sacrifices. Monsieur de Quélen, qui ne s’était montré dans aucune église, voulut s’acquitter lui-même de cette mission. On annonça qu’il prêcherait à Saint-Roch pour les orphelins du choléra ; pauvres et riches, toutes les classes de la population parisienne accoururent ; de longues files de voitures et des flots pressés de piétons assiégeaient les avenues du saint lieu où la voix du prélat allait rompre un silence gardé depuis si longtemps. Messieurs, que cette scène dont tant de personnes conservent encore la mémoire se fût passée au temps de saint Vincent de Paul ou de Charles Borromée, nous ne trouverions pas de pinceaux assez éclatants, de termes assez touchants pour en consacrer le souvenir ; laissons au passé toutes ses gloires mais n’amoindrissons pas le temps présent ; l’avenir, soyez-en sûrs, lui rendra toute justice ; il n’oubliera pas cet archevêque de Paris rompant son ban, sortant de la retraite où la violence et la persécution l’avaient forcé de se renfermer, pour demander à tous les pères, à toutes les mères, à tous ceux qui portent quelque pitié au cœur, d’adopter tant d’enfants auxquels le fléau venait d’enlever ceux que la nature leur avait donnés pour les nourrir et les protéger. Serait-il vrai, Messieurs, qu’il y eût, pour tous les hommes dont la vie mérite qu’on la raconte, un moment, une journée où ils arrivent au plus haut qu’il leur soit donné d’atteindre, où ils sentent, au plus intime comme au plus profond de leur âme, une sainte estime d’eux-mêmes qui ne saurait être surpassée ? Tel, croirions-nous alors, aurait été pour monsieur de Quélen le moment où, descendant de la chaire, il vit cette foule l’entourer, l’étouffer, pour ainsi parler, sous l’abondance de ses offrandes ; les femmes se dépouiller de leurs bijoux, lorsque leurs bourses étaient épuisées, et le pauvre lui-même livrer le denier dont il allait apaiser sa faim ; trente-trois mille francs furent ainsi versés dans ses mains et peu de jours après, à Notre-Dame, il en recueillit encore autant ; plus de mille orphelins lui ont dû d’être arrachés à la misère, et de recevoir les principes, les habitudes du travail qui font les hommes utiles et les bons citoyens.

Depuis cette époque monsieur de Quélen ne cessa plus d’exercer publiquement ses hautes fonctions. En 1837, une administration qui voulait effacer jusqu’à la dernière trace de nos discordes civiles, ayant rouvert les portes de cette antique église de Saint-Germain l’Auxerrois, il vint bénir ce sanctuaire profané d’où était parti le signal du sac de l’archevêché. Plus tard je l’ai vu marquer du sceau du chrétien cet enfant destiné à régner sur la France, et dont le berceau, entouré de toutes les vertus domestiques, méritait si bien d’attirer les bénédictions du ciel.

Loin de moi, Messieurs, l’idée de dissimuler ici les dissidences qui ont pu se manifester quelquefois entre M. l’archevêque de Paris et le gouvernement du roi, lorsque j’avais l’honneur d’en être le chef. Je respectais en lui l’homme convaincu et sincère, comme je le fais dans toutes les croyances, dans toutes les opinions. Je respectais en lui le prêtre édifiant, charitable, le prélat courageux dévoué à tout ce qu’il regardait comme ses devoirs. J’ose espérer aussi qu’il a su reconnaître, à travers certaines résistances, l’honnête homme qui ne transige jamais aux dépens de ses principes ou de ses devoirs. Pourquoi faut-il que cette sorte de justice mutuelle soit encore si rare ! Comment ce progrès des lumières, dont nous sommes si fiers, ne tournerait-il pas davantage au profit de l’impassibilité des esprits, de la douceur des jugements ? D’où vient que cette vie humaine, qui se compose pour chacun de nous des mêmes vicissitudes, de ce partage de bien et de mal où la proportion seule est autre quelquefois, d’où vient, dis-je, qu’elle laisse, qu’elle dépose au fond des âmes des résultats si différents ! que ce commentaire du passé, que nous appelons expérience, varie tant, même alors que les événements ont été pareils pour ceux qui le font ? d’où vient enfin que, des mêmes faits du même apologue pour ainsi dire, il se tire si souvent une moralité tout opposée ? – Il serait trop long de l’expliquer, Messieurs ; reconnaissons seulement qu’il n’est rien de si difficile à faire avec équité que la part de l’homme lui-même, de son véritable libre arbitre, et celle de l’influence inévitable des causes extérieures sur lui. Pour moi, je le confesse, le résultat d’une longue suite de jours, qui ne sont pas sans souvenirs, n’aura pas été uniquement de rendre mes convictions d’autant plus inébranlables, mais aussi, mais surtout de m’apprendre que l’indulgence, dont on se vante, a encore des rigueurs que n’aurait pas une complète justice. Ainsi, l’on se prend sans cesse à l’intérêt à l’ambition pour expliquer une conduite qu’on n’approuve pas, et on oublie qu’il y a quelque chose de plus puissant que l’intérêt, que l’ambition, que l’envie même et toutes ces passions ensemble, c’est la position que les circonstances nous font, la pente où elles nous placent, le point d’honneur surtout qu’elles nous créent. Involontairement on s’éloigne de qui nous méconnaît ou nous outrage, on penche vers qui nous rend justice, nous honore et nous exalte. Il ne faut pas demander au cœur humain de sentir autrement. Un noble caractère, une raison consciencieuse font que, au lieu de s’abandonner sur la pente, on y résiste, mais on ne la change pas.

Lorsque l’Académie appela l’archevêque de Paris dans son sein, il n’avait pas traversé les moments les plus difficiles de son épiscopat. Elle cherchait un successeur au cardinal de Beausset, à l’historien de Fénelon et de Bossuet ; à ce personnage éminent dans lequel avaient semblé revivre l’esprit, le charme, l’insinuante et noble politesse de l’immortel archevêque de Cambrai. En choisissant monsieur de Quélen, vous voulûtes asseoir parmi vous un des derniers dépositaires de ce sentiment des convenances qui se traduit dans le langage par une simplicité et un naturel dont on s’écarte davantage tous les jours. Le discours qu’il prononça répondit à votre attente. Comme tout ce qui est sorti de sa plume, il était élégant, plein, animé ; mais le respect de la langue, la constante modération de l’expression, sa pureté sa franchise, rappelaient une autre époque que la nôtre, les écrivains d’un autre temps. Plus on y réfléchit, Messieurs, et plus on admire cette grande pensée que « le style est l’homme même. » Il est l’homme avec toutes ses œuvres, avec les institutions qu’il se donne, avec sa politique, avec sa famille, avec ses habitudes, avec ses passions, avec ses mœurs. Il est l’image fidèle de chaque époque, il exprime la société tout entière. Lorsque le type de l’ordre, de la hiérarchie, domine ; lorsque toutes les religions, celle venue du ciel, celles de la terre, je devrais dire tous les respects vivent au fond des cœurs, on écrit comme au dix-septième siècle. Le style est simple, naturel, original parce que chacun ayant le même point de départ, s’arrêtant aux mêmes limites, se distingue ou se différencie par son allure, son humeur, sa mesure dans ce qu’il se permet. Alors, celui qui écrit, se prenant au sérieux lui-même, respecte l’emploi qu’il fait de son esprit et de son talent. Dans l’homme, il considère avant tout son âme immortelle, et se sert de la parole comme du moyen qui lui a été donné pour arriver, autant que le comporte sa nature bornée, à la possession et à la jouissance de la vérité. Pour tout dire en un mot, l’écrivain alors ne se sépare jamais de l’homme ; il n’aurait pas pour son lecteur un procédé qui, dans ses relations privées, le ferait rougir. C’est le temps des nuances les plus délicates, des convenances les plus hautes et les plus exquises. Louis XIV est le chef couronné d’un pareil temps. Au dix- huitième siècle, au contraire, que voyons-nous ? L’examen règne sans partage ; plus d’autorité qu’il ne conteste, de vérité qu’il ne discute, l’esprit humain a passé le Rubicon. Mais l’examen lui-même devait décrire sa parabole et arriver promptement à cette extrémité des choses humaines, où se terminent tous les enthousiasmes, et où la profondeur du mécompte amène parfois une salutaire réaction. Serais-je téméraire en disant que nous assistons à un point d’arrêt dont le style doit se ressentir ? Déjà l’esprit de l’homme s’interroge ; il s’étonne de ne plus trouver en lui ni prévention, ni rancune contre un passé qu’il était fier d’avoir, vaincu. Au lieu de le mépriser, il l’étudie ; libre de croire, il regrette la foi, et commence à se défier de ce doute dans lequel il avait fait surtout consister la sagesse. Il se demande si toutes ces règles, objet de sa colère, et qu’il accusait de comprimer seules son essor, étaient donc autre chose que des entraves ? Il constate enfin que l’étrangeté et la licence n’engendrent à la longue que l’ennui et l’uniformité. Toutefois, Messieurs, gardons-nous de nous rabaisser nous-mêmes, de dénigrer le présent ou de désespérer de l’avenir. La destinée de notre espèce n’est-elle pas de se perfectionner, de s’élever à mesure que les générations se succèdent sur la terre ? Pourrions-nous en douter, nous qui avons assisté à de si grands spectacles, nous qui avons vu tant de fois le principe civilisateur du bien triompher dans des luttes formidables, et la douceur des mœurs se révéler comme par miracle jusque dans la violence du combat ! Nous qui voyons sur le trône où la France l’a appelé, un prince que la Providence tenait en réserve comme l’expression la plus complète de son époque. Premier serviteur de la loi, autant que fidèle gardien des droits de sa couronne ; courageux et pacifique ; respectant la religion, la protégeant dans toutes ses œuvres, sans permettre qu’on abuse de son nom ; amateur des lettres qui ont consolé, nourri son infortune ; l’un des plus instruits de tous ceux qui savent le plus dans son royaume ; le plus humain des hommes, le plus clément des rois, point d’injures qu’il ne pardonne ou qu’il n’oublie ; avais-je tort de voir en lui le représentant couronné de notre civilisation !

Me pardonnerez-vous, Messieurs, de m’être laissé entraîner hors de mon sujet, ou me reprocherez-vous d’avoir oublié la retenue que me conseillait ma faiblesse ? Souffrez que je le répète : celui que vos suffrages appelaient à remplacer monsieur l’archevêque de Paris, avait reçu de vous une haute mission. Il vous devait d’abord de montrer qu’il avait su la comprendre. La timidité de ses efforts aurait trahi votre indulgence. Il ne lui restait qu’à redoubler de zèle pour la justifier. D’ailleurs une voix puissante et exercée va succéder à la mienne et achever mon ouvrage en le surpassant. Vous êtes impatients de l’entendre, et moi-même il me tarde qu’elle s’adresse à cet auditoire dont j’ai trop prolongé l’attente, et auquel le trouble qu’il me cause atteste assez la justice que je me rends.