Discours sur les prix de vertu 1844

Le 29 août 1844

Eugène SCRIBE

Discours de M. Scribe
Directeur de l’Académie française

Sur les prix de vertu

Lu en séance le 29 août 1844

 

 

MESSIEURS,

J’aurais désiré pour moi, et surtout pour vous, qu’une voix plus imposante que la mienne vînt proclamer à cette tribune les noms de ceux qui ont remporté les prix de vertu fondés par M. de Montyon, dans ce testament récompense et modèle à la fois de la vertu, ce testament dont nous sommes les exécuteurs et dont les pauvres sont tous les légataires. Mais cet honneur, je ne l’ai point demandé ; je l’ai accepté, c’était mon devoir.

L’Académie nomme ceux qui doivent la représenter, et pour vous prouver que vous êtes bien ici dans une république. La république des lettres, des trois consuls qu’elle a choisis, l’un est, dans ce moment, un ministre du Roi, l’autre est un poëte, le troisième un auteur dramatique, et cette dignité temporaire, dont mes collègues ont daigné m’honorer, vous dit assez qu’on ne reconnaît, dans cette enceinte, aucune espèce d’inégalité. Je me trompe, Messieurs, il y en a une qui existera toujours, celle des talents.

L’illustre orateur qui m’a précédé à cette tribune avait une tâche facile…, il avait à vous parler de l’éloquence ! C’était rester dans sa sphère, c’était, pour ainsi dire, ne pas sortir de chez lui ; mais pour moi, habitué aux jeux de la scène et aux fictions du théâtre, venir vous retracer des misères véritables et des douleurs qui ne sont pas feintes, porter au milieu de vous une parole grave et sévère, c’est une mission qui n’est pas la mienne, et je regrettais de n’avoir pas plutôt à vous tracer quelque drame où je fusse moins faible et moins inhabile, lorsqu’en parcourant ces annales où brillent tant de péripéties naïves et touchantes tant de scènes presque invraisemblables de dévouement, de persévérance et d’abnégation, il m’a semblé que ce simple récit, déroulé à vos yeux, était le drame le plus beau, le plus pur, le plus instructif à vous offrir, drame qui ne ressemble à aucun autre ! car ceux qui le racontent sont véridiques ceux qui y paraissent, sublimes ; ceux qui l’ont écouté, meilleurs !

David-Pierre Lacroix est né à Dieppe, et Dieppe s’en félicite, car depuis qu’il existe, David Lacroix a préservé de la mort cent dix-sept malheureux. Oui, Messieurs, cent dix-sept de ses concitoyens dont il est le sauveur et si vous demandez quel est son état, on vous dira presque qu’il n’en a pas d’autre. David Lacroix est un homme simple et sans prévoyance, qui n’a jamais pensé à lui ni à son avenir Sa tâche de chaque jour, c’est sa vie qu’il expose pour ses concitoyens, et sa tâche. Il l’a commencée de bonne heure, car, à seize ans, son coup d’essai pensa lui être fatal. En atteignant le rivage avec celui qu’il venait de sauver, il perdit connaissance, et, pour le rappeler à la vie, pour lui faire rendre l’eau qu’il avait bue, ceux qui lui portaient secours ne trouvèrent rien de mieux dans leur ignorance, que de le suspendre la tête en bas, c’est-à-dire, de lui donner une apoplexie. Il en devait mourir ! Mais rassurez-vous, trop de jours dépendaient des siens, pour que Dieu ne lui vînt pas en aide. Et il semble que cet homme généreux ait fait vœu de consacrer aux périls des autres cette vie qu’un miracle venait de lui rendre.

Dès qu’un orage se prépare, dès qu’un bateau pêcheur apparaît au loin, battu par la tempête, David Lacroix est là, debout sur la jetée, sentinelle avancée, épiant le danger, et au premier cri d’alarme il est à la mer !

Ainsi le flambart le Saint-Charles de Calais, qui avait six hommes d’équipage, le Saint-Jean de Boulogne, quinze, et la Catherine, quatorze ; ainsi, le bateau de pêche le Jeune Henri, qui portait vingt-cinq personnes à bord, se seraient perdus corps et biens, si David Lacroix n’avait été, au milieu d’une mer furieuse, leur porter à la nage une amarre qui les sauva et les fit entrer au port.

En novembre 1841 par un coup de vent terrible, un brick anglais nommé Ver allait être jeté contre les rochers, à l’est de Dieppe. Aux cris d’effroi qui s’élèvent, David Lacroix, qui demeure au bord de la mer, s’élance hors de chez lui, malgré sa femme et ses enfants, car David Lacroix est marié, Messieurs, et ceux pour qui il allait exposer ses jours n’étaient pas ses compatriotes. Huit hommes, qui composaient l’équipage, sont sauvés par ses efforts et ceux de ses camarades. Mais le capitaine est resté le dernier sur le brick, et la mer devient à chaque instant plus furieuse.

David Lacroix, quoique déjà blessé à la jambe, se précipite de nouveau vers le navire ; il y monte, enlève le capitaine qu’il ramène à la nage, et quelques minutes après, le bâtiment anglais était en pièces et ses débris flottaient sur l’eau.

Vous croyez peut-être que David Lacroix regarde son œuvre comme terminée ! Non, d’autres devoirs lui restent encore à remplir. Celui qu’il vient de sauver a tout perdu. Il n’a plus d’asile. Lacroix lui en offre un. Le capitaine anglais est devenu son hôte. Il le garde plusieurs jours. Il partage avec lui son feu, son pain, ses vêtements. Il ne voit dans un marin comme lui dans un marin anglais, qu’un frère et qu’un ami !

Je vous ai dit que David Lacroix était un homme simple, sans défiance, sans prévoyance, qui a fait son devoir, et qui le ferait encore, même aujourd’hui !

Le capitaine anglais est parti dispos et bien portant, et Lacroix reste chez lui malade, car sa jambe gauche a manqué d’être fracassée, et il lui faut trois mois pour guérir ses blessures.

À peine rétabli, et pour réparer le temps perdu, il sauve sept hommes du brick français la Mauve de Saint-Malo, capitaine Juhel, qui, jeté à la côte, allait périr ; et comme si l’intrépide Lacroix était né pour combattre et vaincre les éléments les plus furieux, dans l’année où nous sommes, en mars 1844, un incendie éclate à bord de la goëlette l’Active, et ce qui redoublait les alarmes, c’est qu’il y avait alors dans le port trente ou quarante navires prêts à partir pour Terre-Neuve. L’incendie pouvait les atteindre. Pas un moment à perdre, et tous ceux qui étaient à bord du navire enflammé s’étaient hâtés de l’abandonner.

Ce feu si terrible que chacun fuyait, voici quelqu’un qui y court ; il descend par un sabord où son corps pouvait passer à grand’peine, et, au risque d’être suffoqué par la fumée ou dévoré par les flammes, il travaille tranquillement et arrête l’incendie.

Cet homme, qui semble vivre dans le danger, vous l’avez déjà reconnu : c’était celui que la ville de Dieppe nommait le Sauveur. Aussi lorsque le Roi, qui ne laisse aucune gloire du pays sans récompense, eut envoyé au brave marin la décoration de la Légion d’honneur, elle lui fut remise devant les troupes sous les armes, aux acclamations de la population entière, et, selon l’expression de M. le maire de Dieppe, ce fut un jour de fête nationale.

Tous ces traits, Messieurs, et bien d’autres encore, nous sont attestés par ceux-là même qui, chaque jour, en furent les témoins, par les magistrats et les habitants de Dieppe. Parmi tant de signatures, il en est une que nous avons lue avec un pieux respect, et qui, à défaut de toute autre, aurait suffi pour notre conviction. Cette signature, pour ne pas dire cet ordre, est de la petite-nièce de M. de Montyon, madame de Balivière, aujourd’hui religieuse à la congrégation de Notre-Dame du Roule.

L’Académie décerne à David Lacroix un prix de 3,000 fr.

Ne croyez pas cependant, Messieurs, que ce genre de dévouement soit rare dans notre pays. Il est des peuples chez qui tout est réfléchi et calculé, même les bons sentiments. En France, tout est d’élan et d’inspiration. On réfléchit après ; mais on est humain et brave d’instinct. Aussi vous concevrez aisément que l’Académie ne puisse récompenser tous les traits d’humanité et de courage qui lui ont été signalés. Elle a dû choisir, et son choix s’est arrêté sur Pierre Thiane, dit Cayanne, né à Moissac, département de Tarn-et-Garonne. Comme David Lacroix c’est un intrépide marin, et comme lui il n’a jamais craint d’exposer ses jours. Le théâtre est moins vaste, le courage est le même. Ce n’est plus l’Océan, c’est le Tarn, c’est la Garonne qui sont témoins des traits les plus héroïques.

Neuf fois de suite, il se précipite dans le Tarn pour arracher à une mort certaine neuf malheureux que, l’un après l’autre, il ramène au bord.

Pendant trente ans, on le trouve toujours prêt à répondre aux cris de détresse des naufragés ; et enfin, en 1842, au moment où il travaillait comme ouvrier dans la commune de Malause il entend plusieurs voix appeler du secours. Un jeune homme de quinze ans, l’espoir de sa famille, venait de tomber dans un endroit où la Garonne offre le plus de danger. Il luttait en vain contre l’impétuosité du fleuve qui l’entraînait Trente personnes, témoins de son agonie, poussaient des cris de désespoir et n’osaient le secourir.

Cayanne, qui vient de quitter son ouvrage, arrive haletant, couvert de sueur. Il ne réfléchit pas que les eaux glacées du fleuve peuvent lui donner la mort. Il ne pense pas au danger qui le menace, il ne voit que celui de la victime et se précipite tout habillé. Quelques minutes après, il avait rendu un pauvre enfant à sa famille mais lui, il était perdu pour la sienne. Son dévouement lui avait coûté cher. Des fièvres intermittentes ont épuisé ses forces, et des douleurs cruelles l’ont forcé de renoncer à ses travaux.

L’Académie accorde à Pierre Thiane, dit Cayanne, un prix de 2,000 fr.

C’est peu sans doute ; mais songez Messieurs qu’il est encore d’autres actions à récompenser, qui, pour être moins éclatantes, n’en sont pas moins héroïques et moins sublimes.

Les actes de courage brillent au grand jour, ils éclatent à tous les yeux. Les vertus dont je vais vous parler se cachent, et il faut aller les chercher. Si elles sont trahies, c’est par le pauvre qu’elles ont secouru, par l’orphelin qu’elles ont recueilli, par le malade dont elles ont pansé les plaies. C’est la reconnaissance qui seule les dénonce à notre admiration.

Telle est dans les communes de Bourg-lez-Valence et de Château-Neuf, département de la Drôme, une pauvre femme qui est la sœur de charité, l’institutrice et la providence du canton. C’est Julie-Jeanne Mazade. À peine a-t-elle elle-même de quoi vivre, et elle porte secours à tout le monde, Sa bienfaisance a su se créer des ressources, non pour elle, mais pour les autres. Son humble chaumière s’est transformée en hospice et en salle d’asile.

Y a-t-il un malade dans le village, Jeanne va à Valence chercher un médecin. Les médecins ne refusent point Jeanne ; ils viennent ! Pour les soins à prodiguer, pour les nuits à passer, c’est Jeanne qui s’en charge ; et cette charité de tous les instants, ce dévouement constant, infatigable, tout le monde s’en étonne excepté elle. C’est son droit, c’est son privilége ; tous les malheureux lui appartiennent.

Une nuit, un grand bruit se fait entendre dans le village. C’est une pauvre femme dont le désespoir et la misère ont égaré la raison ; elle est prise d’un accès de folie, de folie furieuse ; elle menace les jours de son mari, de ses enfants personne n’ose en approcher. — Jeanne, Jeanne, venez ! — Et Jeanne accourt. Ses soins et l’ascendant de sa parole contiennent et calment cette malheureuse insensée, qui bénit Jeanne, comme si elle avait sa raison. Mais ce n’est rien encore cette femme ne peut rester au village, elle ne peut y être soignée. Il faut la faire admettre à l’hospice Saint-Alban près de Grenoble. Mais comment l’y conduire ? De Bourglez-Valence à Grenoble il y a plus de dix-huit lieues. Dix-huit lieues à pied ! car on n’a pas les moyens de voyager autrement et à chaque moment les accès de fureur redoublent. L’insensée a tenté d’étrangler son vieux père, et a déchiré avec ses dents la joue de sa sœur qui l’embrassait. Comment, pendant dix-huit lieues, lui servir de compagne et de guide ? Qui oserait le tenter ? — Moi, dit Jeanne je partirai. Et elle part ! Je ne vous parle point de ses jours qu’elle expose, je vous ai dit qu’ils appartenaient aux malheureux. Mais pendant ce long voyage, que de soins, que de patience, que de dévouement sublime On le conçoit pour son père ou pour son enfant ; mais pour un étranger ! Ah ! c’est que, pour Jeanne, il n’y a pas d’étranger : tout ce qui souffre est de sa famille !

Et cette famille s’augmente chaque jour, car la maladie envahit le pays. Il faut du linge, des médicaments ; elle les trouvera. Il y a à Valence un homme qui a compris le dévouement de Jeanne, et qui est digne de s’associer à ses vertus. Cet homme, dont nous trahirons le nom, c’est le docteur Salette. C’est à lui que Jeanne a recours ; et, forte de ses conseils et de son appui elle court au chevet du pauvre et de l’ouvrier. Là, ce sont des maladies longues et pénibles, elle les soigne ; contagieuses, elle les brave ; repoussantes, elle ne les voit pas. La charité ne voit rien que l’infortune à secourir

Là, c’est une jeune fille de huit ans, Joséphine Clerfont, atteinte d’un mal au pied tellement grave, qu’on juge l’amputation inévitable. Jeanne seule ne désespère point ; elle parcourt tous les jours l’espace d’une lieue pour venir panser la pauvre enfant, dont les parents habitaient une cabane près de l’Isère ; et quand elle voit enfin son zèle et ses efforts insuffisants contre les progrès du mal, elle songe à sa providence, au docteur Salette, qui seul sauvera sa malade ; mais pour cela, il faut la conduire près de lui, la lui amener tous les jours ; et le docteur est loin. Il demeure à Valence, et la jeune fille ne peut marcher. Jeanne trouvera encore des moyens de transport. Sa charité est une puissance à laquelle chacun obéit ! Par un impôt volontaire qu’elle vient de créer, tous ceux dans le village qui sont assez riches pour avoir charrette, transporteront tour à tour, à la ville, la jeune fille que Jeanne escorte et surveille à pied.

Joséphine Clerfont n’est pas la seule à qui Jeanne a servi de mère. Elle avait déjà, depuis longtemps, recueilli et pris à sa charge trois petites filles appartenant à des familles pauvres et nombreuses, lorsqu’au mois d’octobre dernier, un malheureux fermier, poursuivi par des créanciers impitoyables, se jette, dans son désespoir, sous la roue d’une voiture, et meurt, laissant une femme enceinte et quatre enfants. Jeanne prend les quatre enfants elle les élèvera ; comment ? Dieu y pourvoira ; car sa charité ne s’étend pas seulement sur ces enfants qui sont devenus les siens, mais sur tous ceux du pays, qui, pendant que leurs parents sont à l’ouvrage, trouvent chez Jeanne un asile, des soins, de l’instruction, et mieux encore, l’amour de Dieu qu’elle leur enseigne par ses paroles et par son exemple.

Vous vous demandez, ainsi que nous, Messieurs, comment une pauvre femme, qui n’a d’autre bien que le produit de son aiguille, peut suffire à tant de bienfaits, et comment elle peut vivre. Hélas ! c’est à peine si elle vit, et les austérités des plus saints anachorètes n’égalent point les privations qu’elle s’impose.

Un magistrat de Valence, dont j’emprunte le récit, a rencontré dernièrement Jeanne, pâle et se soutenant à peine non que ce soit une femme qu’aucune douleur morale puisse abattre, mais elle cédait en ce moment à une faiblesse, à un anéantissement physique indépendant de sa volonté et de son courage ; et, pressée de questions elle avoua enfin, avec une émotion qu’elle cherchait de son mieux à surmonter, mais que trahissaient de grosses larmes, qu’elle n’avait pas de quoi manger

Quoi ! vous, Jeanne ! qui avez séché tant de pleurs, vous pleurez ! Vous qui avez donné du pain à tant de monde, vous n’avez pas de quoi manger ! Ah ! que d’ici à quelque temps, du moins, ce mot cruel ne sorte plus de votre bouche. M. de Montyon avait pensé à vous ; il vous avait devinée. Recevez ces 3,000 francs qu’il vous envoie. Et vous, pauvres enfants qu’elle a recueillis, malades qu’elle soigne, indigents qu’elle fait vivre, vous voilà riches pour quelques jours Jeanne a trois mille francs

Vous remarquerez, Messieurs, que toutes les, passions, même celles du bien, portent avec elles un caractère d’exaltation. La vertu elle-même s’exagère ses devoirs, et ne croit jamais avoir assez fait pour les remplir.

Ce que Jeanne Mazade fait pour son village, Germaine Pâris le fait pour sa famille et, pour tous les siens.

Germaine est une ouvrière dévideuse de coton à Arcis-sur-Aube. À l’âge de seize ans elle a perdu sa mère ; elle reste l’unique soutien de son père et de neuf frères et sœurs. Mais Germaine gagne quarante à cinquante centimes par jour ; et, grâce à ce revenu, elle ne désespère pas de soigner, d’élever et d’établir ces pauvres enfants dont elle se regarde comme la mère. Et puis elle a un oncle, son oncle Deschamps, un soldat qui montera en grade et lui viendra en aide. Or, ce que je vous raconte se passait en 1814. Un soir, après une grande bataille livrée contre les Russes, on frappe à la chaumière de Germaine. C’est son oncle le soldat dangereusement blessé ; il a perdu un bras, et ne peut plus rien faire, pas même se battre. Il s’appuie sur sa femme accablée comme lui par la maladie et la misère, et tous deux viennent demander un asile et du pain à leur nièce, qui s’écrie : Entrez, mes bons parents ! Et Germaine ne pense qu’au bonheur de voir tous les siens réunis autour d’elle. Elle travaillait le jour, elle travaillera la nuit ; c’est son devoir, elle le fera ; et cette résolution n’est pas l’effet soudain d’un enthousiasme passager : voilà trente ans, Messieurs, trente ans que cela dure. La femme du soldat est morte, mais le vieux soldat existe encore. Avec les années se sont augmentés ses maux, ses besoins et le zèle de l’ange qui veille sur lui Germaine a établi ses frères ; elle a marié ses sœurs, et ne s’est pas mariée. Germaine, qui eût été une si bonne épouse et une mère si tendre, a renoncé au bonheur du ménage et aux joies de la famille. Elle en a une que Dieu lui a envoyée, et elle n’en veut pas d’autre. Je me trompe, Messieurs, près d’elle sont deux vieilles voisines infirmes, paralytiques, aveugles. Germaine se fait leur servante. Il lui reste du temps et des soins pour toutes les misères. Quant aux siennes, elle n’y a jamais pensé, tant sa foi est ardente, tant la charité lui paraît une mission sainte qu’elle est appelée à remplir !

Sa récompense n’est pas de ce monde, Messieurs ; Dieu seul peut payer tant de vertus ; et, en lui décernant un prix de 2,000 francs, nous avons fait comme Germaine, nous avons pensé, non pas à elle, mais à ceux qui l’entourent.

Outre les quatre grands prix dont je viens de vous parler, l’Académie a accordé cette année seize médailles, les unes de mille francs, les autres de cinq cents francs, car l’année a été riche en belles actions, et je voudrais bien vous les dire toutes ; mais, avare de l’attention que vous daignez me prêter, je crains d’en abuser ; et vous concevez alors la peine que j’éprouve, non pas à choisir, c’est facile, mais à passer sous silence tant de traits généreux.

À Auxerre, c’est la femme Potenot, qui a cinq enfants, et qui n’a pas tous les jours du pain à leur donner. Elle vient implorer une grâce, laquelle ? Elle désire sans doute que la charité publique se charge d’un de ses cinq enfants qu’elle ne peut plus nourrir ? Non ; elle vient en demander deux autres deux orphelins qui appartiennent à ses anciens maîtres elle se plaint et crie à l’injustice, parce qu’on ne lui en accorde qu’un seul.

À Savenay, c’est Mathurine Méha qui se dévoue pour son frère.

À Compiègne, c’est Marie Paul qui résiste à toutes les offres de fortune, pour consacrer sa jeunesse et sa santé à sa maîtresse, en proie à une maladie épouvantable et hideuse, dont M. de Mestre nous a dépeint les horribles effets dans le Lépreux de la cité d’Aoste.

Dans le Calvados, à Bayeux, c’est Anne Desbuissons, jeune fille qui, à dix-sept ans, a quitté la ferme de son père pour entrer au service d’une famille, tombée plus tard dans l’infortune, et qu’elle soigne pendant trois générations sans un sou de gage, sans espoir de récompense. Elle fait plus, elle va vendre le champ qui lui revient de son père, pour nourrir son vieux et dernier maître ; et comme elle se hâtait de lui en rapporter le prix, la voiture qui la conduisait se brise. Anne Desbuissons a les deux bras cassés au-dessus du poignet. Et quand son modeste héritage est épuisé ; que va devenir la pauvre servante, qui, vieille elle-même, et désormais infirme, ne peut plus travailler ? Comment nourrira-t-elle celui auquel elle s’est dévouée ? Elle n’avait bravé jusqu’ici pour lui que la misère, la souffrance et le malheur ; plus courageuse encore, elle bravera les refus, le dédain, la honte ! Et les mille francs de M. de Montyon sont tombés dans cette main généreuse qu’elle tendait, non pour elle, mais pour son vieux maître.

Auprès de ces tristes et sombres peintures, permettez-moi, Messieurs, de vous offrir un tableau d’intérieur d’un autre aspect, le tableau de mœurs naïves et patriarcales.

À Versailles, dans l’avenue de Saint-Cloud, n° 6, on voit une petite maison bien simple, bien propre et surtout bien tranquille. Le dernier étage ne compte que deux locataires. Madeleine Dubois, la plus jeune des deux, a quatre-vingts ans. Elle ne travaille plus, mais elle fut autrefois une bonne ouvrière, et elle a amassé une petite somme, qui, placée en viager, lui assure un revenu d’à peu près cinq sous par jour. C’est peu pour tenir son ménage ; mais sa sœur aînée, Delphine Dubois, qui a quatre-vingt-un ans, est, grâce au ciel, bien plus riche qu’elle, riche du double ; elle a par jour dix sous de rente, placés de même en viager. Les deux sœurs ont réuni leur fortune et leur existence, comme leurs souvenirs et leurs peines. Que dis-je ? des peines, elles n’en ont plus. Seule on est pauvre, mais à deux, quelle différence ! Chacune d’elles a une garde-malade, une servante dont la seule occupation est de soigner et d’aimer sa maîtresse, qui le lui rend bien. Enfin, et dans un autre genre d’affection, c’est le ménage de Philémon et Baucis ! Mais quelque parfaite qu’on soit, on n’a pas toutes les vertus : Madeleine, la sœur cadette, aimerait volontiers le luxe et la dépense. Delphine est plus raisonnable c’est tout simple, elle est l’aînée. Mais malgré l’économie sévère qu’elle apporte dans le ménage, la vie est chère à Versailles. Les étrangers y abondent, et les deux sœurs se plaignent du tort que cela fait aux rentiers ! Elles voient avec effroi le désordre se mettre dans leur fortune, et, avec le désordre, la détresse arriver.

Par bonheur le ciel avait placé près de nos octogénaires, et dans la même maison, une protectrice, un ange gardien, Catherine Chasseraie, veuve sans enfant, et maîtresse de son bien. Or, Catherine Chasseraie est à elle seule bien plus riche que nos deux sœurs réunies, car elle jouit d’un revenu perpétuel d’environ trente sous par jour. Mais que faire de la fortune, si on ne l’emploie en bonnes œuvres ? Catherine, qui a vingt-cinq ans de moins que ses voisines, se dévoue tout entière à ces deux pauvres femmes qu’elle aime, parce qu’elles sont bonnes et aimantes qu’elle respecte, parce qu’elles sont vieilles et qu’elle traitera désormais comme ses parentes, parce que pour Catherine l’âge et le malheur sont une parenté.

Depuis ce jour, et il y a de cela neuf années, Messieurs, Catherine s’est privée de viande et de vin pour en donner à ses deux filles d’adoption, qui ont aujourd’hui, l’une quatre-vingt-neuf ans et l’autre quatre-vingt-dix. Elles sont presque tombées en enfance ; mais, comme aux jours de leur enfance, elles ont une mère qui veille sur elles, qui, aux dépens de son bien-être, les soigne, les nourrit, les entoure d’une exquise propreté et d’un confortable jusqu’alors inconnu. Et cependant l’aînée des deux sœurs est parfois triste et pensive, parfois l’inquiétude vient sillonner son front d’une ride de plus. La vieillesse est prévoyante, et la pauvre femme, dont les dix sous de rente sont placés en viager, craint pour l’avenir de sa sœur cadette. Si je mourais, dit-elle de temps en temps à Catherine, j’emporterais avec moi tout mon bien ; je ne pourrais pas le laisser à ma sœur que deviendrait-elle alors ? Et Catherine se hâte de calmer ses alarmes, en lui disant avec confiance Soyez tranquille, mon enfant, je ne l’abandonnerai jamais, car je suis riche ! oui, riche ! La pauvre femme riche de ses privations. Et c’est pour venir en aide à son opulence, que l’Académie décerne à Catherine Chasseraie un prix de 500 francs ! Quant à l’embarras que pourront lui causer ces capitaux inattendus, nous nous en sommes peu inquiétés ; nous connaissons la manière dont elle place son argent.

Mais à côté de ces vertus de la vieillesse, dernières lueurs dont s’éclaire, comme dit la Fontaine, le soir d’un beau jour, voici s’offrir à nous le dévouement et le courage d’un enfant, vertu qui apparaît et brille pour nous consoler de celle qui va s’éteindre.

Non loin de Paris, une jeune fille de douze ans, Louise-Hortense Boyer, qui habite Montfaucon, voit de pauvres enfants tomber et disparaître dans ce gouffre immense et infect, nouveau marais de Lerne, placé aux portes de la capitale, et où s’entassent chaque jour toutes les immondices de Paris. À l’aspect de ces abîmes pestilentiels, qui exhalent l’asphyxie et la mort, David Lacroix lui-même, et le brave Cayanne, ces hommes intrépides dont je vous parlais tout à l’heure, auraient peut-être hésité. La jeune fille n’hésite pas : « Je savais bien qu’il y allait de ma vie, dit-elle plus tard, mais je ne pouvais pas laisser périr ces pauvres enfants. »

Trois sont ainsi sauvés par elle, et lorsqu’en lui envoyant une médaille d’honneur, on lui fait demander ce qu’elle désire, de plus, pour récompense, elle implore une grâce, non pour elle, mais pour un coupable qui est presque de sa famille. Son beau-père, homme violent et emporté, dont elle a souvent subi les mauvais traitements, son beau-père, dans une querelle avec un de ses camarades, a porté à son adversaire des blessures qui ont occasionné la mort. Il a été condamné à huit ans de réclusion et adoucissant la juste sévérité des lois, le Roi, dans sa bonté, a diminué de moitié la peine, non pour lui, mais pour son enfant. Les vertus de la jeune fille ont racheté les crimes du père.

Et vous, par qui les fautes sont remises, courage, jeune fille, continuez restez fidèle aux promesses de votre jeune âge, et que ces enfants que vous avez sauvés, que vos compagnes, voyant l’estime dont on entoure votre jeunesse, s’instruisent par vous aux actions courageuses comme aux nobles sentiments. On dit que le vice est contagieux, et se communique ; pourquoi le contact de la vertu ne produirait-il pas les mêmes effets ?

Vous le voyez, Messieurs, j’avais raison de vous dire que l’année était bonne et la moisson abondante. En vain des esprits mécontents et frondeurs vous répètent chaque jour, dans leurs écrits, que l’égoïsme étouffe chez nous toutes les vertus. C’est calomnier le pays ! Çà et là la terre peut être inculte, mais elle n’est jamais stérile ; de bons sentiments y germent toujours. Ce qui parfois les empêche d’éclore, c’est notre légèreté, c’est notre insouciance, et surtout, j’aime à le croire, l’ignorance des maux qui nous entourent.

Dans leurs jours de détresse, nos pères s’écriaient autrefois : Ah ! si Le roi savait ! Il sait tout aujourd’hui ; la tribune et les journaux lui disent la vérité, la vérité tout entière, pour le moins ! Mais de nos jours, et avec plus de justice, on pourrait s’écrier : Ah ! si les riches savaient ! S’ils savaient, et puissent les nobles actions que je viens de vous raconter arriver jusqu’à eux, s’ils savaient que d’héroïsme obscur, que de sublime patience, que de vertus et de misère se taisent et se cachent dans les mansardes ! S’ils savaient ce que les yeux du pauvre contiennent de larmes et son cœur de désespoir, s’ils savaient qu’il y a tel moment fatal où le secours le plus léger peut éloigner une pensée coupable ! ils courraient sur-le-champ tendre la main au malheureux, l’arracher à sa ruine, et au crime peut-être ! Quelques gouttes d’eau, tombées du ciel, raniment et relèvent la plante qui se dessèche et va se flétrir !